Le polo et la caña de la Antología del cante flamenco de Perico el del Lunar : enjeux de transcription, de traduction et de chantabilité The Polo and the Caña of Perico el del Lunar’s Antología del Cante Flamenco: Transcription, Translation and Singability Issues

Anne-Sophie RIEGLER 

https://doi.org/10.25965/flamme.408

Cet article porte sur deux des cantes de la Antología del cante flamenco de Perico el del Lunar (1958, 2007) : le « Polo » et la « Caña ». Ces cantes ont fait l’objet de transcriptions et de traductions collectives au cours de l’année 2020 au sein de l’atelier Trad. Cant. Flam. (Université de Limoges, EHIC). L’objectif du présent article est de justifier les choix de transcription et de traduction qui ont permis d’aboutir à des propositions stables, en donnant à voir le processus à l’œuvre dans le travail collectif, donc les difficultés rencontrées et les solutions envisagées, tout en y ajoutant des éléments de commentaires visant à discuter et/ou conforter ces choix et, le cas échéant, à en montrer certaines limites. La mise à l’épreuve de la chantabilité de la traduction constitue à cet égard une étape déterminante du processus.

This paper focuses on two of the cantes of the Perico el del Lunar’s Antología del cante flamenco (1958, 2007): the “Polo” and the “Caña”. These cantes were transcribed and translated in 2020 by the Trad. Cant. Flam. workshop (Université de Limoges, EHIC). The purpose of this paper is to justify the transcription and translation choices which have led to stable proposals, by showing the process at work in the collective work, thus the difficulties encountered and solutions envisaged, while adding elements of individual commentary aimed at discussing and/or reinforcing these choices, and, where appropriate, showing some limits. Putting the translation to the test of its singability is a decisive step in the process.

Índice
Texto

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Introduction

Note de bas de page 1 :

Chants flamencos, par différence avec le canto, le chant en général.

Note de bas de page 2 :

En voir les présentations dans ce même numéro par Anne-Sophie Riegler et Vinciane Trancart : « Est-il possible de chanter du flamenco en français » et « Charte de l’atelier Trad. Cant. Flam. ». Voir aussi l’article de Claude Worms, « Trois anthologies de cante flamenco : enjeux et équivoques ». On s’appuie ici sur la version de 1958 remastérisée en 2007.

Note de bas de page 3 :

Types de flamenco. Voir glossaire. Pour plus de détails, voir dans ce même numéro, Claude Worms, « Trois anthologies de cante flamenco : enjeux et équivoques »

Note de bas de page 4 :

Sur la légitimité de cette catégorisation, voir infra, section « Préalables ».

Note de bas de page 5 :

El Niño de Almadén, de son vrai nom Jacinto Antolín Gallego, né en 1899 à Almadén et mort en 1968 à Igualada, fait ses débuts de chanteur à l’adolescence avant de se produire régulièrement dans les cafés cantantes (« cafés-chantants ») de Madrid au cours des années 1920, où ses prestations alternent avec celles de Antonio Chacón. Il est connu pour sa grande maîtrise des cantes mineros, ces chants de la mine, où il a lui-même travaillé.

Note de bas de page 6 :

Rafael Romero, né en 1910 à Andújar et mort en 1991 à Madrid, danse et chante enfant dans les ferias et les juergas (« fêtes privées »), mais ne devient véritablement chanteur qu’en allant vivre à Madrid dans les années 1930. Perico el del Lunar devient alors l’un de ses maîtres, puis son guitariste attitré.

Note de bas de page 7 :

Voir la présentation des télé-ateliers dans ce numéro par Anne-Sophie Riegler et Vinciane Trancart : « Est-il possible de chanter du flamenco en français ».

Note de bas de page 8 :

Workshop faisant suite à la journée d’étude « Traduire le chant flamenco », organisée par Anne-Sophie Riegler et Vinciane Trancart (EHIC), Université de Limoges, 24 et 25 septembre 2020. Programme en ligne : https://www.unilim.fr/ehic/wp-content/uploads/sites/24/2020/09/Programme-Flamenco-et-Traduction_09-2020.pdf

1Cet article porte sur deux des cantes1 de la Antología del cante flamenco de Perico el del Lunar2 : le « Polo » et la « Caña », au titre évoquant les palos3 du même nom, classés dans l’anthologie parmi les cantes matrices, soit les « chants matriciels » ou « originels », considérés comme premiers et générateurs des autres4, et respectivement chantés par El Niño de Almadén5 et Rafael Romero El Gallina6. Ces cantes ont fait l’objet de transcriptions et de traductions collectives au cours de l’année 2020 au sein du télé-atelier Trad. Cant. Flam.7 du laboratoire EHIC de l’Université de Limoges, avant d’être, pour partie d’entre eux, chantés dans leur traduction française lors du workshop qui s’est tenu à Limoges en septembre 20208. L’objectif du présent article est de justifier les choix de transcription et de traduction qui ont permis d’aboutir à des propositions stables, en donnant à voir le processus à l’œuvre dans le travail collectif, donc les difficultés rencontrées et solutions envisagées, tout en y ajoutant des éléments de commentaire individuels visant à discuter et/ou conforter ces choix, et, le cas échéant, à en montrer certaines limites.

Note de bas de page 9 :

Les polos peuvent être écoutés à l’adresse suivante : https://www.youtube.com/watch?v=wQWVvAZuMs8
Et la caña : https://www.youtube.com/watch?v=jgmyFrRDnG4

2Rappelons que le compromis qu’implique généralement tout travail de ce type a pris la forme, dans le nôtre en particulier, d’une recherche d’équilibre entre deux exigences et un désir : d’une part les exigences de fidélité au sens du texte et de poéticité, d’autre part le désir de chantabilité, conformément aux objectifs de l’atelier. Pour tendre vers ces objectifs, ont été mobilisés des éléments de nature variée : écoute du cante9, bien sûr, mais aussi discussions linguistiques, littéraires, musicologiques, anthropologiques, et performances chantées des traductions.

3Ainsi cet article présente-t-il l’ensemble du processus de recherche selon l’ordre de ses trois temps : le premier, celui de la transcription, préalable nécessaire à la traduction de la poésie orale ; le deuxième, celui de la traduction proprement dite ; et le dernier, qui met la traduction à l’épreuve de sa chantabilité. Tout au long de ce parcours, nous nous efforcerons de montrer comment l’attention portée aux variantes, qu’elles soient enregistrées, transcrites, traduites, ou chantées sur le vif, a constitué un guide précieux. Mais avant d’entrer dans le détail de ce parcours, commençons par exposer deux remarques.

1. Préalables

● Quels usages pour les termes de cante, copla et letra ?

4Le premier préalable à notre étude est d’ordre lexicologique et conceptuel. Sa portée s’étend au-delà du cadre de cet article, dans la mesure où il concerne les usages des termes de cante, copla et letra dans le champ du flamenco en général. Une rapide observation des langages ordinaire et spécialisé montre que ces usages sont multiples et porteurs d’ambiguïtés sémantiques. Au seuil de notre article qui sera amené à les mobiliser, il nous semble prioritaire d’en proposer une analyse et de justifier nos choix.

Note de bas de page 10 :

Entre autres innombrables exemples : Machado y Álvarez, [1881] 1999 ; Andrade De Silva, 1954, p. 6 ; Goméz, 1988 ; Tarby, 1992 ; etc.

Note de bas de page 11 :

Observation issue d’enquêtes de terrain en situations de transmission (cours de danse et de chant en France et en Espagne, avec des artistes espagnols, entre 2009 et 2019). Dans l’enseignement de la danse, l’usage veut qu’on parle de letra quand on travaille la partie de danse qui interprète le chant. Voir infra, note 18.

Note de bas de page 12 :

D’après l’expression consacrée « dire le chant », traduite d’après le titre de l’article de Cruces Roldán, 2004.

5Ainsi un premier flottement provient-il d’une différence notable entre les langages écrit et oral : alors que le terme de copla est majoritaire à l’écrit10, c’est en revanche celui de letra qui l’est à l’oral, en particulier chez les praticiens11. Un deuxième flottement est lié, quant à lui, aux propriétés esthétiques du flamenco. Comme on sait, il existe une réelle différence, dans le flamenco comme dans toute musique de tradition orale, entre d’une part le texte tel qu’il est présent chez le chanteur à titre de représentation mentale, ou, dans certains cas, écrit, et d’autre part sa « diction12 » en cours de performance. Ce point est traité de façon précise par Cristina Cruces Roldán (2004) dans son article « Decir el cante: la lírica popular al servicio de la música flamenca », qui s’ouvre sur le paradoxe selon lequel la poésie flamenca est certes l’objet d’infinies louanges, mais aussi et surtout de modifications fréquentes de la part de ses interprètes, lesquels, au moment de chanter, transforment de multiples façons la représentation mentale qu’ils ont du chant. En raison d’une telle intrication entre contraintes et libertés dans la pratique, le sens donné à certains des termes du lexique flamenco est souvent multiple, et donc, cause de confusions.

Note de bas de page 13 :

Voir glossaire.

Note de bas de page 14 :

Voir glossaire.

Note de bas de page 15 :

Voir glossaire.

Note de bas de page 16 :

Voir par exemple le vocabulaire de fin de volume de Leblon, 1995, p. 158 : « Letra : nom espagnol du texte d’une copla, autrement dit, des paroles d’un chant ou d’une chanson ». Voir glossaire.

Note de bas de page 17 :

Remarquons que l’ensemble des textes composés, donc écrits, ou retranscrits par le chanteur Antonio Campos dans son livre-disque Escribiendo en el alfar (2015) sont systématiquement présentés comme des « letra[s] ».

Note de bas de page 18 :

On trouverait par exemple un usage du terme en ce sens chez Arnaud-Bestieu et Arnaud, 2013, p. 203-204 : « Letra : C’est la strophe chantée (dont la dénomination exacte est copla). Dans la composition flamenca, les letras sont les moments chantés appelant une certaine logique d’interprétation chorégraphique (gestuelle, accentuation...) ». Voir supra, note 11.

Note de bas de page 19 :

Voir supra, note 18.

6Pour preuve, on repère que le cante désigne à la fois la discipline du chant dans le flamenco (par différence avec le toque13 et le baile14 avec lesquels il forme un trio, ou un quatuor si l’on ajoute les palmas15), le chant tel qu’il est réalisé en fait – dans son ensemble (donc comprenant plusieurs strophes) –, et son éventuelle transcription. De son côté, la letra désigne l’ensemble des paroles d’une seule strophe de chant, les paroles étant alors considérées sous l’angle littéraire16. C’est le texte dans sa part fixe17. Rappelons à cet égard qu’on distingue le cantaor, celui qui réalise la performance chantée, du letrista, qui, lui, compose la letra (Leblon, 1995, p. 154 et 158). Mais, par ailleurs, et par extension, comme la danse interprète le chant en cours de performance, on a aussi coutume de désigner par letra la partie de danse effectuée sur les paroles du chant, ce qui met cette fois la letra en rapport avec l’action effectuée18. Quant à la copla, celle-ci désigne la strophe en tant qu’elle est destinée à être chantée (Leblon, 1995, p. 155), mais aussi en tant qu’elle l’est effectivement. Ce dernier terme désigne donc un texte modifiable en cours de performance et comportant une certaine musicalité. Ajoutons encore que, une certaine musicalité étant souvent associée dans l’esprit des artistes à une letra, cela est susceptible de la rapprocher de la copla19. Pour terminer, on peut aussi mentionner l’usage non flamenco du terme de copla : le couplet de chanson populaire, ce qui achève de noyer les significations du terme.

7Au vu de ces nombreux flottements sémantiques, et pour des besoins de clarté et de simplicité, je me propose dans le cadre de cet article de réserver les termes aux usages suivants : la copla pour la version chantée et éventuellement transcrite – ici prime l’idée de performance – ; la letra pour la version transcrite et traduite – de cette façon l’accent est mis sur l’aspect stable du texte – ; enfin le cante pour l’ensemble des strophes d’un même palo, qu’il soit écrit ou chanté.

8La transcription consistant à la fois en une version écrite du chant et en un reflet de la performance – puisque c’est une version écrite qui reprend littéralement les paroles « dites » –, elle constitue le moment où l’ambiguïté est à son acmé, celui où peuvent s’employer indifféremment copla et letra. Dès lors, s’il est juste de dire que les processus de transcription et de traduction ne font pas autre chose que permettre la transformation d’une copla en letra, l’objet de cette étude sera de montrer comment transformer, d’abord, les coplas des polo et caña en letras, et ensuite, les letras ainsi obtenues en strophes (françaises), mais de sorte que celle-ci puissent accéder au statut de chant – donc redevenir des coplas, ou, en français, ce que l’on pourrait se risquer à nommer des « couplets ».

● La parenté historique et esthétique entre polo et caña

9Le deuxième préalable – méthodologique cette fois – est en rapport plus direct avec la spécificité de cet article. Il concerne le choix de traiter ensemble polo et caña au sein de cette étude bien qu’il s’agisse de deux palos distincts.

Note de bas de page 20 :

Cri du chanteur qui a habituellement lieu en début de morceau.

Note de bas de page 21 :

Groupe de cinq ou six ayes (les ayes désignent les cris du chanteur formés par la répétition du « ¡Ay! ». Ils servent à placer la voix et/ou à exprimer la souffrance).

Note de bas de page 22 :

Étirement d’une même syllabe sur plusieurs notes proches les unes des autres.

10Commençons par reconnaître qu’il existe certes des différences esthétiques entre polo et caña qui justifient leur distinction. D’abord, la structure du chant est différente dans l’un et l’autre cas. Dans la caña, les quejío20 et paseíllo21 ont lieu avant le chant, alors que dans le polo, tout commence directement par le chant, puis le paseíllo intervient au milieu de la letra (le plus souvent, il y a deux séries de mélismes22 : au milieu (après les deux premiers vers) et à la fin (après les quatre vers). Le style diffère, aussi : dans la caña, le style est plus retenu, alors que dans le polo, le style est légèrement plus vigoureux. Enfin, les ayes des paseíllos sont différents.

Note de bas de page 23 :

Hypothèse défendue par de nombreux flamencologues. Voir par exemple Leblon, 1995, p. 160.

11On peut cependant considérer ces différences comme n’étant pas suffisamment significatives pour justifier un traitement séparé de ces deux palos présentant par ailleurs une grande parenté23. Comme on va s’efforcer de le montrer, cette dernière pourrait être à la fois historique et esthétique.

Note de bas de page 24 :

Un vieux Gitan, Tío Gregorio, chante un polo, dansé par Preciosilla. Un jeune dit : « …en sabiendo leer un romance y tocar un polo, ¿para qué necesita más un caballero? »

Note de bas de page 25 :

Il s’agit d’un poème épique dans lequel apparaissent certains styles musicaux flamencos ou pré-flamencos, ainsi que les sévillanes. La mention d’un « quejumbroso polo agitanado » implique que le polo ne serait pas gitan au départ, mais seulement « gitanisé » (agitanado).

Note de bas de page 26 :

On peut les écouter à l’adresse suivante : http://www.flamencopolis.com/archives/242, consulté le 2 mars 2021.

12Quelle est l’histoire du polo et de la caña ? Il semblerait que l’on trouve les premières mentions littéraires du polo dès le dernier tiers du XVIIIe siècle. Il s’agit déjà d’une forme à la fois musicale et chorégraphique : on chante et on joue un polo pour accompagner la danse du même nom. Il est d’abord mentionné en 1773 dans les Cartas marruecas (Lettre VII) de José Cadalso24, puis en 1779 dans La Quincaida du comte de Noroña25. D’après Lola Fernández Marín (2009, p. 58-59), à partir de la fin du XVIIIe siècle, certains compositeurs espagnols l’incluent dans leurs œuvres scéniques (arias d’œuvres lyriques de type opérettes : tonadillas, zarzuelas), d’où l’existence de partitions de polos. L’œuvre la plus connue de cette époque est sans doute El poeta contrabandista (1804-1805) de Manuel García. Puis, de la deuxième moitié du XIXe jusqu’au début du XXe, on ajoute souvent le qualificatif de gitano ou flamenco au polo dans les œuvres de certains compositeurs, en référence à la manière dont les Gitans s’approprieraient ce palo (même si l’on possédait déjà des descriptions de polo gitan ou flamenco, notamment chez Noroña). C’est enfin le Voyage en Espagne de Charles Davillier, en 1862, qui en fait l’un des premiers palos à être relayés par la chronique et les récits de voyage, avec la caña. L’ensemble de ces discours fait donc apparaître que le polo était un palo connu dès la fin du XVIIIe siècle et très présent au XIXe, notamment grâce aux interprétations des chanteurs El Planeta et Antonio Chacón. Mais il semble que le polo soit moins connu aujourd’hui : il s’est en effet produit un déclin au XXe siècle, puis une redécouverte qui s’est traduite par quelques enregistrements à partir des années 1950 – notamment celui de notre anthologie. Quant à la caña, on la trouve mentionnée par Serafín Estébanez Calderón dans les Escenas andaluzas en 1847, justement aux côtés d’un polo chanté par El Planeta. On peut dire de la caña la même chose que du polo : on sait que des partitions existaient au XIXe siècle, y compris avec accompagnement de piano. Les versions enregistrées les plus anciennes sont celles de El Tenazas et de La Rubia de Málaga26. De nos jours, la caña fait partie des palos les plus fréquemment chantés, bien davantage que le polo.

Note de bas de page 27 :

La rondeña est un palo flamenco.

Note de bas de page 28 :

Andrade de Silva va même jusqu’à faire de la soleá l’origine du polo. La soléa est un palo flamenco.

Note de bas de page 29 :

Voir les articles du blog de Faustino Nuñez sur le sujet : http://elafinadordenoticias.blogspot.com/search?q=POLO, consulté le 2 mars 2021.
Sur la parenté entre le polo et le jaleo, voir aussi : Castro Buendía, 2013.

Note de bas de page 30 :

Palo flamenco.

Note de bas de page 31 :

Tomás Andrade de Silva l’assimile au « chant originel par excellence ». Et notre anthologie la classe parmi les chants « matriciels ». Voir supra, Introduction.

Note de bas de page 32 :

La toná est un palo flamenco.

13Voyons à présent en quoi, selon les flamencologues, l’hypothèse d’une hybridation historique entre polo et caña a du sens. Il faut commencer par reconnaître que la relation entre ces deux palos (et d’autres) a jusqu’ici fait l’objet d’hypothèses concurrentes dont il demeure difficile de savoir si l’une est plus plausible que l’autre. À titre d’exemple, il a été avancé que le polo pourrait n’être qu’une variante de la rondeña (Gamboa, 2005, p. 455sq)27, ou bien de la soleá (Andrade de Silva, 1954, p. 53)28. Mais, d’après Faustino Nuñez29, le polo pouvait désigner au XIXe un air à danser, comme le jaleo30, auquel il est souvent associé. Par ailleurs, le polo pourrait aussi provenir d’une importation via Cadix d’airs américains (du sud) (García Matos, 1984, p. 65 ; Callealta Barroso, 2011-2021, p. 12 ; Worms, 2011 ; Castro Buendía, 2014, p. 4-5). Enfin, qu’une synthèse successive des différents genres se soit produite n’est pas non plus à exclure. Quant à la caña, celle-ci est parfois assimilée à la mère du chant, comme c’est le cas dans notre anthologie (Andrade de Silva, 1954, p. 51)31 ; ou, selon une version plus modérée, appartiendrait au tronc des chants primitifs (Estébanez Calderón, 1847) ; ou encore, serait seulement apparentée à la soleá et la toná32. Dans ce dernier cas, pour certains c’est la caña qui a engendré la soleá, pour d’autres c’est le contraire. Enfin, la caña pourrait rappeler certaines propriétés de la musique arabe (Andrade de Silva, 1954, p. 51). Par conséquent, on le voit : la question de l’origine de nos deux palos est marquée par une grande incertitude. Mais on peut être attentif au fait qu’une dernière hypothèse conçoit le polo comme une dérivation de la caña (Estébanez Calderón, 1847 ; Mairena et Molina, [1971] 2004). Le polo pourrait en effet n’avoir jamais existé comme palo à part entière et n’être rien d’autre qu’une variante, créée par le chanteur du XIXe siècle Curro Durse, de la caña. Ainsi peut-on s’acheminer vers le choix d’un traitement conjoint des polo et caña dans cet article.

Note de bas de page 33 :

Cellule rythmique comprenant un nombre invariable de pulsations, un ou plusieurs systèmes d’accentuations fixées d’avance, plus ou moins définie par un tempo, et vouée à se répéter. Voir glossaire.

Note de bas de page 34 :

Le compás se compose de 12 temps, généralement accentués sur les temps 12, 3, 6, 8 et 10 (voir infra, schéma 15).

Note de bas de page 35 :

La caña est en mode phrygien mineur, mais le polo en mode phrygien avec tierce majeure, ce qui explique la différence de style signalée plus haut.

Note de bas de page 36 :

Vers accolés à une letra et qui la prolongent de façon comparable à un refrain (aussi appelé estribillo).

Note de bas de page 37 :

Voir infra, tableau 2.

Note de bas de page 38 :

Pensons par exemple à une performance de Diego Clavel avec Antonio Carrión (https://www.youtube.com/watch?v=Y88XqYepae0&lc=z132ihsjexi5j1col04ce34yzzq3vznxobk), qui au début de son chant précise qu’il souhaite chanter un peu de soleá en commençant sa caña ; et les accords de la guitare sont alors ceux de la soleá.

Note de bas de page 39 :

Style de soleá.

Note de bas de page 40 :

La malagueña est un palo flamenco.

Note de bas de page 41 :

Chant qui donne le « coup de grâce », c’est-à-dire qui termine le morceau.

14Ce sont cependant les propriétés esthétiques communes à ces deux palos qui vont achever de nous conforter dans ce choix. Les principales sont au nombre de cinq : 1) polo et caña partagent le même compás33, qui est également celui de la soleá34 : douze temps (alternant sous-cellules binaires et ternaires) ; 2) ils partagent le même mode musical : le mode phrygien ou mode de mi (Fernández Marín, [2004] 2005, p. 61-65 et 103)35 ; 3) comme on l’a vu, il y a dans les deux cas présence d’un paseíllo ; 4) ils présentent une même métrique : quatre vers octosyllabiques, dont les deuxième et quatrième riment en assonance, avec parfois reprise de certains vers ; enfin 5) on chante parfois les mêmes coplas et machos36 de manière interchangeable dans l’un ou l’autre palo, comme le montrent les variantes répertoriées plus bas37. Il existe donc une forme d’hybridité stylistique susceptible de mettre fréquemment à mal la distinction entre polo et caña. Une conséquence en est que polo, caña et même soleá sont parfois chantés l’un après l’autre au sein d’un même cante38. Ainsi trouve-t-on des cantes chantés dans un style de soleá avec les ayes de la caña ou du polo. Rappelons aussi que la soleá dite apolá39 se définit comme un mixte de soleá et de polo par lequel il est parfois d’usage de terminer les caña, polo et malagueña40. C’est d’ailleurs le cas dans le polo de notre anthologie : Guillermo Castro Buendía (2014, p. 39-40) rappelle que la deuxième letra ou cante de remate41 n’est autre qu’une soleá apolá, celle qu’on attribue traditionnellement à Silverio Franconetti. Ainsi, pour l’ensemble de ces raisons, nous étudierons conjointement ici les enjeux de transcription, de traduction et de chantabilité, des polos et caña issus de notre anthologie.

2. Enjeux de transcription

15Dans une première partie, je vais montrer comment et pourquoi ont été effectués les choix de transcription par l’atelier Trad. Cant. Flam., en traitant successivement des trois coplas de polo et caña, numérotées [1], [2] et [3] dans la suite. Le problème qui se pose à cette étape du travail est le suivant : comment établir une transcription du chant flamenco si ce dernier est bien, comme le dit Cruces Roldán (2004), l’objet paradoxal certes de louanges mais aussi de modifications de la part de ses interprètes ? Autrement dit, quelle version écrite stable retenir ou construire si, au moment de la performance, des variantes sont toujours susceptibles de venir la perturber ? Comme on le verra, pour répondre à ces questions, l’étude des variantes à la fois enregistrées et transcrites se révèle fort utile.

16On trouvera ci-après un tableau récapitulatif des versions effectivement chantées dans notre anthologie, des transcriptions adoptées par Tomás Andrade de Silva dans le livre d’accompagnement de l’anthologie éditée en France en 1954, puis dans le livret du CD édité en Espagne en 1998, et celles finalement choisies par l’atelier. On peut observer que nos transcriptions sont relativement proches de celles de Tomás Andrade de Silva, à quelques détails lexicaux et typographiques près. Je m’en explique immédiatement après.

● Présentation des transcriptions de l’atelier Trad. Cant. Flam.

Note de bas de page 42 :

Tout au long de cette partie, le surlignement en gras met en valeur les différences entre les versions.

Tableau 1 : transcription des coplas [1], [2] et [3]42

Note de bas de page 43 :

Andrade De Silva, 1954, p. 54 pour les polos et p. 52 pour la caña. Les titres entre guillemets sont ceux donnés par l’auteur.

Note de bas de page 44 :

Livret du CD de la réédition de 1998 par Hispavox. Les titres entre guillemets sont ceux donnés par l’auteur.

Version chantée de la Antología del cante flamenco

Transcription du livre d’accompagnement du disque43

Transcription du livret du CD44

Transcription de l’atelier Trad. Cant. Flam.

Polos del Niño de Almadén

« Polo natural »

« El polo »

Letras de polo et soleá apolá

[1]

Carmona tiene una fuente ay

con catorce, con catorce o quince caños

con un letrero que dice ay que

y viva el polo, viva el polo de Tobalo

 

Carmona tiene una fuente

con catorce ó quince caños

con un letrero que dice:

«Viva el Polo de Tobalo».

 

Carmona tiene una fuente

con catorce o quince caños

con un letrero que dice:

«Viva el polo de Tobalo».

 

Carmona tiene una fuente

con catorce o quince caños

con un letrero que dice:

«viva el polo de Tobalo».

[2]

Toítos le piden a Dios ay

la salú y la libertá

y yo le pido la muerte

y no me la quiere mandar.

Toítos le piden a Dios ay

la salú y la libertá.

 

Toítos le piden a Dios

la salud y la libertad.

Y yo le pido la muerte

y no me la quiere dar.

 

Toítos le piden a Dios

la salud y la libertad;

y yo le pido la muerte

y no me la quiere dar.

 

Toítos le piden a Dios

la salú y la libertá;

y yo le pido la muerte

no me la quiere mandar.

Caña de Rafael Romero

« La caña »

« La caña »

Letra de caña

[3]

A mí me pueden mandar, ay mandar

a servir a Dio, a servir a Dio y al rey

pero dejar a tu persona, ay a tu persona

no me lo man, eso no lo manda la ley

pero dejar a tu persona

(ay arsa y viva Ronda,

reina de los cielos),

no me lo manda, no me lo manda la ley.

 

A mí me pueden mandar

a servir a Dios y al Rey,

Pero dejar a tu persona

no me lo manda la Ley.

Arsa y viva Ronda

reina de los cielos

eso no me lo manda la Ley.

 

A mí me pueden mandar

a servir a Dios y al rey.

Pero olvidar tu persona

(arsa y viva Ronda,

reina de los cielos),

no me lo manda la ley.

 

A mí me pueden mandar

a servir a Dios y al rey.

Pero dejar a tu persona

no me lo manda la ley.

(Arsa y viva Ronda,

reina de los cielos).

● Transcription de la première copla de polo

17On peut observer que la transcription de l’atelier a négligé des éléments qu’on entend pourtant dans l’enregistrement de la copla [1] : deux répétitions (« con catorce », « viva el polo ») et des ajouts (« ay », « que », « y »). Les raisons en sont, d’abord, que ces ajouts résultent de choix propres à un chanteur, lesquels peuvent varier d’un chanteur à l’autre ; ensuite, qu’ils sont variables d’une performance à l’autre, y compris pour un même chanteur ; et, enfin, que les négliger ne change en rien le sens de la copla, puisqu’il s’agit d’éléments soit déjà formulés dans le texte, soit dépourvus de sens en eux-mêmes. Ces éléments ne constituent donc en rien des conditions nécessaires à l’établissement de la version stable de la letra.

18Si l’on s’intéresse à présent aux variantes enregistrées, on observe le même phénomène d’ajout (« ay », « que », « ay que »), mais aussi celui de suppression, dont on peut à nouveau conclure qu’il est contingent et n’affecte en rien le sens de la copla, comme le montre le tableau d’un échantillon d’enregistrements ci-dessous.

Tableau 2 : variantes enregistrées de la copla [1]

Note de bas de page 45 :

Antología del Flamenco, vol. 2, Iswjdigital, 1965, et Historia del cante flamenco, Belter, 1968 : https://www.youtube.com/watch?v=a9EU2icCWEY (1’06).

Note de bas de page 46 :

Avec Paco del Gastor, París ‘94, Altafonte Music, 1994. Titre : « La fuente de Carmona » : https://www.youtube.com/watch?v=WOSZX8zA5Dk

Note de bas de page 47 :

Antonio Molina, Doblon, 1983. Titre : « Carmona tiene una fuente » : https://www.youtube.com/watch?v=1ZY7uNA7M58

Note de bas de page 48 :

Antología de Cantaores Flamencos, vol. 7, EMI, 1987 : https://www.youtube.com/watch?v=ZngDXr4vWmg (0’46). Les (lo) finaux sont presque inaudibles.

Note de bas de page 49 :

Antología del Cante, Magnesound, 2017. Titre : « En Carmona Hay una Fuente » : https://www.youtube.com/watch?v=fOqnNomq488

Note de bas de page 50 :

Maestros del Cante Flamenco, Calle Mayor, 2017. Titre : « En Carmona Hay una Fuente » : https://www.youtube.com/watch?v=x7-4RncP8ec

Juanito Valderrama (1965 et 1968)45 / El Cabrero (1994)46

Antonio Molina (1983)47

Roque Montoya Jarrito (1987)48

Carmona tiene una fuente

(que) con catorce, con catorce o quince caños

con un letrero que dice

que viva el polo, viva el polo de Tobalo

Carmona tiene una fuente

Carmona tiene una fuente

con catorce o quince caños

Carmona tiene una fuente

que con catorce, con catorce o quince caños

con un letrero que dice

que viva el po(lo), viva el po(lo) de Toba(lo)

Roque Montoya Jarrito (2017)49

Pericón de Cádiz (2017)50

En Carmona hay una fuente

que con catorce, con catorce o quince caños

con un letrero que dice

que viva el polo, viva el polo de Tobalo.

Con un letrero que dice

ay arsa y viva Ronda

reina de los cielos

viva el pó, viva el polo de Tobalo.

En Carmona hay una fuente

con catorce, con catorce o

quince caños

con un letrero que dice

¡viva el pueblo, viva el pueblo

soberano!

Ay con un letrero que dice

¡ay arsa y viva Ronda

reina de los cielos!

¡Viva el pueblo, y viva el pueblo

soberano !

Note de bas de page 51 :

Voir supra, section « Préalables ».

19On peut simplement repérer qu’on trouve dans les deux dernières letras l’ajout du macho qui est présent dans la caña de notre anthologie. Là encore, le négliger paraît être une bonne option, dans la mesure où sa présence se révèle variable – en particulier, il n’est pas chanté dans notre enregistrement. On peut néanmoins en retenir un certain indice de l’hybridité stylistique déjà évoquée plus haut51. En effet, cette copla est présentée dans l’enregistrement de Pericón de Cádiz comme étant la caña de Curro el Dulce, et non un polo comme c’est le cas dans notre anthologie.

20Si l’on se penche cette fois sur certaines variantes transcrites de la même copla, celles-ci comportent quelques variantes qui sont encore plus minimes, et présentent beaucoup de points communs avec les versions enregistrées, ce qui fait donc apparaître un noyau commun.

Tableau 3 : variantes transcrites de la copla [1]

Fernando el de Triana (1935) / Molina ([1965] 1989, p. 119)

Danielle Dumas (1973, p. 188-189)

Alain Gobin (1975, p. 59)

En Carmona hay una fuente

con catorce o quince caños

con un letrero que dice:

« ¡Viva el polo sevillano ! »

Carmona tiene una fuente

con catorce o quince caños

con un letrero que dice:

¡qué viva el polo de Tobalo!

En Carmona hay una fuente

Con catorce quince caños

Con un letrero que dice:

«Viva el Polo de Tobalo».

21C’est certainement la première transcription qui présente la variante la plus importante : elle se réfère à un autre type de polo : « el polo sevillano » (c’est-à-dire sévillan), mais cela n’influence pas la transcription puisque notre enregistrement fait bel et bien allusion au polo de Tobalo et que c’est cette dernière version qui est en outre la plus fréquemment transcrite.

22On trouve également une variante intéressante dans les première et troisième letras, celles de Fernando el de Triana et d’Alain Gobin, fidèles à celle de Pericón de Cádiz : « En Carmona hay una fuente », en lieu et place de « Carmona tiene una fuente ». À nouveau, il n’y a pas d’intérêt à le prendre en compte pour notre transcription, non seulement parce que ce n’est pas ce que dit le texte chanté, mais aussi parce que c’est la deuxième version qui semble la plus fréquente au vu de l’échantillon étudié.

23Ainsi notre transcription est-elle quasiment semblable à celle du livret du CD de 1998, hormis l’absence de majuscule à « viva », au dernier vers, qui nous semble justifiée par le fait que la phrase se poursuit, et que le terme est précédé de simples deux points (« : »).

● Transcription de la deuxième copla de polo

24Pour ce qui est de la deuxième copla de polo [2], là encore on peut trouver quelques variantes obéissant aux mêmes principes d’ajout et/ou de suppression de syllabes, mots, expressions, ayes ou « que », ou encore, parfois, de substitution d’un mot par un autre. Mais ce qui est ici spécifique, c’est la présence d’andalousismes (« Toíto », « Dio », « salú », « libertá »), comme on peut l’observer dans certains des enregistrements indiqués dans le tableau 4.

Tableau 4 : variantes enregistrées de la copla [2]

Note de bas de page 52 :

Antología del Flamenco, vol. 2, Iswjdigital, 1965, et Historia del cante flamenco, Belter, 1968 : https://www.youtube.com/watch?v=a9EU2icCWEY (1’06).

Note de bas de page 53 :

Antonio Molina, Doblon, 1983. Titre : « Carmona tiene una fuente » : https://www.youtube.com/watch?v=1ZY7uNA7M58

Note de bas de page 54 :

Antología de Cantaores Flamencos, vol. 7, EMI, 1987 : https://www.youtube.com/watch?v=ZngDXr4vWmg

Note de bas de page 55 :

La copla est utilisée comme macho de caña (fin de l’escobilla : longue partie virtuose de percussion des pieds du danseur). Carmen Linares chante pour Carmen Mora : https://www.youtube.com/watch?v=oDuYhnvbmxg

Note de bas de page 56 :

Il chante pour Manuela Vargas : https://www.youtube.com/watch?v=SSEi0czv6Y0

Note de bas de page 57 :

Il chante pour Milagros Mengíbar : https://www.youtube.com/watch?v=LMBN-tNnNZg

Note de bas de page 58 :

Tertulia flamenca « Los Jartibles », dîner de Noël : https://www.youtube.com/watch?v=xAB75W4VNo8 (une tertulia est une réunion).

Juanito Valderrama (1965 et 1968)52

Antonio Molina (1983)53

Roque Montoya Jarrito (1987)54

Toíto le piden a Dio

la salú y la libertá

y yo le pío la muerte

no me la quiere mandar.

Toíto le piden a Dio

la salú y la libertá.

(Toítos) le piden a Dio

ay la salú y la libertá

y yo le pido la muerte

no me la quiere mandar.

Toítos le piden a Dio

la salú y la libertá.

To(do) el mundo le pide a Dio

la salú y la libertá

y yo le pi(d)o la muerte

y no me la quiere dar (ou mandar?).

To(do) el mundo le pide a Dio

la salú y la libertá.

Toíto le piden.

Carmen Linares55 / Talegón de Córdoba56 / Juan Reina57

Manuel Ruizo (2014)58

(Toítos) le piden a Dio

ay la salú y la libertá

y yo le pido la muerte

no me la quiere mandar.

Toítos le piden a Dio

la salú y la libertá.

Toíto le piden a Dio

la salú y la libertá

y yo le pido la muerte

y no me la quiere mandar.

Toíto le piden a Dio

la salú y la libertá.

25Il en va de même dans les variantes transcrites du tableau 5.

Tableau 5 : variantes transcrites de la copla [2]

Note de bas de page 59 :

Mais la letra est classée dans les soleares, tangos, bulerías et cantiñas.

Ricardo Molina ([1965] 1989, p. 125)59

Mario Bois ([1985] 2016, p. 90)

«Toítos» le piden a Dios

la salud y la libertad,

y yo le «pío» la muerte

no me la «quié» mandar.

Toítos le pien a Dío

la salú y la libertá

y yo le pío la muerte

no me la quié manda.

Note de bas de page 60 :

Dans ce cas, conformément aux règles de l’atelier, les mots sont indiqués en italique.

Note de bas de page 61 :

La synalèphe est la fusion en une seule syllabe de deux voyelles qui se trouvent en contact à l’intérieur d’un même vers, l’une des voyelles se situant à la fin d’un mot et l’autre au début du mot suivant.

26On pourrait se demander pourquoi avoir gardé dans la transcription de l’atelier les andalousismes « Toítos », « salú » et « libertá60 » alors même que la charte de l’atelier stipule que, pour des questions de lisibilité, on aspire à privilégier les normes morphosyntaxiques de l’espagnol contemporain. Ce qui motive le choix de « Toítos », c’est, premièrement, la prévalence de cette forme à la fois dans les enregistrements et dans les transcriptions déjà existantes, et, deuxièmement, le fait que celle-ci comporte une nuance affective par rapport au simple Todos : le suffixe « ítos » de Toítos est formé par élision du O et du S finaux de « Todos » (qui donne d’abord todítos), ainsi que du D – cet amuïssement correspondant à la prononciation andalouse. Le suffixe joue bien ici le rôle de diminutif. On peut encore ajouter qu’on ne trouve jamais « Toditos » pour autant, ni dans les enregistrements, ni dans les versions transcrites, car ce terme serait trop long eu égard aux contraintes musicales. Le choix de garder cet andalousisme paraît donc s’imposer. Pour ce qui est de « salú » et de « libertá », la prononciation andalouse modifie la métrique dans la mesure où il y a synalèphe61 entre « salú » et « y ». Conserver l’andalousisme permet d’obtenir un octosyllabe, donc un vers de même mesure que les autres vers de la strophe, ce qui contribue à l’unité de celle-ci. On choisit donc de privilégier la régularité métrique.

27Quelques mots supplémentaires s’imposent pour rendre compte de la transcription du dernier vers. D’abord, le « y » de la version enregistrée de notre anthologie et des livrets est supprimé, dans la mesure où il correspond à un élément très contingent et n’apportant rien au sens du texte. Ensuite, contrairement aux deux transcriptions de Tomás Andrade de Silva (1954), la nôtre fait le choix de conserver le « mandar » chanté par El Niño de Almadén, plutôt que d’opter pour le « dar », finalement moins fréquent au vu de l’échantillon des variantes étudié (voir tableaux 4 et 5). Ce dernier choix conforte par ailleurs celui de ne pas conserver le « y » en début de vers car cela permet d’obtenir un octosyllabe, comme cela est aussi le cas des autres vers de la strophe. Une certaine régularité métrique est ainsi conservée. Enfin, la ponctuation (« ; ») vise à conserver la continuité de la phrase sur toute la letra.

● Transcription de la copla et du macho de caña

28Au sujet de la dernière copla [3], rappelons qu’il y a en réalité deux parties dans ce cante : la copla proprement dite, et le macho. J’en traiterai successivement.

29Cette letra, sans doute la plus connue des letras de caña, est parfois appelée « letra de Chacón » par ceux qui considèrent que ce dernier est le principal responsable de son succès (d’après José Bas Vega, cité dans : Ríos Ruiz, 1997, p. 114). D’après José Manuel Gamboa (2005, p. 491), c’est précisément Perico el del Lunar, élève de Chacón, qui a récupéré cette letra (avec son macho) pour l’enseigner à Rafael Romero et la faire figurer dans son anthologie.

30Une question qui se pose concernant cette copla est celle de savoir pourquoi a été retenu dans le livret le verbe olvidar et non dejar, alors même que l’enregistrement dit dejar. On peut avancer deux arguments pour justifier ce choix. Le premier est une certaine présence de olvidar dans les variantes (voir en particulier la variante de Chano Lobato dans le tableau 8) : ce verbe fait partie des formes en usage avec dejar (a tu persona ou tu querer) et apartarme (de ti ou de tu persona), comme le montrent les variantes répertoriées ci-après. Le deuxième est la proximité de sens entre ces différentes expressions : il s’agit à chaque fois de laisser l’autre de côté, que ce soit en l’oubliant, en le quittant ou se séparant de lui. On peut même aller jusqu’à dire que ce choix pourrait ne pas avoir de grande incidence sur la traduction. Pour autant, je fais ici le choix de conserver dejar et non olvidar, contrairement à ce qu’indique le livret. Cette forme, d’abord, est celle de l’enregistrement. De plus, elle est plus fréquente que les autres (notons par ailleurs que le verbe olvidar est finalement très peu fréquent dans l’échantillon étudié). Enfin, elle correspond à la version connue de la fameuse letra dite « de Chacón », et que l’on peut considérer comme une version « canonique ». Notre transcription est donc la même que celle de Manuel Ríos Ruiz (voir tableau 7).

Tableau 6 : variantes enregistrées de la copla [3]

Note de bas de page 62 :

On peut l’écouter en ligne à l’adresse suivante : http://www.flamencopolis.com/archives/242
Il s’agit d’une interprétation de la jabera (palo flamenco) del Negro par El Mochuelo en 1907, laquelle commence par la letra de notre caña.

Note de bas de page 63 :

La Voz del Pueblo, La Salvaora, EMI music, 1973 : https://www.youtube.com/watch?v=BzdPawrY9r8

Note de bas de page 64 :

Peña de Ronda, 12/11/1993 : https://www.youtube.com/watch?v=BBuFFCeWlo8 (une peña est une association culturelle permettant la rencontre et l’échange entre les aficionados).

Note de bas de page 65 :

Enrique Morente avec Juan et Pepe Habichuela, émission « Fiebre de Sur », 1994 : https://www.youtube.com/watch?v=tXUz671-wLQ

Note de bas de page 66 :

Arcángel, avec Miguel Ángel Cortes, Festival d’Aix-en-Provence, 2009 : https://www.youtube.com/watch?v=bGTH7bmduWM

El Mochuelo62

Manolo Caracol (1973)63

Curro Lucena (1993)64

A mí me pueden mandar

a mí me pueden mandar

a servir a Dio y al rey

pero dejar tu querer ay

no lo manda la ley.

Ay a mí me pueden mandar

Y a mí me pueden mandar, a mi me pueden mandar

y a servir a Dio, a servir a Dio y al rey

pero dejar tu querer, pero dejar tu querer

eso no lo manda, eso no lo manda la ley.

¡Arsa y viva Ronda

reina de los cielos

que se ponga

ay que se ponga en mi lugar!

Pero dejar a tu persona

arsa y viva Ronda

reina de los cielos

no me lo manda, no me lo manda la ley

Enrique Morente (1994)65

Arcángel (2009)66

A mí me pueden mandar, ay mandar

a servir a Dio, a servir a Dio y al rey

pero dejar a tu persona, a tu persona

eso no lo manda, eso no lo manda la ley.

Que ay arsa y viva Ronda

reina de los cielos

eso no lo manda, ay eso no lo manda la ley.

A mí me pueden mandar, ay mandar

y a servir a Dio, y a servir a Dio y al rey

pero apartarme de tu persona, de tu persona

y eso no lo manda,

y eso no lo manda la ley.

Tableau 7 : variantes transcrites de la copla [3]

Note de bas de page 67 :

Carlos de Luna prête cette letra au polo. Avec le macho suivant : Me rebelo / a no mirarte y hablarte. / Sin el briyo de tus ojos, / sin los rayos de tu pelo, / no hay só.

José Carlos de Luna ([1926] 1942, p. 25-26)67

Tomás Andrade de Silva (1954, p. 52)

Antonio Mairena ([1971] 2004, p. 248), Ricardo Molina ([1965] 1989, p. 119), Juan Alberto Fernández Bañuls et José María Pérez Orozco (1983, p. 256)

Me van a yamar a mí

a serví a Dios y al Rey;

¿pero apartarme de ti?

¡Eso no lo manda la ley!

A mí me pueden mandar

a servir a Dios y al Rey,

pero dejar a tu persona

eso no lo manda la Ley.

Arsa y viva Ronda

reina de los cielos

eso no lo manda la Ley.

A mí me quieren mandar

a servir a Dios y al Rey

pero apartarme de tu persona

eso no manda la ley.

Jacques Durand (1993, p. 68)

Manuel Ríos Ruiz (1997, p. 114)

José Manuel Gamboa (2005, p. 491)

A mí me quieren mandar

a servir a Dios y al rey

pero apartarme de tu persona

eso no lo manda la ley.

A mí me pueden mandar

a serví a Dios y al rey,

pero dejar a tu persona

eso no lo manda la Ley.

A mí me pueden mandar

a servir a Dios y al Rey,

pero dejar a tu persona

eso no lo manda nadie

31Concernant le macho à présent, signalons qu’il en existe aussi des variantes, enregistrées et/ou transcrites, qui modifient soit le contenu du texte, soit la place du macho dans le cante, comme cela apparaît dans le tableau ci-après.

Tableau 8 : variantes enregistrées et transcrites du macho

Note de bas de page 68 :

Rafael Romero, avec Perico el del Lunar : http://flamencoweb.fr/spip.php?article346

Note de bas de page 69 :

Antonio MAIRENA El Cante Flamenco de Antonio Mairena, ISYPP digital, 2017, annoncé comme polo : https://www.youtube.com/watch?v=TE_B_dc9t1o Ici on peut repérer un mélange avec seulement la fin de la copla qui est paradoxalement chantée à la fin du macho.

Note de bas de page 70 :

Chano Lobato, pour Merche Esmeralda. Il s’agit d’une variante plus éloignée mais apparentée : https://www.youtube.com/watch?v=jXs7cBm-5TI

Note de bas de page 71 :

Enrique Morente, peña de Fosforito, Madrid, 1988 : https://www.youtube.com/watch?v=e9fMyT-Frrw (caña + polo). Idem émission « La Puerta del Cante », Canal Sur Televisión, 22/11/90 : https://www.youtube.com/watch?v=DuRMBypkSKE
Cette variante semble en rapport avec une autre letra de caña (bien que ce ne soit pas celle-ci mais la nôtre qui soit chantée dans cet enregistrement) : El pensamiento me anima / de olvidar a esta serrana / pero temo que me deje / con la vergüenza en la cara. Le dernier vers est identique.

Note de bas de page 72 :

L’ensemble de cette strophe tient lieu de macho de la escobilla. On constate ici l’enchevêtrement entre les letras [2] et [3] et le macho.

José Carlos de Luna ([1926] 1942, p. 25-26)

Rafael Romero (1959)68

Antonio Mairena (2017)69

Viva Ronda

reina de los cielos

flor de Andalucía

quien no t’ha visto que se ponga aquí.

Ay arsa y viva Ronda

reina de los cielos

vino el guarda

Ay y vino el guarda

Ay arsa y viva Ronda

reina de los cielos

compañerita mía

no me lo manda la ley.

Chano Lobato70

Enrique Morente (1988 et 1990)71

Si yo pudiera olvidarte, ay olvidarte

Ay seguro, seguro de que yo lo hiciere

 

Ay todo el mundo le pide a Dio72

la salú la libertá

ay que yo le pido la muerte

no me la quiere

todo el mundo le pide a Dio

ay que la salú y la libertá

ay que arsa y viva Ronda

reina de los cielo

ay no me lo manda

ay no me lo manda la ley

Que ay arsa y viva Ronda,

reina de los cielos,

con la vergüenza,

ay con la vergüenza, en la cara.

Note de bas de page 73 :

Référence vérifiée mais avec des points d’exclamation aux premier et dernier vers.

32On pourrait tout d’abord se demander s’il faut faire figurer le macho dans la transcription, au vu, d’une part, du nombre de variantes qu’il présente, et, d’autre part, du fait qu’il n’est pas systématiquement chanté. Dans Mundo y formas del cante flamenco ([1971] 2004), Antonio Mairena et Ricardo Molina évoquent ce macho (également présenté comme un estribillo) en se référant à José Carlos de Luna lequel affirme dans De cante grande y cante chico ([1926] 1942, p. 24)73 que le macho fait suite à notre copla (voir tableau 8). Et les auteurs précisent justement qu’ils n’ont jamais entendu quiconque le chanter ni en avoir connaissance. On pourrait également ajouter que ce type de macho, qui comprend un lieu (Ronda), sert souvent d’adresse, d’appel à la connivence, voire de flatterie, à l’égard de ceux qui écoutent le chant (habitants de Ronda), et donc ne saurait être considéré comme devant apparaître dans une version stable, c’est-à-dire non particularisée, de la letra. L’extrême contingence du macho pourrait conduire à négliger sa transcription. Pourtant, Mairena et Molina précisent aussi que la version de Rafael Romero dans la Antología pourrait être une variante de la copla qu’ils connaissent, variante qui introduirait entre les deux derniers vers ce qu’ils appellent une « letra característica » ([1971] 2004, p. 249). Caracol aurait lui aussi utilisé ce macho pour terminer la caña, en le réduisant à : Arsa y viva Ronda / reina de los cielos. Donc, au bilan, au vu de la fréquence de ce macho, il semblerait que nous soyons fondés à le faire figurer dans la transcription. Cette fréquence donne même à penser que la mention de Ronda est en tout état de cause indépendante du contexte de la performance. Les deux premiers vers sont stables, c’est seulement la suite qui diffère – suite dont nous n’avons pas à nous préoccuper dans la mesure où elle ne figure pas dans notre enregistrement.

Note de bas de page 74 :

On en trouvera un exemple ici : Antonio RUIZ, Antología Flamenca (dirigée par Perico el del Lunar), Original future sounds, 2008 : https://www.youtube.com/watch?v=aPh3B8wTc38&list=PL_4Tq0NoZvhk_Dl1NGlZ0ikTE-3EtqJ7O&index=26&t=0s (4’59).

33Toutefois, on pourrait encore se demander pourquoi avoir placé le macho dans notre transcription à la fin de la copla et pas au milieu comme dans l’original (voir tableau 1). La réponse vient du fait qu’on sait bien par expérience que la place traditionnelle du macho est le plus souvent en fin de copla : il est collé à elle, et parfois chanté, parfois non, sans que cela affecte le chant de la copla en elle-même. Il est donc difficile de l’inclure dans cette dernière pour une version visant une certaine représentativité et stabilité. D’ailleurs, il existe une relative indépendance entre la letra proprement dite et le macho qui l’accompagne : il n’est pas rare d’entendre ce macho à la fin d’une copla différente de la nôtre74.

● Bilan

34En conclusion de ce travail de transcription, on peut dire qu’il consiste principalement, dans le cadre de l’anthologie choisie comme base de travail mais que l’on pourrait étendre à la transcription du cante flamenco dans son ensemble, à trouver une version relativement stable en évacuant les répétitions de mots ou de vers, ainsi que les ajouts de termes ou d’interjections certes expressifs mais dépourvus de contenu explicite, tout en réfléchissant à quelques aspects formels marginaux, comme la ponctuation et le choix de majuscules et de minuscules. En revanche, il apparaît que les particularismes andalous méritent d’être gardés quand ils comportent une nuance significative que l’on perdrait si on les évacuait purement et simplement ou quand ils ont une incidence sur la métrique. Dresser un panorama des variantes possibles permet également de se déterminer quant au choix d’un terme plutôt qu’un autre, en fonction de sa fréquence, de son influence sur le sens du texte et de la métrique.

3. Enjeux de traduction

35Je vais à présent montrer comment et pourquoi ont été effectués les choix de traduction à partir des transcriptions retenues, en étudiant à nouveau les letras les unes après les autres. Le problème qui se pose désormais est le suivant : il s’agit de savoir comment et quoi conserver quand on passe des langue et culture sources aux langue et culture cibles, le défi étant de faire en sorte que la nécessaire altération ne devienne pas (complète) trahison.

● Traduction de la première letra de polo

36Pour mener à bien cette enquête et justifier les choix de traduction, intéressons-nous d’abord aux traductions existantes de la letra [1] que nous avons pu relever, telles qu’elles sont présentées dans le tableau suivant.

Tableau 9 : variantes de traduction de la letra [1]

Tomás Andrade de Silva (1954, p. 54) (A)

Louis Quiévreux (1959, p. 59) (B)

Carmona a une fontaine

de quatorze ou quinze jets

avec une pancarte qui dit

« Vive le polo de Tobalo »

Carmona a une fontaine

De quatorze ou quinze jets,

Avec un écriteau qui dit :

« Vive le polo de Tobalo ! »

Danielle Dumas (1973) (C)

Alain Gobin (1975) (D)

Carmona a une fontaine

à quatorze ou quinze jets d’eau

avec un écriteau qui dit :

vive le « polo » de Tobalo.

A Carmona, il y a une fontaine

Avec quatorze ou quinze jets

Avec un écriteau qui dit :

« Vive le Polo de Tobalo ».

37Dans l’ensemble, ces quatre traductions sont aussi proches du sens du texte que possible, ce qui correspond à l’un des objectifs majeurs de l’atelier Trad. Cant. Flam. Mais ce qui nous a portés à chercher des aménagements sont les raisons suivantes. Premièrement, il n’est pas possible de retenir le premier vers de la variante (D), qui correspond en fait à une autre version de la copla (voir tableaux 1, 2, 3). Deuxièmement, ces variantes ne proposent au mieux qu’un seul rappel sonore, aux deux premiers vers entre « fontaine » et « jets » pour (A), (B) et (D), ou une seule rime aux deuxième et quatrième vers pour (C). Or nous cherchons, dans l’atelier, à mettre davantage en avant la beauté sonore du texte, en particulier dans le but qu’il devienne chantable, ce qui passe par une recherche de rimes plus fréquentes. Enfin, on peut présager que certaines formulations encourent le risque d’une certaine lourdeur à l’oral : notamment le deuxième vers de (C) (commençant par « à ») et la répétition du « avec » en (D).

Note de bas de page 75 :

La strophe du polo est la cuarteta romanceada, que l’on retrouve aussi dans d’autres cantes. Il s’agit de quatre vers octosyllabiques dont le deuxième et le quatrième riment en assonance.

38Ainsi, il apparaît que cette letra pose prioritairement les questions de la rime et de la régularité métrique. Pour y répondre, a été fait le choix, en atelier, de bouleverser la structure du troisième vers (inversion « dire/écriteau »), ce qui permet d’obtenir une rime en O aux deux derniers vers. Mais il faut noter que cela implique en contrepartie un bouleversement par rapport au quatrain original, dans lequel ce sont les vers pairs qui riment75 : en français, les rimes deviennent suivies. Pour ce qui est du nombre de pieds, nous avons essayé de respecter le même nombre dans chaque vers et d’être au plus proche de l’orignal. Ayant rencontré des difficultés pour n’avoir que des octosyllabes, nous avons finalement opté pour trois heptasyllabes et un octosyllabe (voir ci-après tableau 10). Une question intéressante est celle des conséquences de ces choix pour le chant. Des éléments de réponse seront fournis dans la quatrième et dernière partie.

Note de bas de page 76 :

On peut trouver des images anciennes et récentes de la fontaine aux lions aux adresses suivantes :
https://www.verpueblos.com/andalucia/sevilla/carmona/foto/551662/
https://es.wikiloc.com/rutas-a-pie/2018-11-19-carmona-30758205/photo-19724399

39Par ailleurs, dans l’ensemble, cette letra ne pose pas de problème majeur de traduction du point de vue du sens – on peut traduire de façon littérale –, comme du point de vue du registre de langue – il est courant. Il s’agit d’une letra « anecdotique et descriptive » (1973), comme le dit Danielle Dumas, d’une letra ancrée dans le réel, ce qui passe par la mention d’un élément local de la vie quotidienne. Il y est fait mention de Carmona, une ville andalouse possédant des fontaines à multiples jets, dont l’une en particulier est connue, et dont il est probable que la letra y fasse référence : la fuente de los leones. Cette « fontaine aux lions », littéralement, est une fontaine ancienne, historique, datant du XVIe siècle (1515 au moins), d’auteur inconnu, comprenant aujourd’hui seize jets fonctionnels, ornée de huit lions autour des jets, et située sur la Alameda de Alfonso XIII (Fernández López, 1886)76.

Note de bas de page 77 :

Pour plus de détails, voir : Castro Buendía, p. 37 sq, http://www.sinfoniavirtual.com/, consulté le 2 mars 2021.

Note de bas de page 78 :

Voir à ce sujet dans ce même numéro : Houillon, « Les autoréférences dans les coplas flamencas : le flamenco cité par lui-même »

40Demeure cependant la question de savoir comment traduire la fin de la letra, dont le sens est moins immédiatement accessible, car suppose des connaissances culturelles précises. Qu’est-ce exactement que le « polo de Tobalo » ? Faut-il traduire ce nom commun et ce nom propre, et si oui, comment ? Il semblerait que le polo de Tobalo désigne un type de polo en particulier, parmi trois qui sont connus : le polo de Tobalo, le polo natural et le polo de Ronda (le dernier étant conservé dans un enregistrement par le chanteur Antonio de Canillas77). Les deux plus connus sont les premiers. Leurs différences porteraient selon divers spécialistes sur la structure du chant et de la musique, l’insistance ou non sur certains accords de la guitare, et le placement et la longueur des ayes. Selon Estébanez Calderón (1847), le polo del Planeta – qu’il évoque dans les Escenas andaluzas – serait le dit « polo Tobalo ». Il va jusqu’à le qualifier de « roi des deux polos » (avec le polo natural vraisemblablement). Il semble donc judicieux de garder le nom de polo dans la version française de la letra. Il s’agit d’un terme du jargon flamenco dont il est impossible de trouver un équivalent en français, donc d’un intraduisible, et qui plus est manifestant un phénomène d’autoréférence78. On touche ici à une limite apparemment indépassable de la traduction.

Note de bas de page 79 :

Voir section « Préalables ».

Note de bas de page 80 :

C’est ainsi que nomme notre polo Tomás Andrade de Silva dans le livret d’accompagnement du disque de 1954 (voir tableau 1).
Pour plus de détails sur le sujet, voir : Claude Worms, 2011.
A priori, on disposerait seulement de trois enregistrements du polo de Tobalo :
1. et 2. ceux qu’a effectués Pepe de La Matrona pour García Matos en 1947 et 1970. Le texte est un fragment du Romance del Conde Sol : «Tu eres el diablo, Romera / Que me viene a tentar / Yo no soy el diablo, romero / Soy tu mujer natural». La copla est suivie d’un macho mentionnant La Habana. Ceci 1) va dans le sens d’une origine sud-américaine de ce type de polo et 2) montre aussi son lien avec le romancero. Mais d’après Claude Worms, cette hypothèse pose aussi problème : certaines caractéristiques ne correspondent pas au polo de Tobalo tel que présenté par Rafael Marín dans sa méthode de guitare de 1902 (où on trouve notamment les Polo de Tobalo, Polo del Fillo, Caña del Fillo et Caña de Curro Paula). En particulier, on note la présence d’une tonalité mineure au lieu d’une tonalité majeure et la présence de ayes supplémentaires. D’où l’hypothèse que le polo de Tobalo aurait servi de base pour le développement ultérieur du polo natural et de la caña.
3. Un enregistrement de Antonio de Canillas. La copla fait alors : «Eres el diablo Romera / que me viene a buscar / no soy diablo ni demonio / que soy buena y natura / aunque estuviera muy malo ay / y con la salu perdía / cantaba Tobalo el polo / mejor que nadie en la vía (vida) / cantaba Tobalo el polo / mejor que nadie en la vía.»

41Mais que ou qui désigne le nom propre Tobalo ? Sur la nature et l’origine du polo de Tobalo, il existe deux hypothèses concurrentes dont aucune ne fait consensus. D’après José Manuel Gamboa (2005, p. 456), il s’agirait de l’un des deux (et non trois cette fois) styles de polo (l’autre étant le polo natural), dont la paternité serait à attribuer à un certain Tobalo originaire de Ronda, qui aurait vécu entre la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle (Machado y Álvarez, [1881] 1999, p. 217). La cadence du polo de Tobalo le rapprocherait plus encore de la caña que celle du polo natural. Une difficulté fragilisant cette première hypothèse est cependant que nous ne disposons d’aucune trace, aucune image en particulier, de cette hypothétique personne nommée « Tobalo ». D’où une deuxième hypothèse : celle de José Navarro Rodríguez, selon lequel le polo (de quelque sorte que ce soit) n’aurait en réalité jamais existé. Comme on l’a vu plus haut79, ce que nous appelons polo ne serait qu’une variante, créée par le chanteur du XIXe siècle Curro Dulce, de la caña. La caña serait bien la création d’un chanteur de Ronda appelé Cristóbal Palmero et connu sous le nom de « Tobalo El Polo ». Mais comme « Tobalo » était un nom familier couramment utilisé en Andalousie pour ceux qui se nomment Cristóbal, et qu’il a hérité du surnom de son père (« Polo »), cela aurait provoqué une fausse croyance que la chanson qu’il a créée (la caña) s’appelait Polo de Tobalo (« polo par Tobalo », en fait). Toutefois, là encore, cette théorie semble ne prendre appui sur aucune preuve vérifiable (Álvarez Caballero, [1994] 1998). Ainsi, bien qu’on ne sache de façon certaine ni si le polo de Tobalo désigne un palo à part entière ni quelle serait son origine, on peut néanmoins retenir pour la traduction que l’expression désigne dans la letra qui nous occupe un style de polo parmi d’autres, rattaché à un nom propre difficilement traduisible. Là encore, on touche à une limite de la traduction. Indiquons en outre que, étonnamment, les letras qui mentionnent le polo de Tobalo ne sont généralement pas celles qui sont chantées dans ce style, mais qu’elles le sont plutôt dans le style du polo natural. C’est précisément le cas de notre letra80.

Note de bas de page 81 :

Entretien personnel, peña de Lebrija, avril 2014.

42Pour compléter le propos de Danielle Dumas (1973), on peut à présent souligner le fait que la letra n’est pas seulement anecdotique et descriptive, comme elle le dit, mais qu’elle peut aussi être perçue comme laudative. Comme souvent dans le flamenco, sont mis en relation un lieu (Carmona), et son patrimoine – qui, dans le cas qui nous intéresse, se révèle à la fois architectural (fontaine) et musical (polo de Tobalo). À travers à la fois les seize jets de la fontaine (réelle) et la mention présente sur l’écriteau (probablement fictif), ce sont à la fois la ville de Carmona et le flamenco qui se trouvent valorisés. Cette valorisation conjointe de la localité et du flamenco constitue un lieu commun du parler flamenco. Le lieu où se tient la performance est en effet parfois mentionné dans les coplas et remplit la fonction d’adresse au public. Un « ¡Olé! » salue généralement son apparition en cours de performance. D’une autre façon, on établit souvent un lien entre la terre et la culture musicale quand on revendique une origine qui est parfois tout uniment géographique, généalogique et stylistique. Par exemple, on soutiendra que la bulería de Utrera n’est pas la même que celles de Jerez, de Lebrija ou de Séville – pour dire, bien évidemment, qu’elle les surpasse ! On tisse même parfois des liens entre terre et émotion, comme me l’a un jour montré un aficionado qui affirmait qu’il y avait plus de duende à Lebrija qu’à Séville81. On peut donc en tirer l’idée que cette letra vise à célébrer à la fois une certaine terre, son patrimoine architectural et son patrimoine musical. L’ensemble de ces réflexions nous a conduits à la traduction exposée dans le tableau 10.

Note de bas de page 82 :

Ici, le surlignement en gras met les rimes (ou, à défaut, les jeux d’écho) en évidence dans la traduction, les chiffres entre parenthèses en fin de vers indiquent le nombre de pieds du vers. Il en ira de même dans les tableaux 12 et 14.

Tableau 10 : traduction de la letra [1]82

Transcription de l’atelier Trad. Cant. Flam.

Traduction de l’atelier Trad. Cant. Flam.

Carmona tiene una fuente (8)

con catorce o quince caños (8)

con un letrero que dice: (8)

«viva el polo de Tobalo». (8)

Carmona a un’ fontaine (7)

De quatorze ou quinze jets (7)

Il est dit sur l’écriteau : (7)

« Viv’ le polo de Tobalo ». (8)

● Traduction de la deuxième letra de polo

43Si l’on se concentre à présent sur la letra [2], on peut à nouveau commencer par une étude de l’existant.

Tableau 11 : variantes de traduction de la letra [2]

Note de bas de page 83 :

Texte original identique au nôtre.

Tomás Andrade de Silva (1954, p. 54) (E)

Louis Quiévreux (1959, p. 60) (F)

Tous demandent à Dieu

la santé et la liberté.

Et moi je lui demande la mort,

Et il ne veut pas me l’accorder.

Tous demandent à Dieu

La santé et la liberté,

Moi je lui demande la mort

Et il ne veut pas me la donner.

Anne Lécot (Trad. de Pohren, 1962, p. 150)83 (G)

Mario Bois ([1985] 2016, p. 90) (H)

Tout le monde demande à Dieu

la santé et la liberté.

Moi je lui demande la mort

Et il ne veut pas me l’envoyer…

Tous demandent à Dieu

la santé et la liberté

moi je lui demande la mort

et il ne veut pas me la donner.

44Dans les traductions ci-dessus, on observe de minimes variations qui concernent des éléments de ponctuation, la traduction des premier et dernier vers, ainsi que l’emploi ou non d’un mot de liaison au troisième vers. De ce fait, excepté en (G), on remarque une forme d’irrégularité métrique entre les premier et dernier vers (5 syllabes puis 9). À l’inverse, le choix de la strophe (G) pour le premier vers paraît judicieux : on obtient ici un octosyllabe, longueur qu’on pourra s’efforcer de retrouver dans la suite de la letra.

Note de bas de page 84 :

La mention de Dieu (Dios) est fréquente dans les letras : ici il s’agit du Dieu des chrétiens, voire des catholiques. Toutefois, le cante flamenco montre dans l’ensemble un véritable syncrétisme religieux : aux côtés du Dieu des catholiques, on trouvera aussi parfois la mention de certaines divinités moins déterminées (undebel, un dio(s)) et de leurs envers négatifs (mengue, diablo). Pour des exemples de letras lançant un « appel au secours divin », voir : Tarby (1992, p. 109-110).

Note de bas de page 85 :

Notons que la santé et la liberté constituent des motifs récurrents dans le flamenco, en particulier dans le registre élégiaque. Pensons à cette letra traduite par Vicente Pradal : « La santé et la liberté / sont des biens vraiment précieux / dont la valeur n’est connue / qu’une fois qu’ils sont perdus » (2014, soleá, p. 43).

45Ainsi, comment opérer nos choix de traduction ? Commençons par remarquer que cette letra est plus profonde que la précédente : elle porte sur la tristesse d’un sort qui se situe à mi-chemin entre espoir (appel à Dieu) et résignation (la satisfaction est impossible). Forme non pas de fatalisme – où rien ne serait jamais possible –, car ici on peut combler certains désirs (de santé et de liberté), mais d’oscillation entre deux attitudes contraires relevant du dilemme : en ce sens, la letra comporte une dimension existentielle qu’on peut qualifier de tragique. Ce qu’elle raconte, c’est que tout le monde cherche à obtenir de Dieu84 des faveurs, en particulier des choses enviables par le plus grand nombre, comme la santé et la liberté (on remarque l’intrication de la dimension existentielle et du quotidien85), mais que le seul qui demande quelque chose de moins enviable en temps normal (la mort) – voire qu’on obtient sans la demander car on ne la veut pas – est aussi celui qui ne l’obtient pas. On peut y voir une façon de mettre l’accent sur le désespoir d’un sort pour lequel rien ne semble possible, pas même l’intervention de Dieu, et pas même pour obtenir la mort.

Note de bas de page 86 :

Voir supra.

46La traduction doit donc s’efforcer de rendre cette dimension tragique. Remarquons à cet égard qu’au premier vers, « Toítos », par la quantification massive qu’il désigne, s’oppose radicalement au « yo » du troisième vers : le contraste du nombre participe du tragique. Il est donc important de veiller à conserver cet aspect, ce que vise à rendre l’expression « tout le monde » dans notre traduction (voir tableau 12), en plus de présenter un avantage métrique évoqué plus haut. Une limite de notre traduction reste cependant l’impossibilité dans laquelle nous nous sommes trouvés de rendre le régionalisme et la nuance affective de Toítos86 : une expression comme « Tout ce petit monde » serait trop longue, et la contraction en français « Tout l’pti’ monde » paraît quant à elle malaisée.

47On peut également faire apparaître que le système d’oppositions sur lequel se fonde la letra – tous/moi, santé et liberté/mort – est néanmoins, soit compensé, soit accentué (comme on voudra), par la présence d’un parallélisme : « demande » apparaît deux fois. Ainsi, sur le fond commun d’une demande, se formule la différence même 1) de la nature de la demande, 2) de ses commanditaires, de leur nombre, et 3) du résultat. Une manière de mettre en valeur le parallélisme peut être de conserver en français le même mot (« demande ») aux premier et troisième vers, tout en soulignant explicitement l’opposition par l’introduction d’un « mais » : l’opposition est alors plus explicite qu’avec un simple « et » (qui traduirait littéralement « y »), et, du même coup, on gagne aussi en régularité métrique. On connaît par ailleurs le caractère fréquemment adversatif du « y » espagnol. De plus, de cette manière, la strophe se voit exclusivement composée d’octosyllabes.

Tableau 12 : traduction de la letra [2]

Transcription de l’atelier

Traduction de l’atelier

Toítos le piden a Dios (8)

la salú y la libertá; (8)

y yo le pido la muerte (8)

no me la quiere mandar. (8)

Tout le monde demande à Dieu (8)

La santé et la liberté ; (8)

Moi je lui demande la mort (8)

Mais il ne veut me l’envoyer. (8)

48In fine, si l’on compare les deux letras [1] et [2] de ce cante de polo, les climats émotionnels sont assez différents (le premier est plutôt positif quand le deuxième est plutôt négatif), ce qui illustre bien le fait qu’un même palo n’a pas de climat émotionnel exclusif, y compris au sein d’une même performance, malgré l’existence de dominantes, et qu’il n’y a pas non plus de continuité sémantique entre les letras d’un même cante.

● Traduction de la letra et du macho de caña

Note de bas de page 87 :

On trouve d’autres letras traitant de ces thématiques. Par exemple :
- Lévis Marno, 1961 : « Je pars servir le roi, / le vent qui bat ta porte, / ce sont mes soupirs ».
- Dumas, 1973, p. 92-93 : « Je ne sais ce que cette Gitane / a fait de mon corps : / plus je m’efforce de l’oublier / et plus elle m’obsède ».

Note de bas de page 88 :

Voir section « Préalables ».

Note de bas de page 89 :

Voir section « Préalables ».

49La letra de caña [3] traite de l’opposition entre contrainte et liberté, règle (loi divine et humaine) et sentiment87 : confrontation d’où les deuxièmes termes (liberté et sentiment) des alternatives sortent vainqueurs. Ce thème rappelle celui de la deuxième letra de polo, qui évoquait le salut et la liberté, ce qui contribue encore à souligner la proximité des deux palos88. Néanmoins, contrairement à ce qui se passe dans la letra de polo, dans celle de caña, est consacrée la victoire de l’individu sur le collectif. La letra [3] est donc bien plus optimiste, contrairement à ce que l’on aurait pu attendre eu égard à la couleur des deux palos (majeure pour le polo, mineure pour la caña89).

Note de bas de page 90 :

C’est notamment le cas dans les tangos chantés par Carmen Linares : «Y no digas que te han perdío / que hay cosas que no se pierden / cuando trabaja niña el sentío» (https://www.youtube.com/watch?v=w2EO-M38Xcs, 1’20, consulté le 2 mars 2021).

Note de bas de page 91 :

Sur cette notion, voir : Riegler (2018, p. 380, passim). Le duende est défini comme le « climax émotionnel de la performance flamenca ».

Note de bas de page 92 :

Entretien personnel mené avec l’artiste, Séville, le 29 avril 2014.

50La letra raconte ainsi la force indépassable du sentiment, voire la légitimité d’une certaine désobéissance (au roi et à la loi), où l’on peut voir un motif récurrent de la culture flamenca. Pensons par exemple au sentío évoqué dans certaines letras90, ou au discours tenu dans les cours de danse ou de chant, ou encore aux conversations informelles entre aficionados. L’affirmation selon laquelle être flamenco consiste à sentir ou ressentir (sentir) est récurrente, au point qu’il s’agit d’une valeur suprême dont l’étendard le plus connu est sans doute le duende91. Il est vrai qu’en particulier, ici, c’est au sentiment amoureux qu’il est fait allusion, et probablement dans le contexte du service militaire. Mais la référence peut s’élargir au sentiment en général, à savoir une capacité à se trouver dans un état de réception sensible à ce qui nous entoure, jusqu’à, dans le cas des artistes, mettre en forme cette sensibilité dans l’art. Un exemple parlant serait celui que donne le chanteur José de la Tomasa quand il raconte que se perdre dans Paris lui procure une forme d’émotion très forte : il se trouve alors dans un état de réceptivité paroxystique à son environnement92.

51Ainsi, en atelier, une solution qui a été avancée pour essayer de garder à la fois le sens de la letra et la métrique, est d’ajouter l’adverbe « toujours » au premier vers, un « toujours » qui n’a pas de sens temporel, mais permet de formuler une insistance, voire une résistance. Comme on peut le voir dans les variantes ci-après (tableau 13), en son absence, le premier vers s’avère trop court pour respecter une forme de régularité. Par ailleurs, on a souhaité insister sur le sens contraignant de « mandar » en traduisant par « obliger » et non par « envoyer », contrairement à ce que l’on trouve dans les traductions existantes. Le mandar de la letra [3] n’est pas celui de la letra [2] et l’on marque ici leur différence. Le troisième vers a quant à lui été considérablement modifié dans le but d’obtenir une rime. L’introduction du verbe « réussir », loin d’être littérale, nous a semblé capable de restituer le sens de « pero » tout en densifiant le vers de façon à respecter la métrique.

Tableau 13 : variantes de traduction de la letra [3]

Tomás Andrade de Silva (1954, p. 52)

Jacques Durand (1993, p. 68)

On peut m’envoyer

servir Dieu et le Roi,

mais oublier ta personne

la Loi ne me le commande pas.

 

Brûle et vive Ronda,

reine des Cieux.

Cela la Loi ne le commande pas.

On veut m’envoyer

servir Dieu et le roi,

mais me séparer de toi

la loi ne l’ordonne pas.

Note de bas de page 93 :

Le jaleo consiste en un ensemble d’encouragements et de stimulations des artistes envers leurs pairs ou envers le public, et/ou réciproquement.

52Par ailleurs, une remarque s’impose au sujet du macho, au niveau des marques d’oralité. « Arsa » pose en effet un problème de traduction. Il s’agit d’une interjection souvent utilisée dans le flamenco, et appartenant à la même famille que les « ¡Olé! », « ¡Venga! », « ¡Vamono! », etc., qui font partie du jaleo93, même si les façons de les placer ne sont pas les mêmes. Faut-il traduire ? Et si oui, comment ? Littéralement, « Arza », selon la prononciation, signifie « Alza » en castillan, donc « Lève » ou « Monte ». On peut imaginer plusieurs choses : par exemple qu’il s’agit de lever les pans de sa jupe pour la danseuse, de donner de la voix ou de monter le ton pour le chanteur, d’élever la voix au sens métaphorique, donc de se faire entendre et comprendre, ou encore de monter en vitesse ou en puissance à ce moment clé de la performance. Mais, plus simplement encore, en évitant toute surinterprétation et en gardant à l’esprit la dimension orale de cette poésie, on peut penser qu’il s’agit d’une sorte d’encouragement, que le chanteur peut destiner à lui-même, au guitariste qui l’accompagne ou même au public, ce que nous avons finalement fait le choix de traduire par un simple « Allez » en français, comme cela apparaît dans le tableau récapitulatif suivant.

Tableau 14 : traduction de la letra [3]

Transcription de l’atelier

Traduction de l’atelier

A mí me pueden mandar (8)

a servir a Dios y al rey. (8)

Pero dejar a tu persona (9)

no me lo manda la ley. (8)

(Arsa y viva Ronda, (6)

reina de los cielos). (6)

On peut toujours m’obliger (7)

À servir Dieu et le roi. (7)

Réussir à te quitter (7)

La loi ne m’y oblig’ pas. (7)

(Allez ! Vive Ronda, (6)

Reine des cieux). (4)

4. Vers la chantabilité

Note de bas de page 94 :

Chloé Houillon mène actuellement à l’Université de Strasbourg des recherches doctorales sur le flamenco et pratique le chant flamenco à Séville. Voir sa biographie et ses publications dans ce numéro 2 de la revue FLAMME.

Note de bas de page 95 :

Andrés de Jerez est chanteur de flamenco. Né à Jerez de la Frontera, il apprend le chant par imprégnation dans la sphère familiale puis en s’inspirant de chanteurs comme Chalaos, Rubichis et Agujetas. Il vit aujourd’hui en France où il enseigne le chant.

Note de bas de page 96 :

Juan Murube est un chanteur de flamenco sévillan. Il chante à la fois en soliste et pour accompagner la danse, que ce soit en situation de transmission ou sur scène. Il possède par ailleurs des notions de français.

Note de bas de page 97 :

Maguy Naïmi est agrégée d’espagnol et spécialiste de chant flamenco : actuellement retraitée, elle a été à la fois professeure de chant, chanteuse, assistante de Claude Worms dans des stages et festivals, et est aujourd’hui traductrice pour les éditions Acordes Concert, Combre et Play Music Publishing, ainsi que collaboratrice de la revue en ligne Flamencoweb.fr. Voir ses publications et sa biographie dans ce numéro 2 de la revue FLAMME.

Note de bas de page 98 :

Santiago Lara est un guitariste de flamenco né à Jerez de la Frontera. Il a composé la musique des spectacles de la danseuse Mercedes Ruiz et mène par ailleurs une carrière soliste.

Note de bas de page 99 :

Claude Worms est spécialiste de guitare flamenca : il a été à la fois auteur de méthodes, transcriptions et compositions ; professeur de guitare ; guitariste ; et dirige actuellement de la revue en ligne Flamencoweb.fr. Voir ses publications et sa biographie dans ce numéro 2 de la revue FLAMME.

53Parce que le désir final qui préside à la traduction de ces letras n’est autre que leur chantabilité, dans leur version française et dans un style musical flamenco, je vais à présent exposer l’état des réflexions qui ont été menées à ce sujet en atelier, lors du workshop de septembre 2020, et à l’occasion d’échanges que j’ai eus avec des artistes sur le plus long terme. Six artistes se sont prêtés au jeu de cette démarche expérimentale : les chanteurs Chloé Houillon94, Andrés de Jerez95, Juan Murube96 et Maguy Naïmi97, ainsi que les guitaristes Santiago Lara98 et Claude Worms99. Qu’ils soient ici très chaleureusement remerciés, non seulement pour leurs performances, mais aussi pour leur participation active et féconde aux discussions auxquelles ces performances ont donné lieu. Je vais me limiter à dresser dans cette partie l’état d’un travail qui demeure encore en cours et que l’un des objectifs majeurs de l’atelier Trad. Cant. Flam. est de poursuivre.

54La question qui se pose à ce stade est celle de savoir si les traductions obtenues sont chantables sur le compás, en particulier celui des palos originels, même si cela entraîne des différences entre les versions chantées espagnole et française. De nombreuses sous-questions en découlent nécessairement. Comment, par exemple, placer le chant sur le compás alors même que le nombre de syllabes n’est pas le même dans les letras espagnoles et les strophes françaises (voir tableaux 10 et 14) ? Comment, encore, gérer la différence d’accentuation, d’intonation, entre les deux langues ? Le français se prêtera-t-il à la pratique des mélismes, si fréquents dans le flamenco ? Etc.

55Trois grandes pistes de réflexion au moins peuvent se dégager de ces différentes questions : l’une concerne la métrique, une autre le rythme (avec l’accentuation, le déploiement de la mélodie dans le temps, le phrasé) ; et une dernière, le sens (mise en valeur de certains termes, intentions, compréhension). Je vais m’efforcer d’esquisser un examen de ces différents points en ménageant une place à deux points de vue, lesquels, chacun à leur façon, me semblent pouvoir présenter un intérêt, en plus de celui des traducteurs qui ont élaboré les textes en amont de la performance et qui a déjà été exposé plus haut, à savoir : celui des chanteurs, agents propres de la performance ; mais aussi celui des auditeurs, ceux qui reçoivent la performance.

● Chantabilité du polo en français

Note de bas de page 100 :

Le polo (Maguy et Claude, Paris, 7 mars 2021).

56L’essentiel des réflexions qui vont suivre sont issues d’un échange avec Maguy Naïmi. Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas ici de figer la manière dont les coplas devraient se chanter au nom d’une quelconque norme, mais d’une plus modeste observation issue de la performance de Maguy Naïmi, laquelle ne représente qu’une possibilité de chant parmi d’autres. On peut en trouver un enregistrement dans le document sonore qui accompagne cet article : Maguy Naïmi y chante les deux letras de polo, accompagnée à la guitare par Claude Worms100.

Note de bas de page 101 :

Précisons que les accents musicaux ne coïncident pas nécessairement avec les accents toniques, pour des raisons de mesure, de profils mélodiques ou encore de libertés interprétatives.

Note de bas de page 102 :

Le surlignement en gras signale de manière générale les variantes que la chanteuse introduit sur le vif, soit par rapport à la version espagnole del Niño de Almadén (voir supra, tableau 1), soit par rapport aux traductions françaises (voir supra, tableaux 10 et 12).

57D’après la chanteuse, nos deux traductions de polo présentent l’avantage de pouvoir être chantées en conservant les accentuations musicales des coplas sources101. Nous reproduisons ici les deux versions, espagnole et française, en intercalant les vers de chaque langue afin de montrer la superposition quasi parfaite des accents musicaux, hormis au dernier vers, sur le « il »102. L’italique correspond à la version française, et le soulignement, aux accents musicaux.

58[1]
Carmona tiene una fuente (accents sur les 3e, 5e et 7e syllabes)
Carmona a un’ fontaine (que)
con catorce o quince caños (accents sur les 3e, 6e et 8e syllabes)
de quatorze, de quatorze ou quinze jets
con un letrero que dice (ay que) (accents sur les 3e et 7e syllabes)
il est dit sur l’écriteau (que)
(y) viva el polo de Tobalo (accents sur les 4e et 8e syllabes)
viv’ le polo, viv’ le polo de Tobalo

59[2]
Toítos le piden a Dios (accent sur la 7e syllabe)
Tout le mond demand à Dieu
la sa y la liber (accents sur les 3e et 8e syllabes)
la san et la liber
y yo le pido la muerte (accents sur les 2e et 7e syllabes)
moi je lui demande la mort
no me la quiere mandar (accents sur les 2e, 4e et 7e syllabes)
mais il ne veut me l’envoyer

60Toujours d’après Maguy Naïmi, si l’accentuation ne pose généralement pas de problème pour ce polo, en revanche la question des mélismes s’avère plus délicate. Si ces derniers sont très ancrés dans la culture flamenca, ils ne le sont pas autant, en revanche, dans la culture française. De fait, s’il semble certes globalement possible de les situer aux mêmes endroits en espagnol et en français (pour [1] : fontaine, quatorze, quinze jets, écriteau, polo, Tobalo ; et pour [2] : Dieu, san, et liber), on se heurte néanmoins à quelques limites. Le tout dernier vers de la letra [2] semble moins se prêter aux mélismes : en toute rigueur, si l’on suivait les mélismes espagnols, il faudrait effectuer un mélisme sur « il ». Or la tentative est perçue par la chanteuse comme malcommode. Une première hypothèse explicative pourrait provenir du fait que la voyelle « i » étant la plus fermée du triangle vocalique, elle est aussi la moins propre aux mélismes. Une deuxième hypothèse pourrait être que la letra [2] est moins facile à chanter que la letra [1] car composée d’octosyllabes et non d’heptasyllabes : peut-être la longueur des vers est-elle excessive ? Dans ce cas, une solution pourrait être de raccourcir les vers de la traduction. Pour le vers 1, force est de reconnaître que cela semble compliqué, sauf à obtenir un vers cette fois trop court : « Tous demandent à Dieu ». Pour la suite, cela pourrait donner : « la santé, la liberté / je lui demande la mort / il ne veut me l’envoyer ». Ceci étant, la difficulté ne touche selon la chanteuse que le dernier vers, et pas les autres. On pourrait ainsi choisir de ne modifier que celui-ci. Mais une troisième hypothèse explicative, comme le remarquent Maguy Naïmi et Claude Worms, pourrait aussi être que, dans la version espagnole elle-même, les points d’appui de Rafael Romero présentent déjà un certain décalage : celui-ci ne chante pas avec les mélodie et phrasé traditionnels. Il s’agit en effet, comme on l’a dit plus haut, d’une soleá apolá. La diction s’en trouve précipitée, de sorte que le chanteur se trouve finalement sous la contrainte d’ajouter une syllabe au dernier mot, « mandar ». Et en effet, en tant qu’auditeur, on partage ce sentiment de précipitation. On peut alors faire le choix, soit de modifier la traduction, soit de conserver cet effet esthétique.

61De manière générale, la mise en chant du texte stabilisé par la traduction montre combien sont nécessaires des ajustements sur le vif (surlignés en gras dans les strophes précédentes), ce qui empêche de considérer la traduction obtenue comme un invariant strict, mais en fait tout au plus une version stable possible. Maguy Naïmi insère par exemple un « que » entre les vers 1 et 2 puis 3 et 4 de la letra [1], certainement pour allonger un vers ressenti comme trop court. À l’inverse, au vers 1 de la letra [2], elle utilise deux élisions pour raccourcir un vers trop long. Donc on peut penser que l’un des facteurs facilitant la chantabilité de la strophe française, hormis l’éventuelle révision de la traduction, est que le chanteur, en situation, modifie lui-même la strophe française, à l’instar du cantaor, la letra. Mais une question qui pourrait se poser serait de savoir s’il est possible de trouver pour cela des outils spécifiquement français, donc des équivalents français des « ay », « que », « de », etc., espagnols. Quel(s) effet(s), dans ce cas, en résulterai(en)t-il(s) pour les chanteurs et les auditeurs ? Faut-il tenter ou non de traduire ces marques à la fois musicales et culturelles ?

● Chantabilité de la caña en français

Note de bas de page 103 :

Point rappelé par le chanteur andalou Juan Murube lors du workshop de septembre 2020.

62Rappelons pour commencer que, de l’avis général, la caña est, parmi les chants flamencos, l’un des plus difficiles à chanter, y compris en espagnol et par les Espagnols103. La raison principale en est son caractère éminemment mélismatique. Si l’exécution des mélismes peut déjà en elle-même représenter une difficulté, l’étirement des syllabes est quant à lui susceptible de brouiller les repères rythmiques. Mais cette prééminence des mélismes, à quoi s’ajoute le fait que les vers sont très courts par rapport à un schéma mélodique qui, lui, est au contraire très large et étendu (sur deux compases parfois), est précisément ce qui peut aussi faciliter le chant de la caña en français : selon Chloé Houillon, dont je rapporte ici les propos, « au vu du grand nombre de mélismes, on peut plus facilement adapter un vers dont le nombre de syllabes ne correspond pas forcément à la version en espagnol ».

Note de bas de page 104 :

Signalé dans la section « Enjeux de traduction ».

63Il existe également selon elle en plusieurs endroits une « bonne adéquation de la mélodie, du rythme, du phrasé et du sens ». Par exemple, aux vers 1 et 3, le phrasé mélodique caractérisé par une alternance entre tension et détente entre en parfaite résonance avec le phrasé du texte parlé et du sens. « On peut toujours » puis « réussir » correspondent à une tension à la fois mélodique et sémantique, quand « m’obliger » puis « à t’oublier » laissent ensuite place à la détente. Par ailleurs, la répétition du verbe « obliger » permet le respect du parallélisme de construction de la letra104. Ces différents éléments compensent peut-être la différence d’accentuation qu’on remarque ici entre l’espagnol et le français, contrairement à ce qui se passe dans le polo, comme le montre la superposition suivante de l’original et de la traduction.

Note de bas de page 105 :

La chanteuse dit « t’oublier » au lieu de « te quitter », ce qui correspond à une variante possible de la letra.

Note de bas de page 106 :

Ici la chanteuse introduit un mélisme, ce qui accentue nécessairement le « rei » de « reine », faute de quoi le vers serait trop court.

64[3]
A me pueden mandar
On peut toujours m’obliger, ay m’obliger
a servir a Dios y al rey.
à servir Dieu, à servir Dieu et le roi.
pero dejar a tu persona
Réussir à t’oublier, ay t’oublier105
no me lo manda la ley.
la loi, la loi ne m’y oblig’ pas.
(Arsa y viva Ronda,
(Allez ! Vive Ronda,
reina de los cielos).
reine106 des cieux)
ne m’y o
blige pas, ay ne m’y oblige pas.

Note de bas de page 107 :

Voir la version d'étude enregistrée par Chloé Houillon : https://www.unilim.fr/flamme/408#article_annexe.

65On peut encore ajouter que, bien que les accents musicaux ne soient pas superposables en français et en espagnol, il est possible d’utiliser des levées pour marquer les accents, ce qui contribue à la chantabilité de la traduction. Par exemple, pour chanter « On peut toujours », Chloé Houillon effectue une levée sur « On peut tou », l’accent étant sur le « -jours » de « toujours » ; puis pour chanter « m’obliger », elle effectue une autre levée sur « m’o- », l’accent étant sur le « -bli- » de « m’obliger ». Pour rendre ce phénomène plus lisible, je me propose de mettre en exergue les deux premiers vers de la letra à l’aide d’une notation graphique (voir schéma 15), dont on peut espérer que l’effet grossissant mettra en évidence la manière précise dont est géré le rythme, et dont sont placés les levées, les silences, les mélismes et les accents. Selon Chloé Houillon, rendre visible cette partition consiste aussi à rendre manifeste la manière inconsciente dont le chanteur peut travailler pour réussir à placer le chant sur le compás. On trouvera également en accompagnement de cet article l’enregistrement d’une interprétation possible de la traduction française par Chloé Houillon, nommée « version d’étude »107.

Note de bas de page 108 :

Je remercie chaleureusement Maxime Echardour pour l’aide précieuse qu’il a apportée à l’élaboration de ce schéma.

Schéma 15 : première phrase de la strophe de caña en français par Chloé Houillon108

Schéma 15 : première phrase de la strophe de caña en français par Chloé Houillon108

66Légende :
0. : compás de caña (les chiffres en gras signalent les accents)
1. à 10. : nombre de compás
…...... : silence dans la partie chantée
[ ] : durée de ce qui est contenu à l’intérieur des crochets
------- : mélismes dans la partie chantée

67Notre chanteuse émet une réserve quant au dernier vers de la letra française. On peut en effet remarquer une inversion en français de la longueur des deux parties du vers en espagnol : « la loi » est un syntagme court, là où devrait se trouver le syntagme le plus long « no me lo manda », alors que « ne m’y oblig’ pas » est long, là où « la ley » est court. D’un point de vue mélodique, pour la raison déjà évoquée qu’il existe une grande liberté grâce à la profusion de mélismes, cela ne pose pas de réel problème. Il n’en va pas de même, cependant, du point de vue sémantique : il est difficile de donner l’intention adéquate à « la loi », qui plus est prise isolément, dans la mesure où la suite tarde à venir (la chanteuse dit « la loi » deux fois). Par ailleurs, sur cette fin de la letra, le parallélisme de construction n’est plus respecté : alors qu’on a bien un parallélisme en espagnol entre « y al rey » et « la ley », en français « et le roi » a pour pendant « ne m’y oblige pas ». Cela pourrait nuire à la fluidité du chant. C’est au contraire le sens qui, cette fois, s’en trouve préservé, au détriment du rythme et du phrasé. Toutefois, cela ne constitue sans doute pas une objection à la chantabilité de la letra sur le compás de caña, mais seulement une limite, peut-être inhérente à tout processus de déplacement dans des langue et culture autres. Et en effet, l’écoute du chant français procure un vrai sentiment de fluidité.

Conclusion

Note de bas de page 109 :

Sur l’usage de ce lexique, voir la section « Préalables ».

Note de bas de page 110 :

Voir aussi dans ce même numéro le retour d’expérience signé par les deux chanteuses et intitulé « Essais de chantabilité des cantes en français : retours d’expérience».

68En guise de conclusion provisoire à ce travail, plusieurs remarques s’imposent qui montrent la manière dont la mise à l’épreuve du texte dans la performance peut modifier le travail de traduction. La performance chantée introduit un principe de perturbation, car ce qui semble important pour la strophe littéraire ne l’est pas toujours pour le chant tel qu’il est réalisé en fait – façon de montrer que la musicalité de la poésie qu’est le flamenco est absolument déterminante quoi qu’il en soit des tentatives de fixation à l’écrit. Les letras ou strophes sont ainsi renvoyées à leur statut à la fois initial et final de copla ou, pourrait-on dire, de « couplet » en français109. À l’écoute des chants français et des observations formulées par les chanteuses110, une partie des objectifs de l’atelier se sont confirmés, quand d’autres ont été revus. L’importance de respecter une certaine régularité métrique, de chercher des rimes et de conserver des marques d’oralité, notamment, s’est renforcée. Mais la pratique a aussi montré que la hiérarchie devait être repensée : si la métrique revêt une certaine importance, elle ne prime pas sur l’accentuation, qui, quand elle coïncide avec celle de l’espagnol, facilite grandement la chantabilité des textes. La pratique du mélisme peut également constituer un recours utile pour pallier les différences de métrique entre l’espagnol et le français. L’importance d’une correspondance entre sens, phrasé et mélodie apparaît par ailleurs de façon saillante.

Note de bas de page 111 :

Le terme « flamenco » peut désigner à la fois le genre musico-chorégraphique et le praticien et/ou amateur de cet art.

Note de bas de page 112 :

Thèse soutenue par Meyer ([1956] 2011), et appliquée au flamenco par Riegler (2018, p. 255, passim).

69Cet article n’avait d’autre vocation que de rendre compte du travail déjà effectué, qui demeure en cours, et de proposer des pistes d’exploration pour l’avenir. Les limites de nos traductions pointées par les performances des chanteuses constituent ainsi autant d’invites à poursuivre leur révision. Ce travail mériterait également d’être complété par d’autres expérimentations. Il serait par exemple intéressant de multiplier les performances en français par des flamencos111 français, mais aussi par des flamencos espagnols, pour que les critères qui font ou non la chantabilité prennent appui sur les éventuelles récurrences à extraire d’une analyse comparative, et donc, gagnent en légitimité. Chanter des coplas flamencas en français peut sembler difficile au départ, voire peu engageant. Mais aux dires de Chloé Houillon, ce qui peut sembler difficile ou rebuter au premier abord finit par être apprécié et même recherché à force de répétition. La pratique fait alors apparaître que les obstacles de départ ne sont pas imputables seulement à certains choix de traduction ou aux propriétés esthétiques du flamenco, mais aussi au rôle joué par les habitudes, a fortiori quand une part au moins de l’apprentissage se fait par imprégnation inconsciente. Toutefois aux habitudes acquises peuvent se substituer d’autres habitudes, qui rendent peu à peu la nouveauté de plus en plus familière. On peut présager qu’il en aille de même pour l’auditeur. On peut également faire l’hypothèse que de cette appropriation progressive de l’étrangeté naisse un certain plaisir esthétique, tant ce dernier doit à l’instauration d’un équilibre entre d’une part la tension créée par l’attente, la découverte, la surprise, bref le contact avec l’inconnu, et d’autre part la détente permise par la résolution de l’attente ou la reconnaissance du connu112. Peut-être le chant flamenco français pourrait-il être à l’origine de nouveaux plaisirs esthétiques pour les aficionados, ou les mélomanes en général ?

70Pour approfondir cette étude, on pourrait encore s’essayer à chanter ces polo et caña sur d’autres palos, par exemple celui de la soleá, dont il semblerait qu’ils soient historiquement et esthétiquement proches, mais sans exclusivité. La mise à l’épreuve de nos traductions dans la danse pourrait encore donner des résultats intéressants, à considérer que la danse est bien dans le flamenco une interprétation du chant : quelles conséquences pour le placement rythmique, pour la perception du sens et son éventuelle transformation par le geste, quels déplacements culturels ? Enfin, à plus long terme, un prolongement est envisagé avec la mise en musique de nos traductions dans un style non flamenco : c’est ce à quoi s’emploie actuellement Justin Bonnet, directeur du chœur de chant traditionnel La Note Jaune.

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RIEGLER, A.-S. (2022). Le polo et la caña de la Antología del cante flamenco de Perico el del Lunar : enjeux de transcription, de traduction et de chantabilité. Fédérer Langues, Altérités, Marginalités, Médias, Éthique, (2). https://doi.org/10.25965/flamme.408

Autor
Anne-Sophie RIEGLER
Anne-Sophie Riegler est docteure en philosophie de l’Université de recherche Paris-Sciences-et-Lettres. Elle a soutenu en 2018 une thèse intitulée Les Enjeux d’une esthétique du flamenco. Étude analytique et critique du duende. Ses recherches portent sur l’esthétique de la musique et de la danse, ainsi que sur la traduction du chant flamenco. C’est à ce titre qu’elle codirige l’atelier de traduction Trad. Cant. Flam. au sein du laboratoire EHIC, dont elle est membre associée. Ses recherches sont étroitement liées à sa pratique de la danse flamenca et du chant traditionnel. Elle enseigne par ailleurs la philosophie en sections d’arts appliqués.
Membre associée d’EHIC, Université de Limoges
annesophie.riegler@gmail.com
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