Susan M. Weinschenk, 100 more things every designer needs to know about people, New Riders, 2016

Éric Kavanagh 

Texte intégral

Dans une note de lecture précédente (volume 1, numéro 2), nous avions présenté l’ouvrage 100 things designer needs to know about people (New Riders, 2011) de l’Américaine Susan Weinschenk. Cette dernière poursuit son œuvre en publiant 100 more things en cette fin d’année 2015 (même si, marketing oblige, les données de publication officielle indiquent l’année 2016). Ce nouveau « tome » pouvait inquiéter dans la mesure où la popularité du premier ouvrage aurait pu donner l’idée à l’éditeur d’étirer la formule gagnante sans que le lecteur y gagne vraiment côté contenu. Et l’inquiétude était justifiée. Dans son introduction, d’ailleurs, Weinschenk affirme à propos de son premier ouvrage : « If you had asked me then if I thought there were another 100 things people need to know, I would have probably laughed and said, of course not ! » (p. xi). La « course aux principes » amène parfois les auteurs à produire des contenus limites, dont l’intérêt et la pertinence sont pour le moins questionnables (pensons ici à plusieurs des 25 nouveaux ajouts de la dernière mouture des Universal Principles of Design de Lidwell et coll. [voir Notes de lecture du volume 4, numéro 2]). Intrigué mais dubitatif, nous avons entrepris l’examen de l’ouvrage en espérant y trouver autre chose que la simple reprise d’une formule éditoriale efficace, sentiment renforcé par le fait que, aux premiers coups d’œil, le format et la facture visuelle sont parfaitement identiques au premier ouvrage. Soyons vite rassurés cependant. Le contenu de 100 more things est loin de décevoir. Il surprend même.

Le regroupement des principes reprend quelques-unes des sections initiales. La première d’entre elles (How people see) introduit 9 principes qui viennent essentiellement approfondir ce qui avait été présenté en 2011. Notons toutefois des ajouts fondés sur les recherches très récentes (2011 et 2012) comme l’influence des émotions sur le balayage oculaire (#5 et #7). Dans la section suivante (How people think and remember), qui fusionne deux sections du 1er opus, le contenu est fortement réduit – passant de 21 à 4 principes –, mais on remarque l’ajout du modèle de Daniel Kahneman sur les deux modes de la pensée humaine (#10). Heureux constat donc : l’ouvrage ne propose pas que des principes d’application ponctuelle mais bien de réelles bases psychologiques pour mieux comprendre l’humain dans un contexte de design. Weinschenk continue de nous renseigner sur la prise de décision (How people decide). Aux 11 principes initiaux, elle en ajoute 9 autres qui font la part belle à l’émotion (#16 et #18). Au passage, il faut noter une nette augmentation des principes de nature neuroscientifique : dilatation des pupilles lors des décisions difficiles (#17), prédominance de l’inconscient dans la prise de décision (#22), etc. Cette prise en compte de la recherche en neuroscience est omniprésente dans l’ouvrage. Enfin, toujours en ce qui concerne les catégories récurrentes, Weinschenk continue à nous renseigner sur la lecture (How people read and interpret information) en proposant des principes parfois surprenants, voire contre-intuitifs : si le texte est difficile à lire, la matière pourra être plus aisément apprise (#23) et l’emploi des noms communs inciterait plus à l’action que l’emploi des verbes (#24). Voilà matière à réflexion pour plusieurs rédacteurs. La suite est structurée en catégories différentes de celles du premier ouvrage.

Dans How people are influenced by stories, l’auteure présente 7 principes qui viennent considérablement enrichir notre compréhension de ce mode de communication, que ce soit en ce qui a trait à son impact sur le fonctionnement cérébral (#30 et #31) ou à l’impact sur l’attention et le comportement (#32 et #36). Notons qu’il est abondamment question du concept de self-stories (#33, #34 et #35), que Weinschenk définit comme ces discours que nous tenons tous à propos de nous-mêmes et que nous voulons très cohérents en regard de nos comportements pour éviter, entre autres choses, les effets parfois fort déplaisants de la dissonance cognitive. Dans How people relate to other people and to technology, Weinschenk aborde plusieurs thèmes dont le fil conducteur semble être les émotions (#37 et #40). Il y est notamment question de notre réaction émotive à la publicité en ligne (#38 et #39), de l’impact négatif de certaines technologies sur la performance (#43) et sur la communication (#44) mais aussi de l’ocytocine, l’hormone des « liaisons sociales » (#41).

Alors qu’en 2011, Weinschenk abordait la créativité dans un seul principe de la section How people think, elle y consacre désormais les 10 principes de la section How creativity influences design. Signe des avancées les plus récentes de la recherche en ce domaine, les principes évoqués ébranleront certaines cathédrales idéologiques bien empoussiérées dans plusieurs recoins de la planète design. L’un des plus réjouissants de l’ouvrage : everyone can be creative (#47). Au-delà du message fort qu’il porte en soi, ce principe est d’autant plus intéressant du fait que Weinschenk y ajoute un exposé très percutant sur les mythes entourant la créativité, dont le persistant mythe de la créativité associée à l’hémisphère droit du cerveau. Les designers seront particulièrement intéressés par certains conseils pour améliorer la créativité : engager le contrôle attentionnel (#48 et #49), introduire un effet Eurêka ou aha ! moment (#50), encourager la rêverie (#51), le sommeil (#52), le bruit et la musique (#53), et éviter les attitudes perfectionnistes (#56). Une section très rafraîchissante invite à ne pas considérer uniquement les aspects psychologiques lors d’un design et de prendre aussi en compte le corps dans son ensemble (How people’s bodies affect design). La présentation du concept d’embodiment (#57) sert très justement d’introduction à cette section qui ne contient malheureusement que 5 principes. Dans la section How people shop and buy, Weinschenk recentre tout le concept d’achat en ligne en précisant qu’il ne faut pas le dissocier de l’achat en magasin (#62). On y apprendra encore que les gens dépensent moins s’ils utilisent de l’argent comptant (#63) et, plus surprenant, que la dissonance cognitive – encore elle – fait dépenser (#64 et #65). L’une des plus importantes nouveautés de l’ouvrage est l’apport sociodémographique de la section How generations, geography, and gender influence design. Les 19 principes qui y sont regroupés portent notamment sur l’usage du smartphone (#68, #69 et #70) et en majorité sur les impacts du vieillissement : statistique d’usage d’Internet (#77), impacts sur la perception (#78, #79 et #80) et la mémoire (#82 et #83). La dernière section (How people interact with interfaces and devices) traite davantage du rapport à la technologie en abordant des thèmes comme la ludification (#91 et #92), l’interaction cerveau-interface (#96), les interfaces multimodales (#97) et la réalité mixte (#98).

Loin d’être une simple suite du premier ouvrage, 100 more things approfondit plusieurs concepts fondamentaux de la psychologie humaine et attache de façon claire et définitive le design à la science. Ne nous laissons pas tromper par l’apparence relativement légère du contenant : il y a ici la poursuite d’un ambitieux programme théorique pour le design centré sur l’humain.

Cent autres SVP.