Entretien

avec Renaud Donnedieu de Vabres 

Renaud Donnedieu de Vabres est né le 13 mars 1954 à Neuilly-sur-Seine. Homme politique français, il a notamment été ministre de la Culture (2004 à 2007), ministre des Affaires européennes, parlementaire, vice-président de la commission des Affaires étrangères et élu local.
Depuis avril 2019, Renaud Donnedieu de Vabres a succédé à Jean-Paul Griolet à la présidence de Visa pour l’image. Cette association gère le festival international de photojournalisme « Visa pour l’image » dirigé par Jean-François Leroy et le Centre International du Photojournalisme (CIP) qui conduit nombre d’actions pédagogiques, d’expositions et de préservation des œuvres à Perpignan.
Plus d'informations : http://photo-journalisme.org

Entretien réalisé par Thierry Gobert

Texte intégral

Thierry Gobert : Pourriez-vous, dans un premier temps, rappeler les missions de Visa pour l’image dont vous êtes le président ?

Renaud Donnedieu de Vabres : L’association Visa pour l’image a deux casquettes : l’organisation d’un festival début septembre chaque année et d’être, à Perpignan, un point de repère pour le travail des photojournalistes. Dans le monde entier, ils sont incités à confier leurs collections, non pas pour les vendre et les valoriser – ce qui est leur travail ou celui des gens qui sont spécialisés dans ce domaine - mais pour les accueillir comme des archives spécialisées.

Thierry Gobert : Vous semblez très investi dans votre mission de président de Visa pour l’image…

Renaud Donnedieu de Vabres : Quand j’étais rue de Valois, je suis venu chaque année, en tant que ministre, ici, à Perpignan, pendant Visa. J’avais défrayé la chronique mais je persiste et signe dans la phrase que j’avais donnée. Les réseaux sociaux s’étaient emballés parce que j’avais dit « rien ne remplacera jamais la signature d’un photojournaliste ». Cela a été interprété et déformé comme un acte de censure récusant la possibilité à tout citoyen d’être, à sa manière, photojournaliste. C’est une réalité parce que la liberté et la possibilité d’expression d’un certain nombre de photos très emblématiques qui circulent de par le monde ont été faites par des citoyens qui étaient présents.

Reconnaître ce travail et la spécificité du photojournaliste, ce n’est pas mettre à l’index ceux qui font quelque chose, parfois un geste spontané. C’est dire que dans cette conjoncture de violence multiforme que connaît la planète, être un témoin, c’est avoir parfois du courage, c’est braver les interdits, c’est avoir travaillé pour mesurer les enjeux et les faire partager, parfois au péril de la vie. C’est aussi, d’ailleurs, bien souvent, accepter des conditions de vie économique et financière très difficiles. C’est un beau métier.

Thierry Gobert : Pourquoi un tel attachement au photojournalisme ?

Renaud Donnedieu de Vabres : Le photojournalisme est quelque chose de très précieux. Sur le plan international, par rapport à un certain nombre de conflits, de situations de terrorisme ou de violences, les photojournalistes sont des sentinelles, des Casques Bleus.

Par rapport à la réalité telle qu’elle existe dans nos villes, dans nos écoles, dans nos bus, dans nos rues, le pouvoir de l’image est important pour mobiliser les esprits et parfois les consciences avec le regard libre d’un journaliste mais aussi les exigences, la curiosité intellectuelle et le travail qu’il y a derrière le métier de photojournaliste. Au fond, il s’agit d’une manière d’interpeller les opinions publiques sur les situations qui peuvent exister dans telle ou telle partie du monde, dans tel ou tel pays.

Nous sommes dans une période où les affrontements, les conflits, les tensions, voire pire, les intégrismes, sont très à l’œuvre. Perpignan, de ce point de vue, est un écrin particulier, parce que la population y est elle-même une sorte d’arc-en-ciel de traditions, d’origines, de couleurs de peau, de religions, de situations sociales différentes. Il y a une forme de résonance, ici, entre ce qui est montré et la vie quotidienne. Perpignan est une capitale. Heureusement, dans un grand pays démocratique, dans un pays de droit, une situation sociale parfois exacerbée mais globalement apaisée par un système de solidarité, fait que nous ne sommes pas dans les endroits les plus exposés. Perpignan est une ville très attachante et je souhaite qu’elle soit véritablement le port d’attache des photojournalistes du monde entier.

Ici tout est fragile : la situation personnelle des photojournalistes, j’allais dire la situation planétaire, qu’il s’agisse de questions politiques, de questions environnementales, de questions sanitaires, sociales ou culturelles. Tout est fragile et tout a besoin d’être défendu.

Nous sommes très loin des réalités du marché de l’art. Le marché de l’art est une dimension nécessaire du rayonnement d’un pays, d’une ville, d’artistes. Ici, c’est dans l’univers de la précarité, de la fragilité, de la création - comme pour un certain nombre d’autres artistes - mais loin des grands agrégats du marché de l’art. Arles et Perpignan sont deux choses totalement différentes. En Arles, il y a des espaces magnifiques où se passent de grandes choses. Perpignan, je l’espère, deviendra une grande capitale de la liberté et des combats qui doivent être menés sur le plan international.

Thierry Gobert : Partage, échange, participation, contribution forment les thèmes de ce numéro. Visa pour l’image les décline-t-il selon des modalités particulières ?

Renaud Donnedieu de Vabres : Le partage est un partage visuel, intellectuel et affectif. Le souhait de Jean-François Leroy, directeur du festival, est que les images présentées soient fortement légendées. Ce qui est très intéressant, au fond, c’est ce que le travail suscite ensuite comme silences et attentions. Les gens ne se contentent pas de voir une photo, de ressentir sa force ; ils lisent et regardent assez attentivement l’interaction entre ce qu’on leur explique et ce qu’on leur donne à voir. Le fait qu’il y ait une forme d’unité du format, qui peut paraître un peu austère à l’époque des grandes projections, est tout à fait délibéré de manière à susciter une sorte de recueillement. Le terme peut paraître trop fort mais nous remarquons qu’en donnant à voir et à comprendre avec les explications fournies, une attention extrême est portée au travail et à la réflexion du photojournaliste.

Nous pourrions aller beaucoup plus loin en mobilisant la réalité augmentée ! Photo par photo ou pour un certain nombre d’entre elles, jugées particulièrement symboliques par le photojournaliste, pour lesquelles il y a une histoire très particulière, il est possible d’imaginer un récit plus long que la simple légende, même si elle est parfois assez fournie. Pendant le festival, les photojournalistes présentent eux-mêmes leur travail. Des conférences et des débats sont organisés. Cette année, évidemment, il y a un petit peu moins d’effervescence parce que ceux qui venaient des États-Unis, d’Asie, d’Afrique, d’Amérique Latine, ne peuvent pas être présents pour la plupart.

La dimension de la rencontre humaine de l’échange physique a beaucoup d’importance. Bien sûr que les moyens du numérique et de la diffusion sur les réseaux sociaux permettent d’interpeller largement les esprits mais ici, c’est un creuset physique qui a du charme. Les lieux dans lesquels sont exposées les photos ont une vie très forte. Ce sont des lieux de patrimoine qui sont en cours de restauration, plus ou moins bien restaurés mais qui ont une vie et une âme. Cette dimension de partage est très importante parce qu’il y a le creuset initial.

Un certain nombre d’expositions devraient pouvoir circuler. Il s‘agit peut-être une nouvelle étape de la stratégie que les équipes du festival auront à mener à bien. Au-delà du numérique, les expositions pourraient faire un tour de France, d’Europe ou du monde, physiquement ! Sur le site de Visa pour l’image, subsistent actuellement trois photos par journaliste qui a été exposé depuis donc maintenant 32 ans. Cette dimension de partage est l’alliance entre une sorte de main tendue dans un lieu physique, dans une ville particulière, avec une pâte humaine particulière avec le monde entier qui défile ici, grâce à ces photos, et qui peuvent ensuite circuler à nouveau grâce au numérique.

Thierry Gobert : Comment la crise sanitaire provoquée par la Covid a-t-elle fait évoluer la participation à Visa pour l’image ?

Renaud Donnedieu de Vabres : Cette édition 2020 est évidemment très particulière. J’ai mis toute mon énergie à ce qu’elle puisse avoir lieu. Au moment où on a pris la décision, le 6 mai, en visioconférence, j’avais réuni tous les principaux partenaires, les élus et toute l’équipe de Visa. À ce moment-là, il y avait plusieurs options sur la table. Nous avons pris la décision de maintenir des projections qui sont le moment mythique. Les projections du soir au Campo Santo, devant la cathédrale, avec un écran qui fait 8 m sur 30 m, c’est un moment absolument magique.

On a été obligé de modifier mais on a maintenu le principe des projections. Elles ont lieu dans un espace clos et peuvent être réalisées dans la journée puisqu’il n’y a pas de problème de luminosité. Jean-François Leroy et son équipe ont magnifiquement choisi la réalisation. C’est leur liberté ; je n’interfère jamais dans ce qui est de leur propre responsabilité de programmation. Grâce à un certain nombre de nouveaux concours elles sont maintenant diffusées par voie numérique, ce qui permet un rayonnement mondial. C’est d’ailleurs un dispositif né de cette crise sanitaire qui sera pérenne parce qu’il donne l’audience nécessaire à Visa et Perpignan.

Je tenais à ce qu’il y ait une édition physique de Visa pour l’image. Bien sûr que le virtuel et le numérique permettent aujourd’hui une grande diffusion de par le monde mais je ne voulais pas envoyer un signal d’abandon aux habitants de Perpignan et aux photojournalistes.

Thierry Gobert : Abandonne-t-on une population en ne faisant que du numérique ?

Renaud Donnedieu de Vabres : Absolument. Perpignan est une ville très attachante, qui a du charme. C’est bien qu’elle soit visitée. Elle est reconnue comme un haut lieu du patrimoine, de culture, de belles traditions de liberté et d’expression. Il y a aussi d’autres réalités qu’il faut savoir prendre en compte, qui ne sont pas celles uniquement de la créativité, de la liberté d’indépendance, mais qui sont celles de la vie économique. Le festival, les colloques, les congrès, les débats, les expositions sont aussi de grands facteurs de développement économique pour l’emploi et la vie d’une ville. Les autres années, le monde entier se retrouve à Perpignan. Cela peut donner le goût à un certain nombre de gens d’y revenir, d’y investir, de prendre des décisions positives pour la population. Cette dimension-là était aussi présente dans mon esprit.

Je suis très heureux de voir que les chiffres de fréquentation des expositions sont assez forts mêmes s’ils n’ont pas l’intensité l’année dernière. Il y a la période des professionnels, la période des visiteurs et celle des enfants des écoles. Face au succès, nous avons prolongé d’une semaine la possibilité de visite en présentiel pour les scolaires. J’espère qu’il n’y aura pas trop de contraintes les contrecarrant car ces visites relèvent de l’éducation à l’image et de la réactivité des enfants face aux sujets qu’ils voient dans certaines expositions.

Thierry Gobert : Visa pour l’image, le festival, est mondialement connu. Le Centre International du Photojournalisme (CIP) est plus récent. Pourriez-vous revenir sur sa vocation ?

Renaud Donnedieu de Vabres : L’association Visa pour l’image a deux pieds. Il y a le temps de la visite du festival dont nous garantissons l’indépendance et auquel nous apportons les moyens de fonctionner puisque les expositions sont gratuites. Le deuxième temps est le temps annuel. Au-delà du festival, un certain nombre d’expositions sont organisées ainsi que des éléments pédagogiques. Dans ce temps s’exprime la volonté d’être une main tendue pour qu’un certain nombre de photojournalistes puissent confier leurs collections et qu’elles soient ensuite gérées, développées et protégées. Nous ne sommes pas un musée mais un lieu d’expression forte, comme une tribune, comme un hémicycle, comme une interpellation des opinions publiques de la presse, des médias, à travers les expositions qui sont présentées. C’est notre première vocation.

La deuxième vocation est de faire en sorte que ce travail soit conservé parce que, malheureusement, nous constatons que beaucoup de choses se détruisent ou que les photojournalistes n’ont pas les moyens, ni financiers, ni personnels, ni humains de conserver leur travail pour qu’il soit analysé, légendé, protégé. Donc, le CIP est un lieu fort d’expression et nous avons vocation aussi à être un pôle puissant d’accueil.

Voilà le sens de Visa pour l’image, de cette association. Nous voudrions essayer, au-delà de la modestie des moyens et avec le concours des personnes spécialisées, qu’elles soient fonctionnaires de l’État où départementaux, de créer une section dédiée aux photojournalistes dans le service des archives départementales qui va être renouvelé, reconstruit, restauré, agrandi. Nous n’avons évidemment pas les moyens, ni humains ni financiers, pour tout faire. Ce sont de très beaux métiers que ceux des conservateurs et des archivistes qui obéissent à des règles de déontologie et de mode de fonctionnement importants. Des conventions doivent être mises en œuvre entre les archives nationales et les équipes locales pour qu’il y ait un lieu garanti, spécialisé et très performant.

Thierry Gobert : Avec une dimension éditoriale ?

Renaud Donnedieu de Vabres : Avec une dimension qui peut être effectivement éditoriale et là se trouve posée la question qui est celle de la liberté des photojournalistes de valoriser leur travail. L’association n’a pas vocation à le valoriser, financièrement et monétairement car ce serait une occasion de conflit. Les photojournalistes sont bien sûr rémunérés pendant les expositions mais ce travail est fait soit par les photojournalistes eux-mêmes soit par leurs agents.

Autrefois, il y a quelques dizaines d’années, Perpignan était une place de marché. Les photojournalistes étaient présents ainsi que les grands éditeurs de presse et les grandes agences. Des contacts se créaient. Cela continue mais c’est plus difficile parce que si les opinions publiques ont un goût renforcé pour l’image, le marché est beaucoup plus difficile. Nous sommes un port d’attache pour accueillir leur collection et un lieu de liberté d’expression fort au moment des expositions.

Thierry Gobert : Au CIP, vous avez créé une base de données avec un grand nombre d’œuvres accessibles. C’est à la fois une dimension éducative et un service pour le grand public. Nous n’en sommes qu’au début. Qu’est-ce que vous envisagez d’en faire ?

Renaud Donnedieu de Vabres : Le numérique peut être une grande chance. Nous allons faire en sorte qu’un certain nombre d’éléments des expositions de Visa soient mis en ligne. Aujourd’hui, les contrats qui sont signés entre la structure qui gère le festival et les photojournalistes prévoient de mettre en ligne trois photos issues de leur exposition qui restent sur le site de Visa pour l’image. Nous souhaitons arriver un jour à créer une sorte de portail unique entre les expositions, les collections permanentes conservées au CIP et les photos montrées à Visa. Des synergies sont à trouver et je pense qu’elles sont en train d’être trouvées.

Le symbole du jour où on aura atteint la force d’attractivité nécessaire, ce sera quand le secrétaire général de l’ONU se dira qu’il est symboliquement, non pas obligé mais librement consentant, de venir à Perpignan saluer celles et ceux qui se sont exposés, parfois au péril de leur vie, pour essayer de dénoncer, de faire prendre conscience et d’être des artisans de paix et de concorde.