Paulette Nardal, les confidences de la femme des fiertés noires Paulette Nardal: the confidences of the woman who stood for Black prides

Philippe Grollemund 

Témoignage direct de la rencontre de Philippe Grollemund avec Paulette Nardal, à la Martinique, en tant que membre de sa chorale « La joie de chanter », cet article présente des entretiens avec cette grande intellectuelle, fière d'être noire, déjà âgée, mais toujours aussi lucide et engagée pour une solidarité raciale. Sont ainsi proposés un rappel de sa biographie, de ses engagements journalistiques dans le monde parisien (La Revue du Monde Noir), puis à la Martinique, notamment du point de vue musical (chorale « La joie de chanter ») et associatif (« Rassemblement Féminin »).

A direct testimony of Philippe Grollemund’s meeting with Paulette Nardal in Martinique, as a member of her choir "La joie de chanter", this article presents interviews with this great intellectual woman, who was proud to be black, already old, but as lucid and committed to racial solidarity as ever. Her life, her journalistic commitments in the Parisian world (The Review of the Black World) and in Martinique, particularly in the musical field (choir "La joie de chanter") and in the voluntary sector ("Rassemblement Féminin") are thus evoked.

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Courte biographie de Paulette Nardal (1896-1985)

Née le 12 octobre 1896, au François, commune de la côte atlantique sud de la Martinique.

Son père, Paul Nardal (petit-fils d’esclave affranchi) est le premier ingénieur noir de la Martinique.

Paulette Nardal fait des études de lettres (licence d’anglais) à la Sorbonne (1921 et années suivantes). Avec sa sœur Jane, elles sont les premières étudiantes noires à la Sorbonne. Toutes deux ont œuvré dans différents journaux, dont la Dépêche africaine qu’elles ont fondée ensemble.

Paulette fait connaissance, à Paris, dans les années 1930, avec les auteurs noirs américains (Locke, Marcus Garvey…). Peu à peu, autour d’elle, se réunissent des Antillais et des Africains, dont Maran et Senghor dans le « salon de Clamart ». Elle a aussi écrit dans diverses revues des articles concernant l’éveil de la conscience de la fierté noire.

En 1932, elle fonde avec un Haïtien, le Docteur Sajous, La Revue du Monde Noir – tout juste avant Légitime Défense – et contribue à lancer le thème de ce qu’on a appelé ensuite la Négritude. Joseph Zobel la qualifie d’ailleurs de « Marraine de la Négritude ».

1934 : Pèlerinage à Rome (Congrès Pax Romana). Membre de Ad Lucem.

1935 : Paulette Nardal écrit : « Avoir parlé à Louvain, Namur, Mons, Gand, Liège, Anvers et Bruxelles, j’ai donc touché la jeunesse catholique belge pour exposer les sentiments des Noirs du monde entier et leur révolte devant l’agression fasciste en Éthiopie » (note de juin 1966). Dans un entretien au journal (martiniquais) Le Naïf d’octobre 1976, elle situe à cette occasion son sentiment de révolte la conduisant à d’autres initiatives.

Jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, Paulette Nardal est assistante parlementaire de deux députés : le socialiste martiniquais Lagrosillière et le Sénégalais Galandou Diouf (ce qui la conduit à effectuer un voyage au Sénégal).

1940 : De retour en Martinique, malgré un handicap physique résultant du naufrage du bateau « Le Bretagne » sur lequel elle a voyagé en octobre 1939, revenant d’un congé en Martinique après la déclaration de guerre, elle entreprend des activités d’enseignement, de musique, et surtout une action de promotion des femmes.

Paulette Nardal a été alors professeure d’anglais au Couvent de Cluny (École de jeunes filles).

1940-41 : Paulette Nardal monte des spectacles où elle cherche à mettre en valeur ce qui constitue l’originalité culturelle martiniquaise.

1945 : Elle fonde « Le Rassemblement Féminin » (RF), mouvement affilié à « L’Union Féminine Civique et Sociale » (U.F.C.S.) dont le but est la promotion des femmes et surtout la formation à leurs responsabilités tant personnelles que sociales, voire politiques. Outre des œuvres diverses (layettes, enseignement...), ce mouvement a exploré tous les aspects des responsabilités féminines.

Pour soutenir cette action, Paulette Nardal fonde et anime durant cinq ans (1946-1951) un périodique (mensuel) intitulé La Femme dans la cité qui prit position sur divers problèmes, notamment l’abstentionnisme électoral attribué aux femmes.

C’est à l’action culturelle de ce mouvement qu’on doit aussi l’introduction en Martinique de la Fête des Mères depuis Mai 1948 ainsi que l’existence du concours de la Chanson Créole qui a constitué jusque dans les années 1970 une pièce maîtresse du Carnaval martiniquais.

Ce mouvement a aussi lancé l’idée d’une maison de la Mère et de l’Enfant qui est devenue la Maternité de Redoute (remplacée depuis quelques années par l’hôpital de la Mère et de l’Enfant). 

1946-1948 : Pendant deux ans, Paulette Nardal travaille à l’ONU, en tant que représentante antillaise à la Commission des Territoires non autonomes. Elle y dépose un long rapport sur le sort des femmes martiniquaises et leur apathie politique.

1954 : Paulette Nardal impose au public le goût pour les negro spirituals, musique des Noirs et, dans ce but, fonde la chorale « La Joie de Chanter » (initialement chorale de la Jeunesse Étudiante Chrétienne). Dans le même temps, elle dirige de nombreux autres chœurs.

Paulette Nardal a ainsi composé et/ou harmonisé pour chœurs quelques-uns des meilleurs chants antillais, permettant à la musique antillaise de trouver de nouveaux modes d’expression qui perpétuent les traditions.

Années 60 : Paulette Nardal est journaliste. Elle collabore à l’hebdomadaire catholique La Paix. Elle y écrit notamment quelques articles sur les femmes qui permettent de retracer le chemin parcouru par les femmes martiniquaises au sujet de leur condition sociale. Divers auteurs l’interrogent à propos des débuts de la Négritude.

1966 : Refus de Senghor de l’inviter au premier Festival des Arts Nègres à Dakar. Le Président Senghor l’élève au grade de Commandeur de l’Ordre National du Sénégal, en reconnaissance de sa contribution à la Négritude.

22 mai 1975 : Au cours d’une célébration de l’abolition de l’esclavage organisée par le PPM (Parti Progressiste Martiniquais fondé par Aimé Césaire, maire de Fort-de-France), hommage lui est rendu par ce parti pour sa contribution à la fierté noire.

Avril 1976 : Paulette Nardal est faite Chevalier de la Légion d’honneur, au titre de l’année de la Femme (1975). Au même moment, lors de sa visite officielle en Martinique, le Président Léopold Sédar Senghor, Président de la République Sénégalaise, lui rend hommage en la rencontrant lors d’une manifestation à Fonds Saint Jacques. À l’occasion de cet événement, la chorale « La Joie de Chanter » accompagne sa prestation d’un discours, lu par le choriste Laurent Larode mais préparé par Philippe Grollemund, où cette chorale est présentée en tant que « fille de la Négritude ».

16 février 1985 : Décès à l’âge de 89 ans.

Début des années 2010 : La Ville de Fort-de-France honore son souvenir en attribuant son nom à l’ancienne place de l’Asile, à la gare routière.

6 juin 2015 : Le prix Césaire 2015 rend hommage à Paulette Nardal.

Depuis 2016, les clubs SOROPTIMIST3 de la Martinique militent pour que Paulette Nardal puisse être la première femme noire à avoir l’honneur du Panthéon.

31 août 2019 : La Mairie de Paris a inauguré l’allée Jane et Paulette Nardal dans le 14e arrondissement.

1. Ma rencontre avec Paulette Nardal et la chorale « La Joie de Chanter »

Note de bas de page 1 :

Philippe Grollemund, ancien conseiller à la préfecture de la Martinique et auteur de Fiertés de femme noire. Entretiens/Mémoires de Paulette Nardal (2019), a été membre de la chorale de Paulette Nardal. Diverses informations sur Paulette Nardal sont consultables sur son site Micromnesies.

1J’ai eu le très grand honneur de connaître Paulette Nardal, à la Martinique, alors qu’elle était déjà âgée et se consacrait désormais plus particulièrement à la valorisation de la musique afro-descendante. Au cours de l’année 1972, après l’avoir entendue en concert, je suis en effet entré dans sa chorale « La Joie de Chanter »1. Les répétitions se déroulaient alors rue Schœlcher, en face de ce qui était la DDASS (et aussi l’état-major où mon père avait été de 1958 à 1961 officier), dans l’appartement d’une vieille dame qui, sa jambe reposant sur un tabouret, assistait aux répétitions. Je compris peu à peu son rôle et son importance, non seulement comme fondatrice de ce chœur qui cherchait à valoriser d’autres types de musique, mais aussi et surtout son action en tant que « Marraine de la Négritude », après avoir été la première étudiante noire en Sorbonne en 1921 (j’ai d’ailleurs pu récupérer, via un ami, la photo de la couverture de son dossier d’inscription aux Archives Nationales).

2C’est ainsi que j’ai par la suite entrepris de recueillir son témoignage – ce qu’elle a accepté volontiers en m’accordant sa confiance. Ces entretiens se sont déroulés sur environ deux ans, entre 1974 et 1976, à l’aide d’un petit magnétophone. Ces propos oraux, je les ai retranscrits à la main dans la maison que j’occupais alors, route de Balata. Paulette Nardal était à cette époque âgée de 78 ans et sa santé était délicate. Mais ramener ses souvenirs à la conscience lui rendait son énergie, et de nombreux souvenirs revenaient par association d’idées au moment où elle parlait. Dans le même temps, je faisais des recherches aux Archives départementales de la Martinique pour retrouver ses nombreuses publications (La Femme dans la cité, notamment). Elle-même m’a confié des photocopies qu’elle avait pu conserver malgré l’incendie de sa maison en 1956.

3Ces propos et souvenirs démontraient une grande curiosité intellectuelle, de l’humour, des convictions très affirmées, surtout pour ce qui touchait à sa fierté de femme noire. Son séjour parisien a duré dix-huit ans, durant lesquels elle a beaucoup milité à cause et en faveur des droits des Noirs, au moment où à Paris des Noirs-Américains exposaient vigoureusement leurs conceptions et leurs prétentions. De là est né, grâce à elle et à ses sœurs réunies dans le fameux salon de Clamart – où elle a longtemps habité –, ce mouvement ultérieurement appelé « Négritude », initié par La Revue du Monde Noir et amplifié par la trinité Césaire-Senghor-Damas.

2. Extraits d’une note rédigée par l’auteur lors de ces entretiens

4Souffrante durant tout l’été 1974, alors qu’elle était dans la maison familiale du Morne-Rouge – une belle et grande maison très ventilée au jardin impeccablement entretenu par l’une de ses sœurs –, Paulette Nardal dut à son retour mi-septembre à Fort-de-France reprendre son souffle. Je lui ai téléphoné quelquefois pour prendre de ses nouvelles. Pour elle, un coup de téléphone valait bien des visites puisque l’effort de paraître lui était évité et qu’elle pouvait se laisser aller à réfléchir à haute voix. D’ailleurs, j’ai pu remarquer la différence de nos conversations au téléphone. Du Morne-Rouge, la voix n’était point aussi ferme qu’à l’accoutumée, et son volume diminuait au fur et à mesure de l’entretien, en même temps que les silences entre les phrases s’allongeaient. En revanche, à Fort-de-France, la vie reprenait le dessus, et ce d’autant plus qu’à l’occasion de la rentrée, elle se sentait revivre avec l’ensemble des émissions de radio, la reprise des parutions, articles dans la presse, etc. Ainsi les conversations en provenance de la rue Schœlcher se faisaient plus longues et plus étoffées. Certes, la médecine n’y était pas pour rien, mais je suis sûr que le climat urbain avait des effets tout aussi bénéfiques sur son moral, bien qu’elle ne l’ait jamais dit de façon explicite.

5Les activités de la chorale reprenant, Paulette Nardal suivait les répétitions programmées en vue de l’enregistrement d’un disque, malgré la fatigue qu’elle avouait. Elle veillait personnellement au programme, à la répétition de ses chers negro spirituals, nous reprenant ici, nous encourageant par-là, venant même s’asseoir au piano pour nous accompagner. Elle n’a pas craint de discuter avec Mme Eda Pierre pour préciser des détails d’interprétation, jusqu’à intervenir auprès des trois personnes qui menaient le chant, soit les negros, soit les classiques, insistant sur l’esprit plutôt que sur la lettre des partitions que la chorale étudiait.

6J’ai même remarqué ceci : sa surdité ne lui permettait pas toujours d’intervenir au bon moment dans une discussion, mais quand nous répétions un negro spiritual, elle les connaissait si bien qu’elle profitait des moments de respiration, courts instants où la chorale se concentrait avant de se libérer par la musique, pour lancer d’une voix forte et assurée une remarque toujours juste sur une accentuation à respecter, un rythme à conserver ou à reprendre. Tout s’arrêtait alors, pour une explication détaillée, et le chœur reprenait, en tenant plus ou moins compte d’ailleurs de ses observations. Cette activité, même réduite, lui demeurait indispensable, sans cependant s’arrêter là – et c’est cela qui n’a cessé d’étonner. Elle lisait beaucoup de journaux, tant était forte sa passion pour tout ce qui touchait de près ou de loin la culture, la femme, les problèmes sociaux...

Note de bas de page 2 :

Le spectacle parisien « Hair » (des années 1975) est en effet cité par le journal Le Naïf de la Martinique.

7À la suite de la parution d’un compte rendu du spectacle parisien « Hair »2, une des actrices avait, selon l’article, dit qu’elle « aimait bien la musique antillaise, mais... », en laissant percevoir de méprisantes arrière-pensées à l’égard de la musique locale, de l’art local, de la personnalité antillaise. Et Paulette Nardal de hausser les épaules en ironisant : « il est bien temps qu’ils en parlent, de la personnalité antillaise, oui, il est temps ! ». Elle faisait évidemment allusion aux efforts qu’elle et ses sœurs avaient déployés pendant une trentaine d’années pour réhabiliter la musique des Noirs et celle des Antillais – efforts peu suivis jusqu’à présent, malgré la chorale, malgré les conférences, malgré ses nombreux articles, malgré ses propres compositions.

Note de bas de page 3 :

Les citations insérées dans cet article sont des extraits tirés de mon ouvrage Fiertés de femme noire (2019).

Il est certain, reconnaissait-elle, que les temps ont changé ; on accepte maintenant l’idée que nous puissions produire quelque chose, alors que longtemps, l’énoncé seul de cette idée se heurtait à l’incompréhension et surtout aux tabous qui obéraient la pensée de nombre d’intellectuels martiniquais3. (Grollemund, 2019, p. 13)

Note de bas de page 4 :

On rappellera à cet égard la richesse des événements intellectuels et artistiques qui se produisirent à Paris, après la Première Guerre mondiale, à l’arrivée de nombreux Noirs américains (poètes, musiciens, écrivains, philosophes...).

8Pour ce qui est de la personnalité antillaise, je me prenais à regretter qu’elle ne puisse plus, étant fatiguée par l’âge, reprendre la plume et le débat. Car elle a encore une « conscience claire » (selon son expression favorite) de ce qu’elle doit aux Nègres américains, de ce dont elle est redevable à l’Occident classique qui s’est d’ailleurs incliné devant ceux-ci, dans les années 204, de ce qu’elle doit aux Antilles elles-mêmes. Elle ne confond rien, de même qu’elle ne privilégie pas l’un ou l’autre : « Mais nous sommes métis, proclamait-elle, il ne faut jamais oublier ce trait de la personnalité antillaise. Métisse aussi est notre culture », ce que, par parenthèses, l’article laissait un petit peu entendre sans vouloir le reconnaître explicitement. Voilà quelques réflexions qui furent tenues entre deux portes, au fond d’un étroit couloir et avant que ne retentissent les vocalises de la répétition...

9Cette attention qu’elle portait au déroulement des répétitions, j’ai pu m’en rendre compte aussi lorsque je dirigeais l’un ou l’autre des classiques que nous travaillions : si elle ne chantait pas, ses yeux suivaient mes gestes ou explications avec une telle constance, je dirais même une telle compréhension, qu’il m’est arrivé, l’espace d’une ou deux secondes, d’avoir l’impression que nous étions seuls à échanger de la musique. Je me suis en outre aperçu, par les remarques qu’elle me faisait ensuite, qu’elle ne perdait aucune observation que j’étais amené à faire au cours du travail, insistant pour que j’en reprenne certaines qui n’étaient pas suivies d’effet...

10À 78 ans, elle conservait une grande maîtrise d’elle-même et de ses réactions. Cela s’est révélé lorsque je lui posais des questions, en particulier sur sa vie privée. Je croyais qu’elle n’avait pas entendu. Pas du tout. Elle avait très bien entendu. Elle me l’a dit plus tard. Mais elle ne voulait pas répondre sur ces points à ce moment-là et se réservait pour une autre fois, éventuellement. J’étais en ce temps correspondant au Monde. C’était une époque où il fallait téléphoner au journal en PCV – le destinataire payait la communication. J’allais quelquefois chez elle pour téléphoner au journal (son domicile était proche de mon lieu de travail). Et mon activité de journaliste l’amusait beaucoup !

3. Le salon de Clamart

11En 1920, comme institutrice de 24 ans, petite-fille d’un esclave affranchi, elle s’inscrit à la Sorbonne où elle est la première femme noire, afin de poursuivre des études d’anglais. Peu après, elle s’installe à Clamart avec quelques-unes de ses six sœurs au 7 rue Hébert, pour y rester au moins une quinzaine d’années. La proximité de la gare lui permet à prix abordable d’avoir, en plus de ses études, une riche vie parisienne.

Note de bas de page 5 :

Mais déjà, en 1929, elle racontait avec intérêt « Le nouveau bal nègre de la Glacière » dans La Dépêche africaine.

12Habituée depuis sa petite enfance à une vie de famille nombreuse sous la houlette d’un père exigeant, mais fier de ses sept filles, et d’une mère musicienne, pianiste très portée sur les relations et l’action sociales, Paulette et ses sœurs ont perpétué à Clamart ce mode de vie. Par suite de son inscription en faculté, Paulette a fait de nombreuses rencontres d’étudiants et a connu également divers intellectuels et artistes, notamment musiciens. Naturellement, ceux-ci étaient invités à Clamart pour échanger idées et pratiques musicales, et comme elle-même était pianiste, ces rencontres à domicile ont constitué le meilleur moyen d’approfondir des découvertes faites en d’autres lieux. C'étaient donc des séances de chant et de piano, surtout après la découverte des negro spirituals dans les années 19255.

Note de bas de page 6 :

Voir sur ces écrits la thèse d’Ève Gianoncelli (2016).

Vers les années 1926-27, six ans avant La Revue du Monde Noir, c’était encore une période de gestation pour moi. C’est alors que sont arrivées les « revues nègres ». À partir de 1925, des artistes tels que Rollan Hayes, Marian Anderson... nous sentions que c’était quelque chose d’important pour nous autres ; pas tellement pour la race mais pour nous autres. Les negro spirituals datent de la même époque […]. Nous avons eu le fameux quintette des Fisk Jubilee Singers. Je me souviens du récital […] donné pour moi, chez moi à Clamart. Ils étaient amenés par une amie qui s’appelait Miss Mann et qui prenait des leçons d’orgue avec le comte de Saint-Martin, lequel était l’organiste de Notre-Dame. À partir de ce moment-là, j’ai reçu nombre d’artistes et aussi, ce qui est intéressant, les accompagnateurs de ces artistes qui m’ont donné beaucoup de conseils, de « tuyaux » […], ce que faisaient les Noirs-Américains. L’accompagnateur de Rollan Hayes s’appelait Parham [ ?] : nous avons beaucoup collaboré. Autour du piano, il donnait énormément de conseils […]. C’était un plaisir de chanter, d’écouter les conseils, la pose de la voix. Les accompagnateurs des artistes, comme le Fisk Jubilee Singers ou Rollan Hayes, enrichissaient mes connaissances. Bien que formée dans un milieu imprégné de musique classique, de musique européenne, nous nous sommes enthousiasmées pour [ces] « negros », une musique qui venait de Noirs.
 
Nous étions étudiantes, complètement assimilées. Quand je suis arrivée, je n’étais que Mademoiselle Nardal. C'est en France que j’ai pris conscience de ma différence. Il y a certaines choses qui me l’ont fait sentir, et puis il ne faut pas oublier que nous avons été élevées dans l’admiration de toutes les œuvres produites par les Occidentaux. Ce qui nous ramenait à presque rien. C’était d’autant plus galvanisant que cela élargissait nos bases classiques (quoique déjà bien complétées par la musique antillaise). Et cela a eu d’importantes répercussions dans nos rencontres intellectuelles, notamment avec des Noirs-Américains comme Allan Locke, professeur de philosophie, ou Claude MacKay. Tout cela en même temps que l’éclosion parisienne des « revues nègres »… Cette nouveauté et ce dynamisme, cette gaieté et ce sens du tragique en même temps ! Avec des gens de grande valeur, on s’en rendait bien compte (combien de fois j’ai été serrer la main de Marian Anderson ou Florence Mill, la « Lady du music hall ») ! Nous étions étudiantes, on n’avait pas beaucoup d'argent, mais nous étions tellement fières que chaque fois qu’un de ces artistes se produisait, on envoyait des « pneus » (télégrammes) à tous nos camarades. (Grollemund, 2019, p. 23-24 et p. 26-28)
 
Avec cette découverte de la fierté noire, j’ai écrit dans diverses revues, ce qui a permis d’exprimer mes intuitions […]. Cela a servi à l’éclosion [de] la négritude6. J’insiste sur ce mot « intuition ». C'est pourquoi j’ai employé l’expression « suivre la pente de mon tempérament ». La fierté noire ne se fait jour dans ma conscience claire qu’après avoir entendu les negro spirituals et fréquenté les musiciens et des intellectuels américains. (Grollemund, 2019, p. 30)

13Paulette Nardal se promenait fréquemment à Paris. Elle attirait le regard, si bien qu’on lui demandait souvent de poser pour des portraits. Dans Aimé Césaire, un homme à la recherche d’une patrie, Georges Ngal (1975) rapporte : « Comme en témoigne le Negro-américain John H. Paynter, l’atmosphère de cette famille était typiquement française. Je trouvais une maison radieuse à tout point de vue : tant du point de vue des influences culturelles, des arts, que du point de vue social… La famille Achille (lignée de sa mère) avait une culture qui remontait à la période haïtienne, au temps de Toussaint Louverture ». Et il ajoute : « Mlle Paulette Nardal, qui parlait couramment anglais, servait d’interprète en plusieurs occasions dans les conversations… Son charme jouait le rôle de catalyseur. J’eus le plaisir de [l’] avoir un jour tout un après-midi. [Elle] me servit de guide à travers Paris... avec son charme parisien inhabituel – quoiqu’avec son teint un peu foncé – elle arrivait à attirer l’attention des passants ».

14Paulette Nardal précise :

Note de bas de page 7 :

Maxa Nordau (1897-1991), peintre, a participé aux expositions coloniales de Strasbourg en 1924 et de Paris en 1931 ; exilée aux États-Unis pendant la guerre, elle est revenue à Paris en 1941, avant d’exposer ses portraits dans de nombreux pays.

Note de bas de page 8 :

Max Simon Nordau (1849-1923) est un médecin natif de Pest, en Hongrie, critique en sociologie, et l’un des grands meneurs du sionisme, cofondateur avec Théodor Herzl de l’organisation sioniste mondiale. Il fut président ou vice-président de plusieurs congrès sionistes.

Note de bas de page 9 :

Après le naufrage et le retour en Martinique. L’un de ces portraits aurait disparu dans l’incendie de la maison familiale en 1956.

Il y a eu, sans doute, le préjugé ambiant du Paris des années 30. J’ai été très sollicitée par les artistes, pendant mon séjour à Paris. J’ai posé pour nombre de gens […]. J’ai une photo qui [a] été faite par une juive (la fille du théoricien du sionisme). C’est la photo d’une peinture. Cette peinture a dû faire le tour du monde […], intitulée « Jeune martiniquaise ». Là aussi, j’ai la tête attachée derrière. Je l’ai sur mon piano, je n’ai pas l’air très gaie ! C’est le tableau dont parle Florette Morand. C’est elle qui a rencontré Maxa Nordau7 à Paris et qui m’a rapporté cette photo […]. (Grollemund, 2019, p. 53)
 
Avec le recul, je crois que ce sont des juifs qui ont aidé le Docteur Léo Sajous pour La Revue du Monde Noir. Max Nordau [père de Maxa]8, c’est le théoricien du sionisme. Nous avons connu beaucoup, beaucoup de gens, et puis on a vécu en milieu international. Une fois, je passais dans la rue ; deux femmes s’arrêtent [et] me disent : « Oh ! il faut absolument que vous veniez, nous voulons faire votre portrait ». La femme, la mère et la fille, étaient peintres. Je n’avais rien d’autre à faire, je les ai suivies, j’ai posé pour elles. Elles ont fait vite, au bout d’une heure la mère m’avait fait beaucoup plus jeune d’aspect et la fille m’avait fait plus âgée. J’ai énormément posé ! (Grollemund, 2019, p. 54)
 
Ces portraits ont disparu parce qu’on ne me les a pas donnés. Les seuls que j’avais chez moi (à Paris), on ne les a pas renvoyés9. Heureusement que Max Nordau avait fait photographier [celui] que sa fille a vendu, probablement. Et Florette Morand a eu l’idée de me [le] renvoyer. (Grollemund, 2019, p. 54)

15Cette intense activité culturelle, musicale, intellectuelle et journalistique (collaboration à La Dépêche africaine, organe du « Comité de défense des intérêts de la race noire » dans les années 1928-29), faite avec d’autres Noirs, allait aboutir à la création de La Revue du Monde Noir (1931-1932). Ces articles, traduits par Paulette, ont souvent été écrits dans l’appartement de Clamart, après d’autres rédigés pour le député Lagrosillière dans Paris Soir.

4. Femme et solidarité « raciale »

Note de bas de page 10 :

Remise par le Sénégal en 1966. Marcel Lucien, alors vice-recteur de la Martinique, fit le discours officiel de cette remise de décoration.

Note de bas de page 11 :

Allusion à son naufrage, lors de son retour en France en 1939, et à l’incendie de « sa » maison (paternelle) en 1956 où elle dit avoir perdu beaucoup de documents.

Note de bas de page 12 :

Réhabilitation également rappelée par Georges Ngal que Paulette Nardal ne connaissait alors pas. Ngal (1975, p. 46-53) y fait une « longue analyse » de La Revue du Monde Noir – source directe de la Négritude.

Mes idées étaient en gestation. C’est après qu’elles se sont épanouies, qu’elles se sont manifestées ; et nous n’avons jamais eu de programme. Parmi [ces] idées, il y en a notamment une qui est apparue [et] que le discours du vice-recteur Lucien, lors de la décoration10, souligne. Il cite quelques passages de La Revue du Monde Noir et celui notamment où je dis que c’est en tant que femme que la solidarité raciale m’est apparue comme impérieuse. On a pu approfondir cette idée qui veut que ce soit comme femme, que j’ai ressenti comme plus impérieuse cette nécessité, donc de parler, de retrouver ce qui a fait ce qu’on a appelé la « fierté noire ».
 
Mais je le reconnais, […] j’ai bel et bien exprimé moi-même cette coïncidence […]. J’ai [eu ce] petit sursaut en répondant à cet étudiant américain qui m’interrogeait sur Senghor, le 17 novembre 1963 en précisant : « Je sais que Lyliane Kesterloot nous a enfin rendu justice en signalant le rôle de La Revue du Monde Noir et de notre « salon littéraire » dans l’évolution des idées si brillamment exposées et soutenues par la suite par Césaire et Senghor. Il y a longtemps que ma sœur Jane et moi aurions dû écrire nos mémoires, ne serait-ce que pour rappeler notre action si longtemps passée sous silence. Mais les coups que la vie11 nous a infligés et, je suppose, le climat débilitant des Antilles, le détachement qu’apporte l’âge, nous ont empêchées de rédiger nos mémoires ». J’ajoutais : « Il est peut-être bon, même si cette influence n’a pas été, à leur avis, décisive, de leur rappeler que ces idées ont eu des promotrices qui, malheureusement, étaient des femmes »12.
 
Dans mon article de La Revue du Monde Noir cité par Lucien dans son discours, j’écrivais que les femmes avaient ressenti bien avant les hommes la nécessité d’une solidarité raciale. J’ai souvent pensé et dit à propos des débuts de la négritude que nous n’étions que de malheureuses femmes, ma sœur et moi, et que c’est pour cela qu’on n’a jamais parlé de nous, alors que c’étaient des femmes qui avaient trouvé cela. Cela perdait toute sa valeur ; c’était minimisé du fait que c’étaient des femmes qui en parlaient. J’ai mis du temps à m’en rendre compte ; on était en pleine action ; alors on n’allait pas plus loin. Il est très certain que nous avons dû paraître inquiétantes pour un certain nombre d’hommes. Question de mentalité ! Déjà revendicatrices ! D’ailleurs, il y avait une expression passe-partout : on nous qualifiait de « mauvais esprit » ! Si vous ne jugez pas comme tout le monde, « mauvais esprit » et c’est tout […].
 
Toute une série de choses qui existent en Martinique, grâce à mon action, […] ont un certain sens caché, même si cela n’a jamais été évoqué de façon explicite ; une sorte de « filiation historique » répartie entre les pressentiments, les idées, les faits qui ont présidé certains de mes actes. À propos de ce qu’on appelle aujourd’hui le féminisme, j’ai toujours été sensible à la condition féminine ! Toujours ! et avant le [départ], toujours ! Mais je ne m’exprimais pas ; je ne me suis exprimée qu’arrivée en France. Si, à certains points de vue, je n’étais pas vulnérable, j’aurais eu des propos beaucoup plus violents que ce qu’il y a dans La Femme dans la cité ; si je m’étais laissée aller à dire ce que je pensais réellement, j’aurais mis tous les hommes de la Martinique dressés contre moi ! Qu’est-ce que j’aurais pris ! Qu’est-ce que ma famille aurait pris ! J’ai arrondi les choses mais, au fond, je peux être très violente. J’ai toujours voulu tenir compte de ma famille. C’est terrible ! Lorsque vous avez des gens qu’on peut gêner dans leur carrière ! Il n’en reste pas moins que, quelquefois, il faut revenir en arrière, et je suis reconnaissante du don amical que constituent ces entretiens (Grollemund, 2019, p. 95-97).

16Paulette Nardal a, en outre, toujours été sensible à la question du préjugé – où qu’elle le découvre. Son séjour de dix-huit ans à Paris, dans les années 1920-30, l’a profondément marquée. Nous parlions de la tenue de la chorale, sur scène et notamment de l’étalement excessif du groupe sur toute la largeur de la scène : il faut voir tous les visages, disait-elle, « surtout qu’il n’y a pas d’estrade pour mieux disposer l’ensemble ». Et pourquoi n’y a-t-il pas cette estrade, demandai-je ? Elle me confia alors : « rendez-vous compte qu’à l’aide d’une estrade, on pourrait voir tous les visages, et notamment ceux qui sont plus foncés que les autres, et ça beaucoup n’en veulent pas ! ». Je compris alors l’ordonnancement minutieux des rangs féminins du chœur. Je n’aurais jamais imaginé de telles explications, si elle-même ne me les avait fournies. Le 12 février 1975 à Fonds-Saint-Jacques, la chorale chante ainsi devant Michel Guy, Ministre des Affaires Culturelles : le chœur s’installe sous les projecteurs et elle note qu’« il faut toujours mettre les gens en pleine lumière, surtout quand ils ont la tenue madras, car cela met en valeur la couleur de leur peau ».

5. De Paris au Sénégal, journaliste et assistante parlementaire

17Amenée à travailler avec des députés, Paulette Nardal s’est à ce propos exprimée dans un entretien du 3 juillet 1975.

Note de bas de page 13 :

André Frossard (1969) raconte en effet sa conversion au catholicisme.

Note de bas de page 14 :

Phrase inachevée, mais désignant La Revue du Monde Noir, et surtout La Femme dans la cité.

Note de bas de page 15 :

Gran to'mobil, chantée par la chorale « La Joie de Chanter » (folklore harmonisé par Mano Césaire).

Note de bas de page 16 :

« La grand-mère de son père était une esclave affranchie peu après 1850 ».

Note de bas de page 17 :

Sans doute « la Hann », plage près de Dakar.

Note de bas de page 18 :

« Métros » ou « métropolitains » : terme utilisé pour désigner les Français (blancs) de France vivant aux Antilles.

J’écrivais assez souvent avec le député Lagrosillière dans une page spéciale de Paris soir. C’est Frossard, le père de celui qui est au Figaro, celui qui « a rencontré Dieu »13, qui m’a donné quelques leçons de journalisme. Il m’a appris à fabriquer un article. J’avais déjà reçu l’enseignement universitaire ; j’ai compris tout de suite : il m’a même complimentée en me disant que ce que je faisais était plus synthétique que ce que faisait « Lagros », […] comme on appelait Lagrosillière... Il a fallu apprendre la sténo dactylo. Mais je ne me servais pas beaucoup de la sténo ! Cela m’a amusée d’apprendre cela. J’ai obliqué vers le journalisme parce que je ne voulais pas passer des examens tout le temps ; je me trouvais loin de la vie, comme [dans] cette routine de la Sorbonne, je voulais faire quelque chose. Je n’étais pas fatiguée des études, je les aimais beaucoup, mais j’étais un petit peu paresseuse. Tout le temps préparer des examens ; je voulais vivre ; faire quelque chose d’autre. Il faut croire que j’avais une espèce de vocation quand même pour le journalisme puisque, plus tard, j’ai lancé la revue...14 Bien avant cela, je collaborais à La Dépêche africaine. Dans le milieu de couleur de Paris, il y avait le Guadeloupéen Satineau, c’était le directeur, l’âme du mouvement. Il est revenu en Guadeloupe et il y a eu un accident ; c’était un ami, un ami sincère qui donnait de bons conseils. C’est avec lui que j’ai connu La Dépêche africaine. (Grollemund, 2019, p. 85-86)
 
Pour ce qui est de la rupture avec Lagrosillière, cela n’a pas été une rupture violente. C’est là qu’intervient […] mon cousin Louis Achille, celui qui m’a fait entrer à Ad Lucem. Lagrosillière n’a jamais essayé de faire mon éducation politique, mais j’ai complètement échoué lorsque j’ai essayé de le convertir ! Je me souviens que je lui avais parlé d’un livre du Père Sertilange que j’avais commencé à lire. Il était franc-maçon. À un moment, j’ai entendu un bruit violent dans la pièce à côté : c’était le bouquin qu’il avait lancé à l’autre bout de la pièce ! « Non, je ne peux pas, je ne peux pas ! » Je l’ai quitté parce que cela ne correspondait plus à mon idéal religieux de ce moment-là. Et puis voilà, c’était la coqueluche des Martiniquais, des Martiniquaises. Hum ! Les femmes en étaient folles ! Ou a voyé l'oiseau ba moin !15... (Grollemund, 2019, p. 89)
 
Je ne [me] souviens pas des faits qui m’ont fait devenir secrétaire parlementaire de Monsieur Galandou Diouf. Les choses se sont arrangées comme ça, je ne peux pas en donner une raison ; certainement parce que j’en avais déjà fait. Galandou Diouf, ce n’était pas la même chose. Il [avait] une instruction suffisante, mais enfin c’était moi qui faisais ses discours et ses interventions ; il avait des amis très importants, à Bordeaux, des industriels, je ne sais pas par qui, vraiment pas. J’ai été très contente de collaborer avec lui et de pouvoir l’aider en certaines circonstances, de pouvoir lui être utile. Très contente.
 
Est-ce exprès que j’ai choisi un député africain ? Non ! Cela s’est fait comme ça, j’en ai été ravie. J’avais quelque chose en moi qui me disait... Là c’était délicat, parce qu’il ne s’agissait pas de lui faire sentir que ma collaboration était nécessaire ; il fallait montrer beaucoup de tact, beaucoup de tact. Je me souviens d’une réception à l’hôtel de ville à laquelle il était invité. J’ai emmené avec moi une de mes sœurs. À un moment – il se mêlait à ses collègues – il est revenu, nous étions au bas du grand escalier et je me rappelle cette chose : « Mais oui, les bêtes de même poil doivent voler ensemble ! » C’est purement africain, nous formions un groupe de couleur ; je me souviens de cette phrase... (Grollemund, 2019, p. 90)
 
Le voyage au Sénégal a duré environ un mois, un mois et demi peut-être. J’étais à l’hôtel Atlantique, et Diouf était descendu dans sa famille. Je me suis familiarisée avec la famille africaine. Je savais tout... puisque secrétaire du député. Je me suis préparée : j’avais lu tous les ouvrages essentiels qu’il fallait… Mais j’ai reconnu le pays de mes ancêtres !16 Le soir, un de mes amis m’avait emmenée sur la plage de Hann17 et je me suis trouvée seule. Le ciel d’Afrique ! Extraordinaire ! Des étoiles tellement proches ! Un sentiment extraordinaire ! Je me suis dit : « Me voici en Afrique ! Me voici au pays de mes ancêtres ! » J’ai fait des vers dans un poème qui a disparu, comme beaucoup de choses... comme beaucoup de choses... Je voulais absolument connaître l'Afrique ! Cette sensation d’être sur la terre d’Afrique, et surtout de me trouver seule, en pleine nuit, au bord de la mer ! J’ai compris l’envoûtement de l’Afrique, l’envoûtement qu’éprouvent certains métros18 !... (Grollemund, 2019, p. 91)

18Cet attrait pour l’Afrique remontait à plusieurs années. En 1934, Paulette Nardal faisait un Pèlerinage à Rome (Congrès Pax Romana). Membre d’Ad Lucem (« Ne pas oublier que cette association a puissamment aidé à préparer les élites africaines à l’accession à l'indépendance », selon sa note de juin 1966), elle écrivait en 1935 qu’ayant « parlé à Louvain, Namur, Mons, Gand, Liège, Anvers et Bruxelles », elle avait « touché la jeunesse catholique belge pour exposer les sentiments des Noirs du monde entier et leur révolte devant l’agression fasciste en Éthiopie » (note de juin 1966). Dans un entretien au journal Le Naïf d’octobre 1976, elle situe à cette occasion son sentiment de révolte qui la conduisit à d’autres initiatives.

6. Du Rassemblement Féminin à La Femme dans la cité : féministe noire et indépendante

19Sur la création d’un Rassemblement féminin, Paulette Nardal fait d’abord ce constat :

En France, je faisais partie de l’U.F.C.S. et j’ai été très intéressée par la fréquentation de ces femmes, toutes très remarquables. J’ai trouvé tout naturel de fonder l’U.F.C.S. en Martinique. Il n’y avait rien sauf quelques essais charitables, mais rien d’organisé dans le sens de diminuer la misère, des mesures à prendre. (Grollemund, 2019, p. 111)

20À l’occasion d’un entretien du 10 juillet 1975, l’aspect féministe noir est à nouveau évoqué.

Note de bas de page 19 :

Comme un écho à la position communiste de René Ménil, prétendant que l’essor de la culture antillaise est lié à la lutte anti-impérialiste.

Note de bas de page 20 :

« Un coup de pied dans le ventre. Elle allait être mère. Elle en est morte. Verdict : deux ans de prison. Ce n’est vraiment pas cher, la vie d’une femme ». Janvier 1945.

Note de bas de page 21 :

« Et de mon célibat », selon son aveu dans Grollemund (2019, p. 44).

Je reviens sur la liaison solidarité raciale et condition sociale19 ; c'est vrai, je l’avais découvert depuis longtemps. J’avais noté des tas de choses qui m’avaient frappées, choquées ; il faut remarquer, dans le premier numéro de La Femme dans la cité, [qu’] il y avait un tout petit entrefilet intitulé « Un coup de pied dans le ventre... »20. Des choses comme cela vous marquent ; j’ai été terriblement frappée par la brutalité masculine, et il y a quelque chose de plus, c’est qu’aucune voix féminine ne s’était élevée pour protester contre cela.
 
J’ai évoqué l’époque de La Femme dans la cité, mais j’avais observé bien des choses auparavant ; il suffit de se reporter aux pages relatives à la vie de la femme, la vie de la femme du peuple, en particulier ; toutes mes collaboratrices le ressentaient également. Mais on n’avait jamais osé pousser le sujet plus loin.
 
Depuis toujours sensible à la condition féminine, les impressions que j’ai reçues étaient tout à fait antérieures à mon entrée à l’U.F.C.S. Celle-ci m’a peut-être donné le sens de l’organisation, le courage de créer quelque chose parce que je voyais agir d’autres femmes. Je me suis intéressée aussi à la femme noire américaine. Là, c’était la lutte contre le préjugé.
 
Il y […] a eu d’autres personnes, sans doute, qui ont réagi, mais qui ne l’ont pas extériorisé, probablement. M’étant lancée dans le journalisme, il m’était peut-être plus facile qu’à d’autres d'extérioriser ces sentiments, ces impressions reçues. Une chose dont je ne me suis rendu compte que bien plus tard, c’est mon goût farouche pour l’indépendance, qui est certainement à l’origine de ma sensibilité à la condition féminine21. Mais, je répète que tout cela n’est jamais arrivé à ma conscience claire. J’ai posé des actes. J’ai rencontré un milieu favorable ; alors j’ai essayé de lancer quelque chose avec Le Rassemblement féminin, mais enfin... (Grollemund, 2019, p. 118-119)

21Enfin, Paulette Nardal a voulu soutenir la promotion musicale des Noirs en lançant une chorale. Après les concerts des années 1941-43, elle crée un groupe vocal qui comprend des femmes, noires de préférence, alors que beaucoup de groupes de musiciens étaient exclusivement masculins. Une chorale est traditionnellement mixte. À plusieurs reprises, elle insiste pour dire qu’elle tient à ce que les femmes soient vues au concert, ce qui, dans les années 50, permettait de concrétiser son action féministe. Par ailleurs, elle n’a pas hésité à vanter la musique des Noirs.

Note de bas de page 22 :

Au début, ses prestations avaient un peu fait grincer des dents : qu’est-ce que c’étaient que ces petits bourgeois, instituteurs et autres qui se mêlaient de parler des Noirs, marchant sur les plates-bandes des édiles communistes alors en pointe sur le problème de l’anticolonialisme. C’était l’époque de Frantz Fanon (1952).

En 1975, j’ai eu l’occasion de rappeler toute mon action en faveur des Noirs et de leur musique, entre autres avec la création de la chorale Joie de Chanter. Cette fondation remonte à 1954. Le groupe dont je m’occupais alors se dénommait Chorale de la J.E.C. [et] se réunissait à la salle des Jeunes du Presbytère […]. Certains [éléments] se [sont] retrouvés dans la chorale Joie de Chanter parfois après des années d’absence consacrées à leurs études ; d’autres sont devenus des hommes politiques éminents ou exercent des professions libérales […].
 
D’autres initiatives plus anciennes, remontant à 1940, n’appartiennent pas au domaine du chant choral proprement dit, mais à celui de l’Art en général : fondation du groupe Antilléa par exemple. Pour ne parler que du chant choral, il est certain que les manifestations organisées par la chorale Joie de chanter ont stimulé le goût de la musique chez les Martiniquais, création ou transformation de nombreuses chorales (paroissiales ou scolaires, privées ou populaires) et ceci surtout grâce à l’impact des negro spirituals qui pour beaucoup ont été une révélation22. Par ailleurs, Anca Bertrand, de regrettée mémoire, a signalé dans deux numéros de Parallèles, une revue de grande classe dont elle fut la fondatrice, l’harmonisation des chants créoles pour chorales et surtout l’introduction du tam-tam dans leur accompagnement.
 
J’estime que la chorale Joie de chanter a inauguré dans ce domaine ce que nous appellerons un folklore élaboré, mais restant fidèle à ses origines : je n’en citerai pour exemple que la Calenda, une de mes compositions bien connue du public martiniquais. (Grollemund, 2019, p. 133-134)

Note de bas de page 23 :

Pseudonyme de Philippe Grollemund dans cet hebdomadaire catholique.

22Ces derniers propos ont été rapportés lors de son entretien avec Michel Gérard23 dans Aujourd’hui Dimanche, le 9 février 1975. Faite officier des Palmes académiques et chevalier de la Légion d’honneur, Paulette Nardal s’est éteinte le 16 février 1985 à Fort-de-France. Une place proche de la maison familiale, rue Schœlcher, porte son nom.