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Pièce complémentaire : Cour EDH, arrêt Perinçek c/ Suisse du 17 décembre 2013, Requête n° 27510/08

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE PERİNÇEK c. SUISSE

(Requête no 27510/08)

ARRÊT

STRASBOURG

17 décembre 2013

CETTE AFFAIRE A ÉTÉ RENVOYÉE DEVANT LA GRANDE CHAMBRE, QUI A RENDU SON ARRÊT LE

15/10/2015

Cet arrêt peut subir des retouches de forme.

En l’affaire Perinçek c. Suisse,

La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

         Guido Raimondi, président,
         Peer Lorenzen,
         Dragoljub Popović,
         András Sajó,
         Nebojša Vučinić,
         Paulo Pinto de Albuquerque,
         Helen Keller, juges,
et de Stanley Naismith, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 12 novembre 2013,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

  1. 1.  À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 27510/08) dirigée contre la Confédération suisse et dont un ressortissant turc, M. Doğu Perinçek (« le requérant »), a saisi la Cour le 10 juin 2008 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »).
  2. 2.  Le requérant a été représenté par Me Cengiz, avocat à Ankara. Le gouvernement suisse (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent suppléant, Adrian Scheidegger, de l’unité Droit européen et protection internationale des droits de l’homme de l’Office fédéral de la Justice.
  3. 3.  Le requérant soutenait en particulier qu’il avait été condamné à tort par les tribunaux suisses pour avoir publiquement déclaré, lors de diverses manifestations, que le génocide arménien était un « mensonge international ».
  4. 4.  Le 10 septembre 2010, la requête a été communiquée au Gouvernement. Comme le permet l’article 29 § 1 de la Convention, il a en outre été décidé que la chambre se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.
  5. 5.  Se prévalant du droit d’intervention que lui confère l’article 36 § 1 de la Convention, le gouvernement turc a adressé des observations le 15 septembre 2011.

EN FAIT

  1. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
  2. 6.  Le requérant est né en 1942 et réside à Ankara.
  3. 7.  Le requérant est docteur en droit et président général du Parti des travailleurs de Turquie. Les 7 mai, 22 juillet et 18 septembre 2005, à Lausanne (canton de Vaud), Opfikon (canton de Zürich) et Köniz (canton de Berne), respectivement, il participa à diverses conférences au cours desquelles il nia publiquement l’existence de tout génocide perpétré par l’Empire ottoman contre le peuple arménien en 1915 et dans les années suivantes. Il qualifia notamment de « mensonge international » l’idée d’un génocide arménien. Ses propos avaient été tenus dans différents contextes : il s’était exprimé à Lausanne lors d’une conférence de presse (en turc), à Opfikon au cours d’une conférence tenue dans le cadre de la commémoration du Traité de Lausanne de 1923 et à Köniz à l’occasion d’une réunion de son parti.
  4. 8.  Le 15 juillet 2005, l’association Suisse-Arménie porta plainte contre le requérant pour le contenu des propos susmentionnés.
  5. 9.  Par un jugement du 9 mars 2007, le Tribunal de police de l’arrondissement de Lausanne reconnut le requérant coupable de discrimination raciale au sens de l’art. 261bis, al. 4, du code pénal suisse (paragraphe 14 ci-dessous) et le condamna à une peine de 90 jours-amende à 100 francs suisses (CHF) (environ 85 euros (EUR)), assortie d’un sursis de deux ans, au paiement d’une amende de 3 000 CHF (environ 2 500 EUR) substituable par 30 jours de privation de liberté, ainsi qu’au paiement d’une indemnité pour tort moral de 1 000 CHF (environ 850 EUR) en faveur de l’association Suisse-Arménie. Il constata que le génocide arménien était un fait avéré selon l’opinion publique helvétique aussi bien que de manière plus générale. Il se référa pour cela à différents actes parlementaires (notamment au postulat de Buman ; voir paragraphe 16 ci-dessous), à des publications juridiques ainsi qu’à différentes déclarations émanant des autorités politiques fédérales et cantonales. Par ailleurs, il évoqua également la reconnaissance de ce génocide par diverses instances internationales, telles que le Conseil de l’Europe[1] et le Parlement européen. Il conclut en outre que les mobiles poursuivis par le requérant s’apparentaient à des mobiles racistes et ne relevaient pas du débat historique.
  6. 10.  Le requérant interjeta un recours contre ce jugement. Il demanda principalement l’annulation de ce dernier et un complément d’instruction portant notamment sur l’état des recherches et la position des historiens sur la question arménienne.
  7. 11.  Le 13 juin 2007, la Cour de cassation pénale du Tribunal cantonal du canton de Vaud rejeta le recours interjeté par le requérant contre ce jugement. Selon elle, à l’instar du génocide juif, le génocide arménien était, à la date de l’adoption de l’article 261bis, al. 4, du code pénal suisse, un fait historique, reconnu comme avéré par le législateur suisse. Par conséquent, les tribunaux n’avaient pas à recourir aux travaux d’historiens pour admettre son existence. Le tribunal cantonal souligna de plus que le requérant s’était contenté de nier la qualification de génocide, sans jamais remettre en question l’existence des massacres et déportations d’Arméniens.
  8. 12.  Le requérant forma contre cette décision un recours en matière pénale devant le Tribunal fédéral. Il demanda principalement la réforme de l’arrêt entrepris dans le sens de son acquittement et sa libération de toute condamnation sur le plan tant civil que pénal. En substance, il reprochait aux deux autorités cantonales, sous l’angle tant de l’application de l’art. 261bis, al. 4, du code pénal suisse que de la violation des droits fondamentaux qu’il alléguait, de ne pas avoir procédé à une instruction suffisante quant à la matérialité des circonstances de fait permettant de qualifier de génocide les événements de 1915.
  9. 13.  Par un arrêt du 12 décembre 2007 (ATF 6B_398/2007), dont voici les extraits pertinents, le Tribunal fédéral rejeta le recours du requérant :

« 3.1 L’art. 261bis al. 4 CP réprime le comportement de celui qui aura publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité. Dans une première approche littérale et grammaticale, on peut constater que la formulation de la loi (par l’utilisation de l’article indéfini « un génocide »), ne fait expressément référence à aucun événement historique précis. La loi n’exclut donc pas la répression de la négation d’autres génocides que celui commis par le régime nazi; elle ne qualifie pas non plus expressément la négation du génocide arménien au plan pénal comme acte de discrimination raciale.

3.2 L’art. 261bis al. 4 CP a été adopté lors de l’adhésion de la Suisse à la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale du 21 décembre 1965 (RS 0.104). Dans sa formulation initiale, le texte du projet de loi du Conseil fédéral ne faisait aucune mention expresse de la négation de génocides (v. FF 1992 III 326). L’incrimination du révisionnisme, respectivement de la négation de l’holocauste, devait être incluse dans le fait constitutif de déshonorer la mémoire d’un défunt figurant à l’alinéa 4 du projet d’article 261bis CP (Message du Conseil fédéral du 2 mars 1992 concernant l’adhésion de la Suisse à la convention internationale de 1965 sur l’élimination de toutes formes de discrimination raciale et la révision y relative du droit pénal; FF 1992 III 265 ss, spéc. 308 s.). Ce message ne comporte aucune référence expresse aux événements de 1915.

Lors des débats parlementaires, la Commission des affaires juridiques du Conseil national proposa d’ajouter à l’art. 261bis al. 4 CP le texte « […] ou qui pour la même raison, minimisera grossièrement ou cherchera à disculper le génocide ou d’autres crimes contre l’humanité » […]. Le rapporteur de langue française de la commission, le Conseiller national Comby, précisa qu’il y avait une confusion entre le texte allemand et le texte français en indiquant que l’on parlait évidemment de tout génocide, et non seulement de l’holocauste (BO/CN 1992 II 2675 s.). Le projet de la commission n’en fut pas moins adopté par le Conseil national dans la forme proposée (BO/CN 1992 II 2676). Devant le Conseil des États, la proposition de la commission des affaires juridiques de ce conseil d’adhérer à la formulation de l’art. 261bis al. 4 CP adoptée par le Conseil national fut opposée à une proposition Küchler, qui ne remettait cependant pas en question la phrase « ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier le génocide ou d’autres crimes contre l’humanité » (BO/CE 1993 96; sur la portée de cette proposition, v. ATF 123 IV 202 consid. 3c p. 208 ainsi que Poncet, ibidem). Cette proposition fut adoptée sans qu’il ait été fait plus ample référence à la négation du génocide arménien durant le débat. Lors de l’élimination des divergences, la Commission des affaires juridiques du Conseil national proposa, par l’intermédiaire de M. Comby, d’adopter les modifications introduites par le Conseil des États, à l’exception du 4e paragraphe, où elle proposait de parler « d’un génocide », en faisant allusion à tous ceux qui peuvent se produire. Le rapporteur de langue française relevait que plusieurs personnes avaient parlé notamment des massacres kurdes ou d’autres populations, par exemple des Arméniens, tous ces génocides devant entrer en ligne de compte (BO/CN 1993 I 1075 s.). Il fut encore brièvement fait allusion à la définition du génocide et à la manière selon laquelle un citoyen turc s’exprimerait à propos du drame arménien ainsi qu’au fait que la disposition ne devait pas viser, dans l’esprit de la commission un seul génocide, mais tous les génocides, notamment en Bosnie Herzégovine (BO/CN 1993 I 1077; intervention Grendelmeier). En définitive, le Conseil national adopta le texte de l’alinéa 4 dans la formulation suivante: « […] toute autre manière, porte atteinte à la dignité humaine d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ou qui, pour la même raison, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide » (BO/CN 1993 I 1080). Dans la suite des travaux parlementaires, le Conseil des États maintint sa position, en adoptant à titre de simple modification rédactionnelle du texte français la locution « un génocide », et le Conseil national se rallia finalement à la décision du Conseil des États, sans que soit à nouveau évoquée la négation du génocide arménien (BO/CN 1993 I 1300, 1451; BO/CE 1993 452, 579).

Il ressort ainsi clairement de ces travaux préparatoires que l’art. 261bis al. 4 CP ne vise pas exclusivement la négation des crimes nazis mais également d’autres génocides.

[…]

3.4 On ne peut en revanche interpréter ces travaux préparatoires en ce sens que la norme pénale viserait certains génocides déterminés que le législateur avait en vue au moment de l’édicter, comme le suggère l’arrêt entrepris.

3.4.1 La volonté de combattre les opinions négationnistes et révisionnistes en relation avec l’holocauste a certes constitué un élément central dans l’élaboration de l’art. 261bis al. 4 CP. Dans sa jurisprudence, le Tribunal fédéral a cependant jugé que la négation de l’holocauste réalise objectivement l’état de fait incriminé par l’art. 261bis al. 4 CP parce qu’il s’agit d’un fait historique généralement reconnu comme établi (ATF 129 IV 95 consid. 3.4.4, p. 104 s.), sans qu’il ait été fait référence dans cet arrêt à la volonté historique du législateur. Dans le même sens, de nombreux auteurs y voient un fait notoire pour l’autorité pénale (Vest, Delikte gegen den öffentlichen Frieden, n. 93, p. 157), un fait historique indiscutable (Rom, op. cit., p. 140), une qualification (« génocide ») qui ne fait aucun doute (Niggli, Discrimination raciale, n. 972, p. 259, qui relève simplement que ce génocide a été à l’origine de la création de la norme; dans le même sens: Guyaz, op. cit. p. 305). Seules quelques rares voix ne font référence qu’à la volonté du législateur de reconnaître le fait comme historique (v. p. ex.: Ulrich Weder, Schweizerisches Strafgesetzbuch, Kommentar [Andreas Donatsch Hrsg.], Zurich 2006, Art. 261bis al. 4, p. 327 ; Chaix/Bertossa, op. cit., p. 184).

3.4.2 La démarche consistant à rechercher quels génocides le législateur avait en vue lors de l’édiction de la norme se heurte par ailleurs déjà à l’interprétation littérale (v. supra consid. 3.1), qui démontre clairement la volonté du législateur de privilégier sur ce point une formulation ouverte de la loi, par opposition à la technique des lois dites « mémorielles » adoptées notamment en France (loi no 90-615 du 13 juillet 1990, dite loi Gayssot; loi nº 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité, dite Loi Taubira; loi no2001-70 du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915). L’incrimination de la négation de l’holocauste au regard de l’art. 261bis al. 4 CP repose ainsi moins sur l’intention du législateur au moment où il a édicté la norme pénale de viser spécifiquement le négationnisme et le révisionnisme que sur la constatation qu’il existe sur ce point un consensus très général, duquel le législateur participait sans nul doute possible. Il n’y a donc pas de raison non plus de rechercher si une telle intention animait le législateur en ce qui concerne le génocide arménien (contra: Niggli, Rassendiskriminierung, 2e éd., Zurich 2007, n. 1445 s., p. 447 s.). On doit au demeurant constater sur ce point que si certains éléments du texte ont été âprement discutés par les parlementaires, la qualification des événements de 1915 n’a fait l’objet d’aucun débat dans ce contexte et n’a, en définitive été invoquée que par deux orateurs pour justifier l’adoption d’une version française de l’art. 261bis al. 4 CP ne permettant pas une interprétation exagérément limitative du texte, que la version allemande n’imposait pas.

3.4.3 Doctrine et jurisprudence ont, par ailleurs, déduit du caractère notoire, incontestable ou indiscutable de l’holocauste qu’il n’a plus à être prouvé dans le procès pénal (Vest, ibidem; Schleiminger, op. cit., art. 261bis CP, n. 60). Les tribunaux n’ont donc pas à recourir aux travaux d’historiens sur ce point (Chaix/Bertossa, ibidem; arrêt non publié 6S.698/2001 consid. 2.1). Le fondement ainsi déterminé de l’incrimination de la négation de l’holocauste dicte, en conséquence également, la méthode qui s’impose au juge lorsqu’il s’agit de la négation d’autres génocides. La première question qui se pose dès lors est de savoir s’il existe un consensus comparable en ce qui concerne les faits niés par le recourant.

  1. La question ainsi posée relève du fait. Elle porte moins directement sur la qualification comme génocide des massacres et déportations imputés à l’Empire ottoman que sur l’appréciation portée généralement sur cette qualification, dans le public et au sein de la communauté des historiens. C’est ainsi qu’il faut comprendre la démarche adoptée par le tribunal de police, qui a souligné qu’il ne lui incombait pas de faire l’histoire, mais de rechercher si ce génocide est « connu et reconnu », voire « avéré » (jugement, consid. II, p. 14) avant d’acquérir sa conviction sur ce dernier point de fait (jugement, consid. II, p. 17), qui fait partie intégrante de l’arrêt cantonal (arrêt cantonal, consid. B p. 2).

4.1 Une telle constatation de fait lie le Tribunal fédéral […].

4.2 En ce qui concerne le point de fait déterminant, le tribunal de police a fondé sa conviction non seulement sur l’existence de déclarations de reconnaissance politiques, mais il a également souligné que la conviction des autorités dont elles émanent a été forgée sur la base de l’avis d’experts (notamment un collège d’une centaine d’historiens en ce qui concerne l’Assemblée nationale française lors de l’adoption de la loi du 29 janvier 2001) ou de rapports qualifiés de fortement argumentés et documentés (Parlement européen). Aussi, en plus de s’appuyer sur l’existence de reconnaissances politiques, cette argumentation constate, dans les faits, l’existence d’un large consensus de la communauté, que traduisent les déclarations politiques, et qui repose lui-même sur un large consensus scientifique sur la qualification des faits de 1915 comme génocide. On peut y ajouter, dans le même sens, que lors du débat qui a conduit le Conseil national à reconnaître officiellement le génocide arménien, il a été fait référence aux travaux de recherche internationaux publiés sous le titre « Der Völkermord an den Armeniern und die Shoah » (BO/CN 2003 2017; intervention Lang). Enfin, le génocide arménien constitue l’un des exemples présentés comme « classiques » dans la littérature générale consacrée au droit pénal international, respectivement à la recherche sur les génocides (v. Marcel Alexander Niggli, Rassendiskriminierung, n. 1418 s., p. 440 et les très nombreuses références citées; v. aussi n. 1441 p. 446 et les références).

4.3 Dans la mesure où l’argumentation du recourant tend à contester l’existence d’un génocide ou la qualification juridique des événements de 1915 comme génocide – notamment en soulignant l’absence de jugement émanant d’un tribunal international ou de commissions spécialisées, respectivement l’absence de preuves irréfutables établissant que les faits correspondants aux conditions objectives et subjectives posées par l’art. 264 CP ou à celles de la Convention ONU de 1948, en soutenant qu’il n’y aurait en l’état que trois génocides internationalement reconnus -, elle est sans pertinence pour la solution du litige, dès lors qu’il s’agit de déterminer tout d’abord s’il existe un consensus général, historique en particulier, suffisant pour exclure du débat pénal sur l’application de l’art. 261bis al. 4 CP le débat historique de fond sur la qualification des événements de 1915 comme génocide. Il en va de même en tant que le recourant reproche à la cour cantonale d’être tombée dans l’arbitraire en n’examinant pas les moyens de nullité soulevés dans le recours cantonal, en relation avec les mêmes faits et les mesures d’instruction qu’il avait requises. Il n’y a donc lieu d’examiner son argumentation qu’en tant qu’elle porte spécifiquement sur la constatation de ce consensus.

4.4 Le recourant relève qu’il a requis que l’instruction soit complétée quant à l’état actuel des recherches et la position actuelle des historiens dans le monde sur la question arménienne. Il ressort également ça et là de ses écritures qu’il considère qu’il n’y a pas d’unanimité ou de consensus des États, d’une part, et des historiens, d’autre part, quant à la qualification des faits de 1915 comme génocide. Son argumentation s’épuise cependant à opposer sa propre conviction à celle de l’autorité cantonale. Il ne cite, en particulier, aucun élément précis qui démontrerait l’inexistence du consensus constaté par le tribunal de police, moins encore qui démontrerait l’arbitraire de cette constatation.

Le recourant indique certes que nombre d’États ont refusé de reconnaître l’existence d’un génocide arménien. Il convient cependant de rappeler, sur ce point, que même la résolution 61/L.53 de l’ONU votée en janvier 2007 et condamnant la négation de l’holocauste n’a réuni que 103 voix parmi les 192 États membres. Le seul constat que certains États refusent de déclarer sur la scène internationale qu’ils condamnent la négation de l’holocauste, ne suffit de toute évidence pas à remettre en cause l’existence d’un consensus très général sur le caractère génocidaire de ces actes. Consensus ne signifie pas unanimité. Le choix de certains États de ne pas condamner publiquement l’existence d’un génocide ou de ne pas adhérer à une résolution condamnant la négation d’un génocide peut être dicté par des considérations politiques sans relations directes avec l’appréciation réelle portée par ces États sur la manière dont les faits historiques doivent être qualifiés et ne permet pas, en particulier, de remettre en question l’existence d’un consensus sur ce point, notamment au sein de la communauté scientifique.

4.5 Le recourant relève également qu’il serait à son avis contradictoire pour la Suisse de reconnaître l’existence du génocide arménien et de soutenir, dans ses relations avec la Turquie, la création d’une commission d’historiens. Cela démontrerait selon lui que l’existence d’un génocide n’est pas établie.

On ne peut toutefois déduire ni du refus répété du Conseil fédéral de reconnaître, par une déclaration officielle, l’existence d’un génocide arménien, ni de la démarche choisie, consistant à soutenir auprès des autorités turques la création d’une commission internationale d’experts que la constatation selon laquelle il existerait un consensus général sur la qualification de génocide serait arbitraire. Selon la volonté clairement exprimée du Conseil fédéral, sa démarche est guidée par le souci d’amener la Turquie à opérer un travail de mémoire collective sur son passé (BO/CN 2001 168: réponse du Conseiller fédéral Deiss au postulat Zisyadis; BO/CN 2003 2021 s.: réponse de la Conseillère fédérale Calmy-Rey au Postulat Vaudroz – Reconnaissance du génocide des Arméniens de 1915). Cette attitude d’ouverture au dialogue ne peut être interprétée comme la négation de l’existence d’un génocide et rien n’indique que le soutien exprimé en 2001 par le Conseil fédéral à la création d’une commission d’enquête internationale n’aurait pas procédé de la même démarche. On ne peut en déduire, de manière générale, qu’il existerait un doute suffisant dans la communauté, scientifique en particulier, sur la réalité du caractère génocidaire des faits de 1915 pour rendre la constatation de ce consensus arbitraire.

4.6 Cela étant, le recourant ne démontre pas en quoi le tribunal de police serait tombé dans l’arbitraire en constatant qu’il existe un consensus général, scientifique notamment, sur la qualification des faits de 1915 comme génocide. Il s’ensuit que les autorités cantonales ont, à juste titre, refusé de souscrire à la démarche du recourant tendant à ouvrir un débat historico-juridique sur ce point.

  1. Au plan subjectif, l’infraction sanctionnée par l’art. 261bis al. 1 et 4 CP suppose un comportement intentionnel. Aux ATF 123 IV 202 consid. 4c p. 210 et 124 IV 121 consid. 2b p. 125, le Tribunal fédéral a jugé que ce comportement intentionnel devait être dicté par des mobiles de discrimination raciale. Cette question débattue en doctrine a ensuite été laissée ouverte aux ATF 126 IV 20 consid. 1d, spéc. p. 26 et 127 IV 203 consid. 3, p. 206. Elle peut demeurer ouverte en l’espèce également, comme on le verra.

5.1 En ce qui concerne l’intention, le tribunal correctionnel a retenu que le requérant, docteur en droit, politicien, soi-disant écrivain et historien, avait agi en toute connaissance de cause, déclarant qu’il ne changerait jamais de position, même si une commission neutre affirmait un jour que le génocide des Arméniens a bel et bien existé. Ces constatations de la volonté interne du recourant de nier un génocide relèvent du fait (ATF 110 IV 22, consid. 2, 77, consid. 1c, 109 IV 47 consid. 1, 104 IV 36 consid. 1 et cit.), si bien que le Tribunal fédéral est lié sur ce point (art. 105 al. 1 LTF). Le recourant ne formule d’ailleurs aucun grief à ce propos. Il ne tente pas de démontrer que ces constatations de fait seraient arbitraires ou procéderaient d’une violation de ses droits de niveau constitutionnel ou conventionnel, si bien qu’il n’y a pas lieu d’examiner cette question (art. 106 al. 2 LTF). On ne voit pas, pour le surplus, que les autorités cantonales, qui ont déduit l’intention du recourant d’éléments extérieurs (cf. ATF 130 IV 58 consid. 8.4 p. 62) auraient méconnu sur ce point la notion même d’intention du droit fédéral.

5.2 Quant aux mobiles du recourant, le Tribunal correctionnel a retenu qu’ils s’apparentaient à des mobiles racistes et nationalistes et ne relevaient pas du débat historique, en soulignant en particulier qu’il décrivait les Arméniens comme étant les agresseurs du peuple turc et qu’il se réclamait lui-même de [Talat] Pacha, qui fut historiquement, avec ses deux frères, l’initiateur, l’instigateur et le moteur du génocide des Arméniens (jugement, consid. II, p. 17 s.).

Il n’est pas contesté en l’espèce que la communauté arménienne constitue un peuple, soit tout au moins une ethnie (sur la notion, v. : Niggli, Rassendiskriminierung, 2e éd., n. 653 p. 208), qui se reconnaît en particulier dans son histoire marquée par les événements de 1915. Il s’ensuit que la négation du génocide arménien – respectivement la représentation prônée par le recourant du peuple arménien comme agresseur – constitue déjà une atteinte à l’identité des membres de cette communauté (Schleiminger, op. cit., art. 261bis CP, n. 65 et la référence à Niggli). Le Tribunal correctionnel, qui a retenu l’existence de mobiles s’apparentant au racisme a, par ailleurs, exclu que la démarche du recourant ressortît au débat historique. Ces constatations de fait, au sujet desquelles le recourant n’élève aucun grief (art. 106 al. 2 LTF) lient le Tribunal fédéral (art. 105 al. 1 LTF). Elles démontrent suffisamment l’existence de mobiles qui, en plus du nationalisme, ne peuvent relever que de la discrimination raciale, respectivement ethnique. Il n’est dès lors pas nécessaire de trancher en l’espèce le débat doctrinal évoqué au consid. 6 ci-dessus. Pour le surplus, le recourant n’élève non plus aucun grief relatif à l’application du droit fédéral sur ce point.

  1. Le recourant invoque encore la liberté d’expression garantie par l’art. 10 CEDH, en relation avec l’interprétation donnée par les autorités cantonales à l’art. 261bis al. 4 CP.

Il ressort cependant des procès-verbaux d’audition du recourant par le Ministère public de Winterthur/Unterland (23 juillet 2005), qu’en s’exprimant en public, à Glattbrugg notamment, le recourant entendait « aider le peuple suisse et le Conseil national à corriger l’erreur » (ndr: la reconnaissance du génocide arménien). Il connaissait par ailleurs l’existence de la norme sanctionnant la négation d’un génocide et a déclaré qu’il ne changerait jamais de position, même si une commission neutre affirmait un jour que le génocide des Arméniens a bel et bien existé (jugement, consid. II, p. 17). On peut déduire de ces éléments que le recourant n’ignorait pas qu’en qualifiant le génocide arménien de « mensonge international » et en déniant explicitement aux faits de 1915 la qualification de génocide, il s’exposait en Suisse à une sanction pénale. Le recourant ne peut dès lors rien déduire en sa faveur de l’absence de prévisibilité de la loi qu’il invoque. Ces éléments permettent en outre de retenir que le recourant tente essentiellement, par une démarche de provocation, d’obtenir des autorités judiciaires suisses une confirmation de ses thèses, au détriment des membres de la communauté arménienne, pour lesquels cette question joue un rôle identitaire central. La condamnation du recourant tend ainsi à protéger la dignité humaine des membres de la communauté arménienne, qui se reconnaissent dans la mémoire du génocide de 1915. La répression de la négation d’un génocide constitue enfin une mesure de prévention des génocides au sens de l’art. I de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide conclue à New-York le 9 décembre 1948, approuvée par l’Assemblée fédérale le 9 mars 2000 (RS 0.311.11).

  1. On doit, au demeurant constater que le recourant ne conteste l’existence ni des massacres ni des déportations (v. supra consid. A), que l’on ne peut qualifier, même en faisant preuve de réserve, que comme des crimes contre l’humanité (Niggli, Discrimination raciale, n. 976, p. 262). Or, la justification de tels crimes, fût-ce au nom du droit de la guerre ou de prétendues raisons sécuritaires, tombe déjà sous le coup de l’art. 261bis al. 4 CP, si bien que même considérée sous cet angle et indépendamment de la qualification de ces mêmes faits comme génocide, la condamnation du recourant en application de l’art. 261bis al. 4 CP n’apparaît pas arbitraire dans son résultat, pas plus qu’elle ne viole le droit fédéral. »
  2. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES ET INTERNATIONAUX PERTINENTS
  3. Le droit et la pratique internes pertinents
  4. 14.  L’article 261bis du code pénal, qui réprime la discrimination raciale, est libellé comme suit :

« Celui qui, publiquement, aura incité à la haine ou à la discrimination envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse ;

celui qui, publiquement, aura propagé une idéologie visant à rabaisser ou à dénigrer de façon systématique les membres d’une race, d’une ethnie ou d’une religion ;

celui qui, dans le même dessein, aura organisé ou encouragé des actions de propagande ou y aura pris part ;

celui qui aura publiquement, par la parole, l’écriture, l’image, le geste, par des voies de fait ou de toute autre manière, abaissé ou discriminé d’une façon qui porte atteinte à la dignité humaine une personne ou un groupe de personnes en raison de leur race, de leur appartenance ethnique ou de leur religion ou qui, pour la même raison, niera, minimisera grossièrement ou cherchera à justifier un génocide ou d’autres crimes contre l’humanité; celui qui aura refusé à une personne ou à un groupe de personnes, en raison de leur appartenance raciale, ethnique ou religieuse, une prestation destinée à l’usage public, sera puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire. »

  1. 15.  En son article 264, intitulé « Génocide », le code pénal définit comme suit cette infraction :

« Sera puni d’une peine privative de liberté à vie ou d’une peine privative de liberté de dix ans au moins celui qui, dans le dessein de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, racial, religieux ou ethnique :

  1. aura tué des membres du groupe ou aura fait subir une atteinte grave à leur intégrité physique ou mentale ;
  2. aura soumis les membres du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
  3. aura ordonné ou pris des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
  4. aura transféré ou fait transférer de force des enfants du groupe à un autre groupe.

Est également punissable celui qui aura agi à l’étranger, s’il se trouve en Suisse et qu’il ne peut être extradé. L’art. 6bis, ch. 2, est applicable.

Les dispositions relatives à l’autorisation de poursuivre qui figurent à l’art. 366, al. 2, let. b, aux art. 14 et 15 de la loi du 14 mars 1958 sur la responsabilité et aux art. 1 et 4 de la loi du 26 mars 1934 sur les garanties politiques ne sont pas applicables au génocide. »

  1. 16.  Le postulat no3069, déposé au Conseil national par M. Dominique de Buman le 18 mars 2002 et accepté par le Conseil national le 16 décembre 2003 par 107 voix contre 67, est libellé comme suit :

« Le Conseil national reconnaît le génocide des Arméniens de 1915. Il demande au Conseil fédéral d’en prendre acte et de transmettre sa position par les voies diplomatiques usuelles. »

  1. 17. Par un jugement du 14 septembre 2001, le requérant et 11 autres ressortissants turcs furent acquittés par le tribunal d’arrondissement de Berne-Laupen des chefs d’accusation de négation de génocide au sens de l’article 261bis du code pénal. Ce tribunal estima que l’intention de discriminer faisait défaut chez les accusés. La cour d’appel du canton de Berne, puis le Tribunal fédéral le 7 novembre 2002, déclarèrent irrecevables l’appel et le recours respectivement formés contre ce jugement.
  2. Le droit et la pratique internationaux
  3. 18.  Les articles pertinents de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 sont libellés comme suit :

Article premier

« Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir.

Article 2

Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci‑après, commis dans l’intention de détruire ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

  1. a) Meurtre de membres du groupe ;
  2. b) Atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
  3. c) Soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
  4. d) Mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
  5. e) Transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. »

Article 3

Seront punis les actes suivants :

  1. a) Le génocide ;
  2. b) L’entente en vue de commettre le génocide ;
  3. c) L’incitation directe et publique à commettre le génocide ;
  4. d) La tentative de génocide ;
  5. e) La complicité dans le génocide.

Article 5

Les Parties contractantes s’engagent à prendre, conformément à leurs constitutions respectives, les mesures législatives nécessaires pour assurer l’application des dispositions de la présente Convention, et notamment à prévoir des sanctions pénales efficaces frappant les personnes coupables de génocide ou de l’un quelconque des autres actes énumérés à l’article III. »

  1. 19.  L’article 6 du Statut du Tribunal militaire international, annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945, réprimait les crimes contre la paix (alinéa a), les crimes de guerre (alinéa b) et les crimes contre l’humanité (alinéa c). Il est libellé comme suit dans sa partie pertinente :

Article 6

« Les actes suivants, ou l’un quelconque d’entre eux, sont des crimes soumis à la juridiction du Tribunal et entraînent une responsabilité individuelle :

(…)

  1. c)  Les ‘Crimes contre l’humanité’: c’est-à-dire l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation, et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles, avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques, raciaux ou religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du Tribunal, ou en liaison avec ce crime. »
  2. 20.  Les dispositions du Statut de Rome de la Cour pénale internationale, adopté le 17 juillet 1998 et entré en vigueur au regard de la Suisse le 1er juillet 2002, sont libellées comme il suit :

Article 5 : Crimes relevant de la compétence de la Cour

  1. La compétence de la Cour est limitée aux crimes les plus graves qui touchent l’ensemble de la communauté internationale. En vertu du présent Statut, la Cour a compétence à l’égard des crimes suivants :
  2. a) le crime de génocide ;
  3. b) les crimes contre l’humanité ;
  4. c) les crimes de guerre ;
  5. d) le crime d’agression.
  6. La Cour exercera sa compétence à l’égard du crime d’agression quand une disposition aura été adoptée conformément aux articles 121 et 123, qui définira ce crime et fixera les conditions de l’exercice de la compétence de la Cour à son égard. Cette disposition devra être compatible avec les dispositions pertinentes de la Charte des Nations Unies.

Article 6 : Crime de génocide

Aux fins du présent Statut, on entend par crime de génocide l’un quelconque des actes ci-après commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

  1. a) meurtre de membres du groupe ;
  2. b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
  3. c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
  4. d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
  5. e) transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.

Article 7 : Crimes contre l’humanité

  1. Aux fins du présent Statut, on entend par crime contre l’humanité l’un quelconque des actes ci-après lorsqu’il est commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre toute population civile et en connaissance de cette attaque :
  2. a) meurtre ;
  3. b) extermination ;
  4. c) réduction en esclavage ;
  5. d) déportation ou transfert forcé de population ;
  6. e) emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ;
  7. f) torture ;
  8. g) viol, esclavage sexuel, prostitution forcée, grossesse forcée, stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ;
  9. h) persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste au sens du par. 3, ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ;
  10. i) disparitions forcées de personnes ;
  11. j) crime d’apartheid ;
  12. k) autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.

(…). »

  1. 21.  Dans l’affaire Le Procureur c. Akayesu, no. ICTR-96-4-T, 2 septembre 1998, la Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour le Rwanda a mis en relief le critère distinctif du crime de génocide :

« 498.  Le génocide se distingue d’autres crimes en ce qu’il comporte un dol spécial, ou dolus specialis. Le dol spécial d’un crime est l’intention précise, requise comme élément constitutif du crime, qui exige que le criminel ait nettement cherché à provoquer le résultat incriminé. Dès lors, le dol spécial du crime de génocide réside dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel. »

  1. 22.  En outre, dans la même affaire, ce tribunal a articulé le crime de génocide par rapport aux autres crimes réprimés par le Statut du Tribunal (concours des infractions) :

« 469.  Eu égard à son Statut, la Chambre est d’avis que les infractions visées dans le Statut – génocide, crimes contre l’humanité et violations de l’article 3 commun aux Conventions de Genève et du Protocole additionnel II – comportent des éléments constitutifs différents et, surtout, leur répression vise la protection d’intérêts distincts. On est dès lors fondé à les retenir à raison des mêmes faits. En outre, il pourrait, suivant le cas, être nécessaire d’obtenir une condamnation pour plus d’une de ces infractions afin de donner la mesure des crimes qu’un accusé a commis. Par exemple, le général qui donnerait l’ordre de tuer tous les prisonniers de guerre appartenant à un groupe ethnique donné, dans l’intention d’éliminer ainsi ledit groupe serait coupable à la fois de génocide et de violations de l’article 3 commun, bien que pas nécessairement de crimes contre l’humanité. Une condamnation pour génocide et violations de l’article 3 commun donnerait alors pleinement la mesure du comportement du général accusé.

  1. En revanche, la Chambre ne considère pas qu’un acte quelconque de génocide, les crimes contre l’humanité et ou les violations de l’article 3 commun aux Conventions de Genève et du Protocole additionnel II constituent des formes mineures les uns des autres. Le Statut du Tribunal n’établit pas une hiérarchie des normes; il traite toutes les trois infractions sur un pied d’égalité. Si l’on peut considérer le génocide comme le crime le plus grave, rien dans le Statut n’autorise à dire que les crimes contre l’humanité ou les violations de l’article 3 commun et du Protocole additionnel II sont, en toute hypothèse, accessoires au crime de génocide et constituent, par suite, des infractions subsidiaires de celui-ci. Ainsi qu’il est dit, et c’est là un argument connexe, ces infractions renferment des éléments constitutifs différents. Une fois de plus, cette considération autorise les condamnations multiples du chef de ces infractions à raison des mêmes faits. »
  2. 23.  Dans son arrêt du 26 février 2007 rendu dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro) (I.J. Recueil 2007), la Cour internationale de Justice (« la CIJ ») a rappelé ce qui suit :

« 8) La question de l’intention de commettre le génocide

  1. La Cour relève que le génocide, tel que défini à l’article II de la Convention, comporte à la fois des « actes » et une « intention ». Il est bien établi que les actes suivants —

« a) meurtre de membres du groupe ;

  1. b) atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
  2. c) soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
  3. d) mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; et
  4. e) transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe » —

comprennent eux-mêmes des éléments moraux. Le « meurtre » est nécessairement intentionnel, tout comme l’« atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ». Dans les litt. c) et d) de l’article II, ces éléments moraux ressortent expressément des mots « intentionnelle » et « visant », et implicitement aussi des termes « soumission » et « mesures ». De même, le transfert forcé suppose des actes intentionnels, voulus. Ces actes, selon les termes de la CDI, sont par leur nature même des actes conscients, intentionnels ou délibérés (Commentaire relatif à l’article 17 du projet de code des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité de 1996, rapport de la CDI 1996, Annuaire de la Commission du droit international, 1996, vol. II, deuxième partie, p. 47, par. 5).

  1. A ces éléments moraux, l’article II en ajoute un autre. Il exige que soit établie l’« intention de détruire, en tout ou en partie, [le] groupe [protégé]…, comme tel ». Il ne suffit pas d’établir, par exemple aux termes du litt. a), qu’a été commis le meurtre de membres du groupe, c’est-à-dire un homicide volontaire, illicite, contre ces personnes. Il faut aussi établir une intention supplémentaire, laquelle est définie de manière très précise. Elle est souvent qualifiée d’intention particulière ou spécifique, ou dolus specialis ; dans le présent arrêt, elle sera généralement qualifiée d’« intention spécifique (dolus specialis) ». Il ne suffit pas que les membres du groupe soient pris pour cible en raison de leur appartenance à ce groupe, c’est-à-dire en raison de l’intention discriminatoire de l’auteur de l’acte. Il faut en outre que les actes visés à l’article II soient accomplis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe comme tel. Les termes « comme tel » soulignent cette intention de détruire le groupe protégé.
  2. La spécificité de l’intention et les critères qui la distinguent apparaissent clairement lorsque le génocide est replacé, comme il l’a été par la chambre de première instance du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie (dénommé ci-après le « TPIY » ou le « Tribunal ») en l’affaire Kupreškić et consorts, dans le contexte d’actes criminels qui lui sont apparentés, notamment les crimes contre l’humanité et la persécution : « [L’]élément moral requis pour la persécution est plus strict que pour les crimes contre l’humanité habituels, tout en demeurant en deçà de celui requis pour le génocide. Dans ce contexte, la chambre de première instance souhaite insister sur le fait que la persécution, en tant que crime contre l’humanité, est une infraction qui relève du même genus que le génocide. Il s’agit, dans les deux cas, de crimes commis contre des personnes qui appartiennent à un groupe déterminé et qui sont visées en raison même de cette appartenance. Ce qui compte dans les deux cas, c’est l’intention discriminatoire : pour attaquer des personnes à cause de leurs caractéristiques ethniques, raciales ou religieuses (ainsi que, dans le cas de la persécution, à cause de leurs opinions politiques). Alors que dans le cas de la persécution, l’intention discriminatoire peut revêtir diverses formes inhumaines et s’exprimer par le biais d’une multitude d’actes, dont l’assassinat, l’intention requise pour le génocide doit s’accompagner de celle de détruire, en tout ou en partie, le groupe auquel les victimes appartiennent. S’agissant de l’élément moral, on peut donc dire que le génocide est une forme de persécution extrême, sa forme la plus inhumaine. En d’autres termes, quand la persécution atteint sa forme extrême consistant en des actes intentionnels et délibérés destinés à détruire un groupe en tout ou en partie, on peut estimer qu’elle constitue un génocide. (IT-95-16-T, jugement du 14 janvier 2000, par. 636.) »
  3. 24.  La Convention internationale des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale fut adoptée à New York le 21 décembre 1965. La Suisse ratifia cet instrument le 29 novembre 1994, qui entra en vigueur à son égard le 29 décembre 1994. Ses articles 2 et 3 sont libellés comme il suit :

Article 2

« 1. Les États parties condamnent la discrimination raciale et s’engagent à poursuivre par tous les moyens appropriés et sans retard une politique tendant à éliminer toute forme de discrimination raciale et à favoriser l’entente entre toutes les races, et, à cette fin :

  1. a) Chaque État partie s’engage à ne se livrer à aucun acte ou pratique de discrimination raciale contre des personnes, groupes de personnes ou institutions et à faire en sorte que toutes les autorités publiques et institutions publiques, nationales et locales, se conforment à cette obligation ;
  2. b) Chaque État partie s’engage à ne pas encourager, défendre ou appuyer la discrimination raciale pratiquée par une personne ou une organisation quelconque ;
  3. c) Chaque État partie doit prendre des mesures efficaces pour revoir les politiques gouvernementales nationales et locales et pour modifier, abroger ou annuler toute loi et toute disposition réglementaire ayant pour effet de créer la discrimination raciale ou de la perpétuer là où elle existe ;
  4. d) Chaque État partie doit, par tous les moyens appropriés, y compris, si les circonstances l’exigent, des mesures législatives, interdire la discrimination raciale pratiquée par des personnes, des groupes ou des organisations et y mettre fin ;
  5. e) Chaque État partie s’engage à favoriser, le cas échéant, les organisations et mouvements intégrationnistes multiraciaux et autres moyens propres à éliminer les barrières entre les races, et à décourager ce qui tend à renforcer la division raciale.
  6. Les États parties prendront, si les circonstances l’exigent, dans les domaines social, économique, culturel et autres, des mesures spéciales et concrètes pour assurer comme il convient le développement ou la protection de certains groupes raciaux ou d’individus appartenant à ces groupes en vue de leur garantir, dans des conditions d’égalité, le plein exercice des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Ces mesures ne pourront en aucun cas avoir pour effet le maintien de droits inégaux ou distincts pour les divers groupes raciaux, une fois atteints les objectifs auxquels elles répondaient.

Article 3

Les États parties condamnent spécialement la ségrégation raciale et l’apartheid et s’engagent à prévenir, à interdire et à éliminer sur les territoires relevant de leur juridiction toutes les pratiques de cette nature. »

  1. 25.  Le Pacte international des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques fut adopté à New York le 16 décembre 1966. La Suisse ratifia cet instrument le 18 juin 1992, qui entra en vigueur à son égard le 18 septembre 1992. Ses articles 19 et 20 sont libellés comme il suit :

Article 19

« 1. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions.

  1. Toute personne a droit à la liberté d’expression; ce droit comprend la liberté de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce, sans considération de frontières, sous une forme orale, écrite, imprimée ou artistique, ou par tout autre moyen de son choix.
  2. L’exercice des libertés prévues au par. 2 du présent article comporte des devoirs spéciaux et des responsabilités spéciales. Il peut en conséquence être soumis à certaines restrictions qui doivent toutefois être expressément fixées par la loi et qui sont nécessaires :
  3. a) Au respect des droits ou de la réputation d’autrui ;
  4. b) A la sauvegarde de la sécurité nationale, de l’ordre public, de la santé ou de la moralité publiques.

Article 20

  1. Toute propagande en faveur de la guerre est interdite par la loi.
  2. Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence est interdit par la loi. »
  3. 26.  Lors de sa 102ème session (2011), le Comité des droits de l’homme de l’ONU adopta l’Observation générale no 34 à propos de l’article 19 du Pacte. Les paragraphes pertinents pour la présente affaire sont libellés comme il suit :

Liberté d’opinion

« 9.  Le paragraphe 1 de l’article 19 exige la protection du droit de ne pas «être inquiété pour ses opinions». C’est un droit pour lequel le Pacte n’autorise ni exception ni limitation. La liberté d’opinion s’étend au droit de l’individu de changer d’avis quand il le décide librement, et pour quelque raison que ce soit. Nul ne peut subir d’atteinte à l’un quelconque des droits qu’il tient du Pacte en raison de ses opinions réelles, perçues ou supposées. Toutes les formes d’opinion sont protégées et par là on entend les opinions d’ordre politique, scientifique, historique, moral ou religieux. Ériger en infraction pénale le fait d’avoir une opinion est incompatible avec le paragraphe 1 de l’article 19[2]. Le harcèlement, l’intimidation ou la stigmatisation, y compris l’arrestation, la détention, le jugement ou l’emprisonnement, en raison des opinions que la personne peut professer constitue une violation du paragraphe 1 de l’article 19[3].

  1. Toute forme de tentative de coercition visant à obtenir de quelqu’un qu’il ait ou qu’il n’ait pas une opinion est interdite[4]. La liberté d’exprimer ses opinions comporte nécessairement la liberté de ne pas exprimer ses opinions.

Liberté d’expression

  1. Le paragraphe 2 exige des États parties qu’ils garantissent le droit à la liberté d’expression, y compris le droit de rechercher, de recevoir et de répandre des informations et des idées de toute espèce sans considération de frontières. Ce droit couvre l’expression et la réception de communications sur toute forme d’idée et d’opinion susceptible d’être transmise à autrui, sous réserve des dispositions du paragraphe 3 de l’article 19 et de l’article 20[5]. Il porte sur le discours politique[6], le commentaire de ses affaires personnelles[7] et des affaires publiques[8], la propagande électorale[9], le débat sur les droits de l’homme[10], le journalisme[11], l’expression culturelle et artistique[12], l’enseignement[13] et le discours religieux[14]. Il peut aussi porter sur la publicité commerciale. Le champ d’application du paragraphe 2 s’étend même à l’expression qui peut être considérée comme profondément offensante[15], encore que cette expression puisse être restreinte conformément aux dispositions du paragraphe 3 de l’article 19 et de l’article 20.

(…).

Application du paragraphe 3 de l’article 19

(…)

  1. Le premier des motifs légitimes de restriction énoncés au paragraphe 3 est le respect des droits ou de la réputation d’autrui. Le terme «droits» vise les droits fondamentaux tels qu’ils sont reconnus dans le Pacte et plus généralement dans le droit international des droits de l’homme. Par exemple, il peut être légitime de limiter la liberté d’expression afin de protéger le droit de voter consacré à l’article 25, ainsi que les droits consacrés à l’article 17 (voir par. 37)[16]. Ces restrictions doivent être interprétées avec précaution: s’il peut être licite de protéger les électeurs contre des formes d’expression qui constituent un acte d’intimidation ou de coercition, de telles restrictions ne doivent pas empêcher le débat politique, même dans le cas de l’appel au boycottage d’une élection qui n’était pas obligatoire[17]. Le terme «autrui» vise d’autres personnes individuellement ou en tant que membres d’une communauté[18]. Ainsi, il peut par exemple viser des membres d’une communauté définie par sa foi religieuse[19] ou son origine ethnique[20].

(…). »

  1. 27.  Le paragraphe suivant de l’Observation générale no 34 est consacré plus spécifiquement à la question des sanctions pénales pour l’expression d’opinions relative aux faits historiques :

« 49.  Les lois qui criminalisent l’expression d’opinions concernant des faits historiques sont incompatibles avec les obligations que le Pacte impose aux États parties en ce qui concerne le respect de la liberté d’opinion et de la liberté d’expression[21]. Le Pacte ne permet pas les interdictions générales de l’expression d’une opinion erronée ou d’une interprétation incorrecte d’événements du passé. Des restrictions ne devraient jamais être imposées à la liberté d’opinion et, en ce qui concerne la liberté d’expression, les restrictions ne devraient pas aller au-delà de ce qui est permis par le paragraphe 3 ou exigé par l’article 20. »

  1. 28.  Le 30 octobre 1997, le Comité des ministres du Conseil de l’Europe adopta la Recommandation 97/20, intitulée « Discours de haine » :

« Le Comité des Ministres, en vertu de l’article 15.b du Statut du Conseil de l’Europe,

Considérant que le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres afin notamment de sauvegarder et de promouvoir les idéaux et les principes qui sont leur patrimoine commun ;

Rappelant la Déclaration des chefs d’État et de gouvernement des États membres du Conseil de l’Europe, adoptée le 9 octobre 1993 à Vienne ;

Rappelant que la Déclaration de Vienne a sonné l’alarme sur la résurgence actuelle du racisme, de la xénophobie et de l’antisémitisme, ainsi que sur le développement d’un climat d’intolérance; rappelant également que cette déclaration contient un engagement pour agir contre toutes les idéologies, les politiques et les pratiques incitant à la haine raciale, à la violence et à la discrimination, ainsi que contre tout acte ou langage de nature à renforcer les craintes et les tensions entre groupes d’appartenances raciale, ethnique, nationale, religieuse ou sociale différentes ;

Réaffirmant son profond attachement à la liberté d’expression et d’information, tel qu’exprimé dans la Déclaration sur la liberté d’expression et d’information du 29 avril 1982 ;

Condamnant, dans le prolongement de la Déclaration de Vienne et de la Déclaration sur les médias dans une société démocratique, adoptée à la 4e Conférence ministérielle européenne sur la politique des communications de masse (Prague, 7-8 décembre 1994), toutes les formes d’expression qui incitent à la haine raciale, à la xénophobie, à l’antisémitisme et à toutes formes d’intolérance, car elles minent la sécurité démocratique, la cohésion culturelle et le pluralisme ;

Notant que ces formes d’expression peuvent avoir un impact plus grand et plus dommageable lorsqu’elles sont diffusées à travers les médias ;

Considérant que la nécessité de combattre ces formes d’expression est encore plus urgente dans des situations de tension et pendant les guerres et d’autres formes de conflits armés ;

Estimant qu’il est nécessaire de donner des lignes directrices aux gouvernements et aux États membres sur la manière de traiter ces formes d’expression, tout en reconnaissant que la plupart des médias ne peuvent pas être blâmés pour de telles formes d’expression ;

Ayant à l’esprit l’article 7, paragraphe 1, de la Convention européenne sur la télévision transfrontière, ainsi que la jurisprudence des organes de la Convention européenne des Droits de l’Homme relative aux articles 10 et 17 de cette dernière Convention ;

Vu la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale et la Résolution (68) 30 du Comité des Ministres sur les mesures à prendre contre l’incitation à la haine raciale, nationale et religieuse ;

Constatant que tous les États membres n’ont pas signé, ratifié et mis en œuvre cette convention dans le cadre de leur législation nationale ;

Conscient de la nécessité de trouver un équilibre entre la lutte contre le racisme et l’intolérance, et la nécessité de protéger la liberté d’expression, afin d’éviter le risque de saper la démocratie au motif de la défendre ;

Conscient également de la nécessité de respecter pleinement l’indépendance et l’autonomie éditoriales des médias,

Recommande aux gouvernements des États membres :

  1. d’entreprendre des actions appropriées visant à combattre le discours de haine sur la base des principes énoncés en annexe à la présente recommandation ;
  2. de s’assurer que de telles actions s’inscrivent dans le cadre d’une approche globale qui s’attaquerait aux causes profondes – sociales, économiques, politiques, culturelles et autres – de ce phénomène ;
  3. si cela n’a pas déjà été fait, de procéder à la signature, à la ratification et à la mise en œuvre effective dans le droit interne de la Convention des Nations Unies sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, conformément à la Résolution (68) 30 du Comité des Ministres sur les mesures à prendre contre l’incitation à la haine raciale, nationale et religieuse ;
  4. d’examiner leurs législations et pratiques internes, afin de s’assurer de leur conformité aux principes figurant en annexe à la présente recommandation.

(…) »

  1. 29.  Dans le cadre du Conseil de l’Europe, la question des atrocités commises contre le peuple arménien a fait l’objet de discussions à maintes reprises. Dans une déclaration du 24 avril 2013 (no 542, Doc. 13192), par exemple, une vingtaine de membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe s’exprimèrent ainsi :

Reconnaissance du génocide arménien

« [Cette déclaration écrite n’engage que ses signataires]

La reconnaissance des génocides est un acte qui contribue au respect de la dignité humaine et à la prévention des crimes contre l’humanité.

La réalité du génocide arménien perpétré par l’Empire ottoman a été démontrée, reconnue et affirmée sous la forme de rapports médiatiques et de témoignages, de lois, de résolutions et de déclarations des Nations Unies, du Parlement européen et des parlements des États membres du Conseil de l’Europe, dont la Suède, la Lituanie, l’Allemagne, la Pologne, les Pays-Bas, la Slovaquie, la Suisse, la France, l’Italie, la Belgique, la Grèce, Chypre et la Fédération de Russie, ainsi que par la Chambre des représentants et 43 États fédérés des États-Unis, le Chili, l’Argentine, le Venezuela, le Canada, l’Uruguay et le Liban.

Les soussignés, membres de l’Assemblée parlementaire, demandent à tous les membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe de prendre les mesures nécessaires en faveur de la reconnaissance du génocide perpétré contre les Arméniens et d’autres Chrétiens dans l’Empire ottoman au début du XXe siècle, ce qui contribuera grandement à un éventuel acte similaire de reconnaissance par les autorités turques de ce crime odieux contre l’humanité et, en conséquence, conduira à la normalisation des relations entre l’Arménie et la Turquie, contribuant ainsi à la paix, à la sécurité et à la stabilité régionales. »

  1. Le droit et la pratique comparés
  2. 30.  Dans une étude comparative (avis 06-184) du 19 décembre 2006, produite devant la Cour par le gouvernement défendeur, l’Institut suisse de droit comparé (ISDC, Swiss Institute of Comparative Law) a analysé les législations de 14 pays européens (Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Finlande, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni et Suède) ainsi que celles des États-Unis et du Canada, relatives à l’infraction de négation des crimes contre l’humanité, en particulier du génocide. En voici le résumé :

« L’étude de la négation des crimes contre l’humanité et du génocide dans les différents pays soumis à notre examen révèle une situation très contrastée.

L’Espagne, la France et le Luxembourg ont tous trois adopté une approche extensive de l’interdiction de la négation de ces crimes. La législation espagnole vise de façon générique la négation d’actes dont il est établi que l’objet était de faire disparaître, totalement ou en partie, un groupe ethnique, racial ou religieux. L’auteur encourt une peine d’un à deux ans d’emprisonnement. En France et au Luxembourg, la législation vise la négation des crimes contre l’humanité, tels qu’ils sont définis par l’article 6 du statut du tribunal militaire de Nuremberg annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 (…). Cette limitation du champ matériel de l’incrimination de la négation des crimes contre l’humanité est atténuée au Luxembourg par le fait qu’une disposition spéciale vise la négation des crimes de génocide. La négation de tels crimes est punie des mêmes peines [emprisonnement de huit jours à six mois et/ou une amende de 251 à 25 000 euros] que la négation de crimes contre l’humanité mais la définition du génocide retenue est, cette fois, celle de la loi luxembourgeoise du 8 août 1985, laquelle est générale est abstraite, ne se limitant pas aux actes commis pendant la seconde guerre mondiale. Le champ d’application limité des dispositions françaises a été critiqué et il faut souligner, à cet égard, qu’une proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien a été adoptée en première lecture par l’Assemblée nationale le 12 octobre 2006. Dès lors, il apparaît que seuls le Luxembourg et l’Espagne incriminent dans leur législation de façon générique, et sans se limiter à des épisodes historiques particuliers, la négation des crimes de génocide. En outre, aucun pays n’incrimine à ce jour la négation des crimes contre l’humanité envisagés dans leur globalité.

A cet égard, un groupe de pays auquel il est possible, à l’analyse des textes, de rattacher la France, incrimine la négation des seuls actes commis pendant la seconde guerre mondiale. L’Allemagne punit ainsi d’une peine allant jusqu’à cinq ans d’emprisonnement ou d’une amende, quiconque nie ou minimise publiquement ou au cours d’une réunion les actes commis en vue de faire disparaître totalement ou en partie, un groupe national, religieux ou ethnique pendant le régime national-socialiste. L’Autriche punit d’une peine allant jusqu’à dix ans d’emprisonnement quiconque, agissant de manière à ce que sa prise de position puisse être connue d’un grand nombre de personnes, nie ou minimise gravement le génocide ou les autres crimes contre l’humanité commis par le régime national-socialiste. Suivant la même approche, le droit belge punit d’une peine allant de huit jours à un an d’emprisonnement quiconque nie ou minimise grossièrement, cherche à justifier ou approuve le génocide commis par le régime national-socialiste allemand.

Dans d’autres pays, à défaut d’incriminations spéciales dans la loi, le juge est intervenu pour veiller à ce que le négationnisme soit sanctionné. En particulier, la Cour suprême néerlandaise a affirmé que les dispositions du Code pénal prohibant les actes discriminatoires devaient être appliquées pour sanctionner la négation des crimes contre l’humanité. En outre, un projet de loi visant à incriminer le négationnisme est en cours d’examen dans ce pays. Au Canada, le Tribunal des droits de l’homme s’est appuyé sur l’incrimination d’exposition d’autrui à la haine ou au mépris retenue dans la loi canadienne sur les Droits de l’homme pour condamner le contenu d’un site internet négationniste. La position des juges aux États-Unis est moins tranchée, ce pays protégeant de façon extrêmement stricte, pour des raisons historiques et culturelles, la liberté d’expression. On peut toutefois noter que, de façon générale, les victimes de discours outrageants ont, jusqu’à ce jour, réussi à obtenir indemnisation de leur préjudice dès lors qu’elles avaient pu légitimement ressentir une menace pour leur intégrité physique.

Par ailleurs, il existe toute une série de pays dans lesquels la négation des crimes contre l’humanité n’est pas directement envisagée par la loi. Pour certains de ces pays, il est possible de s’interroger sur la qualification, dans ce cas, d’infractions pénales plus générales. Le droit italien sanctionne ainsi l’apologie des crimes de génocide, or la frontière entre apologie, minimisation et négation de crimes est extrêmement mince. Le droit norvégien sanctionne quiconque fait une déclaration officielle discriminatoire ou haineuse. L’applicabilité d’une telle incrimination au négationnisme est envisageable. La juridiction suprême n’a, à ce jour, pas eu l’occasion de se prononcer sur cette question. Dans d’autres pays, par exemple le Danemark et la Suède, les juges du fond ont pris position et accepté de contrôler l’applicabilité des incriminations pénales relatives aux déclarations discriminatoires ou haineuses aux cas de négationnisme, sans toutefois les retenir dans les espèces qui leur étaient soumises. En Finlande, le pouvoir politique s’est prononcé en faveur de l’inapplicabilité de telles dispositions au négationnisme. Pour finir, le droit au Royaume-Uni et le droit irlandais ne traitent pas du négationnisme. »

  1. 31.  Depuis la publication de cette étude en 2006, des développements importants sont intervenus en France et en Espagne. En ce qui concerne d’abord la France, il convient de rappeler que ce pays avait adopté, le 29 janvier 2001, une loi reconnaissant, en un article unique, le génocide arménien perpétré en 1915 (loi no 2001-70) :

Article 1 :

« La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915. »

  1. 32.  Le 23 janvier 2012 a été adoptée la loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi :

 Article 1er

« Le premier alinéa de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est remplacé par cinq alinéas ainsi rédigés :

« Seront punis des peines prévues par le sixième alinéa de l’article 24 ceux qui auront fait l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels qu’ils sont définis de façon non exclusive :

1.) par les articles 6, 7 et 8 du statut de la Cour pénale internationale créée à Rome le 17 juillet 1998 ;

2.) par les articles 211-1 et 212-1 du code pénal ;

3.) par l’article 6 du statut du tribunal militaire international annexé à l’accord de Londres du 8 août 1945 ;

et qui auront fait l’objet d’une reconnaissance par la loi, une convention internationale signée et ratifiée par la France ou à laquelle celle-ci aura adhéré, par une décision prise par une institution communautaire ou internationale, ou qualifiés comme tels par une juridiction française, rendue exécutoire en France. » »

Article 2 :

« L’article 48-2 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est ainsi modifié :

1o Après le mot : « déportés », sont insérés les mots : « , ou de toute autre victime de crimes de génocide, crimes de guerre, crimes contre l’humanité ou des crimes ou délits de collaboration avec l’ennemi ».

2o Après le mot : « apologie », sont insérés les mots : « des génocides, ». »

  1. 33.  Le 28 février 2012, le Conseil constitutionnel français a déclaré cette loi contraire à la Constitution dans les termes qui suivent :

« 1. Considérant que les députés et sénateurs requérants défèrent au Conseil constitutionnel la loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi ;

  1. Considérant que l’article 1er de la loi déférée insère dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse un article 24 ter ; que cet article punit, à titre principal, d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ceux qui « ont contesté ou minimisé de façon outrancière », quels que soient les moyens d’expression ou de communication publiques employés, « l’existence d’un ou plusieurs crimes de génocide défini à l’article 211-1 du code pénal et reconnus comme tels par la loi française » ; que l’article 2 de la loi déférée modifie l’article 48-2 de la même loi du 29 juillet 1881 ; qu’il étend le droit reconnu à certaines associations de se porter partie civile, en particulier pour tirer les conséquences de la création de cette nouvelle incrimination ;
  2. Considérant que, selon les auteurs des saisines, la loi déférée méconnaît la liberté d’expression et de communication proclamée par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, ainsi que le principe de légalité des délits et des peines résultant de l’article 8 de cette Déclaration ; qu’en réprimant seulement, d’une part, les génocides reconnus par la loi française et, d’autre part, les génocides à l’exclusion des autres crimes contre l’humanité, ces dispositions méconnaîtraient également le principe d’égalité ; que les députés requérants font en outre valoir que le législateur a méconnu sa propre compétence et le principe de la séparation des pouvoirs proclamé par l’article 16 de la Déclaration de 1789 ; que seraient également méconnus le principe de nécessité des peines proclamé à l’article 8 de la Déclaration de 1789, la liberté de la recherche ainsi que le principe résultant de l’article 4 de la Constitution selon lequel les partis exercent leur activité librement ;
  3. Considérant que, d’une part, aux termes de l’article 6 de la Déclaration de 1789 : « La loi est l’expression de la volonté générale… » ; qu’il résulte de cet article comme de l’ensemble des autres normes de valeur constitutionnelle relatives à l’objet de la loi que, sous réserve de dispositions particulières prévues par la Constitution, la loi a pour vocation d’énoncer des règles et doit par suite être revêtue d’une portée normative ;
  4. Considérant que, d’autre part, aux termes de l’article 11 de la Déclaration de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » ; que l’article 34 de la Constitution dispose : « La loi fixe les règles concernant… les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques » ; que, sur ce fondement, il est loisible au législateur d’édicter des règles concernant l’exercice du droit de libre communication et de la liberté de parler, d’écrire et d’imprimer ; qu’il lui est également loisible, à ce titre, d’instituer des incriminations réprimant les abus de l’exercice de la liberté d’expression et de communication qui portent atteinte à l’ordre public et aux droits des tiers ; que, toutefois, la liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés ; que les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi ;
  5. Considérant qu’une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s’attache à la loi ; que, toutefois, l’article 1er de la loi déférée réprime la contestation ou la minimisation de l’existence d’un ou plusieurs crimes de génocide « reconnus comme tels par la loi française » ; qu’en réprimant ainsi la contestation de l’existence et de la qualification juridique de crimes qu’il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l’exercice de la liberté d’expression et de communication ; que, dès lors, et sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs, l’article 1er de la loi déférée doit être déclaré contraire à la Constitution ; que son article 2, qui n’en est pas séparable, doit être également déclaré contraire à la Constitution,

D É C I D E :

Article 1er.- La loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi est contraire à la Constitution.

Article 2.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française.

(…) »

  1. 34.  Des développements importants ont été également constatés en Espagne. En effet, par un arrêt du 7 novembre 2007 (no 235/2007), le Tribunal constitutionnel a jugé inconstitutionnelle l’infraction de « négation » de génocide visée au premier sous-alinéa de l’article 607.2 du code pénal.
  2. 35.  Le délit de génocide est prévu par l’article 607 du code pénal. Dans sa rédaction antérieure à l’arrêt du Tribunal constitutionnel n235/2007, cette disposition était libellée comme suit :

« 1. La poursuite d’un but de destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux rend punissables :

– D’une peine de quinze à vingt ans d’emprisonnement, le fait de tuer l’un de ses membres ;

(…)

– D’une peine de quinze à vingt ans d’emprisonnement, l’agression sexuelle de l’un de ses membres ou l’infliction de lésions telles que décrites à l’article 149 ;

(…)

  1. La diffusion par tout moyen d’idées ou de doctrines niant ou justifiant les délits prévus par le paragraphe précédent de la présente disposition ou tendant à la réhabilitation de régimes ou d’institutions prônant des pratiques constitutives de tels délits, est passible d’une peine d’un à deux ans d’emprisonnement. »
  2. 36.  Depuis l’arrêt no 235/2007 du Tribunal constitutionnel, la simple « négation » d’un génocide n’est donc plus réprimée et l’article 607.2, dans sa version modifiée, se lit comme suit :

« La diffusion par tout moyen d’idées ou de doctrines justifiant les délits prévus par le paragraphe précédent de la présente disposition ou tendant à la réhabilitation de régimes ou d’institutions ayant prôné des pratiques constitutives de tels délits, sera passible d’une peine d’un à deux ans d’emprisonnement. »

  1. 37.  Dans son arrêt no 235/2007, le Tribunal constitutionnel a opéré une distinction entre la « négation » du génocide, d’une part, qui peut être entendue comme la simple expression d’un point de vue sur certains faits, par l’affirmation qu’ils n’ont pas eu lieu ou qu’ils n’ont pas été réalisés de façon telle qu’on puisse les qualifier de génocide et, d’autre part, la « justification », qui implique non pas la négation absolue de l’existence d’un crime de génocide précis, mais sa relativisation ou la négation de son illégalité, par une certaine identification avec les auteurs des crimes. Pour le cas où la conduite sanctionnée impliquerait nécessairement une incitation directe à la violence contre certains groupes ou un mépris envers les victimes des délits de génocide, le législateur a spécialement prévu des sanctions en rapport avec la notion d’apologie du génocide, à savoir l’article 615 du code pénal, qui réprime la provocation, la conspiration et la proposition de génocide (la provocación, la conspiración y la proposición). Le fait que la sanction prévue à l’article 607.2 est moins sévère que celle prévue pour l’apologie exclut que le législateur ait eu l’intention d’introduire une peine qualifiée.
  2. 38.  Le Tribunal constitutionnel s’est également interrogé sur la question de savoir si les conduites punies par l’article 607.2 relèvent du « discours de haine ». Il a estimé que la simple négation d’un crime de génocide ne suppose pas une incitation directe à la violence contre des citoyens ou contre des races ou des croyances précises. Il a dit que la simple diffusion de conclusions quant à l’existence ou non de faits spécifiques, sans porter de jugement de valeur sur ceux-ci ni sur leur caractère illégal, tombait dans le champ d’application de la liberté scientifique, reconnue à l’alinéa b) de l’article 20.1 de la Constitution. Il a exposé que cette liberté jouissait dans la Constitution d’une protection accrue par rapport à la liberté d’expression ou de l’information. Il a dit enfin que cette position était justifiée par les besoins de la recherche historique, qui est par définition controversée et discutable puisqu’elle s’édifie autour d’affirmations et des jugements de valeur dont il est impossible de tirer la vérité objective avec une certitude absolue [résumé de l’arrêt fourni par la Cour].
  3. 39.  Il convient par ailleurs d’évoquer le cas du Luxembourg, qui est le seul pays parmi ceux pris en compte dans l’étude de l’Institut suisse de droit comparé qui prévoie de manière générale une sanction pénale pour négation de génocide. Voici les articles pertinents du code pénal :

Article 457-3

« 1.  Est puni d’un emprisonnement de huit jours à deux ans et d’une amende de 251 euros à 25.000 euros ou de l’une de ces peines seulement celui qui (…)

  1. Est puni des mêmes peines ou de l’une de ces peines seulement celui qui, par un des moyens énoncés au paragraphe précédent, a contesté, minimisé, justifié ou nié l’existence d’un ou de plusieurs génocides tels qu’ils sont définis par l’article 136bis du Code pénal, ainsi que des crimes contre l’humanité et crimes de guerres, tels qu’ils sont définis aux articles 136ter à 136quinquies du Code pénal et reconnus par une juridiction luxembourgeoise ou internationale. »

Article 136bis

« Est qualifié de crime de génocide l’un des actes suivants commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel :

  1. meurtre de membres du groupe ;
  2. atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
  3. soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ;
  4. mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ;
  5. transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.

Le crime de génocide est puni de la réclusion à vie. »

EN DROIT

  1. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
  2. 40.   Invoquant l’article 10 de la Convention, le requérant soutient que, en le condamnant pénalement pour avoir soutenu en public qu’il n’y avait jamais eu de génocide arménien, les tribunaux suisses ont violé sa liberté d’expression. Il fait notamment valoir que l’article 261bis, alinéa 4, du code pénal suisse ne présente pas un degré de prévisibilité suffisant, que sa condamnation n’est pas motivée par la poursuite d’un but légitime et que l’atteinte à la liberté d’expression dont il se dit victime n’est pas « nécessaire dans une société démocratique ». L’article 10 dispose ce qui suit :

« 1.  Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.

  1. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
  2. 41.  Le Gouvernement s’oppose à cette thèse.
  3. Sur la recevabilité
  4. Sur l’application de l’article 17 de la Convention
  5. Les principes applicables
  6. 42.  La Cour rappelle que l’article 17 lui permet de déclarer irrecevable une requête si elle estime que l’une des parties à la procédure invoque les dispositions de la Convention pour se livrer à un abus de droit. Cet article est libellé comme il suit :

« Aucune des dispositions de la (…) Convention ne peut être interprétée comme impliquant pour un État, un groupement ou un individu, un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits ou libertés reconnus dans la (…) Convention ou à des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à [la] Convention. »

  1. 43.  La Cour constate que le gouvernement défendeur ne plaide pas que la requête tombe sous le coup de l’article 17. Elle juge néanmoins opportun d’examiner si les propos du requérant devraient être exclus de la protection de la liberté d’expression en vertu de cette disposition.
  2. 44.  La Cour rappelle d’emblée que « l’article 17, pour autant qu’il vise des groupements ou des individus, a pour but de les mettre dans l’impossibilité de tirer de la Convention un droit qui leur permette de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la Convention ; qu’ainsi personne ne doit pouvoir se prévaloir des dispositions de la Convention pour se livrer à des actes visant à la destruction des droits et libertés visés (…) » (Lawless c. Irlande, 1er juillet 1961, § 7, série A no 3).
  3. 45.  La Cour a jugé en particulier qu’un « propos dirigé contre les valeurs qui sous-tendent la Convention » se voit soustrait par l’article 17 à la protection de l’article 10 (voir Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 53 et 47, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII, ou Orban et autres c. France, no 20985/05, § 34, 15 janvier 2009). Ainsi, dans l’affaire Garaudy c. France ((déc.), no 65831/01, CEDH 2003-IX (extraits)), relative notamment à la condamnation pour contestation de crimes contre l’humanité de l’auteur d’un ouvrage remettant en cause de manière systématique des crimes contre l’humanité commis par les nazis contre la communauté juive, la Cour a conclu à l’incompatibilité rationae materiae avec les dispositions de la Convention du grief qu’en tirait l’intéressé sur le terrain de l’article 10. Elle a fondé cette conclusion sur le constat que la plus grande partie du contenu et la tonalité générale de l’ouvrage du requérant, et donc son « but », avaient un caractère négationniste marqué et allaient donc à l’encontre des valeurs fondamentales de la Convention que sont la justice et la paix ; elle a ensuite déduit de ce constat que le requérant tentait de détourner l’article 10 de sa vocation en utilisant son droit à la liberté d’expression à des fins contraires à la lettre et à l’esprit de la Convention. Elle est parvenue à cette même conclusion dans les décisions Norwood c. Royaume-Uni (no 23131/03, 16 novembre 2004) et Ivanov c. Russie ((déc.), no 35222/04, 20 février 2007)), qui concernaient l’usage de la liberté d’expression dans des buts islamophobe et antisémite, respectivement.
  4. 46.  La Cour rappelle qu’il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses formes et manifestations (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 30, série A no 298). Elle estime à cet égard que l’incitation à la haine ne requiert pas nécessairement l’appel à tel ou tel acte de violence ou à un autre acte délictueux. Les atteintes aux personnes commises en injuriant, en ridiculisant ou en diffamant certaines parties de la population ou des groupes spécifiques de celle-ci, ou l’incitation à la discrimination suffisent pour que les autorités privilégient la lutte contre le discours raciste face à une liberté d’expression irresponsable et portant atteinte à la dignité, voire à la sécurité de ces parties ou de ces groupes de la population. Les discours politiques qui incitent à la haine fondée sur les préjugés religieux, ethniques ou culturels représentent un danger pour la paix sociale et la stabilité politique dans les États démocratiques (Féret c. Belgique, no 15615/07, § 73, 16 juillet 2009).
  5. 47.  Dans l’affaire Leroy c. France (no 36109/03, 2 octobre 2008), la Cour a dit que l’expression litigieuse ne rentrait pas dans le champ d’application des publications qui se verraient soustraites par l’article 17 de la Convention à la protection de l’article 10. D’une part, publiée sous la forme humoristique certes controversée d’une caricature, le message de fond visé par le requérant – la destruction de l’impérialisme américain – ne visait pas la négation de droits fondamentaux et n’avait pas d’égal avec des propos dirigés contre les valeurs qui sous-tendent la Convention tels que le racisme, l’antisémitisme (Garaudy, précité, et Ivanov, précité) ou l’islamophobie (Norwood, précité). D’autre part, nonobstant la qualification d’apologie de terrorisme retenue par les juridictions nationales, la Cour a estimé que le dessin litigieux et le commentaire qui l’accompagnait ne constituaient pas une justification à ce point non équivoque de l’acte terroriste qui les auraient fait échapper à la protection garantie par l’article 10 de la liberté de la presse (§ 27). Enfin, l’offense faite à la mémoire des victimes des attentats du 11 septembre 2001 à travers la publication litigieuse devait être examinée à la lumière du droit, non absolu, protégé par l’article 10 de la Convention ; la Cour avait déjà examiné la teneur de propos similaires sous l’angle de cette disposition (Kern c. Allemagne (déc.), no 26870/04, 29 mai 2007).
  6. 48.  Enfin, dans l’affaire Molnar c. Roumanie ((déc.), no 16637/06, 23 octobre 2012), la Cour a dû trancher le cas d’une personne qui avait été condamnée pour avoir distribué des matériaux de propagande visuelle (des affiches) avec un contenu qui incitait à la haine interethnique, à la discrimination et à l’anarchie.

La Cour a estimé qu’en l’espèce, les affiches retrouvées chez le requérant contenaient différents messages qui exprimaient les opinions de l’intéressé. Si certains de ces messages ne choquaient pas par leur contenu, d’autres pouvaient contribuer, surtout dans le contexte roumain, à entretenir des tensions au sein de la population. À cet égard, la Cour a relevé plus particulièrement les messages qui faisaient des références à la minorité rom et à la minorité homosexuelle. Par leur contenu, ces messages visaient à instiguer à la haine contre ces minorités, étaient de nature à troubler gravement l’ordre public et allaient à l’encontre des valeurs fondamentales de la Convention et d’une société démocratique. Portant atteinte aux droits d’autrui, de tels actes étaient incompatibles avec la démocratie et les droits de l’homme de sorte qu’en vertu des dispositions de l’article 17 de la Convention, le requérant ne pouvait pas se prévaloir des dispositions de l’article 10 de la Convention.

  1. L’application des principes au cas d’espèce
  2. 49.  A la lumière de cette jurisprudence, la Cour va rechercher s’il convient d’exclure les propos du requérant du champ d’application de l’article 10 en vertu de l’article 17 de la Convention, alors même que le gouvernement défendeur n’en a pas fait la demande. Il ressort des arrêts et décisions cités qu’il s’agit d’une mesure que la Cour n’a que très rarement appliquée.
  3. 50.  Le gouvernement turc estime d’emblée que la présente requête ne peut pas être déclarée irrecevable en vertu de l’article 17 de la Convention, dont le gouvernement suisse n’a par ailleurs jamais demandé l’application.
  4. 51.  La Cour admet que certains des propos du requérant étaient susceptibles de provoquer. Les mobiles qu’avait le requérant à commettre l’infraction ont été qualifiés de « nationalistes » et « racistes » par les tribunaux internes (arrêt du Tribunal fédéral, consid. 5.2, paragraphe 13 ci‑dessus). Abordant les événements litigieux, le requérant s’est notamment référé dans ses conférences à la notion de « mensonge international ». Or, la Cour rappelle tout d’abord que les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent sont elles aussi protégées par l’article 10. Ensuite, elle juge important que le requérant n’a jamais contesté qu’il y a eu des massacres et des déportations pendant les années en cause. Ce qu’il nie, en revanche, c’est la seule qualification juridique de « génocide » donnée à ces événements.
  5. 52.  Il ressort de la jurisprudence citée ci-dessus (paragraphes 44-50) que la limite tolérable pour que des propos puissent tomber sous le coup de l’article 17 réside dans la question de savoir si un discours a pour but d’inciter à la haine ou à la violence. La Cour estime que le rejet de la qualification juridique des événements de 1915 n’était pas de nature en lui-même à inciter à la haine contre le peuple arménien. De toute façon, l’intéressé n’a été ni poursuivi ni puni pour incitation à la haine, qui est une infraction distincte en vertu de l’alinéa premier de l’article 261bis du code pénal (paragraphe 14 ci-dessus). Il n’apparait pas non plus que le requérant ait exprimé du mépris à l’égard des victimes des événements en cause. Dès lors, la Cour estime que le requérant n’a pas usurpé son droit de débattre ouvertement des questions, même sensibles et susceptibles de déplaire. L’exercice libre de ce droit est l’un des aspects fondamentaux de la liberté d’expression et distingue une société démocratique, tolérante et pluraliste d’un régime totalitaire ou dictatorial.
  6. 53.  Certes, le Tribunal correctionnel a retenu que le requérant se réclamait lui-même de Talat Pacha, qui était selon ce tribunal l’un des initiateurs, des instigateurs et des moteurs du génocide des Arméniens. La Cour n’exclut pas que cette identification, dans une certaine mesure, avec les auteurs des atrocités soit assimilable à une tentative de justification des actes commis par l’Empire ottoman (voir, dans ce sens, l’arrêt du Tribunal constitutionnel espagnol no 235/2007, paragraphes 38-40 ci-dessus). Cependant, elle ne s’estime pas obligée de répondre à cette question étant donné que le requérant n’a été ni poursuivi ni puni pour avoir cherché à « justifier » un génocide au sens de l’alinéa 4 de l’article 261bis du code pénal.
  7. 54.  Compte tenu de ce qui précède, on ne saurait prétendre que le requérant ait utilisé le droit à la liberté d’expression à des fins contraires à la lettre et à l’esprit de la Convention et, dès lors, détourné l’article 10 de sa vocation. Il n’y a donc pas lieu d’appliquer l’article 17 de la Convention.
  8. Conclusions relatives à la recevabilité
  9. 55.  La Cour constate par ailleurs que le grief tiré de l’article 10 n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention. Elle relève par ailleurs qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de le déclarer recevable.
  10. Sur le fond
  11. Existence d’une ingérence
  12. 56.  La Cour observe que l’existence d’une ingérence dans la liberté d’expression du requérant n’est pas contestée par les parties. Elle estime elle aussi que la condamnation litigieuse s’analyse sans conteste en une « ingérence » dans l’exercice par le requérant de son droit à la liberté d’expression.
  13. Justification de l’ingérence
  14. 57.  Pareille ingérence enfreint l’article 10, sauf si elle remplit les exigences du paragraphe 2 de cette disposition. Reste donc à savoir si l’ingérence était « prévue par la loi », si elle poursuivait l’un ou plusieurs des buts légitimes énoncés dans ce paragraphe et si elle était « nécessaire dans une société démocratique » pour les atteindre.
  15. « Prévue par la loi »
  16. Les thèses des parties

– Le requérant

  1. 58.  Le requérant soutient que l’article 261bis, alinéa 4, du code pénal vise la négation d’un « génocide », sans préciser s’il s’agit du « génocide juif » ou du « génocide arménien ». Par ailleurs, il rappelle que le Tribunal fédéral, dans l’affaire jugée en première instance par le tribunal de Berne‑Laupen, l’a libéré du même chef d’accusation (paragraphe 17 ci‑dessus). Dès lors, il estime qu’il ne pouvait pas prévoir que la même loi pourrait avoir des conséquences différentes dans la cause ultérieure, qui fait l’objet de la présente requête. Enfin, il ajoute que la disposition litigieuse a été critiquée par un membre du gouvernement suisse, à savoir l’ancien ministre de la Justice, C.B., lors d’une visite en Turquie début d’octobre 2006.

– Le Gouvernement

  1. 59.  Le Gouvernement observe que la condamnation du requérant se fonde sur l’article 261bis, alinéa 4, du code pénal suisse (paragraphe 14 ci‑dessus), qui est intégralement publié dans le Recueil systématique (RS) et le Recueil officiel (RO) des lois fédérales. Il précise que le Conseil fédéral avait proposé, dans son projet, de limiter la protection pénale à la négation de l’Holocauste sans faire mention expresse de la négation de génocides, mais que le législateur ne l’a pas suivi. Le parlement aurait élargi le champ d’application de la disposition en question à la négation, la minimisation ou la tentative de justification d’un génocide en général et/ou des crimes contre l’humanité (voir, à cet égard, l’arrêt du Tribunal fédéral du 12 décembre 2007, consid. 3.2). Au début des délibérations du Conseil national, le rapporteur de la Commission aurait précisé que les massacres d’Arméniens sont également considérés comme un « génocide » au sens de la disposition modifiée.
  2. 60.  Le Gouvernement expose que, lorsqu’elle a ratifié le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, la Suisse a émis une réserve dans laquelle elle précisait qu’elle aurait le droit d’adopter, à l’occasion de son adhésion projetée à la Convention du 21 décembre 1965 sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, une disposition pénale qui tienne compte des exigences de l’article 20 § 2, du Pacte, lequel dispose que « tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence est interdit par la loi. » Avec l’entrée en vigueur de l’article 261bis du code pénal, ladite réserve a pu être retirée.
  3. 61.  Le Gouvernement estime que s’inscrit dans le même contexte la Recommandation (97)20, adoptée le 30 octobre 1997 par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe, relative au discours de haine, condamnant tout type d’expression qui incite à la haine raciale, à la xénophobie, à l’antisémitisme et à toutes les formes d’intolérance.
  4. 62.  Par ailleurs, le Gouvernement note que plus que 20 parlements nationaux ont reconnu que les déportations et massacres survenus entre 1915 et 1917 constituent un génocide au sens de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. En outre, le Parlement européen a invité la Turquie, le 15 novembre 2000, à reconnaître publiquement le génocide des Arméniens perpétré pendant la Première guerre mondiale.
  5. 63.  Au vu de cette évolution internationale et du libellé même de l’article 261bis, alinéa 4, du code pénal, le requérant aurait pu prévoir que ses déclarations l’exposeraient à une sanction pénale en Suisse. Le Gouvernement ajoute que, lors de l’audience du 20 septembre 2005, le requérant a déclaré qu’il n’avait nié aucun génocide puisqu’il n’y avait jamais eu de génocide, mais qu’il luttait contre un mensonge international.
  6. 64.  Le Gouvernement estime donc que l’article 261bis, alinéa 4, du code pénal est formulé avec suffisamment de précision, d’autant plus que les faits niés par le requérant constituent de toute manière des crimes contre l’humanité (arrêt du Tribunal fédéral du 12 décembre 2007, consid. 7, paragraphe 13 ci-dessus), également visés par le libellé de l’article 261bis, alinéa 4.

– Le gouvernement turc, tiers intervenant

  1. 65.  A l’instar du requérant, le gouvernement turc estime que la mesure litigieuse n’était pas prévisible pour l’intéressé. Ce dernier n’aurait pu raisonnablement s’attendre à être condamné que sur la base du droit international ou du droit suisse, pas d’un consensus dans l’opinion publique en Suisse. Dès lors, l’ingérence dans sa liberté d’expression n’aurait pas reposé sur une base légale suffisante.
  2. L’appréciation de la Cour

– Les principes applicables

  1. 66.  La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle les mots « prévue par la loi » non seulement imposent que la mesure incriminée ait une base en droit interne, mais visent aussi la qualité de la loi en cause : ainsi, celle-ci doit être accessible aux justiciables et prévisible dans ses effets (voir, parmi plusieurs autres, Vgt Verein gegen Tierfabriken c. Suisse, no 24699/94, § 52, CEDH 2001-VI ; Rotaru c. Roumanie [GC], no 28341/95, § 52, CEDH 2000-V ; Gawęda c. Pologne, no 26229/95, § 39, CEDH 2002-II, et Maestri c. Italie [GC], no 39748/98, § 30, CEDH 2004-I). Toutefois, il appartient aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Kopp c. Suisse, 25 mars 1998, § 59, Recueil 1998-II, et Kruslin c. France, 24 avril 1990, § 29, série A no 176-A).
  2. 67.  L’une des exigences découlant de l’expression « prévue par la loi » est la prévisibilité. On ne peut donc considérer comme « une loi » qu’une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s’entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences qui peuvent découler d’un acte déterminé. Elles n’ont pas besoin d’être prévisibles avec une certitude absolue : l’expérience révèle qu’une telle certitude est hors d’atteinte. En outre la certitude, bien que hautement souhaitable, s’accompagne parfois d’une rigidité excessive ; or, le droit doit savoir s’adapter aux changements de situation. Aussi, beaucoup de lois se servent-elles, par la force des choses, de formules plus ou moins vagues, dont l’interprétation et l’application dépendent de la pratique (Rekvényi c. Hongrie [GC], no 25390/94, § 34, CEDH 1999‑III ; Sunday Times Royaume Uni (no 1), 26 avril 1979, § 49, série A no 30 ; et Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, § 40, série A no 260-A).
  3. 68.  Le niveau de précision de la législation interne – qui ne peut en aucun cas prévoir toutes les hypothèses – dépend dans une large mesure du contenu de la loi en question, du domaine qu’elle est censée couvrir et du nombre et du statut de ceux à qui elle est adressée (Rekvényi, précité, § 34, et Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 48, série A no 323). Compte tenu de la nature générale des dispositions constitutionnelles, le niveau de précision requis de ces dispositions peut être inférieur à celui exigé de la législation ordinaire (Rekvényi, précité, § 34).

– L’application des principes susmentionnés au cas d’espèce

  1. 69.  S’agissant des circonstances de l’espèce, il n’est pas contesté que la condamnation du requérant est fondée sur un texte accessible, à savoir l’article 261bis, alinéa 4, du code pénal (paragraphe 14 ci-dessus). En revanche, le requérant soutient que cette disposition ne présente pas le degré de précision et de prévisibilité requis par la Cour. Celle-ci est dès lors amenée à examiner si, dans les circonstances concrètes de l’espèce, le requérant pouvait prévoir que des propos tenus lors des conférences tenues en Suisse pussent donner lieu à une enquête, voire à une condamnation pénale sur la base de la disposition mentionnée.
  2. 70.  Selon le Tribunal fédéral, une interprétation littérale et grammaticale de la disposition litigieuse permet de constater que la loi ne renvoie à aucun événement historique précis. En effet, l’article 261bis, alinéa 4, du code pénal mentionne « un » génocide et « d’autres crimes contre l’humanité ». La loi n’exclurait donc pas la répression de la négation de génocides autres que celui commis par le régime nazi ; elle ne qualifierait pas non plus expressément la négation du génocide arménien d’acte de discrimination raciale sur le plan pénal (voir consid. 3.1 de l’arrêt du Tribunal fédéral, paragraphe 13 ci-dessus). La même conclusion semble pouvoir être tirée de l’interprétation historique de la norme (voir consid. 3.2 de l’arrêt du Tribunal fédéral).
  3. 71.  La Cour estime que le terme « un génocide » utilisé à l’article 261bis, alinéa 4, du code pénal est susceptible de soulever des doutes quant à la précision exigée par l’article 10 § 2 de la Convention. Elle est néanmoins d’avis que, dans les circonstances particulières de l’espèce, la sanction pénale était prévisible pour le requérant. En effet, celui-ci, docteur en droit et personnalité politique avisée, aurait pu se douter qu’il s’exposerait à d’éventuelles sanctions pénales en tenant ce type de discours en Suisse, le Conseil national suisse ayant reconnu l’existence du génocide arménien en 2002 (voir paragraphe 16 ci-dessus). Par ailleurs, le requérant reconnaît lui-même avoir eu connaissance de la norme suisse sanctionnant la négation en public d’un génocide, ajoutant qu’« il ne changerait jamais de position, même si une commission neutre affirmait un jour que le génocide des Arméniens a bel et bien existé » (voir consid. 6 de l’arrêt du Tribunal fédéral). Partant, la Cour partage l’avis du Tribunal fédéral selon lequel, dans ces circonstances, le requérant n’ignorait pas qu’en qualifiant le génocide arménien de « mensonge international », il s’exposait, sur le territoire suisse, à une sanction pénale (ibid.)
  4. 72.  En conclusion, la Cour conclut que l’ingérence litigieuse était « prévue par la loi » au sens du second paragraphe de l’article 10 de la Convention.
  5. But légitime
  6. 73.  Le Gouvernement soutient que la condamnation du requérant visait plusieurs buts légitimes, notamment la protection de la réputation et des droits d’autrui, en l’occurrence l’honneur des victimes que le requérant a publiquement qualifiées d’instruments de pouvoirs impérialistes, contre les attaques desquels les Turcs n’auraient fait que défendre leur patrie. Il ajoute que la condamnation des déclarations publiques du requérant se justifiait aussi par la défense de l’ordre, conformément à l’article 10 § 2.
  7. 74. Le gouvernement turc estime que la condamnation du requérant ne visait aucun des buts légitimes énumérés à l’article 10 § 2. Le gouvernement défendeur n’aurait en tout cas pas prouvé que la mesure était nécessaire pour prévenir un danger spécifique et concret pour la sûreté publique.
  8. 75.  La Cour estime que la mesure litigieuse était susceptible de viser la protection des droits d’autrui, à savoir l’honneur des familles et proches des victimes des atrocités commises par l’Empire ottoman contre le peuple arménien à partir de 1915. En revanche, elle considère que la thèse du Gouvernement selon laquelle les propos du requérant risquaient de mettre gravement l’« ordre » en danger n’est pas suffisamment étayée.
  9. « Nécessaire dans une société démocratique »
  10. Les thèses des parties

– Le requérant

  1. 76.  Le requérant estime que la restriction à sa liberté d’expression n’est pas proportionnée aux buts poursuivis, à savoir la prévention de la discrimination raciale et de la xénophobie. Il soutient par ailleurs, sur la base de l’article 6 de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948, que la question de savoir si un « génocide », qui est un terme juridique, a été commis peut seulement être tranchée par un tribunal.
  2. 77.  Le requérant considère que la mesure litigieuse n’était pas nécessaire dans une société démocratique et que le condamner pour ses déclarations ne répondait à aucun besoin social impérieux. Il n’estime pas nécessaire la restriction à sa liberté d’expression aux fins de la protection de l’honneur et des droits d’autrui, en l’occurrence la dignité de la communauté arménienne. En outre, en le condamnant, la Suisse aurait porté atteinte à l’honneur de la communauté turque, qui rejette la thèse d’un « génocide arménien ».
  3. 78.  Le requérant récuse l’opinion des instances internes voyant dans son discours des propos nationalistes et racistes. Il insiste sur le caractère juridique de sa thèse, inspirée par le droit international et notamment par la Convention de 1948.
  4. 79.  Le requérant, se référant à plusieurs affaires de la Cour concernant la négation de l’Holocauste, soutient que la différence essentielle tient au fait que l’Holocauste a été qualifié par le Tribunal de Nuremberg de crime contre l’humanité. Par ailleurs, la Cour aurait déclaré, dans le cadre de ces affaires, qu’il s’agissait là de faits historiques clairement établis. Dans l’affaire Lehideux et Isorni c. France (23 septembre 1998, § 55, Recueil 1998‑VII), elle aurait dit que tous les pays doivent faire des efforts pour débattre ouvertement et sereinement de leur propre histoire. En prononçant une violation de l’article 10 dans cette affaire, elle aurait donc protégé la publication des requérants qui présentaient le Maréchal Pétain sous une lumière plus favorable.

Il en aurait été de même dans l’affaire dans l’affaire Giniewski c. France (no 64016/00, CEDH 2006‑I), qui avait pour origine une publication dans laquelle le requérant voulait élaborer une thèse sur la portée d’un dogme et sur ses liens possibles avec les origines de l’Holocauste. Dans cette affaire, la Cour aurait par ailleurs déclaré qu’il s’agissait d’une réflexion que le requérant avait voulu exprimer en qualité de journaliste et historien et qu’il était primordial, dans une société démocratique, que le débat engagé, relatif à l’origine de faits d’une particulière gravité constituant des crimes contre l’humanité, puisse se dérouler librement (§ 51).

Dans cette même affaire, la Cour aurait dit que des déclarations ou des textes qui contenaient des conclusions et des formulations qui pouvaient heurter, choquer ou même inquiéter certains ne perdaient pas, en tant que telles, le bénéfice de la liberté d’expression (§ 52 ; voir, également, De Haes et Gijsels c. Belgique, 24 février 1997, § 46, Recueil 1997-I).

  1. 80.  Le requérant rappelle que l’arrêt du Tribunal fédéral reposait principalement sur ce que le génocide arménien serait considéré par l’opinion publique suisse et sur le plan international comme un fait clairement établi. En revanche, conscients qu’il existe bien des opinions divergentes sur cette question, les juges de ce tribunal auraient cherché à se rassurer en employant la formule « consensus ne signifie pas unanimité » (consid. 4.4 de l’arrêt). Le requérant estime qu’en procédant de cette manière, le Tribunal fédéral a méconnu ou à tout le moins minimisé l’avis et les travaux des tenants de cette thèse. Par ailleurs, le concept de « consensus » devrait être employé avec prudence dans le domaine des sciences, dont les résultats sont soumis à des changements, défis et progrès constants.
  2. 81.  Le requérant expose qu’à ses côtés se trouvent de nombreuses personnes estimant, comme lui, que les événements tragiques en 1915 ne peuvent pas être qualifiés de « génocide » (il cite les noms d’une vingtaine de personnes). Ces personnes auraient étayé leurs thèses. Or, le Tribunal fédéral aurait ignoré leurs points de vue, se contentant de dire qu’il ne lui appartenait pas d’écrire l’histoire. Enfin, le requérant souligne le motif avancé par le Tribunal fédéral selon lequel l’on ne saurait déduire du refus répété du Conseil fédéral de reconnaître, par une déclaration officielle, l’existence d’un génocide arménien que la qualification de « génocide » soit arbitraire (consid. 4.5 de l’arrêt).
  3. 82.  Le requérant se réfère également au « Protocole sur le développement des relations entre la République d’Arménie et la République de Turquie », signé à Zurich, le 10 octobre 2009 (pas encore entré en vigueur), par lequel les deux États ont convenu de créer une commission intergouvernementale et des sous-commissions afin de mettre en œuvre un dialogue de portée historique dans le but de rétablir la confiance mutuelle entre ces deux nations, avec un examen spécifique impartial des dossiers et archives historiques visant à définir les problèmes existants et à formuler des recommandations. Selon lui, la nécessité de créer des commissions en vue de discuter des éléments historiques revient à reconnaître qu’on ne saurait parler de « faits clairement établis ».
  4. 83.  Le requérant soutient que le « génocide » est un crime international bien défini. Sa base légale serait aujourd’hui l’article 2 de la Convention de 1948, aux termes duquel il faut être en présence de l’un des actes énumérés et qui, de surcroît, doit avoir été « commis dans l’intention de détruire ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux » (dolus specialis). Dans son arrêt rendu le 26 février 2007 dans l’affaire relative à l’Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), la CIJ a précisé la notion de « génocide ». Elle y aurait également souligné que l’expulsion d’un groupe ou d’une partie d’un groupe, par exemple, peut constituer un crime de guerre ou un crime contre l’humanité, mais qu’elle ne réunit pas nécessairement les éléments constitutifs d’un « génocide ». Elle aurait également rappelé qu’il appartient à la partie requérante de prouver une allégation de génocide et que le niveau de preuve exigé est élevé.
  5. 84.  Le requérant se réfère également au Rapport d’information sur les questions mémorielles de l’Assemblée nationale française, daté du 18 novembre 2008 (no 1262) et présenté par l’ancien président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer (rapporteur). Selon ce document, le pouvoir législatif, par l’adoption des lois, ne devrait pas se substituer aux tribunaux en ce qui concerne l’imputation de certains événements historiques. Le rapporteur considère comme incompatible avec la Constitution française de juger des faits historiques et que cela pourrait porter préjudice à la liberté d’expression et de pensée ainsi qu’aux fondements de la science de l’histoire, diviser les citoyens français et causer des problèmes diplomatiques. Il ajoute que l’avis de Robert Badinter, l’ancien président du Conseil constitutionnel français, va dans le même sens, estimant notamment que des lois qui punissent des personnes niant le « génocide arménien » sont contraires à l’article 34 de la Constitution française.
  6. 85. Le requérant, se référant à Stefan Yerasimos, né à Istanbul et professeur à l’Université de Paris, considère essentiel de faire la distinction entre « droit » (law) et « histoire », en ce que le but du premier serait de prouver et de juger quelque chose, tandis que la seconde chercherait à expliquer les choses sans porter de jugements de valeur. Il soutient qu’il appartient dès lors aux tribunaux compétents de qualifier tel ou tel fait historique au regard du droit international et qu’il convient de discuter des événements de manière globale, en tenant compte des divergences de vues sur la base de documents contradictoires. Selon leurs convictions personnelles et après un approfondissement des questions pertinentes, certains pourraient ressentir le besoin de s’excuser ou de prendre d’autres initiatives, mais d’autres pourraient réagir différemment. Le requérant est persuadé que le fait de « standardiser » et « menotter » des convictions personnelles ne servirait à personne et, de surcroît, ne ferait pas évoluer les convictions personnelles des individus.
  7. 86.  Sur la base de ces éléments, le requérant soutient qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.

– Le Gouvernement

  1. 87.  En ce qui concerne la nécessité de l’ingérence, le Gouvernement expose que les tribunaux suisses avaient à juger si le requérant avait nié ou minimisé des événements qui, à les supposer établis, auraient été qualifiés de crime international en vertu du droit international public. À cette fin, ces tribunaux ne se seraient pas seulement fondés sur des déclarations de reconnaissance politiques uniquement : ils auraient également considéré que la conviction des autorités dont elles émanent s’était forgée à partir d’avis d’experts ou de rapports considérés comme solidement argumentés et étayés. Ils auraient de plus recherché s’il existait un large consensus au sein de la communauté et, dans l’affirmative, si ce consensus reposait lui-même sur un large consensus scientifique quant à la qualification de génocide des faits survenus de 1915 à 1917. Ils auraient également relevé que, dans la littérature générale consacrée au droit international pénal, plus précisément à la recherche sur les génocides, l’un des exemples présentés comme « classiques » est justement le génocide arménien (arrêt du Tribunal fédéral, consid. 4.2, paragraphe 13 ci-dessus). Partant, on ne pourrait ainsi reprocher aux tribunaux cantonaux d’avoir qualifié les déportations et massacres survenus entre 1915 et 1917 de génocide et de fait historique clairement établi, ni au Tribunal fédéral d’avoir estimé que la conclusion quant à l’existence d’un consensus général à cet égard n’était pas arbitraire et qu’il n’y avait pas de contradiction entre ce constat et l’attitude d’ouverture au dialogue du Conseil fédéral préconisant la création d’une commission d’historiens (arrêt du Tribunal fédéral, consid. 4.4 à 4.6).
  2. 88.  Quant au comportement du requérant, ce dernier aurait publiquement qualifié les Arméniens d’agresseurs du peuple turc, qualifiant de « mensonge international » ce qui ferait l’objet d’un large consensus et mettant au même niveau les États-Unis et l’Union européenne et le « Führer ». De plus, selon le juge de première instance, le requérant se réclamait lui-même de Talat Pacha, qui aurait joué un rôle déterminant dans le contexte des événements en question. Comme le Tribunal fédéral l’aurait relevé, la communauté arménienne se reconnaîtrait en particulier dans ces événements, de sorte que les thèses du requérant porteraient atteinte à l’identité de ses membres (arrêt du Tribunal fédéral, consid. 5.2).
  3. 89.  Le Gouvernement estime que ces éléments suffisent à démontrer le caractère raciste et nationaliste des mobiles du requérant, qui tente de réhabiliter les actes commis et d’accuser les victimes de ces actes de falsifier l’histoire. Le cas d’espèce se distinguerait ainsi de la situation dont avait à connaître la Cour dans son arrêt Jersild c. Danemark (23 septembre 1994, série A no 298). Dans cette affaire, le requérant n’aurait pas proféré les déclarations contestables lui-même (§ 31) et son reportage n’aurait pas pu objectivement paraître avoir pour finalité la propagation d’idées racistes et d’opinions raciales (§ 33).
  4. 90.  Par ailleurs, le Gouvernement observe que le requérant a confirmé lui-même qu’il ne changerait pas d’opinion, quand bien même une commission neutre devrait un jour confirmer que les événements en question constituent un génocide. Les thèses défendues par le requérant ne relèveraient ainsi pas d’un travail s’apparentant à une enquête historique. Bien au contraire, elles remettraient en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l’intolérance. Portant atteinte aux droits notamment des proches des victimes, elles seraient contraires aux valeurs proclamées et garanties par la Convention, à savoir la tolérance, la paix sociale et la non-discrimination.
  5. 91.  Le Gouvernement relève en outre que le requérant n’a pas été empêché d’exprimer son opinion publiquement et que d’autres manifestations du même type ont eu lieu. À cela s’ajoute, aux yeux du Gouvernement, la peine infligée au requérant, qui s’élève à 90 jours-amende de 100 CHF et à une amende de 3 000 CHF, les premiers ayant été assortis d’un sursis alors que l’article 261bis du code pénal prévoit une sanction pouvant aller jusqu’à trois ans de privation de liberté ou à 360 jours-amende de 3 000 CHF (article 34 du code pénal). La sanction n’aurait donc pas été disproportionnée aux buts légitimes poursuivis.
  6. 92.  Au vu de ce qui précède, les tribunaux nationaux n’auraient pas outrepassé la marge d’appréciation dont ils jouissaient en l’espèce et il n’y aurait dès lors pas eu violation de l’article 10.

– Le gouvernement turc, tiers intervenant

  1. 93.  Le gouvernement turc, tiers intervenant dans la procédure, estime essentiel de rappeler que le requérant n’a jamais nié que des massacres et des déportations avaient eu lieu sur le territoire de l’ancien Empire ottoman en 1915. Ce que l’intéressé contesterait, en revanche, ce serait seulement leur qualification juridique de « génocide », au sens du droit international et du droit suisse. Selon le gouvernement turc, il existe une différence importante entre un débat continu sur les aspects juridiques des événements de 1915 et la négation de « faits historiques clairement établis ». Le gouvernement turc rappelle qu’il ne revient pas à la Cour d’arbitrer des questions qui font l’objet d’un débat en cours sur certains événements historiques ni sur leur interprétation (voir, parmi d’autres, Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, § 47, Recueil 1998‑VII). Or, selon lui, la qualification des événements en 1915 fait toujours l’objet d’un débat parmi les historiens.
  2. 94.  Le tiers intervenant est par ailleurs persuadé que la mesure n’était pas nécessaire dans une société démocratique. Il soutient que le requérant est loin d’être la seule personne estimant qu’il ne s’agissait pas d’un génocide au sens juridique. Il cite, à cet égard, un paragraphe d’une réponse d’un représentant du gouvernement britannique à une question du parlement britannique, en date du 8 mars 2008 : « [l]a position du gouvernement sur cette question est établie depuis longtemps. Le gouvernement est conscient du grand ressentiment suscité par cet épisode tragique de l’histoire et reconnaît que les massacres de 1915-1916 sont une tragédie. En revanche, ni lui ni ses prédécesseurs n’ont estimé que les preuves sont suffisamment dépourvues d’équivoque pour nous convaincre que ces événements doivent être qualifiés de génocide, tel que défini par la Convention de l’ONU de 1948 sur le génocide » (traduction du greffe du paragraphe reproduit dans le British Year Book of International Law, vol. 79, 2008, p. 706-707).
  3. 95.  Le gouvernement turc soutient également qu’il n’y a eu de condamnation pénale dans aucun autre État membre du Conseil de l’Europe pour négation du « génocide arménien » sous le chef de discrimination raciale ou autre. Il ajoute qu’aucun État n’a de loi qui prévoirait des sanctions pénales pour négation du « génocide arménien » et que, mis à part la Suisse, seulement deux États européens, à savoir le Luxembourg et l’Espagne, auraient mis en place des législations réprimant la négation d’un génocide en général. Selon le tiers intervenant, cela montre clairement que l’on ne saurait parler d’un « besoin social impérieux » au sens de la jurisprudence de la Cour relative à l’article 10 § 2. Par ailleurs, la Suisse n’aurait, par rapport aux événements intervenus sur le territoire de l’ancien Empire ottoman en 1915, aucun antécédent historique spécifique qui ferait naître un « besoin social impérieux » de punir une personne pour discrimination raciale sur la base de ses déclarations contestant la qualification juridique de « génocide » donnée à ces faits. Enfin, le gouvernement turc soutient que le fait que le requérant a été sanctionné pénalement sans avoir été empêché d’exprimer publiquement son opinion et que d’autres manifestations du même type ont eu lieu est également une preuve réfutant l’existence d’un tel besoin.
  4. 96.  Le gouvernement turc doute que l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant fût proportionnée au but poursuivi. Il ne nie aucunement l’importance vitale de la lutte contre la discrimination raciale dans toutes ses formes et manifestations. En revanche, il est convaincu que les remarques du requérant ne visaient pas à inciter la violence, l’hostilité et la haine raciale contre la communauté arménienne en Suisse. On ne pourrait déduire, comme l’ont fait les tribunaux suisses, du rejet par le requérant de la qualification juridique de « génocide » donnée aux événements en 1915 de quelconques motifs racistes ou nationalistes ni une quelconque intention de discriminer fondée sur des considérations raciales ou ethniques. À cet égard, le gouvernement turc estime que, si la négation de l’Holocauste est aujourd’hui le moteur principal de l’antisémitisme, le rejet de la qualification de « génocide » pour les événements de 1915 ne saurait avoir le même effet. Contester pareille qualification juridique ne reviendrait nullement à provoquer ni à inciter à la haine contre la communauté arménienne. Enfin, et contrairement au cas du régime national-socialiste responsable de l’Holocauste, il ne s’agirait pas non plus, dans le cas du requérant, de vouloir réhabiliter tel ou tel gouvernement.
  5. 97.  Compte tenu de ce qui précède, le gouvernement turc conclut qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
  6. L’appréciation de la Cour

– Les principes applicables

α)  En général

  1. 98.  Les principes généraux permettant d’apprécier la nécessité d’une ingérence donnée dans l’exercice de la liberté d’expression ont été résumés dans l’arrêt Stoll c. Suisse ([GC], no 69698/01, § 101, CEDH 2007‑V) et rappelés plus récemment dans les arrêts Mouvement raëlien suisse c. Suisse ([GC], no 16354/06, § 48, CEDH 2012 et Animal Defenders International c. Royaume-Uni [GC], no 48876/08, § 100, 22 avril 2013) :

« i. La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent : ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de « société démocratique ». Telle que la consacre l’article 10, elle est assortie d’exceptions qui appellent toutefois une interprétation étroite, et le besoin de la restreindre doit se trouver établi de manière convaincante (…).

  1. L’adjectif « nécessaire », au sens de l’article 10 § 2, implique un « besoin social impérieux ». Les États contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence d’un tel besoin, mais elle se double d’un contrôle européen portant à la fois sur la loi et sur les décisions qui l’appliquent, même quand elles émanent d’une juridiction indépendante. La Cour a donc compétence pour statuer en dernier lieu sur le point de savoir si une « restriction » se concilie avec la liberté d’expression que protège l’article 10.

iii. La Cour n’a point pour tâche, lorsqu’elle exerce son contrôle, de se substituer aux juridictions internes compétentes, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 les décisions qu’elles ont rendues en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il ne s’ensuit pas qu’elle doive se borner à rechercher si l’État défendeur a usé de ce pouvoir de bonne foi, avec soin et de façon raisonnable : il lui faut considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire pour déterminer si elle était « proportionnée au but légitime poursuivi » et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants » (…) Ce faisant, la Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés à l’article 10 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents (…). »

β) Quant au débat et à la recherche historiques

  1. 99.  La Cour rappelle par ailleurs que, si la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression, il ne lui revient pas d’arbitrer des questions historiques qui relèvent d’un débat toujours en cours entre historiens (voir, mutatis mutandis, Chauvy et autres, précité, § 69, et Lehideux et Isorni, précité, § 47). En revanche, elle a pour tâche d’examiner si, en l’espèce, les mesures litigieuses étaient proportionnées au but poursuivi (Monnat c. Suisse, no 73604/01, § 57, CEDH 2006‑X).
  2. 100.  Il convient de rappeler ensuite que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ou de questions d’intérêt général (Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, § 58, Recueil 1996‑V, Lingens c. Autriche, 8 juillet 1986, § 42, série A no 103 ; Castells c. Espagne, 23 avril 1992, § 43, série A no 236, et Thorgeir Thorgeirson c. Islande, 25 juin 1992, § 63, série A no 239).
  3. 101.  La Cour rappelle par ailleurs que, dans l’exercice de son pouvoir de contrôle, elle doit considérer l’ingérence litigieuse à la lumière de l’ensemble de l’affaire, y compris la teneur des propos reprochés au requérant et le contexte dans lequel celui-ci les a tenus (Lingens, précité, § 40, et Chauvy et autres, précité, § 70).
  4. 102.  Le principe précité selon lequel l’article 10 protège également les informations ou idées susceptibles de heurter, choquer ou inquiéter vaut également lorsqu’il s’agit, comme en l’espèce, du débat historique, « dans un domaine où la certitude est improbable » (voir, Monnat, précité, § 63) et la controverse toujours actuelle (Lehideux et Isorni, précité, § 55).
  5. 103.  En ce qui concerne le débat sur les questions historiques, la Cour a déjà eu l’occasion de préciser que le recul du temps fait qu’il ne conviendrait pas, après l’écoulement de nombreuses années, d’appliquer à certains propos sur des événements historiques la même sévérité que seulement quelques années auparavant. Cela participe des efforts que tout pays est appelé à fournir pour débattre ouvertement et sereinement de sa propre histoire (Monnat, précité, § 64, et Lehideux et Isorni, précité, § 55 ; voir aussi, mutatis mutandis, Editions Plon c. France, no 58148/00, § 53, CEDH 2004-IV ; dans ce dernier arrêt, la Cour a rappelé le principe selon lequel le passage du temps doit nécessairement être pris en compte pour apprécier la compatibilité avec la liberté d’expression d’une interdiction, par exemple d’un livre).
  6. 104.  En ce qui concerne la « proportionnalité » d’une ingérence, la Cour rappelle que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération (voir, par exemple, Chauvy et autres, précité, § 78).

γ) La jurisprudence dans les affaires dirigées contre la Turquie relatives au discours de haine et à l’apologie de la violence et à la question arménienne

  1. 105.  Dans de nombreuses affaires, notamment contre la Turquie, les requérants s’étaient plaints de leur condamnation pour avoir tenu un discours de haine ou incité à la violence. Ci-dessous ne sont mentionnés que certains exemples pertinents pour le cas d’espèce.
  2. 106.  Dans l’affaire Erdoğdu et İnce c. Turquie ([GC], nos 25067/94 et 25068/94, CEDH 1999‑IV), les requérants furent condamnés pour avoir diffusé de la propagande séparatiste par le biais de la revue dont l’un était rédacteur en chef et l’autre journaliste (§ 48). La Cour a constaté que la revue avait fait paraître un entretien avec un sociologue turc dans lequel celui-ci exposait son point de vue sur des changements possibles d’attitude de l’État turc sur la question kurde. Elle a estimé que l’entretien revêtait un caractère analytique et ne contenait aucun passage pouvant passer pour une incitation à la violence. Il lui était apparu qu’en l’espèce les autorités nationales n’avaient pas suffisamment pris en compte le droit du public de se voir communiquer un autre point de vue sur la situation dans le Sud-Est de la Turquie, aussi désagréable que cela puisse être pour elles.

Selon la Cour, les motifs avancés par la cour de sûreté de l’État d’Istanbul pour condamner les requérants, bien que pertinents, ne pouvaient être considérés comme suffisant à justifier les ingérences dans leur droit à la liberté d’expression (§ 52).

  1. 107.  Dans l’affaire Gündüz c. Turquie (no 35071/97, CEDH 2003‑XI), le requérant fut sanctionné pour des déclarations qualifiées par les juridictions internes de « discours de haine ». A la lumière des instruments internationaux et de sa propre jurisprudence, la Cour a notamment souligné que la tolérance et le respect de l’égale dignité de tous les êtres humains constituent le fondement d’une société démocratique et pluraliste. Il peut donc en principe être jugé nécessaire, dans une société démocratique, de sanctionner voire de prévenir toutes les formes d’expression qui propagent, incitent à, promeuvent ou justifient la haine fondée sur l’intolérance (y compris l’intolérance religieuse), si l’on veille à ce que les « formalités », « conditions », « restrictions » ou « sanctions » imposées soient proportionnées au but légitime poursuivi (§ 40).

La Cour a observé que l’émission en question était consacrée à la présentation d’une secte dont les adeptes attiraient l’attention du grand public. Pour elle, les propos tenus par le requérant dénotaient une attitude intransigeante et un mécontentement profond face aux institutions contemporaines de Turquie, telles que le principe de laïcité et la démocratie. Examinés dans leur contexte, ils ne pouvaient toutefois pas passer pour un appel à la violence ni pour un discours de haine fondé sur l’intolérance religieuse (§ 48) Le simple fait de défendre la charia, sans en appeler à la violence pour l’établir, ne pouvait passer pour un « discours de haine » (§ 51).

  1. 108.  Dans l’affaire Erbakan c. Turquie (no 59405/00, 6 juillet 2006), le requérant fut jugé coupable pour avoir prononcé un discours public dans lequel il aurait tenu des propos incitant en particulier à la haine et à l’intolérance religieuse (§ 59). La Cour a considéré que les propos – à les supposer réellement prononcés – tenus par un homme politique célèbre lors d’un rassemblement public révélaient davantage une vision de la société structurée exclusivement autour des valeurs religieuses et paraissaient ainsi difficilement conciliables avec le pluralisme qui caractérise les sociétés actuelles où se confrontent les groupes les plus divers (§ 62). Soulignant que la lutte contre toute forme d’intolérance fait partie intégrante de la protection des droits de l’homme, elle a estimé qu’il est d’une importance cruciale que les hommes politiques, dans leurs discours publics, évitent de diffuser des propos susceptibles de nourrir l’intolérance (§ 64).

Cependant, vu le caractère fondamental du libre jeu du débat politique dans une société démocratique, la Cour a conclu que les motifs avancés pour justifier la nécessité des poursuites engagées contre le requérant n’étaient pas suffisants pour la convaincre que l’ingérence dans l’exercice du droit de l’intéressé à la liberté d’expression fût « nécessaire dans une société démocratique ».

  1. 109.  Dans l’affaire Dink c. Turquie (nos 2668/07, 6102/08, 30079/08, 7072/09 et 7124/09, 14 septembre 2010), le requérant fut déclaré coupable de dénigrement de la « turcité » (Türklük). La Cour releva en premier lieu que l’examen de la série d’articles dans laquelle le requérant avait tenu les propos contestés faisait clairement apparaître que ce qu’il qualifiait de « poison » était la « perception du Turc » chez les Arméniens, ainsi que le caractère « obsessionnel » de la démarche de la diaspora arménienne visant à faire reconnaître par les Turcs que les événements de 1915 constituaient un génocide. Elle constata que Fırat Dink soutenait que cette obsession, qui faisait que les Arméniens se sentaient toujours « victimes », envenimait la vie des membres de la diaspora arménienne et les empêchait de développer leur identité sur des bases saines. La Cour en a déduit, contrairement à la thèse du gouvernement turc, que ces affirmations, qui ne visaient en rien « les Turcs », ne pouvaient être assimilées à un discours de haine (§ 128).

La Cour a aussi pris en compte le fait que le requérant s’exprimait en sa qualité de journaliste et rédacteur en chef d’un journal bilingue turco-arménien, traitant de questions relatives à la minorité arménienne, dans le cadre de son rôle d’acteur de la vie politique turque. Lorsque Fırat Dink exprimait son ressentiment face aux attitudes qu’il considérait comme une négation des incidents de 1915, il ne faisait que communiquer ses idées et opinions sur une question relevant incontestablement de l’intérêt général dans une société démocratique. La Cour a jugé primordial dans une telle société que le débat engagé relatif à des faits historiques d’une particulière gravité puisse se dérouler librement. Elle a par ailleurs rappelé que « la recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression » et « qu’il ne lui revient pas d’arbitrer » une question historique de fond qui relève d’un débat public toujours en cours. De plus, selon elle, les articles rédigés par Fırat Dink n’avaient aucun caractère « gratuitement offensant », ni injurieux et ils n’incitaient ni à l’irrespect ni à la haine (§ 135, avec références à la jurisprudence).

Dès lors, déclarer Fırat Dink coupable de dénigrement de la « turcité » ne correspondait à aucun « besoin social impérieux ».

  1. 110.  Il convient encore d’évoquer l’affaire Cox c. Turquie (no2933/03, 20 mai 2010), bien qu’elle se distingue des affaires précitées. La requête avait été introduite par une ressortissante américaine qui enseigna, dans les années 1980, dans deux universités turques. En 1986, elle fut expulsée de Turquie et fit l’objet d’une interdiction du territoire pour avoir déclaré devant des étudiants et des collègues que « les Turcs [avaient] assimilé les Kurdes » et « expulsé et massacré les Arméniens ». Elle fut expulsée à deux autres reprises. En 1996, elle engagea une procédure tendant à l’obtention de la levée de l’interdiction, mais fut déboutée.

La Cour a constaté que la requérante n’avait pas pu retourner dans le pays en raison de ses déclarations controversées sur des questions kurdes et arméniennes qui suscitaient encore un débat enflammé, non seulement en Turquie mais aussi au niveau international.

La Cour a cependant conclu qu’il était impossible de déterminer, à partir du raisonnement des juridictions nationales, en quoi les opinions de l’intéressée étaient préjudiciables à la sécurité nationale de la Turquie. Par ailleurs, la Cour ne pouvait pas admettre que « la situation litigieuse ne [relevait] pas du champ d’application d’un droit fondamental de la requérante ». Dès lors qu’il n’avait jamais été dit que l’intéressée avait commis une infraction ni été montré qu’elle avait pris part à une activité pouvant clairement être perçue comme préjudiciable à la Turquie, les raisons avancées par les juridictions nationales ne pouvaient passer pour une justification suffisante et pertinente de l’atteinte à son droit à la liberté d’expression.

– L’application des principes au cas d’espèce

  1. 111. La Cour estime important de préciser d’emblée qu’elle n’est amenée à se prononcer ni sur la matérialité des massacres et déportations subies par le peuple arménien aux mains de l’Empire ottoman à partir de 1915, ni sur l’opportunité de qualifier juridiquement ces faits de « génocide », au sens de l’article l’art. 261bis, alinéa 4, du code pénal. Il incombe au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit national (voir, parmi beaucoup d’autres, Lehideux et Isorni, précité, § 50). La Cour a seulement pour tâche de contrôler sous l’angle de l’article 10 les décisions rendues par les juridictions nationales compétentes en vertu de leur pouvoir d’appréciation.

Afin d’examiner si la condamnation du requérant était commandée par un « besoin social impérieux », il lui faut mettre en balance, d’une part, les exigences de protection des tiers, à savoir l’honneur des familles et proches des victimes des atrocités et, d’autre part, la liberté d’expression du requérant. Il convient en particulier d’examiner si l’ingérence litigieuse, à la lumière de l’ensemble des circonstances de l’espèce, était proportionnée au but légitime poursuivi et si les motifs invoqués par les autorités internes pour la justifier paraissent pertinents et suffisants.

α)  La nature du discours du requérant et la marge d’appréciation dont jouissaient les tribunaux internes

  1. 112.  La Cour note qu’il n’est pas contesté que le thème de la qualification de « génocide » des événements en 1915 et dans les années suivantes revêt un intérêt important pour le public. Les interventions du requérant s’inscrivaient dans un débat controversé et animé. S’agissant de la nature du discours tenu par lui, la Cour rappelle qu’il est docteur en droit et président général du Parti des travailleurs de Turquie. En outre, il se considère comme historien et écrivain. Bien que les instances internes aient qualifié ses propos plus « nationalistes » et « racistes » qu’historiques (consid. 5.2 de l’arrêt du Tribunal fédéral, paragraphe 13 ci-dessus), l’essence de ses déclarations et thèses s’inscrit néanmoins dans un cadre historique, comme le montre notamment le fait que l’une des interventions s’est déroulée lors d’une conférence visant à commémorer le Traité de Lausanne de 1923. En outre, le requérant s’est exprimé aussi en tant que politicien sur une question qui avait trait aux relations entre deux États, à savoir la Turquie, d’une part, et l’Arménie, d’autre part, pays dont le peuple a été victime de massacres et de déportations. Portant sur la qualification d’un crime, cette question avait aussi une connotation juridique. Partant, la Cour estime que le discours du requérant était de nature à la fois historique, juridique et politique.
  2. 113.  Compte tenu de ce qui précède et notamment de l’intérêt public que revêt le discours du requérant, la Cour estime que la marge d’appréciation des autorités internes était réduite.

β)  Méthode adoptée par les instances internes pour fonder la condamnation du requérant : la notion de « consensus »

  1. 114. Le motif essentiel exposé par les tribunaux suisses et le gouvernement défendeur tient au « consensus général » qui semble exister dans la communauté, notamment scientifique, à propos de la qualification juridique des événements en question. La Cour ne conteste pas qu’il revient au premier chef aux autorités nationales, et tout particulièrement aux instances juridictionnelles, d’interpréter et d’appliquer le droit interne (Winterwerp c. Pays-Bas, arrêt du 24 octobre 1979, série A no 33, § 46). Elle estime néanmoins opportun d’ajouter ce qui suit à propos de l’emploi par les instances internes de la notion de « consensus ».
  2. 115.  Le Tribunal fédéral a lui-même admis qu’il n’existe pas d’unanimité au sein de la collectivité quant à la qualification juridique litigieuse. Le requérant et le gouvernement turc invoquent de nombreuses sources, non contestées par le gouvernement défendeur, qui font état d’avis divergents. Selon eux, on ne saurait que très difficilement parler d’un « consensus général ». La Cour partage cet avis, rappelant que même au sein des organes politiques de la Suisse il existe une différence de points de vue : tandis que le Conseil national, c’est-à-dire la chambre basse du parlement fédéral, a officiellement reconnu le génocide arménien, le Conseil fédéral a refusé de le faire à plusieurs reprises (voir consid. 4.2 et 4.5 de l’arrêt du Tribunal fédéral, paragraphe 13 ci-dessus). Par ailleurs, il apparaît qu’actuellement seule une vingtaine d’États (sur plus de 190 États dans le monde) ont officiellement reconnu le génocide arménien. Parfois, à l’instar de la Suisse, la reconnaissance ne vient même pas du gouvernement de ces États, mais seulement de leur parlement ou de l’une des chambres de celui-ci (voir, à cet égard, la déclaration de certains membres de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe en date du 24 avril 2013, paragraphe 29 ci-dessus).
  3. 116.  Par ailleurs, la Cour estime, avec le requérant, que le « génocide » est une notion de droit bien définie. Il s’agit d’un fait internationalement illicite qualifié qui peut de nos jours engager aussi bien la responsabilité de l’État, en vertu de l’article 2 de la Convention de 1948 (paragraphe 18 ci‑dessus), que celle d’un individu sur la base, notamment, de l’article 5 du Statut de Rome (paragraphe 20 ci-dessus). Selon la jurisprudence de la CIJ et du Tribunal pénal international pour le Rwanda (paragraphes 21-23 ci‑dessus), pour que soit constituée l’infraction de génocide, les membres d’un groupe visé ne doivent pas seulement être pris pour cible à cause de leur appartenance à ce groupe, mais il faut en même temps que les actes commis soient accomplis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, le groupe comme tel (dolus specialis). Il s’agit donc d’une notion de droit très étroite, dont la preuve est par ailleurs difficile à apporter. La Cour n’est pas convaincue que le « consensus général » auquel se sont référés les tribunaux suisses pour justifier la condamnation du requérant puisse porter sur ces points de droit très spécifiques.
  4. 117.  En tout état de cause, il est même douteux qu’il puisse y avoir un « consensus général », en particulier scientifique, sur des événements tels que ceux qui sont en cause ici, étant donné que la recherche historique est par définition controversée et discutable et ne se prête guère à des conclusions définitives ou à des vérités objectives et absolues (voir, dans ce sens, l’arrêt no 235/2007 du Tribunal constitutionnel espagnol, paragraphes 38-40 ci-dessus). À cet égard, la présente espèce se distingue clairement des affaires qui portaient sur la négation des crimes de l’Holocauste (voir, par exemple, l’affaire Robert Faurisson c. France, tranchée par le Comité des droits de l’homme des Nations Unies le 8 novembre 1996, Communication no 550/1993, doc. CCPR/C/58/D/550/1993 (1996)). Premièrement, les requérants dans ces affaires avaient non pas contesté la simple qualification juridique d’un crime, mais nié des faits historiques, parfois très concrets, par exemple l’existence des chambres à gaz. Deuxièmement, les condamnations pour les crimes commis par le régime nazi, dont ces personnes niaient l’existence, avaient une base juridique claire, à savoir l’article 6, alinéa c), du Statut du Tribunal militaire international (de Nuremberg), annexé à l’Accord de Londres du 8 août 1945 (paragraphe 19 ci-dessus). Troisièmement, les faits historiques remis en cause par les intéressés avaient été jugés clairement établis par une juridiction internationale.
  5. 118.  Par conséquent, la Cour estime que la méthode adoptée par les instances internes pour fonder la condamnation est sujette à caution.

γ)  Quant à l’existence ou non d’un besoin social impérieux

  1. 119.  La Cour estime avoir démontré sous l’angle de la question de l’application de l’article 17 de la Convention que les propos du requérant n’étaient pas susceptibles d’inciter à la haine ou à la violence (paragraphes 51-54 ci-dessus). Par ailleurs, elle partage l’avis du gouvernement turc selon lequel la négation de l’Holocauste est aujourd’hui le moteur principal de l’antisémitisme. En effet, elle estime qu’il s’agit d’un phénomène qui est encore d’actualité et contre lequel la communauté internationale doit faire preuve de fermeté et de vigilance. On ne saurait affirmer que le rejet de la qualification juridique de « génocide » pour les événements tragiques intervenus en 1915 et dans les années suivantes puisse avoir les mêmes répercussions.
  2. 120.  L’étude de l’Institut suisse de droit comparé du 19 décembre 2006, mentionnée ci-dessus (paragraphe 30 ci-dessus), produite devant la Cour par le gouvernement suisse, révèle par ailleurs que parmi les 16 pays analysés, seuls deux, à savoir le Luxembourg et l’Espagne, incriminaient alors généralement, sans se limiter aux crimes commis par le régime nazi, la négation de génocide. Tous les autres États n’ont apparemment pas ressenti un « besoin social impérieux » de prévoir une telle législation. À cet égard, la Cour estime, à l’instar du gouvernement turc, que la Suisse n’a pas prouvé en quoi il existerait chez elle un besoin social plus fort que dans d’autres pays de punir une personne pour discrimination raciale sur la base de déclarations contestant la simple qualification juridique de « génocide » de faits survenus sur le territoire de l’ancien Empire ottoman en 1915 et dans les années suivantes.
  3. 121.  Par ailleurs, depuis la publication de cette étude, en 2006, deux développements importants sont intervenus. Tout d’abord, par un arrêt du 7 novembre 2007 (no 235/2007), le Tribunal constitutionnel espagnol a jugé inconstitutionnelle l’infraction de la « négation » du génocide visée au premier sous-alinéa de l’article 607.2 du code pénal (paragraphes 36-38 ci‑dessus). Il a notamment estimé que la simple négation d’un crime de génocide ne supposait pas une incitation directe à la violence et que la simple diffusion de conclusions quant à l’existence ou non de faits spécifiques, sans porter un jugement de valeur sur ceux-ci ni sur leur caractère illégal, était protégé par la liberté scientifique (ibid.).
  4. 122.  Ensuite, le Conseil constitutionnel français a déclaré anticonstitutionnelle la loi visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi (paragraphe 33 ci-dessus). Il l’a notamment jugée contraire à la liberté d’expression et à la liberté de recherche, précisant que la « liberté d’expression et de communication est d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés, que les atteintes portées à l’exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi (consid. 5) » et qu’« en réprimant ainsi la contestation de l’existence et de la qualification juridique de crimes qu’il aurait lui-même reconnus et qualifiés comme tels, le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l’exercice de la liberté d’expression et de communication (consid. 6). »
  5. 123.  Même s’il ne s’agit pas formellement de précédents s’imposant à elle, la Cour ne saurait rester insensible à ces deux développements. Elle rappelle à cet égard que la France a reconnu explicitement le génocide arménien par une loi de 2001 (paragraphe 31 ci-dessus). Elle estime que la décision du Conseil constitutionnel montre parfaitement qu’il n’y a à priori pas de contradiction entre la reconnaissance officielle de certains événements comme le génocide, d’une part, et l’inconstitutionnalité des sanctions pénales pour des personnes mettant en cause le point de vue officiel, d’autre part. Les États qui ont reconnu le génocide arménien – pour la grande majorité d’entre eux par le biais de leurs parlements – n’ont par ailleurs pas jugé nécessaire d’adopter des lois prévoyant une répression pénale, conscients que l’un des buts principaux de la liberté d’expression est de protéger les points de vue minoritaires, susceptibles d’animer le débat sur des questions d’intérêt général qui ne sont pas entièrement établies.
  6. 124.  Par ailleurs, la Cour rappelle que le Comité des droits de l’homme de l’ONU, dans son Observation générale no 34 de 2011 consacrée à la liberté d’opinion et d’expression au sens de l’article 19 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, a exprimé sa conviction selon laquelle « les lois qui criminalisent l’expression d’opinions concernant des faits historiques sont incompatibles avec les obligations que le Pacte impose aux États parties (…) » (paragraphe 49 de l’Observation générale ; paragraphe 27 ci-dessus). Le Comité s’est également montré convaincu que le « Pacte ne permet pas les interdictions générales de l’expression d’une opinion erronée ou d’une interprétation incorrecte d’événements du passé » (ibid.).
  7. 125.  Enfin, il convient également de rappeler que le cas d’espèce est la première condamnation d’une personne sur la base de l’article 261bis du code pénal dans le contexte des événements arméniens. Par ailleurs, le requérant, avec onze autres ressortissants turcs, a été acquitté le 14 septembre 2001 par le tribunal d’arrondissement de Berne-Laupen des chefs d’accusation de négation de génocide au sens de cette disposition, faute d’intention de discriminer chez les accusés.
  8. 126.  Compte tenu de ce qui précède, la Cour doute que la condamnation du requérant ait été commandée par un « besoin social impérieux ».

δ)  Proportionnalité de la mesure au but visé

  1. 127.  La Cour rappelle également que la nature et la lourdeur des sanctions infligées sont aussi des éléments à prendre en considération lorsqu’il s’agit de mesurer la proportionnalité d’une ingérence (voir, par exemple, Chauvy et autres c. France, précité, § 78). Par ailleurs, elle doit veiller à ce que la sanction ne constitue pas une espèce de censure qui conduirait à s’abstenir d’exprimer des critiques. Dans le contexte d’un débat sur un sujet d’intérêt général, pareille sanction risque de dissuader de contribuer à la discussion publique de questions qui intéressent la vie de la collectivité (dans ce sens Stoll, précité, § 154). À cet égard, il peut arriver que la condamnation même importe plus que le caractère mineur de la peine infligée (voir, par exemple, Jersild, précité, § 35, ou Lopes Gomes da Silva c. Portugal, no 37698/97, § 36, CEDH 2000‑X).
  2. 128.  En l’espèce, le requérant a été condamné à une peine de 90 jours-amende à 100 CHF, assortie d’un sursis de deux ans, au paiement d’une amende de 3 000 CHF, qui était substituable par 30 jours de privation de liberté, ainsi qu’au paiement d’une indemnité pour tort moral de 1 000 CHF en faveur de l’association Suisse-Arménie. La Cour estime que même si ces sanctions, dont l’une peut être convertie en une mesure privative de liberté, sont d’une gravité relative, elles sont néanmoins susceptibles d’avoir les effets dissuasifs décrits ci-dessus.

ε)  Conclusions

  1. 129.  Compte tenu de ce qui précède et notamment à la lumière des éléments de droit comparé, la Cour considère que les motifs avancés par les autorités nationales pour justifier la condamnation du requérant ne sont pas tous pertinents et, considérés dans leur ensemble, s’avèrent insuffisants. Les instances internes n’ont pas démontré en particulier que la condamnation du requérant répondait à un « besoin social impérieux » ni qu’elle était nécessaire, dans une société démocratique, à la protection de l’honneur et des sentiments des descendants des victimes des atrocités qui remontent aux années 1915 et suivantes. Les instances internes ont donc dépassé la marge d’appréciation réduite dont elles jouissaient dans le cas d’espèce, qui s’inscrit dans un débat revêtant un intérêt public certain.
  2. 130.  Partant, il y a eu violation de l’article 10 de la Convention.
  3. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 7 DE LA CONVENTION
  4. 131.  Estimant que le libellé de l’article 261bis alinéa 4, du code pénal suisse est très vague, le requérant soutient également que sa condamnation pénale viole le principe « pas de peine sans loi » consacré à l’article 7 de la Convention.
  5. 132.  Le grief tiré de l’article 7 ne soulève aucune question distincte de celles qui ont été examinées par la Cour sous l’angle du grief portant sur l’article 10 de la Convention, notamment quant à l’existence d’une base légale pour l’ingérence litigieuse (paragraphes 66-72 ci-dessus). Il n’a par ailleurs pas été communiqué aux parties à la procédure.
  6. 133.  Il n’y a dès lors lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le bien-fondé du grief tiré de l’article 7 de la Convention.

III.  SUR LES AUTRES VIOLATIONS ALLÉGUÉES DE LA CONVENTION

  1. 134.  Invoquant l’article 6 de la Convention, le requérant se plaint en outre de ne pas avoir obtenu de visa du gouvernement suisse et de ne pas avoir ainsi pu rencontrer son avocat au cours de la procédure judiciaire. Le requérant se plaint aussi de ce que le tribunal de district de Lausanne et le Tribunal fédéral se seraient abstenus d’examiner certains documents qu’il a présentés. De plus, une « grande erreur dans l’appréciation des preuves » aurait été commise, lesdits tribunaux s’étant abstenus, sans fournir de motif, de tenir compte d’un jugement du tribunal du district Berne-Laupen (jugement du 14 septembre 2001, paragraphe 17 ci-dessus).
  2. 135.  Enfin, le requérant invoque les articles 14, 17 et 18 de la Convention. Selon lui, les tribunaux suisses ont, dans leurs jugements, fait usage de termes discriminatoires à son égard.
  3. 136. La Cour estime que ces griefs, pour autant qu’ils soient suffisamment étayés et compréhensibles, sont dépourvus de fondement et/ou n’ont pas été portés devant les instances internes comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention.
  4. 137.  Il s’ensuit que ces griefs sont manifestement mal fondés et doivent être rejetés en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
  5. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
  6. 138.  Aux termes de l’article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

  1. Dommage
  2. 139.  Le requérant réclame 20 000 euros (EUR) pour dommage matériel sans préciser la nature de ce dommage. En outre, il demande 100 000 EUR au titre du préjudice moral qu’il aurait subi.
  3. 140.  Le gouvernement défendeur soutient que le requérant n’a pas prouvé qu’il avait effectivement subi un préjudice matériel, d’autant qu’il n’a pas démontré s’être réellement acquitté de l’amende de 3 000 francs suisses (CHF) et de la somme de 1 000 CHF qu’il avait été condamné à verser à l’association Suisse-Arménie. En ce qui concerne le dommage moral, le Gouvernement estime que le simple constat de violation de l’article 10 constituerait une satisfaction équitable.
  4. 141.  La Cour considère, avec le gouvernement défendeur, que la demande au titre d’un dommage matériel n’est pas suffisamment étayée.
  5. 142.  Quant au dommage moral, la Cour estime, à la lumière de l’ensemble des circonstances de l’espèce, que le constat de violation suffit à remédier au tort que la condamnation, jugée contraire à l’article 10, a pu causer au requérant.
  6. 143.  Il s’ensuit qu’il n’y a aucun montant à verser pour dommage.
  7. Frais et dépens
  8. 144.  Le requérant demande également 20 000 EUR pour ses frais et dépens occasionnés par ses déplacements ainsi que par ceux de son avocat et des experts.
  9. 145.  Le Gouvernement soutient à titre principal qu’aucune somme ne devrait être versée au requérant à ce titre puisque la demande n’est pas suffisamment étayée. À titre subsidiaire, la somme de 9 000 CHF semble couvrir l’ensemble des frais et dépens pour la procédure devant le juge interne et devant la Cour.
  10. 146.  Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Philis c. Grèce (no 1), 27 août 1991, § 74, série A no 209). En l’espèce et compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour estime que la demande du requérant n’est pas suffisamment étayée. Dès lors, elle la rejette.
  11. 147.  Il s’ensuit qu’aucun montant n’est dû au titre des frais et dépens.

PAR CES MOTIFS, LA COUR,

  1. Déclare, à l’unanimité, la requête recevable quant au grief tiré de l’article 10 et irrecevable quant à ceux tirés des articles 6, 14, 17 et 18 de la Convention ;
  1. Dit, par cinq voix contre deux, qu’il y a eu violation de l’article 10 de la Convention ;
  1. Dit, à l’unanimité, qu’il n’y a lieu d’examiner séparément ni la recevabilité ni le bien-fondé du grief tiré de l’article 7 de la Convention ;
  1. Dit, par cinq voix contre deux, que le constat de violation de l’article 10 constitue en lui-même une satisfaction équitable pour tout dommage moral subi par le requérant ;
  1. Rejette, à l’unanimité, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 décembre 2013, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Stanley Naismith                                                                 Guido Raimondi
Greffier                                                                               Président

Au présent arrêt se trouve joint, conformément aux articles 45 § 2 de la Convention et 74 § 2 du règlement, l’exposé des opinions séparées suivantes :

–  opinion concordante commune aux juges Raimondi et Sajó ;

–  opinion partiellement dissidente des juges Vučinić et Pinto de Albuquerque.

G.R.A.
S.H.N.

OPINION CONCORDANTE COMMUNE AUX JUGES RAIMONDI ET SAJÓ

(Traduction)

Il est des occasions où les juges des cours de protection des droits de l’homme ont une obligation morale particulière de clarifier leur position aux personnes concernées par l’arrêt. La présente affaire en est une.

Pourquoi avons-nous cette obligation particulière à l’égard des Arméniens ? Parce que la destruction d’un peuple commanditée par un gouvernement appelle toujours une attention spéciale et nous impose à tous des obligations particulières. De 1915 à 1917, le peuple arménien a subi des souffrances d’une intensité inimaginable. Ce drame a eu des conséquences durables même pour la cinquième génération après le Mets Yegherrn (le Grand Crime), en partie parce que les injustices et les souffrances du passé n’ont jamais été pleinement reconnues ni réparées.

Bien des membres de la communauté arménienne se sentiront peut-être abandonnés, voire trahis, face à la position de la majorité dans cette affaire. Peut-être en concluront-ils qu’une fois de plus, on ne fait pas preuve à leur égard de toute la compréhension et de tout le respect qu’ils méritent compte tenu des calamités qui ont affligé les communautés arméniennes par le passé. C’est en anticipant cette réaction que nous nous exprimons ici.

Bon nombre d’Arméniens croient que pour reconnaître véritablement le Grand Crime, il faut le qualifier, sans conditions, de génocide. Cependant, on dit souvent, et à juste titre, que ce n’est pas au droit, et encore moins aux tribunaux, qu’il appartient d’établir la vérité historique. Cela n’empêche pas le juge d’imputer les responsabilités historiques. Pour ce faire, il lui faut inévitablement porter un regard sur l’histoire, qui recouvre plus que les faits seuls. Nous sommes convaincus que, si l’on examine la période en cause en l’espèce à la lumière des massacres qui l’ont précédée (notamment par exemple les massacres hamidiens), on dispose d’éléments suffisants (expression terriblement légaliste dans le présent contexte) pour démontrer que les citoyens arméniens de l’Empire Ottoman ont subi une politique d’État qui a causé la mort et la souffrance de centaines de milliers de personnes (les estimations vont de 600.000 à 1.500.000) et qui a failli causer l’extinction des Arméniens en tant que communauté distincte. Il est vrai que les facteurs spécifiques qui ont déclenché ces événements demeurent contestés. Cela étant, aucune raison ne peut justifier l’action de l’État – ou le cas échéant son inaction – qui est à l’origine d’une tragédie aussi abominable, de la mort d’enfants et d’innocents.

Il nous reste l’obligation symbolique et morale de définir et de qualifier ces événements, et c’est à ce stade qu’entrent en confrontation le droit, « the moral truth » et l’histoire. Nous savons que lorsque Raphael Lemkin (Axis Rule in Occupied Europe, 1944) a créé le terme de génocide, il avait à l’esprit les massacres et les déportations de 1915. L’utilisation de ce terme pour qualifier ces événements est appropriée dans le langage courant, et elle ne peut donner lieu à aucune sanction. C’est ainsi que nous lisons l’arrêt Dink.

En ce qui concerne au contraire la négation d’un génocide et de la reconnaissance officielle de la qualité de génocide à certains épisodes historiques, plusieurs pays se réfèrent lorsqu’il s’agit de sanctionner les propos correspondants aux faits spécifiques et à l’analyse qu’en font les juridictions internationales, tandis que d’autres, en se fondant sur la définition juridique contemporaine du génocide, prévoient par des dispositions spéciales de leur droit interne quels sont les génocides dont la négation est passible de sanctions.

Cette définition étroite répond à un souci de sécurité juridique, laquelle est de la plus haute importance dans le contexte de la liberté d’expression. Or c’est là que les Arméniens – de même que les autres communautés qui ont subi une injustice extrême avant la cristallisation du concept moderne de génocide ou qui ont simplement été laissés de côté après 1948 pour des raisons politiques – subissent une injustice supplémentaire : le Grand Crime ayant eu lieu en 1915, il est antérieur à l’élaboration du terme de génocide puis de la jurisprudence correspondante. Certains pays ont donc adopté des lois spéciales qui mentionnent expressément le génocide arménien et érigent en infraction pénale le fait de le nier.

La Suisse ne l’a pas fait. Le Tribunal fédéral suisse a décidé de surmonter cette difficulté en l’espèce en étendant la définition du génocide au Grand Crime, indiquant qu’il était « généralement admis » qu’il s’agissait d’un génocide. Pareille extension d’un concept juridique pose problème en droit pénal et, dans les circonstances de la présente affaire, elle est incompatible avec les exigences de la liberté d’expression que notre Cour est appelée à protéger dans le cadre de la Convention.

Pour déterminer s’il y a eu violation du droit à la liberté d’expression, la Cour doit vérifier si l’ingérence portée dans le discours était prévue par la loi de manière définie, concrète et prévisible. Or la définition du génocide en droit international est claire, et elle ne renvoie pas aux mêmes notions que celles admises par la population en général. Certes, même les concepts de droit pénal sont ouverts dans une certaine mesure à des interprétations relevant du sens commun ; cependant, il s’agit ici de l’incrimination d’un discours. L’interprétation du Tribunal fédéral est trop large en ce que, si on la suivait, un locuteur ne saurait jamais quels propos sont passibles de sanction, ce qui créerait un effet dissuasif. De plus, le droit suisse ne prévoit ni excuse ni exception pour les propos tenus dans le cadre de la recherche scientifique ou de la performance artistique.

Le niveau de précision que doit atteindre la législation interne dépend dans une mesure considérable du texte considéré, du domaine qu’il est destiné à couvrir, et du nombre et du statut de ceux vers lesquels il est dirigé (voir Hashman et Harrup c. Royaume-Uni [GC], no 25594/94, § 31, CEDH 1999‑VIII, et Groppera Radio AG et autres c.  Suisse, arrêt du 28 mars 1990, Série A no 173, p. 26, § 68).

En l’espèce, le requérant ne pouvait pas prévoir que ses paroles seraient jugées pénalement répréhensibles. Précédemment, des déclarations comparables avaient donné lieu à des poursuites, mais leurs auteurs avaient été relaxés, et l’on pouvait donc en déduire qu’au niveau des juridictions inférieures au moins, la présomption qu’a posée ensuite le Tribunal fédéral quant au sens communément admis du terme génocide n’était pas évidente. De même, les deux chambres du parlement suisse ne s’entendent pas sur la question de savoir s’il faut qualifier le Grand Crime de génocide.

La Cour, d’habitude ne pousse pas plus avant l’examen du grief lorsqu’elle constate que l’ingérence litigieuse n’était pas prévue par la loi. Nous estimons qu’il faut ici aller plus loin.

Dans la présente affaire, la Cour a interprété le but de la limitation de la liberté d’expression comme un moyen de protéger l’honneur de ceux qui ont péri dans le Grand Crime. Or ce but est au mieux secondaire, et il oriente l’analyse de proportionnalité vers la violation : le devoir de mémoire à l’égard des morts, pour important qu’il soit, ne l’est peut-être pas autant que la nécessité de ne pas pénaliser un discours que son auteur, vivant aujourd’hui, place sur le terrain de la recherche scientifique.

Il reste que le Gouvernement suisse a argué que l’incrimination de la négation du génocide visait un but de maintien de l’ordre public, ce qui, à notre avis, est incontestable au vu des circonstances de l’affaire. La Cour doit être particulièrement vigilante lorsque le but de l’ingérence est fourni a posteriori, seulement au stade où l’affaire est portée devant elle, mais tel n’est pas le cas ici : la disposition relative au génocide a été introduite dans le code pénal en application des obligations incombant à la Suisse en vertu de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (1965).

Enfin, à l’appui de sa position, le Tribunal fédéral a dit ceci : « [l]a condamnation du recourant tend ainsi à protéger la dignité humaine des membres de la communauté arménienne, qui se reconnaissent dans la mémoire du génocide de 1915 ». Il est profondément troublant que des propos soient incriminés au motif qu’ils constituent une attaque à l’identité de certains individus (voir à cet égard les remarques de la Cour sur la turcité, notamment dans l’arrêt Dink) – même si, bien sûr, nous ne sommes pas en position de porter un jugement sur la formation de l’identité d’une nation ou d’une collectivité nationale qui repose sur une tragédie nationale : il s’agit là d’un sujet de débat. (Voir à cet égard la position critique de Fırat Dink dans l’affaire Dink.)

Le Tribunal fédéral n’a pas développé ce point. La justification par des motifs de dignité de l’apport d’une restriction à des droits est ambigüe, même si la dignité est souvent considérée comme une valeur fondatrice de la protection des droits de l’homme. Certes, il peut y avoir violation de la dignité d’un individu lorsque l’humanité du groupe dont il fait partie est niée ou diminuée : c’est le cas lorsque l’appartenance à l’humanité de cet individu au même titre que n’importe quel autre est niée au prétexte qu’il est membre d’un groupe qui en serait exclu. Cependant, nous ne voyons pas en quoi le fait de nier l’existence d’un plan d’extermination fomenté par Talat Pacha et ses acolytes porterait atteinte en ce sens à la dignité des membres de la communauté arménienne, à moins qu’une telle déclaration ne puisse être comprise comme qualifiant de falsification la composante de l’identité arménienne liée au génocide. Or tel n’est pas le sens évident de la contestation de la qualité juridique faite par le requérant ; et ce n’est certes pas non plus le sens que lui ont attribué les autorités suisses.

Même si les propos du requérant ont été irrespectueux, voire outrageux, ils ne diminuent pas l’humanité du groupe concerné. Bien sûr, des propos négationnistes peuvent être criminels dans la mesure où ils incitent à la haine et à la violence et où ils représentent un danger réel compte tenu de l’histoire et des conditions sociales prévalant dans une société donnée. Mais aucun de ces éléments n’étaient présents en Suisse.

En fait, l’objectif premier de la loi et de l’ingérence portée en l’espèce dans la liberté d’expression du requérant s’articule autour de la discrimination raciale (« raciale » s’entendant ici comme comprenant la discrimination nationale, de même que le génocide peut viser non seulement un groupe ethnique mais aussi une communauté religieuse ou nationale). L’approche juridique telle qu’elle a été interprétée dans cette affaire est que tout discours qui nie la qualification juridique attribuée à la destruction d’un peuple est raciste ou racialement discriminatoire, ou s’analyse en un acte de discrimination. Une telle incrimination inconditionnelle au niveau du droit rend pratiquement impossible l’examen des aspects du discours qui relèvent de la liberté d’expression : même tenus dans le cadre d’un discours scientifique irrespectueux, les propos concernés sont automatiquement transformés en acte de discrimination raciale[22].

La Cour a jugé à juste titre qu’il était nécessaire qu’elle procède sponte sua à une analyse sous l’angle de l’article 17. L’incrimination inconditionnelle de la négation du génocide (étendu aux événements de 1915 ou considéré comme s’y appliquant par implication signifie que cette négation est analysée en un abus de droits (voir à cet égard la position des juridictions françaises dans l’affaire Faurisson citée ci-dessous : elles ont estimé que les déclarations révisionnistes relevaient de l’agression et non du discours). Compte tenu de la jurisprudence de la Cour dans le contexte des articles 10 et 17, un tel discours doit être destructif en pratique et non pas seulement choquant en théorie. Lorsque la Cour a constaté un abus au sens de l’article 17, elle l’a fait parce que l’article 10 avait été invoqué par des groupes inspirés par des motifs totalitaires (Vajnai c. Hongrie, no 33629/06, § 24, CEDH 2008) et que l’acte discursif lui-même avait un potentiel destructeur.

L’interprétation du discours en droit pénal comme une infraction inconditionnelle reflète les considérations qui sous-tendent l’article 17 et demeure intrinsèquement problématique, entre autres parce qu’il n’est plus guère possible d’examiner les aspects du discours relevant de la liberté d’expression dans le cadre inconditionnel du droit pénal lorsque le simple fait de tenir certains propos est une infraction en soi, sans que l’on puisse appliquer à l’examen de ces propos une analyse de proportionnalité.

Dans ses constatations en l’affaire Robert Faurisson c. France (communication no 550/1993, cote ONU CCPR/C/58/D/550/1993(1996)), le Comité des droits de l’homme des Nations Unies a expressément reconnu que l’application des dispositions de la loi Gayssot qui, dans leurs effets, érigeaient en infraction pénale le fait de mettre en cause les conclusions et le verdict du Tribunal militaire international de Nuremberg pouvait conduire à des décisions ou à des mesures incompatibles avec le Pacte.

Selon le présent arrêt, le requérant a exprimé son point de vue scientifique sur un sujet de débat historique. Le Tribunal fédéral semble avoir retenu une interprétation légèrement différente : « [e]n ce qui concerne l’intention, le tribunal correctionnel a retenu que le requérant, docteur en droit, politicien, soi-disant écrivain et historien, avait agi en toute connaissance de cause, déclarant qu’il ne changerait jamais de position, même si une commission neutre affirmait un jour que le génocide des Arméniens a bel et bien existé. ». A notre avis, le requérant a essayé d’utiliser des arguments historiques devant le tribunal pour prouver ce qu’il avançait, mais ses propos n’étaient pas à l’origine tenus dans le contexte d’un débat scientifique, et son attitude n’était pas réellement scientifique, étant donné qu’il excluait d’emblée toutes les données de recherche qui n’allaient pas dans le sens de ses thèses. Les propos litigieux s’inscrivaient dans un débat politique sur un sujet d’intérêt public, qui avait pour but d’influer sur la politique parlementaire (législative) suisse. Nous sommes cependant d’accord pour dire que la liberté de recherche est en jeu dans l’examen de cette affaire.

Le Tribunal fédéral semble admettre que le requérant n’a pas contesté la réalité des massacres, et que son « négationnisme » consistait en fait à essayer d’avancer une autre cause pour ces événements : « [o]n doit, au demeurant, constater que le recourant ne conteste l’existence ni des massacres ni des déportations que l’on ne peut qualifier, même en faisant preuve de réserve, que comme des crimes contre l’humanité. Or, la justification de tels crimes, fût-ce au nom du droit de la guerre ou de prétendues raisons sécuritaires, tombe déjà sous le coup de l’art. 261 bis al. 4 CP (…) ». Nous estimons que les arguments du requérant, qui consistaient à dire qu’une « agression arménienne » avait été à l’origine des événements tragiques que l’on sait, sont plus que troublants. Dans certaines circonstances (voir a contrario l’affaire Fáber c. Hongrie, no 40721/08, 24 juillet 2012), ces propos combinés à un discours négationniste auraient pu constituer une incitation à la haine qui présente un danger clair et imminent et, ainsi, correspondre au critère à partir duquel, en pareil cas, la Cour juge l’ingérence pénale proportionnée Gül et autres c. Turquie, n4870/02, § 42, 8 juin 2010.

En l’espèce, toutefois, rien ne montre que le discours en cause ait été une incitation directe à la haine constitutive de discrimination. Était-il nécessaire dans la société démocratique qu’est la Suisse de sanctionner le requérant pour les propos qu’il a tenus ? Nous partageons la position de la Cour selon laquelle le rejet de la qualification juridique des événements de 1915 n’était pas de nature en lui-même à inciter à la haine contre le peuple arménien.

Dans l’affaire Faurisson, il était argué que le discours révisionniste conduit ses lecteurs sur la voie de comportements antisémites. En l’espèce au contraire, on peut dire que, plus qu’un sentiment anti-arménien, le requérant a exprimé des sentiments anti-impérialistes conformes à ses opinions politiques : il attribue ce qu’il appelle le « mensonge du génocide » à l’impérialisme international plutôt qu’aux Arméniens eux-mêmes.

En principe, l’incitation à la haine doit être dirigée contre des individus identifiables et n’est pas comprise comme une forme de diffamation d’un groupe donné. Dans leur opinion concordante en l’affaire Faurisson, Elizabeth Evatt et David Kretzmer, auxquels s’est joint Eckart Klein, évoquent la possibilité d’une exception[23], en ces termes : « il peut toutefois y avoir des circonstances dans lesquelles le droit d’un individu d’être protégé contre l’incitation à la discrimination au motif de la race, de la religion ou de l’origine nationale ne peut pas être pleinement garanti par une loi étroite, explicite, relative à l’incitation (…). Tel est le cas où, dans un contexte social et historique particulier, il peut être prouvé que certaines déclarations, qui ne répondent pas à la stricte définition légale de l’incitation, s’inscrivent dans le cadre d’un système de provocation à l’encontre d’un groupe racial, religieux ou national déterminé ; tel est le cas aussi où les personnes qui ont intérêt à répandre l’hostilité et la haine adoptent des formes d’expression subtiles qui ne sont pas punissables en vertu de la loi contre l’incitation raciale même si leurs effets peuvent être aussi, sinon plus, pernicieux qu’une incitation ouverte. »

Nous estimons que de pareilles circonstances devraient être clairement démontrées dans l’affaire en cause. En l’absence de telles circonstances, l’incrimination du discours du requérant, même si celui-ci frôlait le négationnisme, ne répond pas à l’exigence de nécessité de l’ingérence ; ainsi, la sanction pénale imposée en l’espèce est disproportionnée. L’objectif légitime de la loi aurait pu être atteint par une disposition moins drastique plutôt que par un dogme législatif que l’on ne pouvait remettre en cause, quels que fussent l’objectif d’une telle remise en cause ou ses conséquences possibles.

OPINION EN PARTIE DISSIDENTE DES JUGES VUČINIĆ ET PINTO DE ALBUQUERQUE

(Traduction)

  1. L’affaire Perincek soulève deux questions juridiques fondamentales que la Cour européenne des droits de l’homme (la Cour) n’a jamais traitées : la reconnaissance internationale du génocide des Arméniens et l’incrimination de la négation de ce génocide. Tout en étant convaincus que des questions d’une telle ampleur requièrent un arrêt de la Grande Chambre, nous voudrions les examiner de manière aussi approfondie qu’il est possible de le faire dans les limites étroites de la présente opinion. Bien que nous doutions grandement de la recevabilité du grief du requérant au regard de l’article 17 de la Convention européenne des droits de l’homme (la Convention), nous avons finalement accepté de l’examiner au fond afin de considérer tous les arguments juridiques avancés par l’intéressé sur le terrain de l’article 10 de la Convention. Nous ne voulons pas, en effet, éviter de nous pencher sur des questions juridiques épineuses au prétexte que les déclarations litigieuses sont en elles-mêmes contraires aux valeurs qui sous-tendent la Convention, comme celles considérées en l’espèce semblent l’être prima facie. Quoi qu’il en soit, après mûre réflexion, nous sommes parvenus à la conclusion qu’il n’y avait pas eu violation de l’article 10 dans cette affaire. Nous sommes d’accord en revanche pour dire qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément le grief tiré de l’article 7.

La reconnaissance internationale du génocide des Arméniens

  1. Par une déclaration officielle proclamée par le Conseil national le 16 décembre 2003, l’État défendeur a reconnu que les événements subis par le peuple arménien de l’Empire Ottoman en 1915 étaient un « génocide »[24]. Conformément à cette position officielle, le tribunal de police, la Cour de cassation pénale et le Tribunal fédéral ont considéré que le génocide des Arméniens était un fait historique reconnu par l’État et la société suisses aux fins du quatrième alinéa de l’article 261 bis du code pénal suisse. Dès lors, ils ont jugé qu’il y avait dans la société suisse une base légale à la répression de la négation du génocide des Arméniens. Cette conclusion n’est pas arbitraire.
  2. La Suisse n’est pas la seule à reconnaître le génocide des Arméniens : celui-ci a été reconnu par l’État turc lui-même, par des personnalités, des institutions et des gouvernements contemporains des massacres, puis par des organisations internationales, des administrations nationales et régionales et des juridictions nationales des quatre coins du monde.
  3. Peu après ces événements tragiques, l’État turc lui-même a reconnu les « massacres » des Arméniens et traduit en justice certains de ceux qui en étaient responsables. Cet acte de contrition louable de la Turquie s’est traduit par deux types de procédures. La procédure pénale cruciale a été le procès en cour martiale de l’ex-Grand Vizir de l’Empire Ottoman Talaat Pacha, de l’ex-ministre de la Guerre Enver Pacha, de l’ex‑ministre de la Marine Cemal Pacha, de l’ex-ministre de l’Éducation Nazim Bey et d’autres anciens ministres et hauts responsables du parti Union et Progrès (Ittihat ve Terakki Cemiyeti), procès où certains des accusés ont été jugés in absentia. La cour martiale a rendu son verdict le 5 juillet 1919, imposant la peine de mort à plusieurs accusés pour différents crimes, dont celui du « massacre » des Arméniens, confirmant ainsi la qualification figurant dans l’acte d’accusation, selon lequel « le massacre et la destruction des Arméniens résultaient de décisions prises par le Comité central de l’Ittihat»[25]. La base légale de ces condamnations et des peines infligées était les articles 45 et 55 du code pénal turc.
  4. Le deuxième type de procédure pénale a consisté en plusieurs actions engagées contre des dizaines d’accusés  : procédure contre les chefs régionaux du parti (jugement rendu le 8 janvier 1920), procédure relative aux massacres et déportations du sandjak de Yozgat (jugement rendu le 8 avril 1919, avec l’imposition, entre autres, de la peine de mort à l’ex‑gouverneur Mehmet Kemal Bey), procédure relative aux massacres et déportations de la vilayet de Trébizonde (jugement rendu le 22 mai 1919, avec l’imposition, entre autres, de la peine de mort à Cemal Azmi Bey et Nail Bey), procédure relative aux massacres et déportations de Büyük Dere (jugement rendu le 24 mai 1919), procédure relative aux massacres et déportations de la vilayet de Kharpout (jugement rendu le 13 janvier 1920, avec l’imposition, entre autres, de la peine de mort à l’ex-président de l’Organisation spéciale et membre du comité central du parti unioniste Bahattin Sakir), procédure relative aux massacres et déportations d’Ourfa (jugement rendu le 20 juillet 1920, avec l’imposition, entre autres, de la peine de mort à l’ex-gouverneur Behramzade Nusret Bey) et procédure relative aux massacres et déportations d’Erzincan (jugement rendu le 27 juillet 1920, avec l’imposition, entre autres, de la peine de mort à l’ex-chef de la Gendarmerie Abdullah Avni). Les peines capitales imposées à Mehmet Kemal Bey, Behramzade Nusret Bey et Abdullah Avni ont été exécutées.
  5. Le fait que l’État turc ait ultérieurement réhabilité certains des accusés ne remet pas en question la validité internationale de ces jugements, qui ont été rendus conformément aux normes du droit international en vigueur à l’époque[26]. Par ailleurs, dès que la communauté internationale a eu connaissance des faits, il y a eu une réaction officielle immédiate sous la forme d’une déclaration commune de la France, de la Grande‑Bretagne et de la Russie en date du 24 mai 1915, dans laquelle les trois pays dénonçaient la commission à l’égard des Arméniens de « crimes de la Turquie contre l’humanité et la civilisation » dont « tous les membres du gouvernement ottoman et ceux de ses agents qui [étaient] impliqués dans ces massacres » devraient répondre. Cette réaction a été suivie d’une reconnaissance politique et diplomatique des atrocités commises, énoncée notamment dans la résolution conjointe du Sénat et de la Chambre des représentants américains en date du 9 février 1916, qui déplore les « souffrances silencieuses » et le « fléau terrible » subis par des milliers d’Arméniens, et dans le rapport de 1919 de la Commission sur la responsabilité des auteurs de crimes de guerre et sur l’application des peines, qui concluait que le traitement réservé par l’Empire Ottoman aux Arméniens de son territoire avait violé « les règles et coutumes établies de la guerre et les lois élémentaires de l’humanité » et qui déclarait que les officiels ottomans responsables de ces actes devaient être poursuivis. Par la suite, les articles 226, 227 et 230 du Traité de Sèvres signé par la Grande Bretagne, la France, l’Italie, le Japon, l’Arménie, la Belgique, la Grèce, le Hedjaz, la Pologne, le Portugal, la Roumanie, l’État des Slovènes, Croates et Serbes, la Tchécoslovaquie et la Turquie le 10 août 1920 ont consacré le droit des Puissances alliées de traduire devant les tribunaux militaires les personnes accusées d’avoir commis des actes contraires aux lois et coutumes de la guerre, « nonobstant toute procédure et toutes poursuites engagées devant un tribunal en Turquie », ainsi que l’obligation de l’État turc de leur remettre les responsables des « massacres commis pendant la poursuite de l’état de guerre sur le territoire qui faisait partie de l’Empire turc le 1er août 1914 » afin qu’ils soient jugés. Même si le Traité de Sèvres n’est jamais entré en vigueur, il n’en reste pas moins que ces dispositions correspondaient à l’état du droit international coutumier à l’époque, dans la mesure où elles reconnaissaient la commission d’un crime international engageant des responsabilités individuelles. Bien que le principe de la responsabilité pénale n’ait pas prévalu dans les négociations ultérieures qui ont abouti au Traité de Lausanne, le fait historique en lui-même, à savoir la commission des « massacres » dans le cadre d’une politique d’État de l’Empire Ottoman contraire aux « lois de l’humanité », a été reconnu par les signataires du Traité de Sèvres conformément à la Déclaration commune du 24 mai 1915[27]. L’article 230 du Traité de Sèvres est même l’antécédent irréfutable de l’article 6 c) de la Charte de Nuremberg et de l’article 5 c) de la Charte de Tokyo, qui mentionnent des « crimes contre l’humanité » au sens où on comprenait cette notion depuis au moins le début du XXe siècle[28].
  6. Le traité de Lausanne du 24 juillet 1923 conclu par la suite ne comprenait ni clause relative aux crimes de guerre ni clause relative aux sanctions, ni aucune référence aux « massacres » commis pendant l’état de guerre, mais il était accompagné d’une « déclaration d’amnistie » en vertu de laquelle une « amnistie pleine et entière » était accordée respectivement par le gouvernement turc et par le gouvernement grec pour tous les crimes et délits commis pendant la période considérée (du 1er août 1914 au 20 novembre 1922) qui étaient « évidemment liés aux événements politiques » qui avaient eu lieu pendant cette période. La portée personnelle et matérielle de la disposition III de la déclaration d’amnistie, comme d’ailleurs la déclaration elle-même, ne s’étend évidemment pas aux « massacres » de la population arménienne de l’Empire turc. En toute hypothèse, les « crimes contre l’humanité et la civilisation » tels qu’ils ont été décrits dans la déclaration commune du 24 mai 1915 ne peuvent être amnistiés, et ils sont imprescriptibles, compte tenu de la nature impérative et non dérogeable de l’incrimination du génocide et des crimes contre l’humanité en vertu d’un principe établi du droit international coutumier et du droit des traités[29].
  7. La réalité du génocide des Arméniens a par la suite été reconnue par plusieurs organisations internationales, notamment par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe dans la déclaration faite le 24 avril 1998 par 51 parlementaires, dans la déclaration faite le 24 avril 2001 par 63 parlementaires et dans la déclaration faite le 24 avril 2013 par 26 parlementaires ; par le Parlement européen dans ses résolutions des 18 juin 1987, 15 novembre 2000, 28 février 2002 et 28 septembre 2005 ; par le MERCOSUR (Marché commun du Sud, organisation réunissant les États d’Amérique du Sud) dans sa résolution parlementaire du 19 novembre 2007 ; par le Centre international pour la justice transitionnelle dans son mémorandum indépendant du 10 février 2003 établi à la demande de la Commission de réconciliation turco-arménienne ; par l’Alliance européenne des Unions chrétiennes de jeunes gens (UCJG) dans sa déclaration du 20 juillet 2002 ; par la Ligue des droits de l’homme dans sa résolution du 16 mai 1998 ; par l’Association of Genocide Scholars dans sa résolution du 13 juin 1997; par le Parlement du Kurdistan dans sa résolution d’exil du 24 avril 1986 ; par l’Union of American Hebrew Congregations dans sa déclaration du 7 novembre 1989 ; par la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités (Nations Unies) dans son rapport du 2 juillet 1985 ; par le Conseil œcuménique des Églises dans sa déclaration du 10 août 1983, et par la Commission des Nations Unies pour les crimes de guerre dans son rapport du 28 mai 1948.
  8. Le génocide des Arméniens a aussi été reconnu par les juridictions nationales de plusieurs pays. Ainsi, aux États-Unis, la Ninth Circuit Court a dit dans un arrêt du 10 décembre 2010 (affaire Movsesian v. Victoria Versicherung AG) qu’« il n’y a[vait] pas de politique fédérale interdisant expressément aux États d’employer l’expression “génocide des Arméniens” » ; la First Circuit Court a confirmé dans un arrêt du 11 août 2010 (affaire Griswold, et al. v. David P. Driscoll) le droit de parler de “génocide des Arméniens” reconnu à un guide des programmes scolaires relatifs aux droits de l’homme destiné aux enseignants par la District Court of Massachusetts le 10 juin 2009 dans la même affaire ; et la District of Columbia Circuit Court a dit dans un arrêt du 29 janvier 1993 (affaire van Krikorian v. Department of State) que la politique des États-Unis était depuis longtemps de reconnaître le génocide des Arméniens. En Europe, un tribunal parisien a, dans un jugement du 1er juin 1995, condamné Bernard Lewis pour négation du génocide des Arméniens ; et, de manière plus notable, un tribunal berlinois a acquitté, dans un jugement du 3 juin 1921, Soghomon Tehlirian, l’assassin de l’ex-Grand Vizir ottoman Talaat Pacha, pour démence passagère due au traumatisme des massacres (dont il était un survivant).
  9. Enfin, le génocide des Arméniens a été reconnu par les États et gouvernements régionaux suivants  : Allemagne (résolution du Parlement du 15 juin 2005), Argentine (lois des 18 mars 2004 et 15 janvier 2007), Belgique (résolution du Sénat du 26 mars 1998), Canada (résolution du Sénat du 13 juin 2002 et résolutions de la Chambre des communes des 23 avril 1996 et 21 avril 2004), Chili (résolution du Sénat du 5 juin 2007), Chypre (résolutions de la Chambre des représentants des 24 avril 1975, 29 avril 1982 et 19 avril 1990), États-Unis d’Amérique (résolutions de la Chambre des représentants des 9 avril 1975, 12 septembre 1984 et 11 juin 1996)[30], France (loi du 29 janvier 2001)[31], Grèce (résolution du Parlement du 25 avril 1996), Italie (résolution de la Chambre des députés du 16 novembre 2000), Liban (résolution du Parlement du 11 mai 2000 et résolution de la Chambre des députés du 3 avril 1997), Lituanie (résolution de l’Assemblée du 15 décembre 2005), Pays-Bas (résolution du Parlement du 21 décembre 2004), Pologne (résolution du Parlement du 19 avril 2005), Russie (résolution de la Douma du 14 avril 1995), Slovaquie (résolution du 30 novembre 2004), Suède (résolution du Parlement du 11 mars 2010), Uruguay (résolution du Sénat et de la Chambre des représentants du 20 avril 1965 et loi du 26 mars 2004), Vatican (déclaration conjointe de Sa Sainteté le Pape Jean-Paul II et de Sa Sainteté Katholicos Karekin II du 10 janvier 2000), Venezuela (Résolution de l’Assemblée nationale du 14juillet 2005) ; 43 États des États-Unis ; Pays Basque, Catalogne, Iles Baléares (Espagne) ; Pays-de-Galles, Écosse, Irlande du Nord (Royaume-Uni) ; Nouvelle-Galles du Sud (Australie).

 

La légalité de l’incrimination de la négation du génocide

 

  1. Le génocide des Arméniens ayant été reconnu par la communauté internationale et par l’État défendeur, l’ingérence portée à la liberté d’expression du requérant était légale, puisque l’incrimination de la négation du génocide des Arméniens était suffisamment établie en droit suisse et que la disposition de loi correspondante était définie d’une manière qui n’était ni trop large ni vague.
  2. Le quatrième alinéa de l’article 261 bis du code pénal suisse respecte le principe de légalité, car l’expression « génocide ou crimes contre l’humanité » renvoie à des crimes définis dans le code pénal suisse et le droit international, et ces crimes sont suffisamment circonscrits tant en droit suisse qu’en droit international, en particulier dans la Convention sur le génocide et le Statut de la Cour pénale internationale[32]. Cette incrimination correspond d’ailleurs à une norme européenne commune[33]. De plus, la technique juridique utilisée par le législateur suisse dans la disposition sur la négation du génocide et des crimes contre l’humanité n’est pas inconnue, et elle peut être comparée à celle utilisée pour l’article 259 du code pénal suisse (« provocation publique au crime ou à la violence »), qui mentionne de manière générale le « crime » en son paragraphe 1 et de manière spécifique le crime de génocide en son paragraphe 1 bis. De manière plus importante, le quatrième alinéa de l’article 261 bis du code pénal suisse comporte une limite de définition très importante (aus einem dieser Gründen/pour la même raison), qui restreint la conduite répréhensible aux actes inspirés par des motifs discriminatoires, c’est-à-dire par une discrimination fondée sur la race, l’origine ethnique ou la religion[34].
  3. Cette conclusion s’impose d’autant plus dans le cas de la négation du génocide des Arméniens, étant donné que le quatrième alinéa de l’article 261 bis du code pénal suisse doit être interprété conformément à la déclaration du Conseil national en date du 16 décembre 2003, qui ne laisse aucun doute quant à la position officielle de l’État suisse et du droit national en ce qui concerne la qualification juridique des massacres et des déportations d’Arméniens perpétrés en Turquie au début du XXe siècle[35]. Or tant cette disposition pénale que la déclaration du Conseil national étaient publiques et connues du requérant, comme il l’a reconnu lui‑même.

 

 

La proportionnalité de l’incrimination de la négation du génocide

 

  1. En plus d’être légale, l’ingérence portée dans la liberté d’expression d’un individu doit pour être justifiée répondre à deux critères : elle doit être d’une part nécessaire et d’autre part proportionnée au but visé. Lorsqu’elle examine l’ingérence au regard de ces deux critères, la Cour doit vérifier si les motifs avancés à l’appui de l’incrimination litigieuse étaient pertinents et suffisants et si l’ingérence correspondait à un besoin social impérieux.
  2. Les décisions des juridictions internes doivent s’apprécier au regard des obligations négatives découlant de l’article 10 de la Convention, qui restreint l’ampleur de la marge d’appréciation de l’État. De plus, les États ont en principe une marge d’appréciation étroite s’agissant de l’expression dans un espace public de propos de nature politique. Toutefois, les événements tragiques de l’histoire de l’humanité peuvent être considérés comme un facteur pertinent susceptible de justifier la restriction par les autorités de la liberté d’expression, ce qui accroît alors la marge d’appréciation de l’État[36]. À supposer, pour les besoins du raisonnement, que les propos du requérant relèvent de la protection de l’article 10, il n’en resterait pas moins que cette forme d’expression peut ne plus être couverte par cette protection lorsqu’elle est source d’un danger clair et imminent de troubles publics, d’infractions ou d’autres formes d’atteinte aux droits d’autrui, par exemple lorsqu’elle est réalisée de manière à inciter à la violence ou à la haine[37]. De manière générale, il y a lieu d’appliquer dans cette affaire une ample marge d’appréciation.
  3. La pénalisation de la négation du génocide est compatible avec la liberté d’expression, et elle est même requise dans le cadre du système européen de protection des droits de l’homme. En fait, les États parties à la Convention ont l’obligation d’interdire les discours et les rassemblements promouvant le racisme, la xénophobie ou l’intolérance ethnique ainsi que toute autre forme de diffusion de ces idées, et de dissoudre tout groupe, toute association et tout parti qui les prôneraient. Cette obligation internationale doit être reconnue comme un principe du droit international coutumier, contraignant pour tous les États, et comme une norme impérative à laquelle aucune autre règle de droit national ou international ne saurait déroger[38]. Au sein du Conseil de l’Europe, la négation du génocide est considérée comme une forme grave de diffusion du racisme, de la xénophobie ou de l’intolérance ethnique, ou comme un discours de haine. En effet, l’article 6 du Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité impose l’incrimination de la négation du génocide, par exemple de l’Holocauste[39]; et la négation d’un génocide reconnu par des décisions définitives et contraignantes du Tribunal militaire international créé par l’Accord de Londres du 8 août 1945 ou de toute autre juridiction internationale mise en place par les instruments internationaux pertinents et dont la juridiction est reconnue par l’État partie doit être pénalisée[40]. Cette obligation est encore plus forte lorsque, comme en l’espèce, le génocide nié a été reconnu tant par les juridictions de l’État dans lequel il a été commis que par un organe constitutionnel de l’État dans lequel l’expression de la négation a eu lieu.
  4. De plus, la décision-cadre 2008/913/JAI du Conseil de l’Union européenne sur la lutte contre certaines formes et manifestations de racisme et de xénophobie au moyen du droit pénal impose l’incrimination de l’apologie, la négation ou la banalisation grossière publiques des crimes de génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, tels que définis aux articles 6, 7 et 8 du Statut de la Cour pénale internationale et des crimes définis à l’article 6 de la charte du Tribunal militaire international lorsque le comportement est exercé d’une manière qui risque d’inciter à la violence ou à la haine à l’égard d’un groupe de personnes ou d’un membre d’un tel groupe, défini par référence à la race, la couleur, la religion, l’ascendance ou l’origine nationale ou ethnique. La décision-cadre ménage la possibilité pour les États membres de déclarer, lors de son adoption ou ultérieurement, qu’ils ne rendront répréhensible la négation ou la banalisation grossière des crimes susmentionnés qu’en ce qui concerne les crimes reconnus par une décision définitive d’une de leurs juridictions nationales et/ou d’une juridiction internationale, ou exclusivement par une décision définitive d’une juridiction internationale.
  5. Ainsi, dans le système européen de protection des droits de l’homme, la négation du génocide concerne tous les faits de génocide qui ont été reconnus 1) par le Tribunal militaire international créé par l’Accord de Londres du 8 août 1945, 2) par toute autre juridiction internationale, 3) par tout tribunal de l’État où le génocide a été commis ou de l’État ou l’expression de la négation a eu lieu, ou 4) par toute autre instance constitutionnelle, par exemple le président, l’Assemblée nationale ou le gouvernement de l’État où le génocide a été commis ou de l’État où l’expression de la négation a eu lieu. De plus, les États peuvent aussi, dans l’exercice de leur ample marge d’appréciation dans ce domaine, pénaliser la négation du génocide 5) lorsqu’il y a un consensus social sur la réalité du génocide commis dans cet État ou dans un autre État[41], même en l’absence de déclaration ou de décision antérieures d’un organe constitutionnel de cet État ou d’un autre État ou d’une juridiction nationale ou internationale. Dans ces cinq cas, l’incrimination de la négation faite de manière susceptible d’inciter à la violence, à la haine ou à la discrimination correspond à un besoin social impérieux.
  6. Le Tribunal constitutionnel espagnol distingue la négation du génocide, constitutionnellement acceptable, de la justification, la minimisation ou la relativisation du génocide, constitutionnellement inacceptables. Ce distinguo est inadmissible tant au regard du Protocole additionnel à la Convention sur la cybercriminalité qu’au regard de la décision-cadre 2008/913/JHA[42]. En fait, la distinction entre la simple négation et la minimisation ou la justification est artificielle en termes linguistiques et peut être aisément contournée par un orateur habile, grâce à un discours euphémiste et élaboré, comme en l’espèce, où la négation du génocide a été associée à une justification de la « réaction » turque à des « attaques » arméniennes alléguées. De plus, et c’est là le point essentiel, ce distinguo n’est pas viable éthiquement car, tout autant que la justification, la négation d’un génocide humilie les victimes et leurs familles, offense la mémoire des personnes massacrées, disculpe les responsables des massacres, constitue ainsi une grave incitation à la haine et à la discrimination et, dans cette mesure, ouvre à la voie à des agissements discriminatoires et violents envers les membres du peuple victime[43]. La liberté de recherche scientifique et d’information ne saurait être invoquée pour légitimer le distinguo contesté, contrairement à ce qu’ont estimé la majorité des juges du Tribunal constitutionnel espagnol. Si tel était le cas, il serait aisé pour un orateur de mauvaise foi de promouvoir le racisme, la xénophobie et l’intolérance en s’abritant derrière la recherche historique ou scientifique[44]. Pour le dire en termes crus, tolérer le négationnisme c’est, selon les mots d’Élie Wiesel, « assassiner une seconde fois » les victimes. Ou encore, comme l’a formulé l’Association turque pour les droits de l’homme dans une déclaration du 24 avril 2006, « la négation est une composante du génocide lui-même et a pour effet la poursuite du génocide. La négation d’un génocide est une violation des droits de l’homme en elle-même ».

La nécessité de l’incrimination de la négation du génocide

 

  1. Le Conseil constitutionnel français a estimé qu’« une disposition législative ayant pour objet de « reconnaître » un crime de génocide ne saurait, en elle-même, être revêtue de la portée normative qui s’attache à la loi »[45]. En d’autres termes, il y aurait atteinte au principe de nécessité si le génocide devait être reconnu par un acte formel du législateur. Cet avis est incorrect lorsqu’il implique que l’objet de lois dites « mémorielles » appartient aux historiens et qu’ainsi, ces lois sont dépourvues d’effets juridiques (c’est-à-dire normatifs), pour la raison évidente que la qualification juridique d’un fait en crime de génocide a des conséquences juridiques tant en droit pénal qu’en droit civil. Il est en outre déplacé s’il implique que les lois mémorielles empiètent sur la compétence des juges et constituent donc un abus de pouvoir législatif violant la séparation des pouvoirs, pour la raison claire que la qualification juridique d’un fait en génocide ne suppose pas son imputation à un individu ou un groupe d’individus déterminés : cette tâche incombe aux juges. Cette conclusion vaut a fortiori pour toute déclaration officielle faite par des membres d’autres branches du pouvoir, par exemple par le chef de l’État ou le gouvernement, dans l’exercice de leurs pouvoirs constitutionnels. Le législateur, le chef de l’État ou le gouvernement peuvent très bien prononcer des déclarations officielles, ou même approuver des lois, sur la nature juridique d’un fait, mais cela n’implique pas qu’ils apprécient la licéité de la conduite et la culpabilité personnelle d’un individu donné[46].
  2. Cela étant, l’incrimination de la négation du génocide correspond à une politique d’État nécessaire pour mettre en œuvre pleinement l’esprit et la lettre de l’article 1 de la Convention sur le génocide, qui fait obligation aux États de prévenir la commission du crime de génocide, et de la résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies en date du 26 janvier 2007, qui appelle tous les États membres de l’ONU à « rejeter sans réserve tout déni de l’Holocauste en tant qu’événement historique, que ce déni soit total ou partiel, ou toute activité menée en ce sens ». Au moins en Europe, continent sur le sol duquel bien du sang a été versé au cours du XXe siècle pour mener à exécution de terribles plans d’extermination de peuples entiers, la négation du génocide doit être considérée comme un discours gravement menaçant et choquant, et ainsi comme relevant des « paroles de défi » (fighting words) qui ne méritent pas d’être protégées[47]. De plus, dans le cas particulier de la négation du génocide des Arméniens, il y a un besoin impérieux supplémentaire de faire obstacle à la haine et à la discrimination dont font parfois l’objet les Arméniens, qui sont une minorité vulnérable dans certains pays, et qui devraient donc bénéficier, comme toute autre minorité vulnérable, d’une attention et d’une protection spéciales, si nécessaire au moyen de dispositions pénales[48].
  3. Comme l’a dit la Cour dans l’affaire Garaudy, accuser les victimes elles-mêmes de falsifier l’histoire est « une des formes les plus aigües de diffamation raciale envers [elles] et d’incitation à la haine à leur égard » et, partant, est « de nature à troubler gravement l’ordre public » et à porter atteinte aux droits d’autrui[49]. Cette considération doit s’appliquer également aux Arméniens. Les souffrances subies par un Arménien du fait de la politique génocidaire de l’Empire Ottoman ne valent pas moins que celles d’un Juif sous la politique génocidaire nazie. Et la négation du Hayots Tseghaspanutyun (Հայոց Ցեղասպանութիւն) ou Meds Yeghern (Մեծ Եղեռն) n’est pas moins dangereuse que la négation de la Shoah.

L’application des normes européennes aux faits de la cause

 

  1. Les faits constitutifs de l’infraction de négation de génocide sont prouvés, en ce qui concerne tant l’actus reus que le mens rea. Pour ce qui est de l’actus reus, le requérant a nié publiquement le génocide des Arméniens, le qualifiant de « mensonge international », il a accusé le peuple arménien d’avoir agressé l’État turc et il a dit épouser les idées du Grand Vizir Talaat Pacha, qui a été reconnu coupable des « massacres » du peuple arménien par une cour martiale turque en 1919. Ses propos ne contribuaient objectivement pas à un débat public et démocratique relatif à cette question ; au contraire, ils étaient une incitation grave à l’intolérance et à la haine envers une minorité vulnérable. En fait, le requérant n’a présenté ou analysé aucun élément relatif à la portée et au but des atrocités, et il a même reconnu qu’il n’admettrait jamais l’existence de ce génocide, même si une commission scientifique neutre l’établissait.
  2. En ce qui concerne le mens rea, les juridictions internes compétentes ont établi que le requérant avait été inspiré par une motivation « raciste » et « nationaliste » (paragraphe 52 de l’arrêt). Elles n’ont trouvé aucun but scientifique, historique ou politique à son discours. En agissant comme il l’a fait, le requérant a montré à plusieurs reprises et consciemment un mépris du cadre juridique existant dans un pays étranger où il s’était rendu dans le but prémédité de prononcer cette déclaration et ainsi de défier le droit national. En s’efforçant de blanchir le régime ottoman par la dénégation et la justification de sa politique génocidaire, il a posé par ses déclarations les fondations d’un accroissement de l’intolérance, de la discrimination et de la violence.
  3. La motivation du requérant est un élément factuel qui ne pouvait être établi que par la juridiction interne qui a recueilli les preuves et qui l’a entendu. La Cour est tenue par le fait établi qu’il était inspiré par une motivation « raciste », elle ne peut pas changer ce fait. Or ce fait est crucial. Il montre que le requérant avait l’intention non seulement de nier l’existence du génocide des Arméniens, mais aussi d’accuser les victimes et le monde de falsifier l’histoire, de faire passer les Arméniens pour les agresseurs et de justifier la politique génocidaire ottomane en la présentant comme un acte de légitime défense, de minimiser l’ampleur des atrocités et des souffrances causées au peuple arménien par l’État turc et de diffamer et insulter les Arméniens de Suisse et du monde par des propos délibérément haineux et « racistes »[50]. Les expressions « mensonge international », « historische Lüge» et « Imperialistische Lüge » qu’il a employées ont clairement dépassé les limites admissibles de la liberté d’expression, car elles revenaient à traiter les victimes de menteurs[51]. Dans cette mesure, le requérant a agi avec le même dolus inacceptable que l’avait fait M. Garaudy. Il a même agi de manière plus répugnante encore, en s’identifiant au personnage qui, selon les juridictions militaires turques compétentes, avait fomenté le génocide des Arméniens – Talaat Pacha[52].
  4. Étant donné que les faits ont été clairement établis par les juridictions internes et que les dispositions incriminant la négation du génocide sont légales, proportionnées au but visé et nécessaires au regard des principes énoncés par le Conseil de l’Europe, par l’Union européenne, par le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, par la Cour constitutionnelle allemande et par les Cours suprêmes des États-Unis et du Canada, la question qu’il reste à trancher est celle de la proportionnalité de la sanction infligée au requérant, eu égard à la portée de sa liberté d’expression compte tenu de l’intérêt public allégué de son discours fait dans le cadre de réunions politiques publiques, ce afin de déterminer si, comme il le soutient, la peine qui lui a été imposée était excessive.
  5. Dans un monde civilisé, il n’y a pas d’intérêt public à protéger les déclarations qui dénigrent et humilient les victimes de crimes, disculpent les criminels ou s’y identifient et incitent à la haine et à la discrimination, même si les crimes horribles auxquels ces déclarations font référence ont eu lieu il y a 70 ans (génocide des Juifs) ou même 90 ans (génocide des Arméniens). De plus, les buts de politique pénale poursuivis par les tribunaux de l’État défendeur lorsqu’ils ont sanctionné la négation du génocide des Arméniens – prévention des troubles à l’ordre public face à la « provocation » du requérant, pour reprendre le terme du Tribunal fédéral, et protection de la dignité et de l’honneur des victimes et du peuple arménien en général – sont des facteurs pertinents de restriction de la liberté d’expression au regard de l’article 10 § 2 de la Convention. Dans la mise en balance de tous les facteurs pertinents aux fins du test de proportionnalité, le poids penche clairement en faveur du but de l’ingérence de l’État plutôt que de l’élément spatiotemporel[53]. Ainsi, les motifs sur lesquels reposait la condamnation litigieuse étaient à la fois pertinents et suffisants, et l’ingérence de l’État répondait bel et bien à un besoin social impérieux.
  6. Enfin, la peine n’est absolument pas disproportionnée par rapport à la gravité des faits. Le requérant a été condamné à deux amendes : 90 jours-amende avec sursis et 2500 euros d’amende assortis d’une peine privative de liberté de substitution de 30 jours de prison. Il n’a pas été condamné à une peine de prison, alors que l’infraction dont il a été reconnu coupable était passible de 3 ans d’emprisonnement. Il n’a été ni détenu ni emprisonné en Suisse. Les tribunaux suisses ont fait preuve d’une retenue considérable dans cette affaire grave qui aurait pu donner lieu, à des fins de dissuasion générale et de prévention spéciale, à une peine plus lourde.

 

Conclusion

 

  1. Dans une interview accordée à CBS en 1949 et disponible sur internet, Raphael Lemkin, qui est l’inventeur du terme « génocide » et l’inspirateur de la Convention sur le génocide, a dit ceci : « J’ai commencé à m’intéresser au génocide parce qu’il était arrivé aux Arméniens et que leur sort a été totalement ignoré à la Conférence de Versailles : leurs bourreaux étaient coupables de génocide, et ils n’ont pas été punis. » Depuis plusieurs décennies, les meurtres massifs planifiés, la torture systématique et la déportation organisée du peuple arménien et l’éradication préméditée de la chrétienté en Turquie qui ont eu lieu au début du XXe siècle sont considérés comme un « génocide oublié ». Mais les auteurs de la présente opinion ne l’oublient pas. Nous estimons donc que l’incrimination de la négation du génocide et la sanction infligée au requérant, en pleine conformité avec le droit en vigueur dans l’État défendeur, pour avoir nié l’existence du génocide des Arméniens, n’ont pas emporté violation de l’article 10 de la Convention.

[1] Le Conseil de l’Europe n’a pas reconnu le génocide arménien en tant que tel, contrairement à certains membres de l’Assemblée parlementaire (voir paragraphe 29 ci‑dessous).

[2]  Voir communication no 550/1993, Faurisson c. France, constatations adoptées le 8 novembre 1996.

[3]  Voir communications no 157/1983, Mpaka-Nsusu c. Zaïre, constatations adoptées le 26 mars 1986, et no 414/1990, Mika Miha c. Guinée équatoriale, constatations adoptées le 8 juillet 1994.

[4]  Voir communication no 878/1999, Kang c. République de Corée, constatations adoptées le 15 juillet 2003.

[5]  Voir communications nos 359/1989 et 385/1989, Ballantyne, Davidson et McIntyre c. Canada, constatations adoptées le 18 octobre 1990.

[6]  Voir communication no 414/1990, Mika Miha c. Guinée équatoriale.

[7]  Voir communication no 1189/2003, Fernando c. Sri Lanka, constatations adoptées le 31 mars 2005.

[8]  Voir communication no 1157/2003, Coleman c. Australie, constatations adoptées le 17 juillet 2006.

[9]  Observations finales concernant le rapport du Japon (CCPR/C/JPN/CO/5).

[10]  Voir communication no 1022/2001, Velichkin c. Bélarus, constatations adoptées le 20 octobre 2005.

[11]  Voir communication no 1334/2004, Mavlonov et Sa’di c. Ouzbékistan, constatations adoptées le 19 mars 2009.

[12]  Voir communication no 926/2000, Shin c. République de Corée, constatations adoptées le 16 mars 2004.

[13]  Voir communication no 736/1997, Ross c. Canada, constatations adoptées le 18 octobre 2000.

[14]  Ibid.

[15]  Ibid.

[16]  Voir communication no 927/2000, Svetik c. Bélarus, constatations adoptées le 8 juillet 2004.

[17]  Ibid.

[18]  Voir communication no 736/1997, Ross c. Canada, constatations adoptées le 18 octobre 2000.

[19]  Voir communication no 550/1993, Faurisson c. France, observations finales concernant le rapport de l’Autriche (CCPR/C/AUT/CO/4).

[20]  Observations finales concernant le rapport de la Slovaquie (CCPR/CO/78/SVK) et le rapport d’Israël (CCPR/CO/78/ISR).

[21]  Appelées «lois sur la mémoire»; voir communication no 550/1993, Faurisson c. France. Voir aussi observations finales concernant le rapport de la Hongrie (CCPR/C/HUN/CO/5), par. 19.

[22]  Pour une conséquence possible de cette approche, voir l’affaire Bernard Lewis : dans une interview donnée au journal Le Monde, le professeur Lewis avait déclaré : « [i]l n’existe aucune preuve sérieuse d’une décision et d’un plan du gouvernement ottoman visant à exterminer la nation arménienne (…) ». Il fut condamné le 21 juin 1995 (jugement civil, tribunal de grande instance de Paris) sur le fondement de l’article 1382 du code civil à verser un franc de dommages et intérêts aux associations plaignantes, qui l’accusaient de « négationnisme ». Dans le jugement, le tribunal s’exprima ainsi : « C’est en occultant les éléments contraires à sa thèse (…) qu’il a (…) manqué à ses devoirs d’objectivité et de prudence, en s’exprimant sans nuance (…) [ainsi,] ses propos, susceptibles de raviver injustement la douleur de la communauté arménienne, sont fautifs et justifient une indemnisation ».

[23] Notre intention n’est pas ici de souscrire à leurs conclusions quant aux faits de cette affaire.

[24] Avant cette date, le législateur avait déjà dit que le génocide des Arméniens était un exemple de cas dans lequel la nouvelle incrimination prévue au quatrième alinéa de l’article 261 bis du code pénal devrait s’appliquer (voir le Bulletin Officiel de l’Assemblée fédérale – Conseil national 1993, p. 1076).

[25]  Voir le texte essentiel de Vahakn Dadrian sur les éléments rassemblés par le tribunal militaire turc, corroborant l’existence de meurtres massifs planifiés, de l’usage systématique de la torture et de la déportation organisée du peuple arménien (“The documentation of the World War I Armenian Massacres in the proceedings of the Turkish Military Tribunal”, in Int. J. Middle East Stud. 23 (1991), pp. 549-576) ainsi que le numéro spécial du Journal of Political and Military Sociology (vol. 22 no 1, 1994) et le numéro spécial de la Revue d’Histoire de la Shoah (no 177-178, 2003).

[26]  Dans une déclaration ferme, Mustafa Kemal lui-même, s’exprimant dans une interview publiée le 1er août 1926 dans le Los Angeles Examiner, s’est exprimé ainsi : « ces résidus de l’ancien Parti des jeunes Turcs, qui auraient dû avoir à répondre de l’expulsion massive et brutale de plusieurs millions de nos sujets chrétiens de leur foyer et des massacres dont ils ont fait l’objet, sont rétifs aux règles républicaines ». Bien des Turcs justes se sont opposés à ces agissements, et ont même sauvé des Arméniens (voir « Turks who saved Armenians: an Introduction », sur zoryaninstitute.org). Par exemple, Mehmet Celal Bey, gouverneur d’Aleppo et de Konya qui a sauvé de nombreux Arméniens, a dit un jour : « Le but était de les anéantir et ils ont été anéantis. Il est impossible de cacher et de dissimuler cette politique menée par İttihat ve Terakki, qui a été élaborée par les dirigeants de ce parti et en définitive acceptée par le grand public ». Mustafa Arif, ministre de l’Intérieur de l’Empire Ottoman en 1917 et 1918, a quant à lui déclaré : « Malheureusement, ceux qui étaient nos dirigeants pendant la guerre, imprégnés d’un esprit de brigandage, ont appliqué la loi de la déportation d’une manière qui ferait pâlir les bandits les plus sanguinaires. Ils ont décidé d’exterminer les Arméniens, et ils les ont exterminés ». Ahmed Riza, président du Sénat turc, a également reconnu le 21 octobre 1918 que les meurtres massifs d’Arméniens avaient été un crime « officiellement » approuvé. Plus récemment, on peut citer la courageuse et directe déclaration faite le 24 avril 2006 par l’Association turque pour les droits de l’homme.

[27]  La politique génocidaire ottomane a été révélée au monde par des témoins directs des faits. Ainsi, Henry Morgenthau, ambassadeur des États-Unis auprès de l’Empire Ottoman de 1913 à 1916, a dit ceci : « Les grands massacres et les persécutions du passé semblent presque insignifiants lorsqu’on les compare aux souffrances infligées à la race arménienne en 1915 (…) Lorsque les autorités turques ont ordonné ces déportations, elles ont purement et simplement condamné à mort une race entière ; elles en étaient parfaitement conscientes, et dans leurs conversations avec moi, les dirigeants n’ont jamais tenté de dissimuler ce fait (…) la seule motivation était une politique d’État calculée de sang froid ». Le comte Wolff Metternich, ambassadeur d’Allemagne auprès de l’Empire Ottoman, a adressé au Chancelier allemand le 10 juillet 1916 le câble suivant : « Tout à sa tentative de réaliser son but consistant à résoudre la question arménienne par la destruction de la race arménienne, le gouvernement turc ne s’est laissé dissuader ni par nos protestations, ni par celles de l’ambassade des États-Unis, ni par le représentant du Pape, ni par les menaces des puissances alliées, ni par l’opinion publique occidentale, qui représente pourtant la moitié du monde. » Giacomo Gorrini, consul général d’Italie à Trébizonde, s’est exprimé ainsi dans une interview donnée le 25 août 1915 : « Les Arméniens étaient traités différemment d’une vilayet à l’autre. Ils étaient suspects et épiés partout, mais c’est dans les « vilayets arméniennes » qu’ils ont fait l’objet de, pire qu’un massacre, une véritable extermination. » Carl Ellis Wandel, diplomate danois à Constantinople, a établi le 4 septembre 1915 un rapport long et détaillé sur « le sombre dessein des Turcs : l’extermination du peuple arménien. » Ces témoignages ont été confirmés par Fridtjof Nansen, Haut-commissaire pour les réfugiés à la Société des Nations, qui a déclaré ceci : « Tout le plan d’extermination était ni plus ni moins qu’une mesure politique calculée de sang froid, qui avait pour objet l’anéantissement d’un élément supérieur de la population, qui pouvait être source de problèmes ; et à cela doit s’ajouter la motivation de la cupidité ». Winston Churchill a abondé en ce sens : « Le gouvernement turc a entrepris et mené à bien sans vergogne l’infamie qu’ont été le massacre et la déportation des Arméniens en Asie mineure. L’éradication de cette race en Asie mineure a été aussi complète qu’un tel acte, perpétré à une aussi grande échelle, pouvait l’être. » (voir les documents disponibles sur armenocide.de et genocide-museum.arm)

[28]  De même que les articles 226 et 227 du Traité de Sèvres, les articles 228 et 229 du Traité de Versailles, les articles 176 et 177 du Traité de Saint-Germain-en-Laye, les articles 157 et 158 du Traité du Trianon et les articles 118 et 119 du Traité de Neuilly-sur-Seine sont les antécédents de l’article 6 b) de la Charte de Nuremberg et que l’article 227 du Traité de Versailles est l’antécédent de l’article 6 a) de la Charte de Nuremberg.

[29]  Sur l’imprescriptibilité des poursuites pour génocide et crimes contre l’humanité, voir l’article 29 du Statut de Rome de la Cour pénale internationale (1998), qui compte 122 États parties dont la Suisse, la Convention sur l’imprescriptibilité des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité (1968, 54 États parties), la Convention européenne sur l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre (1974, 7 États parties) et le paragraphe 6 des Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire adoptés par l’Assemblée générale des Nations Unies dans sa résolution 60/147 du 16 décembre 2005. Dans son rapport du 23 août 2004 intitulé « Rétablissement de l’état de droit et administration de la justice pendant la période de transition dans les sociétés en proie à un conflit ou sortant d’un conflit », le Secrétaire général de l’ONU Kofi Annan a recommandé que les accords de paix, ainsi que les résolutions adoptées par le Conseil de sécurité et les mandats approuvés par lui « condamnent toute mesure autorisant l’amnistie pour des actes de génocide, des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité » (§ 64 c)). Il a répété cette recommandation dans son rapport de suivi sur la question en date du 12 octobre 2011 (§§  12 et 67). Sur l’interdiction de l’amnistie des actes de génocide et des crimes contre l’humanité, voir aussi Haut-Commissariat des Nations Unies aux Droits de l’Homme, Les instruments de l’État de droit dans les sociétés sortant d’un conflit : Amnisties, 2009, HR/PUB/09/1 ; Comité des droits de l’homme, observation générale no 31 sur la nature de l’obligation juridique générale imposée aux États parties au Pacte (2004), § 18 ; ainsi que la pratique constante des juridictions internationales (Tribunal spécial pour la Sierra Leone, Prosecutor v. Morris Kallon (affaire no SCSL-2004-15-AR72(E)), Prosecutor v. Brima Bazzy Kamara (affaire no SCSL-2004-16-AR72(E)), Appeals Chamber Decision on challenge to jurisdiction: Lomé Accord Amnesty (13 mars 2004, §§ 67-73), et Prosecutor v. Anto Furundžija (affaire no IT-95-17/1-T, arrêt du 10 décembre 1998, § 155) ; Cour interaméricaine des droits de l’homme, Almonacid-Arellano et al. v. Chile (arrêt du 26 septembre 2006, § 114) et affaire Velásquez-Rodríguez (arrêt du 29 juillet 1988, § 172), et Commission interaméricaine des droits de l’homme, Alicia Consuelo Herrera et al. v. Argentina (Report 28/92, 2 octobre 1992), Santos Mendoza et al. v. Uruguay (Report 29/92, 2 octobre 1992), Garay Hermosilla et al. v. Chile (Report 36/96, 15 octobre 1996), affaire du massacre de Las Hojas (c. El Salvador, Report 26/92, 24 septembre 1992) et Ignacio Ellacuría et al. v. El Salvador (Report 136/99, 22 décembre 1999) ; ainsi que la position de principe de la Cour européenne des droits de l’homme contre l’amnistie des violations de l’article 3 de la Convention énoncée dans l’affaire Okkali c. Turquie (no 52067/99, 13 octobre 2006, § 76)).

[30]  Le 24 avril 2012, le président Barack Obama a déclaré : « Aujourd’hui, nous commémorons le Meds Yeghern, l’une des pires atrocités du XXe siècle. Nous honorons ainsi la mémoire des 1,5 millions d’Arméniens qui ont été sauvagement massacrés ou menés à la mort dans les derniers jours de l’Empire Ottoman. (…) J’ai toujours dit quel était mon avis sur ce qui s’est produit en 1915. Il n’a pas changé ». Le 28 avril 2008, il s’était exprimé ainsi : « Il est impératif que nous reconnaissions que les horreurs infligées au peuple arménien étaient un génocide ». Le 20 avril 1990, le président George Bush avait dit ceci : « [Nous nous joignons aux] Arméniens du monde entier [dans le souvenir] des terribles massacres qu’ils ont subis entre 1915 et 1923 aux mains des dirigeants de l’Empire Ottoman. Les États-Unis ont réagi à ce crime contre l’humanité en déployant aux niveaux diplomatique et privé des efforts visant à soulager les victimes ». Avant lui, le président Ronald Reagan avait déclaré le 22 avril 1981 : « Comme le génocide des Arméniens avant lui et le génocide des Cambodgiens qui l’a suivi, et comme trop d’autres persécutions semblables infligées à trop d’autres peuples, l’Holocauste doit être pour nous une leçon qu’il ne faudra jamais oublier ». Le président Jimmy Carter avait quant à lui déclaré le 16 mai 1978: « Le public ignore en général que, dans les années qui ont précédé 1916, il y a eu un effort concerté pour éliminer tout le peuple arménien, qui a subi ce qui fut probablement l’un des pires drames qu’ait jamais connu un groupe d’individus – et il n’y a pas eu de Procès de Nuremberg pour ces agissements ».

[31]  Le président François Mitterrand a déclaré : « Il n’est pas possible d’effacer la trace du génocide qui vous a frappés. » Le président Charles de Gaulle avait quant à lui déclaré : « Je m’incline devant les victimes des massacres perpétrés à l’encontre de votre peuple pacifique par les gouvernements turcs d’alors dans le but de l’exterminer. »

[32]  Ce point est établi dans les analyses du droit pénal suisse (Niggli, Rassendiskriminerung, Ein Kommentar zu Art. 261bis StG und Art. 171c MStG, 2 Auflage, 2007, no 1363 ; Vest, Zur Leugnung des Volkermordes an den Armeniern 1915, in AJP 2000, pp. 66-72 ; Aubert, L’article sur la discrimination raciale et la Constitution fédérale, in AJK, 9/1994 ; Dorrit Mettler, annotation 63 to article 261bis, in Niggli/Wiprächtiger, Strafrecht II, 3 auflage, 2013).

[33]  On trouve des dispositions pénales sur la négation du génocide à l’article 458 du code pénal andorran, à l’article 397 § 1 du code pénal arménien, à l’article 1 § 3h de la loi autrichienne sur l’interdiction du national-socialisme (1947, modifiée en 1992), à l’article 1 de la loi belge du 23 mai 1995 (modifiée en 1999), à l’article 405 du code pénal tchèque, à l’article 24 bis de la loi française du 29 juillet 1881 telle que modifiée par la loi du 13 juillet 1990, à l’article 130 § 3 du code pénal allemand, à l’article 269 c) du code pénal hongrois, à l’article 325 § 4 du code pénal croate, à l’article 283 du code pénal du Liechtenstein, à l’article 170 § 2 du code pénal lituanien, à l’article 82 B du code pénal maltais, à l’article 457 § 3 du code pénal luxembourgeois, à l’article 407-a du code pénal macédonien, à l’article 370 § 2 du code pénal monténégrin, à l’article 55 de la loi polonaise du 18 décembre 1998 sur l’Institut de la mémoire nationale, à l’article 422d du code pénal slovaque, à l’article 297 § 2 du code pénal slovène, à l’article 242 § 2 b) du code pénal portugais, et aux articles 5 et 6 de l’Ordonnance d’urgence roumaine no 31 du 13 mars 2002. L’article 8 de la loi italienne no 962 du 9 octobre 1967 réprime l’apologie du génocide. La version actuelle de l’article 607 § 1 du code pénal espagnol mentionne exclusivement la justification du génocide. Enfin, dans certains pays européens, il n’y a pas de disposition pénale spécifique mais les tribunaux appliquent la disposition plus générale relative à l’incitation à la haine ou à la discrimination : c’est le cas notamment des Pays-Bas, où les articles 137c et 137d du code pénal s’appliquent aux faits de négation d’un génocide (jugement de la Hoog Raad du 27 octobre 1987).

[34] Un certain nombre d’universitaires suisses estiment que non seulement la négation du génocide offense la mémoire des victimes mais encore elle constitue une incitation implicite à la discrimination des survivants (Aubert, précité, no 36 ; Niggli, Es gibt kein Menschenrecht auf Menschenrechtsverletzung, in Völkermord und Verdrängung, 1998, p. 87 ; Niggli/Exquis, Recht, Geschichte und Politik, in AJP 4/2005, 436).

[35] En fait, le Tribunal fédéral applique une jurisprudence constante en ce qui concerne la négation du génocide (voir ses arrêts du 5 décembre 1997 (BGE 123 IV 202), du 30 avril 1998 (BGE 124 IV 121), du 3 novembre 1999 (BGE 126 IV 20), du 7 novembre 2002 (BGE 129 IV 95), du 16 septembre 2010 (no 6B.297/2010) et du 24 février 2011 (no 6B 1024/2010)) : il estime que la disposition pénale en cause s’applique aux génocides autres que la Shoah parce qu’elle vise tous les faits qui sont considérés, selon un « consensus très général », comme un génocide, et que les valeurs juridiques protégées (geschützte Rechtsgüter) par l’incrimination sont de deux ordres : d’une part, elles recouvrent directement la dignité humaine et la sécurité publique (öffentliche Sicherheit) ainsi que la paix et l’ordre publics (öffentliche Friede), d’autre part, elles comprennent indirectement la sécurité et l’honneur de chacun des membres du peuple victime. Au regard des précisions apportées plus loin dans la présente opinion, cette interprétation n’est pas arbitraire.

[36]  Voir l’opinion séparée du juge Pinto de Albuquerque dans l’arrêt Faber c. Hongrie (no 40721/08, 24 juillet 2012).

[37]  On trouvera une introduction au concept de danger clair et imminent dans l’opinion séparée du juge Pinto de Albuquerque en l’affaire Mouvement Raëlien Suisse c. Suisse (GC) (no 16354/06, 13 juillet 2012).

[38]  Voir l’opinion séparée du juge Pinto de Albuquerque dans l’arrêt Vona c. Hongrie (no 35943/10, 9 juillet 2013).

[39]  STE no 189. Il est vrai que l’État défendeur a seulement signé, et non ratifié, le Protocole additionnel, mais cette circonstance seule ne justifie pas une dérogation aux normes du Conseil de l’Europe, car ce protocole est déjà entré en vigueur et il a été ratifié par 20 États. Il est vrai aussi que les États peuvent se réserver le droit de ne pas en appliquer l’article 6 § 1, mais ce droit seul ne fait que montrer que cette disposition ne reflète pas encore une norme du droit international coutumier. En d’autres termes, l’interdiction de nier l’existence d’un génocide n’a pas encore été incorporée dans la norme coutumière impérative de pénalisation de l’expression du racisme, de la xénophobie et de l’intolérance. Néanmoins, on peut affirmer qu’il y a, au moins en Europe, une obligation internationale d’ériger en infraction pénale la négation du génocide, et que cette obligation est en évolution.

[40]  Pour être exact, aucun des accusés du procès de Nuremberg n’a été reconnu coupable du crime de génocide. Ainsi, la référence au crime de génocide tel que reconnu dans « une décision définitive et contraignante du Tribunal militaire international » est en fait une référence au crime de génocide tel qu’il était compris alors – un type de crime contre les lois de l’humanité – et comme il a été ensuite codifié dans la Convention sur le génocide.

[41]  Correspondant à un « fait historique établi », pour reprendre l’expression de la Cour (Lehideux et Isorni c. France, 23 septembre 1998, no 24662/94, § 47, Recueil 1998-VII, et Garaudy c. France (déc.), no 65831/01, CEDH 2003-IX).

[42] Voir l’arrêt no 235/2007 du Tribunal constitutionnel en date du 7 novembre 2007, avec quatre opinions dissidentes fortes. Il est important de souligner, d’abord, que l’Espagne n’a pas encore ratifié le Protocole additionnel susmentionné, dont il n’a donc pas été tenu compte dans l’arrêt, et, ensuite, que cet arrêt est antérieur à la décision-cadre 2008/913/JHA, qui a invalidé le distinguo qu’il pose. L’Abogado del Estado (Avocat général) et le Fiscal General del Estado (Procureur général) ont l’un comme l’autre exprimé une opinion inverse à celle de la majorité. Comme l’a dit l’Abogado del Estado, la simple négation d’un génocide peut être « l’incitation la plus directe » (impulso directissimo) à la commission d’infractions graves, et « cette présomption n’est pas déraisonnable ni excessive, elle est le produit d’expériences historiques douloureuses ». Elle est aussi, comme l’a noté le Fiscal General, le terreau d’« un climat d’acceptation et d’oubli » (un clima de acceptacion y olvido) de faits historiques graves qui peuvent être sources de violence.

[43]  Voir en ce sens les arrêts de la Cour constitutionnelle fédérale allemande en date des 13 avril 1994 (1 BvR 23/94, § 34), 25 mars 2008 (1 BvR 1753/03, § 43) et 9 novembre 2011 (1 BvR 461/08, § 22), sur le fait que le « mensonge d’Auschwitz » (Auschwitzlüge) n’est pas protégé par la liberté d’expression ; l’arrêt de la Cour suprême canadienne dans l’affaire R. c. Keegstra (1996, 3 S.C.R. 667), sur l’applicabilité de l’infraction de promotion de propagande de haine raciste, prévue à l’article 319 § 2 du code pénal canadien, aux déclarations antisémites de l’accusé, qui avait notamment nié l’existence de l’Holocauste ; et la recommandation générale no 35 du Comité pour l’élimination de la discrimination raciale en date du 26 septembre 2013 (§ 14). Il y a lieu de souligner que le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale n’exige pas que le génocide ou les crimes contre l’humanité aient été établis par une décision définitive d’une juridiction nationale ou internationale.

[44]  La diffusion de l’information scientifique reposant sur des éléments appropriés faite par un orateur de bonne foi peut évidemment constituer un moyen de défense en matière de discours scientifique sur le génocide.

[45]  Conseil constitutionnel français, décision du 28 février 2012.

[46]  Dans sa décision du 28 février 2012, le Conseil constitutionnel a ajouté ceci : « le législateur a porté une atteinte inconstitutionnelle à l’exercice de la liberté d’expression et de communication ». Cette déclaration laconique ne suffit pas à prouver qu’il y a eu violation de la liberté d’expression. Il n’est pas dit un seul mot sur la nécessité et la proportionnalité de la restriction litigieuse de la liberté d’expression par rapport aux buts de politique pénale poursuivis par l’incrimination de la négation du génocide.

[47]  La Cour suprême américaine a traité plusieurs fois depuis l’affaire Chaplinsky v. New Hampshire (315 U.S. 568, 1942) la question des « paroles de défi » et de la « conduite expressive » ayant le même sens insultant ou menaçant (consistant par exemple à profaner un drapeau ou à brûler une croix). Dans Cohen v. California (403 U.S. 15, 1971), elle a admis que l’expression « Fuck the draft » relevait du discours protégé par la Constitution, car nul individu présent ou susceptible de l’être aurait pu raisonnablement considérer que les mots figurant sur la veste de l’auteur du recours étaient une insulte personnelle directe et rien n’indiquait que leur utilisation soit intrinsèquement susceptible de causer des actes violents ou d’inciter à la violence : elle a donc estimé qu’il ne s’agissait donc pas de « paroles de défi » inconstitutionnelles. Dans Street v. New York (394 U.S. 576, 1969), la Cour suprême a considéré que le simple fait que des propos prononcés contre le drapeau soient choquants ne permettait pas non plus de les qualifier de « paroles de défi ». Elle est parvenue à la même conclusion à l’égard de la conduite expressive consistant à brûler le drapeau, estimant qu’une telle conduite ne constituait pas toujours une menace immédiate d’action illégale, selon le critère de Brandenburg (Texas v. Johnson, 491 U.S. 397, 1989). Dans R.A.V. v. City of St. Paul (505 U.S. 377, 1992), elle a jugé inconstitutionnelle l’incrimination des agissements consistant à brûler une croix ou à placer une swastika nazie ou tout autre symbole sur un bien public ou privé dont on sait ou on a des motifs raisonnables de penser qu’ils suscitent la colère, la peur ou le ressentiment à l’égard de tiers en raison de leur race, de leur couleur, de leurs croyances, de leur religion ou de leur sexe, parce qu’elle estimait que cette incrimination était trop large, interdisant aussi bien les « paroles de défi » que les discours protégés, et parce que les dispositions en cause étaient fondées sur la teneur du message, n’interdisant que les agissements qui faisaient passer un message concernant certains sujets. Cependant, dans Virginia v. Black (538 U.S. 343, 2003), elle a opéré un quasi‑revirement de jurisprudence, jugeant que ceux qui brûlaient des croix pouvaient être sanctionnés pour la commission d’une infraction pénale dès lors que leur conduite était un signal d’intimidation imminente et que l’État prouvait l’intention d’intimider. Elle a néanmoins estimé qu’en toute hypothèse, la charge de la preuve ne devait pas reposer sur l’accusé, qui ne devait pas avoir à démontrer qu’il n’avait pas l’intention en brûlant la croix d’intimider qui que ce fût. Dans son opinion dissidente, le juge Thomas est pour sa part allé encore plus loin, expliquant que le fait de brûler une croix était toujours une menace d’une sorte ou d’une autre et que cet agissement n’était donc pas, selon lui, protégé par le premier amendement. On peut donc dire que, d’un point de vue matériel, l’opinion du Tribunal fédéral suisse sur la négation du génocide est conforme tant à l’avis majoritaire de la Cour suprême américaine dans Virginia v. Black qu’à celui de la Cour suprême canadienne dans R. v. Keegstra.

[48]  Voir les rapports inquiétants sur la situation des Arméniens dans le quatrième rapport de l’ECRI sur la Turquie (2011, §§ 90-91 et 142), le troisième rapport de l’ECRI sur l’Azerbaïdjan (2011, § 101), le troisième rapport de l’ECRI sur la Géorgie (2010, § 74) et le troisième rapport de l’ECRI sur la Turquie (2005, §§ 35 et 89-93). Nous ne sommes donc pas d’accord avec la présomption sous-tendant le raisonnement de la majorité, qui consiste à penser que la nécessité d’une protection d’ordre pénal s’est amenuisée au fil du temps. Cet aspect de la nécessité de l’incrimination de la négation du génocide a été ignoré aussi bien par le Conseil constitutionnel français que par la majorité du Tribunal constitutionnel espagnol, mais non par les juges dissidents et le Fiscal General, qui ont estimé que la persistance des mouvements racistes et xénophobes en Europe était un motif suffisant pour justifier l’incrimination de la négation du génocide.

[49] Garaudy, précité, et, devant le Comité des droits de l’homme, Robert Faurisson c. France, communication no 550/1993, 8 novembre 1996. Ainsi, le paragraphe 49 de l’observation générale no 34 du Comité des droits de l’homme ne reflète ni la jurisprudence antérieure du Comité des droits de l’homme ni la jurisprudence constante de la Cour. De plus, il n’aborde pas la question de la justification et de l’apologie d’un crime perpétré par le passé, qui appelle incontestablement une sanction pénale. Enfin, il ne vise que « l’expression d’une opinion erronée » et l’« interprétation incorrecte d’événements du passé ». Ces expressions sont ambigües et trompeuses. Il est certain que le Comité n’avait pas l’intention d’y inclure des « déclarations délibérément fausses quant à l’existence d’un crime », encore moins des déclarations délibérément fausses sur l’existence du pire des crimes, le génocide. Si tel était le cas, il reconnaîtrait également à l’apologie et la justification d’un assassin et de ses actes infâmes voire à la négation délibérée de la Shoah la qualité de discours relevant de la liberté d’expression. Ce paragraphe au libellé malheureux doit donc, tant qu’il n’a pas été révisé, être interprété de manière stricte et conforme au paragraphe 3 de l’article 19 et à l’article 20 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. C’est d’ailleurs exactement ce qu’a fait le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale dans sa recommandation générale no 35 précitée.

[50]  Nous ne pouvons donc pas nous ranger à l’avis exprimé par la majorité au paragraphe 52 lorsqu’elle dit qu’« il n’apparaît pas non plus que le requérant ait exprimé du mépris à l’égard des victimes des événements en cause ». Non seulement cette déclaration ne repose sur aucun élément de preuve, mais encore elle contredit les faits établis par les juridictions internes. La majorité se comporte ici comme un tribunal du fond, en réappréciant l’intention du requérant, alors qu’elle n’a pas eu l’occasion de l’entendre et de l’interroger personnellement.

[51]  Voir les déclarations faites par le requérant devant le procureur (23 juillet 2005), le juge d’instruction (20 septembre 2005) et le tribunal de police (8 mars 2007), qui figurent dans le dossier de l’affaire. Dans la décision Witzsch c. Allemagne du 20 avril 1999 (no 41448/98), la Cour a jugé que l’expression « mensonges historiques » appliquée aux meurtres massifs perpétrés par les nazis n’était pas protégée par l’article 10. Elle a confirmé ce raisonnement dans les décisions Schimanek c. Autriche (no 32307/96, 1er février 2000) et Witzsch c. Allemagne du 13 décembre 2005 (no 7485/03).

[52]  Ce fait important a aussi été souligné par le Tribunal fédéral (point 5.2 de l’arrêt du 12 décembre 2007) ainsi que par le gouvernement défendeur dans ses observations à la Cour (§ 25). Nous ne pouvons donc pas admettre la thèse consistant à dire que l’objet des déclarations du requérant était la qualification juridique des événements en question et non ces événements en eux-mêmes. Cette thèse va à l’encontre du sens commun. Le requérant n’a pas seulement contesté la qualification juridique des faits, il a aussi mis le massacre des Arméniens sur le même plan que les pertes de guerre subies du côté turc et justifié la politique génocidaire de Talaat Pacha en la faisant passer pour un acte de légitime défense face à une agression arménienne.

[53]  Le fait qu’un discours ait été tenu dans le cadre d’un débat politique ou d’une réunion politique est évidemment sans incidence sur sa nature raciste ou discriminatoire. Voir l’opinion séparée du juge Pinto de Albuquerque dans l’affaire Vona c. Hongrie, précitée, ainsi que l’affaire Féret c. Belgique (no 15615/07, §§ 75-76, 16 juillet 2009) et, devant le Comité pour l’élimination de la discrimination raciale, les communications nos 34/2004 (§ 7.5), 43/2008, (§ 7.6) et 48/2010 (§ 8.4).

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