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Entretien

avec Olivier Robert

Entretien réalisé par Brice Roy

Texte intégral

Le jeu vidéo se présente aujourd’hui comme un nouvel objet de recherche dont il reste encore beaucoup à dire et à écrire, au regard des évolutions à travers lesquelles se constituent toujours plus d’horizons de compréhension de ce qu’il est. Cette effervescence théorique et, partant, culturelle laisse ainsi penser que les jeux vidéo méritent désormais d’être « pris au sérieux » sous bien des aspects possibles (économiques, techniques, artistiques…). Aussi, en tant que game designer et chercheur sur le sujet, quelle serait votre vision sur l’état de la recherche concernant le jeu vidéo ?

Brice Roy : Désormais, il n’est pas un domaine des sciences humaines et sociales où le jeu vidéo ne soit étudié. Même en philosophie, on trouve quelques chercheurs spécialisés dans l’étude de cet objet. Tout cela reste néanmoins marginal. Le jeu vidéo est un objet connoté. Il catalyse. Il cristallise. Dans les représentations, on l’associe à la culture de masse et aux nouvelles technologies. Le jeu vidéo suscite souvent la méfiance, pour ne pas dire la défiance. Du même coup, le chercheur se trouve en permanence confronté à la question suivante : le jeu vidéo est-il un objet d’étude légitime ? L’erreur d’une grande partie de la recherche est d’avoir reconnu à cette question une valeur prioritaire. On connaît les stratégies mises en place pour y répondre. Une part non négligeable des études sur le sujet va ainsi viser à statuer sur les effets du jeu vidéo. On va s’efforcer de montrer l’existence d’une corrélation entre pratique prolongée des jeux violents et comportements agressifs. Ou à l’inverse, on va montrer en quoi l’usage du jeu vidéo peut produire des effets thérapeutiques auprès des jeunes autistes. Le succès des études comparatistes sur le sujet est également éclairant. Il s’agit alors de déterminer le niveau de proximité ou d’écart entre le jeu vidéo et un autre médium, ledit médium ayant généralement acquis sa propre légitimité. Un enjeu sera ainsi de décider si le jeu vidéo peut offrir la même qualité d’écriture que le cinéma. Qu’on y réponde par l’affirmative ou la négative, une instance de légitimation extérieure se trouve convoquée. On est donc, pour l’essentiel, face à des discours normatifs. Et c’est tout le paradoxe : si les études sur le sujet n’ont jamais été aussi nombreuses, l’objet reste rarement étudié en lui-même. Il y aurait enfin beaucoup à dire sur la diversité des types de jeux examinés. Sont privilégiés les jeux ayant connu un destin commercial et rencontré un large public : MMORPG, titres AAA, jeux retro, casual games et jeux free-to-play. Or, le jeu vidéo est loin de se réduire à ces catégories et ces types de jeux, même si ces derniers sont bien les plus visibles dans l’espace médiatique, et sans doute les plus pratiqués.

Enfin, et c’est un autre problème majeur, particulièrement sensible en France : on s’intéresse trop peu à la réalité technologique des jeux vidéo. Mais qu’on le veuille ou non, le jeu vidéo tire sa spécificité de cette dimension et c’est de cette particularité dont doit partir, me semble-t-il, tout chercheur qui aurait pour objectif d’en cerner la nature et les potentialités. Or le plus souvent, on ne parle que succinctement de cet aspect-là et quand on le fait, c’est pour s’en tenir à l’examen de ce qui n’est que la partie immergée de l’iceberg : l’écran.

Serait-ce ainsi par cet unique biais technologique qu’il deviendrait expressément possible de parler du jeu vidéo en tant que tel, et non plus seulement des jeux vidéo en tant qu’ils se devraient se rapporter toujours plus ou moins légitimement à quelque chose qu’ils ne sont pas ? Autrement dit, pouvoir penser le jeu vidéo impliquerait de facto de savoir faire des jeux vidéo ou, tout du moins, de savoir comment ils sont faits ?

Note de bas de page 1 :

Triclot M. Philosophie des jeux vidéo, Paris, Zones, 2011.

Je ne sais pas s’il est nécessaire de savoir faire des jeux vidéo pour en penser la spécificité. En revanche, il importe de ne pas oublier que toute expérience vidéoludique est une expérience instrumentée, pour reprendre les termes de Mathieu Triclot1. En d’autres termes, toute expérience vidéoludique est conditionnée par les propriétés des dispositifs qui en autorisent le déploiement. Du même coup, comment ne pas s’intéresser aux propriétés de ces dispositifs ? Si l’électronique et le numérique ont rendu possible un renouvellement aussi singulier des objets et des activités ludiques, alors l’examen de leurs propriétés doit nous permettre d’obtenir des informations sur la nature même du ludique. Qu’y a-t-il, dans le numérique notamment, de si propice à la mise en place d’expériences ludiques ? Il existe au moins deux manières de répondre à cette question.

Note de bas de page 2 :

Bachimont B. Le sens de la technique : le numérique et le calcul. Paris, Encres Marines, Les Belles Lettres, 2010.

On peut tout d’abord considérer le numérique comme un support permettant l’actualisation de certaines dimensions du ludique restées jusque-là à l’état latent. Mais on peut également considérer le numérique comme un support modifiant en profondeur notre manière d’adopter des postures ludiques. L’argument est ici analogue à celui développé par Bruno Bachimont2 à l’endroit des formes de la rationalité. De même que l’on peut distinguer raison computationnelle, raison graphique et raison orale, il serait possible de distinguer plusieurs régimes d’attitude ludique, déterminés en nature par le type de médiation technique mobilisé. Dans une telle perspective, l’étude des supports techniques employés pour élaborer des jeux vidéo est donc une tâche prioritaire. Il importe cependant d’être vigilant quant à l’approche adoptée pour mener cette tâche à bien. Pareille étude des supports ne doit pas se penser comme une manière d’évacuer la question de l’expérience, mais de l’inscrire en articulation avec la question de la technique. Elle ne doit pas non plus se réduire à une étude des jeux disponibles, sous peine de confondre l’existant et le possible. La plupart des jeux n’exploitent qu’une certaine idée de l’électronique et du numérique. Il y a enfin le risque de penser l’électronique et le numérique comme des outils à la fonction essentiellement extensive. Mais la teneur d’une expérience vidéoludique n’est pas directement corrélée au niveau de puissance technologique convoquée. Ainsi, il n’est pas rare de voir des jeux vidéo technologiquement pauvres offrir des expériences de jeu riche de sens, et cela en raison même de leurs limitations et imperfections techniques. Ainsi, un jeu comme Tetris reste aujourd’hui largement pratiqué, non pas en dépit de la simplicité de son gameplay et de son esthétique, mais en raison même de ces propriétés.

Mais n’est-ce précisément pas à cause de ce présupposé technique qu’il faut d’autant plus réfléchir le jeu vidéo suivant ce qui se donne à jouer ou non au travers de ses dispositifs ? Ainsi, dans quelle mesure et même de quel droit le jeu vidéo a-t-il encore à voir avec le jeu en tant que tel, et aussi simple que cela puisse être que de jouer ? De quoi le jeu vidéo est-il le jeu finalement ?

Note de bas de page 3 :

Cité par Salen K., Zimmerman E., Rules of Play, MIT Press, 2003.

On a tendance à l’oublier, mais le jeu vidéo n’est pas le seul type de jeu faisant appel à la technique. Lorsqu’on joue aux cartes, lorsqu’on joue à la marelle, ou même lorsqu’on joue au loup, on utilise des matériaux, des supports et des outils. En réalité, dès qu’il y a du jeu, il y a des dispositifs techniques. La technique n’est pas quelque chose qui viendrait se surajouter, quelque chose dont on trouverait la présence dans certains types de jeu, mais un élément crucial du jouer en général. Le jeu vidéo tire sa spécificité des propriétés des dispositifs techniques qu’il engage et non du fait d’employer de la technique. Dès lors, opposer dispositifs techniques et expériences ludiques n’a pas beaucoup de sens. Ce qui me semble bien plus intéressant, c’est d’essayer de comprendre ce que la technique fait au jeu et ce que le jeu fait à la technique. Lorsqu’ils sont utilisés pour jouer, les objets techniques sont employés d’une manière spécifique. Par exemple, on ne se sert pas de la même manière d’une petite cuillère pour se nourrir et pour s’amuser. Utilisée pour jouer, la cuillère va pouvoir devenir une toupie, une catapulte, etc. L’objet n’est plus utilisé pour remplir sa fonction première. Mais pour autant, ses propriétés ne sont pas ignorées du joueur. Bien au contraire, c’est en prenant appui sur celles-ci que différents types de jeux vont pouvoir être inventés. Les objets employés pour jouer ne sont donc pas des éléments neutres, disponibles pour n’importe quel type de pratique ludique. Leurs propriétés ouvrent et ferment des possibilités. Le constat n’est pas différent si l’on prend l’exemple d’un objet conçu pour être employé à des fins ludiques. David Parlett3 donne ainsi l’exemple du jeu de cartes. Le jeu de cartes, nous dit Parlett, a un caractère bi-face. Une de ses faces permet de la distinguer des autres cartes d’un même paquet. L’autre face permet au contraire de les confondre. Une carte à jouer induit ainsi un rapport spécifique à l’information, dans la mesure où celle-ci devient dissimulable, mais aussi révélable. Ces exemples permettent de faire l’hypothèse suivante : certains matériaux auraient des propriétés ludogènes, qui les rendraient plus propices que d’autres à un usage ludique. Sous cette perspective, tout jeu pourrait alors être défini comme le résultat d’un processus de captation et d’exploitation des propriétés ludogènes d’un matériau donné, et ce en vue de déployer une expérience ludique spécifique. On peut alors se demander si le numérique lui-même ne disposerait pas de propriétés ludogènes. L’hypothèse a été avancée par Stéphane Vial, dans sa thèse « La structure de la révolution numérique ». Elle ouvre des perspectives intéressantes, laissant entendre que le numérique induirait des postures ludiques, et cela qu’on soit en train de jouer à un jeu vidéo ou de manipuler une suite bureautique.

À bien vous entendre, il y aurait donc dans la chose numérique une sorte de plasticité ludogène d’où se découvriraient des possibilités de jouer toujours plus insoupçonnables, car toujours plus évolutives, formellement parlant. Dès lors, comment cette réflexion qui est la vôtre en tant qu’universitaire s’applique-t-elle dans votre propre travail de game designer ? En quel sens votre recherche se réfléchit-elle à travers les jeux vidéo que vous produisez, et se justifie ainsi d’être mise en jeu de cette manière ?

Je ne sais pas si l’on peut décrire mon travail de création comme la mise en application de mes réflexions. S’il y a répercussion de mon travail universitaire dans ma démarche créative, ce n’est que dans la mesure où, en retour, mes créations viennent corroborer, nourrir, influencer l’avancée de mes réflexions. Présenté de cette manière, on peut penser à une sorte de méthode hypothético-déductive, basée sur la formulation d’une hypothèse de recherche, qui, une fois mise à l’épreuve du réel, pourrait se trouver confirmée ou infirmée, et donner lieu à de nouvelles hypothèses. Mais l’enjeu n’est jamais pour moi d’identifier des stratégies de design répétables, même si parfois, j’obtiens de tels résultats par effet de bord. Non, il s’agit d’une démarche où il y a certes couplage entre approche théorique et pratique, l’une et l’autre venant se co-déterminer, mais où au final, ces deux aspects de mon travail ne se renvoient l’une à l’autre que depuis leur propre centre de gravité.

Prenons un exemple. L’une des hypothèses que je défends en tant que chercheur, est que le jeu vidéo est dans son essence traversé par la question du contrôle et du pouvoir. L’importance de ce thème m’est apparu à l’occasion d’un séminaire auquel je participais en juin 2012 à Lausanne, intitulé « Pouvoirs des jeux video ». Naturellement, le thème du pouvoir dans le jeu vidéo est très connoté. On pense notamment aux super-pouvoirs. Mais pour moi, ce thème était surtout l’occasion de caractériser la nature de ce pouvoir donné au joueur en début de partie et qui à tout moment peut lui être repris. En d’autres termes, la question du pouvoir, avant d’être celle des super-pouvoirs, est d’abord celle de l’accès au pouvoir, de son usage, de son partage et enfin de sa rétention. Je me suis alors rendu compte combien dans la plupart des jeux vidéo, les allant-de-soi sont nombreux quant à cette question du pouvoir et que le premier lieu où se concrétise cet allant-de-soi est le contrôleur de jeu – manette, souris, etc. La manette, dans la plupart des jeux, est présentée comme quelque chose qui ne se partage pas. Chaque joueur dispose de sa manette, dont il est l’unique utilisateur pour la durée d’une partie. En d’autres termes, la manette incarne le lieu d’un usage hégémonique du pouvoir. Et c’est sur la base de cette observation que j’ai conçu, avec mon collectif One Life Remains, un jeu de combat inspiré de Street Fighter où chaque manette fait 3 mètres de long. Dans un tel jeu, la question du partage du pouvoir se pose immédiatement et cela pour une raison simple : la disproportion de la manette interdit d’en faire un usage optimal dans un contexte d’usage individuel. Il faut donc partager la manette avec d’autres joueurs, ce qui pose à son tour d’autres questions, en lien avec la nature collaborative de l’expérience qui émerge alors. Une fois le jeu créé, je suis alors revenu sur un sol théorique, et à Foucault en particulier. Actuellement, je m’efforce de voir la forme particulière que prend cette question du pouvoir au sein des dispositifs vidéoludiques. Il y a beaucoup à penser et à dire sur le rapport entre signal, traçage et contrôle notamment. Je crois que cet exemple illustre bien la manière dont j’articule démarche académique et créative. On ne peut pas dire que j’essaie simplement de vérifier des hypothèses par mes créations, pour ensuite exploiter des résultats. Mais il est certain en revanche que mon activité artistique se déploie dans un horizon de sens constitué par mon travail académique –, même si elle suit alors ses propres finalités.

S’il peut paraître difficile de parler du jeu vidéo sans prendre en compte ses déterminations techniques, n’est-il pas également nécessaire de comprendre quel plaisir il peut tout simplement y avoir à jouer aux jeux vidéo ? Ainsi, à quel point cette notion de plaisir participe-t-elle ou non (et dans ce cas pourquoi ?) à votre approche de l’expérience vidéoludique ?

Convoquer le plaisir, et son corrélat, le désir, revient à s’interroger sur ce qui motive le joueur à endurer les différentes épreuves auxquelles il fait face dans un jeu. Qu’est-ce qui motive le joueur à rester engagé dans une pratique, sur une période de temps potentiellement longue, avec le risque de perdre ou de rester bloqué ? Il faut bien qu’il y ait dans le jeu, et dans le jeu vidéo par conséquent, une promesse de quelque chose, pour qu’il y ait le désir de jouer, le désir de voir la fin du jeu, de dépasser la performance précédente. Il est d’usage de donner à cette promesse le nom de plaisir. C’est le présupposé sur lequel s’appuient par exemple nombre de game designers, pour qui un bon jeu se doit d’offrir du plaisir. Il s’agit ainsi souvent, en conception, de s’assurer que pour tout challenge surmonté, le joueur obtienne une récompense. Dans les jeux les plus récents, le plaisir est souvent pensé sous la forme d’une rétribution ou d’une compensation, qui vient contrebalancer et justifier les souffrances endurées par le joueur. Le fun est le nom généralement employé pour désigner le type particulier de plaisir qu’offriraient les jeux. Sa présence est souvent considérée comme déterminante, en particulier dans la culture anglo-saxonne, pour déterminer la qualité d’un jeu. Dans cette perspective, un jeu pourra être intéressant, doté de mécaniques de jeu ayant une certaine profondeur, briller par la qualité de son intrigue et la finesse de son esthétique, cela n’en fera pour autant pas un bon jeu, s’il n’est pas capable de procurer chez le joueur de l’amusement.

Je ne sais pas, pour ma part, si cette question du plaisir est réellement déterminante ; ou, plus précisément, s’il faut la considérer comme prioritaire. De nombreuses formes de divertissement offrent du plaisir. C’est le cas de certains films. C’est le cas de certains romans. Je ne suis pas sûr que le plaisir soit donc le point d’entrée qui permette de saisir la spécificité du jeu, même si je conviens que les formes de plaisir qui peuvent y être éprouvées ont leur particularité. Plus encore, je me méfie de l’idée qu’un bon jeu serait un jeu provoquant du plaisir, et cela en raison du flou qui entoure cette notion de plaisir. De même qu’un film comme l’Arche russe de Sokourov est à la fois admirable et profondément ennuyeux, de même je crois qu’un jeu peut être désagréable et mémorable dans le même mouvement. Aussi, plutôt que la question même du plaisir, suis-je plus intéressé par la manière dont le plaisir advient dans un jeu.

Dans un jeu, le plaisir a en effet ceci de particulier qu’il s’obtient. Pour l’acquérir, il faut, d’une certaine manière, s’en emparer. Précisons. Jouer est une activité qui permet, c’est-à-dire rend possible, la réalisation d’actions dont la forme, le sens et les effets ne seraient pas les mêmes hors du système de règles défini. Mais c’est aussi une activité qui permet, c’est-à-dire autorise, la réalisation de certains types d’action, qui hors du cadre du jeu se seraient pas permises, quand bien même elles seraient effectivement possibles. Ainsi, le plaisir que l’on peut tirer d’un jeu s’inscrit toujours dans un double rapport, à la réalité d’une part, à la légalité d’autre part. Ce qu’offre le jeu, c’est donc le plaisir d’user d’un ensemble de capacités et de droits. Ainsi, dans la bataille de polochons, chaque joueur dispose du droit et de la capacité d’attaquer physiquement les autres joueurs. Ces droits et capacités ont ceci de particulier d’être conditionnés dans leur usage. Pour pouvoir user des droits et capacités mis à disposition dans un jeu, il faut en respecter le cadre, c’est-à-dire les règles. Le joueur peut accepter ces règles, et prendre plaisir à évoluer sous leur contrainte. Il peut également jouer en dépit de leur existence, chercher à les contourner ou encore les refuser, quittant dans ce cas la partie. Mais dans tous les cas, ces règles jouent un rôle structurant dans l’économie du plaisir. Maintenant, si l’on se demande quelle est la particularité du plaisir vidéoludique, la réponse est à chercher du côté des règles vidéoludiques. Les règles d’un jeu vidéo ont ceci de particulier de pouvoir être automatisées. Les conséquences ne sont pas seulement d’ordre pratique, au sens où cela permettrait d’améliorer la fluidité de l’expérience de jeu. Elles modifient également le rapport du joueur à la règle et à l’autorité. Dans un jeu traditionnel, les joueurs doivent se charger de l’entretien du système. Ce sont eux qui mettent à jour les ressources disponibles, ce sont eux qui vérifient que le nombre de cases parcourues correspond bien au chiffre affiché sur le dé et ce sont eux qui choisissent ou non de regarder par-dessus l’épaule de leur voisin. Dans un jeu vidéo, la plupart des règles sont automatisées.

Note de bas de page 4 :

Brutally Unfair Tactics Totally OK Now est un jeu multijoueur se pratiquant dans un espace de taille raisonnable, un salon par exemple. En début de partie, les joueurs se placent à distance raisonnable de leurs contrôleurs. Lorsque le jeu commence, les joueurs doivent se rapprocher le plus vite possible de leur manette en suivant les consignes affichées à l’écran. On peut leur demander de bouger au ralenti, ou seulement à cloche-pied. Or, le jeu ne vérifie pas si les consignes sont bien respectées. Dès que les joueurs s'en rendent compte, ils tentent de tricher. C’est alors le système social social qui prend le relais si l’on peut dire, les joueurs s’interdisant mutuellement de tricher par exemple.

La première conséquence, la plus visible, est la suivante : la règle étant désormais interprétée et appliquée par le programme, le rapport du joueur à celle-ci n’est plus de même nature. Il ne s’agit plus, en effet, de respecter la règle, mais de faire avec ses effets. (C’est cependant une erreur de croire que toutes les règles d’un jeu vidéo doivent nécessairement être automatisées. Un jeu comme celui de Douglas Wilson, BUTTON4, montre au contraire comment il est possible de proposer des jeux vidéo amusant en raison de leur incapacité même à vérifier si les règles sont totalement respectées par les joueurs).

La deuxième conséquence, bien plus fondamentale à mon sens, est liée à la fonction de « boîte noire » que remplit tout programme de jeu vidéo. Lorsqu’il joue, le joueur n’a jamais accès qu’à une certaine interprétation de l’état du système au sein duquel il interagit. Il ne peut jamais être totalement sûr que ses actions seront bien prises en compte la prochaine fois qu’il appuiera sur un bouton, pas plus qu’il ne pourra être totalement sûr que l’image qui s’affiche à l’écran correspond bien à l’état de la partie en cours. Cette particularité met le joueur dans un rapport de dépendance tout à fait particulier, et l’amène à entretenir un rapport de foi à l’égard du programme. Consécutivement, il n’est pas surprenant que le joueur puisse s’émerveiller, lorsque ses actions s’avèrent non seulement prises en compte par le programme, mais traduites de manière hyperbolique et associées d’un effet de réaction en chaîne. Ce qui procure alors du plaisir, ce n’est pas tant le spectacle généré que de savoir en être à l’origine. Donc, pour répondre enfin à la question, je dirais que le plaisir, tel qu’il s’éprouve dans un jeu, est d’abord lié aux possibilités de manipulation et aux résultats obtenus par cette manipulation. La promesse de pouvoir jouir de ce plaisir manipulatoire, de pouvoir, par ses actions, produire des effets, peut ensuite être utilisée pour amener le joueur à suivre et accepter des contraintes, ce dernier étant prêt à accepter le poids de la règle, par désir du plaisir qu’il espère obtenir.