Numérique : du potentiel de transformation au risque potentiel. Entretien Digital: from transformation potential to potential risk. Interview

avec Laurent Maury 

Laurent Maury, 56 ans, a un passé professionnel riche dans le domaine du numérique : de développeur informatique de SGBDR (Système de Gestion de Base de Données Relationnelles) à la création de la deep-tech Smart Macadam en passant par la création de 01net.com et Télécharger.com ou bien encore de la rédaction en chef de Liberation.fr à Music Angels. Des années 1980 aux années 2020, il nous dresse une évolution des représentations du numérique depuis l’idée d’une potentialité à briser des codes informatiques et sociaux au danger de l’hégémonie des enjeux économiques sur tout le reste.

Entretien réalisé par Laurent COLLET
et Michel DURAMPART

Texte intégral

Commençons par une question, qui peut paraitre simple en apparence, que représente le numérique pour vous ?

Je suis né à la bonne époque car je suis depuis toujours fasciné par le développement des technologies. Dans le domaine du numérique, celles-ci sont bien souvent obsolètes avant de devenir matures. C’est une course en avant qui me semble de plus en plus rapide. Je l’ai tout de suite perçue, dès la fin des années 70. J’ai eu alors la chance de participer à un des premiers SICOB (Salon des industries et du commerce de bureau) au CNIT de Paris la Défense. C’était vraiment le premier salon dédié aux technologies. J’ai eu l’occasion d’y présenter des techniques de programmation à l’aide d’un microodrinateur signé Thomson, le TO7, ainsi que sur VG5000, un produit Philips, bien avant l’arrivée du PC qui vit le jour en 1983. J’ai compris que c’était le début de quelque chose d’incroyable et de prometteur. J’ai pu intégrer le site de R&D du Groupe Philips, basé à Fontenay-aux-Roses, pour développer des jeux en langage assembleur pour le VG5000. J’y ai rencontré des gens remarquables, comme Roland Moreno, qui concevait sa carte à puce. J’ai tout de suite senti qu’il fallait être in ou out vis-à-vis de ce mouvement palppitant et j’ai choisi d’être in.

Quelles étaient les représentations du numérique dans les années 1980 ?

A l’époque, la micro-informatique était encore balbutiante et compréhensible ; on jouait avec quelques dizaines de milliers de transistors gravés dans le silicium des premiers microprocesseurs. Les véritables informaticiens travaillaient dans les banques ou chez EDF. Ils programmaient de gros ordinateurs en Cobol, PL/1 ou Fortran. Leurs mainframes occupaient d’immenses salles réfrigérées. Pourtant, avec l’arrivée sur le marché de nombreux micro-ordinateurs, notamment l’Apple II, j’ai compris que les technologies numériques sortiraient bientôt du royaume des salles machines à faux planchers pour envahir nos vies, avec de forts enjeux de clivage social. J’ai choisi d’orienter mes études à l’université de Paris Saclay vers les mathématiques qui offraient des domaines d’applications potentiellement intéressants en informatique.

En 1995, je démonte un Minitel 2 pour lui intégrer un programme lui permettant de traiter le langage HTML, dans l’espoir de démocratiser l’accès à internet pour des millions de foyers. Je vais jusqu’à présenter ce projet, sobrement baptisé HYPERTEL, à Pierre-Henry Paillet, alors directeur du cabinet du ministre en charge des autoroutes de l’information. Ce syntagme est d’ailleurs assez éloquent car il donne à lire la volonté politique de mettre en réseau les savoirs et les connaissances. Pour toute réponse, on m’explique qu’« on n’a aucune certitude à propos de l’effet de mode associé à Internet ». C’était une manière bien élégante de me congédier ; je pars donc créer le site 01net.com, en partie pour prouver que mon intuition a du sens. Il me semble en effet que le lien hypertexte aura avoir des conséquences énormes dans notre façon d’appréhender la connaissance et de démocratiser l’accès aux savoirs.

Que se passe-t-il justement dans les années 1990 ? Que représente alors le numérique ?

A l’époque, tout reste à inventer, les technos du web étant rudimentaires. En 1995, je rejoins le Groupe TEST (filiale de VIVENDI) qui détient de nombreux journaux consacrés aux technologies numériques (01INFORMATIQUE, MICRO-HEBDO, L’ORDINATEUR INDIVIDUEL, INTERNET PROFESSIONNEL etc.). Au sein de ce groupe de presse, la culture d’une lecture en ligne des contenus éditoriaux peine à s’établir. Quelques visionnaires pourtant perçoivent qu’il faudra réfléchir à la création de nouveaux services profitant des possibilités offertes par le numérique. Mais nombreux sont les journalistes qui considèrent la re-publication sur internet de leurs articles rédigés pour un support papier comme une hérésie ou une dévalorisation de leur production. Il nous a donc fallu négocier un « droit de repasse » : l’autorisation de publier en ligne un article imprimé sur le papier, contre une augmentation de salaire de quelques % au sein des rédactions. Un peu plus tard, il a fallu faire la même chose avec les photographes. On est encore bien loin de la stratégie « internet first ».

Malgré ces difficultés et résistances, il nous semblait que tout était possible et qu’il nous appartenait de rêver un nouveau monde dans lequel les savoirs deviendraient instantanément accessibles, s’articulant les uns dans les autres grâce aux liens hypertextes. C’est à cette époque que sont nés des standards et des langages dédiés à la représentation des connaissances à l’instar de RDF et DOM.

Et dans les années 2000 ?

En 2000, je prends la direction du site Libe.fr, qui se cherche de nouveaux débouchés tandis que la rédaction « papier » du quotidien considère le web comme une menace et non comme une opportunité. Grâce aux talents que compte l’équipe web, nous réfléchissons à l’avenir de la presse quotidienne en ligne à un moment charnière où la moindre entreprise s’interroge à propos de son développement sur la toile, sans vraiment savoir où aller ni quoi faire. Au sein des grands quotidiens nationaux, les modèles économiques sont incertains et les interrogations vont bon train, tandis que les réponses sont rares. Nous avançons pourtant à un rythme soutenu, plaçant l’innovation au centre de nos préoccupations. Les choses n’ont pas tellement changé aujourd’hui, tandis que des laboratoires travaillent sur des projets d’IA fortes, des dans l’espoir de parvenir à créer des consciences artificielles. D’ici 20 ans, ces trucs, parce que je ne sais pas comment les appeler, seront peut-être capables de s’autodéterminer, de concevoir leur propre existence, de manière non programmatique. La plupart des projets de ce genre sont bâtis sans charte éthique, sans trop se préoccuper des risques inhérents. C’est à la fois fascinant et inquiétant.

Au sein de l’équipe web de Libé, nous réfléchissons à ce que pourrait devenir le marché de l’information dans un monde numérique. On envisage par exemple de casser les codes, en concevant par exemple des offres d’abonnement transversales englobant Libération, Le Monde, Le Figaro, La Tribune, etc. Il est surprenant de constater que 20 ans plus tard cette syndicalisation des contenus n’existe toujours pas.

Après Libé, je pars créer Music Angels, le premier site français de crowdfounding dans le domaine de la musique. Mais en 2004 les obstacles sont légion : juridiques, économiques et technologiques. Si l’idée est séduisante, elle est encore prématurée. Il faudra attendre 2007 pour voir éclore les premiers succès entrepreneuriaux dans ce domaine, à l’instar de MyMajorCompany.

Ensuite ?

En 2009, c’est le rappeur Booba qui suscite mon intérêt pour les technologies mobiles. Quelques mois seulement après l’annonce par Apple de l’ouverture de l’iPhone aux développeurs tiers, je propose au manager de l’artiste de créer une application ludique destinée à promouvoir le nouvel album du rappeur. Le succès est immédiat avec plusieurs milliers de téléchargements en seulement quelques heures. J’y vois un nouveau défi, qui consiste à réfléchir à la nature de l’expérience proposée à l’utilisateur sur un appareil équipé d’un écran de petite taille qui prône l’utilisation du doigt et de quelques gestes structurés pour piloter les interfaces des applications. Je décide d’en faire mon métier durant près de 10 ans, accompagnant des startups et quelques grandes organisations dans le développement de nouveaux services ciblant les usages nomades.

En 2017, je décide de créer Smart Macadam à partir d’une triple conviction : l’adoption des technologies numériques par le plus grand nombre n’est plus questionnable ; la course à la puissance semble déterminée à respecter la loi de Moore ; le développement de technologies chaque jour plus prometteuses consacre l’avènement de l’IA. Mais que va-t-on faire de tout ça ? Serait-il possible d’exploiter ces ressources pour concevoir des solutions capables de venir en aide aux individus les plus fragiles ?

On a l’impression que vous mettez en avant deux moments dans cette évolution ? Le moment où on casse les codes tant sociaux et informatiques et le moment où on arrête de jouer ?

Je suis tout à fait d’accord avec cette lecture. Tandis qu’on assiste à une pénétration radicale du numérique dans la société, on constate qu’elle s’accompagne d’un double phénomène d’individualisation forcené et de grégarisme frénétique. On passe de quelque chose de l’ordre du ludique, du terrain de jeu, presque en rupture avec les formes strictes d’éducation des années 60, à une informatique du risque. On parle de darkweb, de cyber criminalité, de hackers et de rançongiciels. C’est incroyable d’ailleurs comme le champ lexical est devenu moins drôle et plus menaçant.

Je suis bien obligé d’admettre que ce que nous avons fait de l’outil numérique, moi compris, n’est pas en rapport avec ce qu’on avait imaginé, voire espéré. Je suis impressionné par la somme de connaissances que nous avons produites tous ensemble grâce au numérique. Mais ma naïveté m’a conduit à penser que ce « nouveau monde » allait balayer bien des certitudes et nous offrirait demain de nouvelles dimensions sociales et culturelles, contribuant à réduire les inégalités et à établir un équilibre juste entre tous, permettant au plus grand nombre d’accéder aux savoirs et de profiter de services innovants. Au bout du compte, quelques acteurs détiennent aujourd’hui les clés de ce monde. Ces géants du numérique sont en situation de monopole et rien ne semble capable de les détrôner. Ils fabriquent les appareils numériques, collectent, détiennent et traitent les données qui résultent de l’utilisation de ces outils, sont capables d’investir des sommes colossales pour « innover » ex nihilo ou pour acquérir les startups et les brevets susceptibles de contribuer à préserver leur stabilité financière.

Comment voyez-vous dès lors l’avenir ?

Je suis résolument tourné vers l’optimisme. C’est peut-être une posture mais elle me semble préférable au catastrophisme renfrogné. Je constate que de nombreuses initiatives citoyennes et engagées voient le jour. Les entrepreneurs seraient-ils les artistes de demain ? À mon modeste niveau, j’essaie de développer des solutions destinées à préserver l’autonomie des personnes fragilisées par l’âge, le handicap ou la maladie, Ces usages du numérique sont en phase avec mes valeurs.

Croyez-vous tout de même à un avenir autre du numérique et pour les données ?

Nous sommes la seule espèce sur terre qui produit des savoirs exosomatiques et le numérique est un outil idéal pour codifier, représenter et stocker ces deniers de manière durable et sure. En tant que matériau de base de ces représentations, le numérique contribue à faire évoluer les usages : je n’utilise plus de carte routière mais je fais confiance à une application qui consomme des données provenant d’un GPS ; je n’ai plus d’agenda papier dans ma poche mais un logiciel de gestion de mes activités, installé sur mon téléphone mobile. L’adoption des nouveaux outils est de plus en plus rapide et aboutit à une course effrénée vers l’innovation en tant qu’objet sacralisé. C’est inquiétant, certes, mais pas dramatique. Les enjeux financiers sont gigantesques pour les grandes firmes du numérique qui entretiennent cette course à l’innovation. Les recherches autour de l’IA forte pourraient bien provoquer la fameuse révolution épistémologique qu’on nous promet depuis plusieurs décennies. La question clé est simple à formuler : en dépit des motifs économiques et des logiques financières, allons-nous parvenir à garder le contrôle de cet outillage ?Quelle sera la place de l’éthique, de l’équité et de la protection de notre environnement dans cette course folle ?

En revenant sur le début de l’entretien, à propos du in et du out, n’y-a-t ’il pas également un risque d’exclusion numérique qu’on ne veut pas voir dans nos représentations ?

Je pense qu’on fait face à un enjeu de formation de nos enfants dès l’école maternelle. Il est clair que l’outil numérique va de plus en plus nous envahir. Comment nos professeurs des écoles pourront-ils demain contribuer à les sensibiliser à propos de valeurs durables, écologiques, sociales ou politiques, dans un contexte d’individualisation et de grégarisme largement soutenu par les usages du numérique ? Nous ferions bien de faire une pause, de nous réfléchir globalement aux bonnes questions. Est-ce vraiment impensable ? Nous faisons face à des défis sans précédents dans notre histoire : crise sanitaire, crise démographique, crise économique... Penser que les technologies numériques seront capables de tout résoudre est irresponsable et indigne de notre intelligence collective.

Parmi nous, certains sont déjà out du numérique et c’est bel et bien terminé pour eux. Il s’agit d’une forme insidieuse d’ostracisme. Progressivement, on remplace les experts par des programmes à base d’IA, plus fiables, plus silencieux et moins humains. Face aux menaces environnementales et sociales qui en résultent, on reste timides et bêtement optimistes. Tant que ça tient, on ne touche à rien. Ça rapporte et c’est tant mieux. On compte même sournoisement sur les géants du numérique pour placer les bons outils entre les doigts de cette main invisible décrite par Amin Maalouf dans son ouvrage, Le naufrage des civilisations.

Pour conclure, on a l’impression que vous partez des années 1980 avec un potentiel de transformation pour en arriver aux années 2020 à un danger potentiel ?

Assurément ! En 1975, quand je commence à m’intéresser aux promesses du numérique, j’ignore tout de son emprunte carbone future, des métaux rares qu’il faudra extraire du sol pour fabriquer de nouveaux smartphones, ou des dérives potentielles résultant de ses usages. Le monde de la finance s’est emparé de cet eldorado et il sera difficile de lui imposer des pratiques plus responsables. Gageons avec espoir que des solutions verront le jour, émanant de démarches individuelles ou collectives, naissant de la volonté et de l’engagement de personnalités marquantes ou émanant de simples citoyens responsables et clairvoyants. L’avenir, aussi excitant qu’incertain, nous appartient.