Diderot et les Antilles : nouvelle sensationnelle d’un tremblement de terre en 1770 dans son Voyage à Bourbonne et à Langres Diderot and the West Indies: incredible news about the earthquake in his 1770 Voyage à Bourbonne et à Langres

Odile Richard 

https://doi.org/10.25965/flamme.227

Dans le récit d’un voyage qu’il fait en terre natale, Voyage à Bourbonne et à Langres (1770), Diderot se prend à rêver, en commentant les origines souterraines du thermalisme local, aux dimensions gigantesques du globe terrestre, à ses interconnexions, et aux incidences potentielles d’un récent et mystérieux tremblement de terre aux Antilles sur notre continent européen. Ses intuitions scientifiques y sont aussi un poème à l’éloge de la Nature et une réflexion sur ses origines.

In the account of a journey he made to his native land, Voyage à Bourbonne et à Langres (1770), commenting on the underground origins of local thermalism, Diderot dreams about the gigantic dimensions of the globe, its interconnections, and the potential impacts on our European continent of a recent and mysterious earthquake in the West Indies. His scientific intuitions are also a poem in praise of Nature and a reflection on its origins.

Índice
Texto

Introduction

1Dans un texte peu connu de Diderot relatant un bref séjour effectué dans sa région natale à l’été 1770 (Voyage à Bourbonne et à Langres), le philosophe relate les quelques affaires qui l’y ont attiré, malgré sa répugnance légendaire à voyager. Il s’agit primo de régler à Langres le mariage de sa fille Angélique avec Abel-François Caroillon de Vandeul, fils d’un ami de la famille Diderot, et d’y intéresser moralement son frère le chanoine Didier-Pierre Diderot, oncle d’Angélique. Pour ce faire, une réconciliation est nécessaire entre le frère dévot et l’encyclopédiste athée, opération qui hélas échouera. Secundo, le voyage est censé évoluer en partie de plaisir, lorsque l’encyclopédiste se propose de rejoindre pour quelques jours à Bourbonne, petite station thermale des environs très en vogue à l’époque, son ami Grimm accompagné de Mme de Maux et sa fille. Précisons que Diderot possède quelques vues galantes sur la mère, dame cultivée tenant salon, et recevant à Paris tant le milieu du théâtre qu’elle connaît par son père l’acteur Quinault, que celui des encyclopédistes. Hélas, là encore les choses ne suivront pas le cours attendu. La dame s’entiche d’un jeune curiste noble, Monsieur de Foissy, de la suite du duc de Chartres, futur duc d’Orléans, avec qui elle rentrera à Paris. Le philosophe, que l’on peut alors imaginer livré à lui-même, erre dans Bourbonne à la recherche d’un divertissement, s’efforçant de tromper par l’enquête scientifique la déception amoureuse, aggravée d’une mélancolie singulière. Bourbonne est en effet le lieu de cure que son père, venu par deux fois jadis soigner un mal incurable, quitta pour ne point y revenir : il ne revit jamais non plus son fils (Richard-Pauchet, 2021).

Note de bas de page 1 :

Nous avons déjà présenté cette anecdote lors d’un séminaire du CRIHAM (Université de Limoges) consacré aux « Nouvelles qui viennent de loin » organisé par l’historien Albrecht Burkardt les 9 et 10 avril 2019.

2On étudiera ici, dans l’effort du philosophe pour dissiper son chagrin par quelques notations scientifiques, la curieuse émergence d’une anecdote « venue de loin », relatant un récent et mystérieux tremblement de terre aux Antilles amené par l’évocation du sous-sol et des eaux brûlantes de Bourbonne-les-Bains1. Mystérieuse à double titre, cette anecdote est en effet mal située dans l’espace et le temps, imprécision que nous tenterons de dissiper. Nous essaierons aussi de comprendre la raison de cette curieuse insertion exotique au sein d’un récit de voyage si peu éloigné de Paris, et nous en proposerons une interprétation poétique.

1. Le Voyage à Bourbonne…, récit de voyage et traité de géologie

Note de bas de page 2 :

Voir aussi (Buzon et Richard-Pauchet, 2017, introduction) et (Richard-Pauchet, 2012, p.183-199). Mais aussi (Pépin, 2017) et enfin (Goulemot, 1996).

Le système le plus raisonnable sur les eaux thermales en général, c’est que ce sont des eaux courantes ordinaires qui sont conduites dans leur cours sur de grands amas de substances pyriteuses, ou peut-être sur d’immenses débris de volcans souterrains où elles excitent la chaleur qu’elles prennent et conservent en entraînant avec elles une portion des matières qu’elles ont dissoutes (Diderot, 2013, p. 39)2.

Note de bas de page 3 :

Douges : douches.

3Après avoir décrit l’économie balnéaire de la petite cité thermale de Bourbonne, ses us et coutumes, ses environs et ses assez pauvres distractions, Diderot tente d’élucider la formation géologique des eaux chaudes souterraines que l’on consomme journellement à la source et dont on use en bains ou en « douges »3. Il procède avec les moyens rudimentaires dont dispose la science à l’époque et quelques brillantes intuitions personnelles. Ses références sont notamment les articles TREMBLEMENTS (Diderot et d’Alembert, 1765, vol. XVI, p. 580b) et VOLCANS (Diderot et d’Alembert, 1765, vol. XVII, p. 443b) de l’Encyclopédie, dus au baron D’Holbach, qui possède une formation de chimiste et de minéralogiste, mais aussi les travaux du célèbre chimiste Gabriel Venel, du docteur Roux, rédacteur du Journal de Médecine, et du docteur Chevalier, un temps affecté à l’hôpital militaire de la station thermale, qui s’est principalement développée sous l’effet des guerres de conquête de Louis XIV (Pépin, 2013). Après avoir posé ces quelques hypothèses, il développe soudain, en une vaste hypotypose, une évocation de la « marche » de notre planète, sa formation, son évolution et même son risque de disparition, mouvement rhétorique amené semble-t-il par la réception de la nouvelle récente d’un tremblement de terre en Martinique :

Note de bas de page 4 :

C’est nous qui soulignons.

Note de bas de page 5 :

Diderot amplifie, par poésie, la vitesse de l’aplatissement des pôles décrit par Buffon (1749) dans son Histoire naturelle, générale et particulière, traitant de l’origine et de l’âge de la Terre (tome premier, Théorie de la Terre), ainsi que celle des autres mouvements géologiques évoqués. Voir aussi (Thomas, 2012).

Combien de vicissitudes dans l’espace immense qui s’étend au-dessus de nos têtes ? Combien d’autres dans les entrailles profondes de la terre ? Une rivière nécessaire au mouvement des moulins à sucre, à l’arrosement des terres plantées de cannes et à la subsistance des habitants, vient de disparaître à la Martinique, dans un tremblement de terre et de rendre une contrée à l’état sauvage4. Les mers et la population marchent. Un jour il y aura des baleines où croissent nos moissons, des déserts où la race humaine fourmille. Les volcans semblent communiquer de l’un à l’autre pôle. Lorsque l’un mugit en Islande, un autre se tait en Sicile ou parle dans les Cordillères. Les entrailles de la terre sont fouillées de cavités immenses où des masses énormes d’eaux vont ou iront s’engloutir. Le feu a creusé des réservoirs à l’eau ; ces réservoirs un temps vides, un autre temps remplis, ou sont à découvert comme nos lacs, ou attendent que la croûte qui les couvre se fonde, se brise et les montre. Les extrémités de notre demeure s’affaissent, l’Équateur s’élève par une force qui va toujours en croissant. Ce que nous appelons notre globe tend sans cesse à ne former qu’un mince et vaste plan5. Peut-être qu’avant que d’avoir pris cette forme, il ira se précipiter dans l’océan de feu qui l’éclaire […] (Diderot, 2013).

4On comprend d’abord, à travers cette description imagée, un peu grandiloquente (et aux accents, par anticipation, de Jules Verne (1864), auteur du Voyage au centre de la Terre) que Diderot se représente le sous-sol terrestre de l’Est de la France (ainsi que ses sources chaudes situées à une vingtaine de kilomètres au Nord-Est de sa ville natale, Langres), comme étant pris dans un vaste système de communication souterrain, allant potentiellement jusqu’aux Amériques. On apprend aussi qu’un cataclysme aurait eu lieu à la Martinique, au printemps de 1770. Cet événement, pourtant très lointain géographiquement, semble l’avoir presque autant bouleversé que Voltaire face au tremblement de Terre de Lisbonne en son temps (1755). Le texte est-il ici contaminé par le Poème (Voltaire, 1877, p. 470-479) du maître de Ferney, paru l’année du désastre ? L’émotion de l’encyclopédiste, toutefois, ne porte pas sur l’injustice divine, et pas seulement sur le caractère de catastrophe humanitaire de l’événement (« rendre une contrée à l’état sauvage ») mais aussi sur les risques économiques qu’il fait courir à la région. La disparition potentielle d’« [u]ne rivière nécessaire au mouvement des moulins à sucre, à l’arrosement des terres plantées de cannes et à la subsistance des habitants »), nous montre en effet comment il associe étroitement les deux phénomènes.

2. Un événement mystérieux, voire imaginaire ?

Note de bas de page 6 :

Ce texte, initialement destiné à la Correspondance littéraire, gazette à la main diffusée par l’ami Grimm, ne sera publié que tardivement, dans l’édition posthume d’un choix de textes de Diderot, Mémoires, correspondances et ouvrages inédits de Diderot (Paulin, 1731).

5La difficulté que pose le texte toutefois consiste dans l’identification réelle de l’événement, qui ne semble pas historiquement consigné à la date, même approximative, suggérée par l’encyclopédiste (« vient de disparaître à la Martinique »). L’auteur, qui rédige en effet son voyage à la fin de l’été 17706, voire à l’automne, comme le montre sa correspondance parallèle (Diderot, 2013, p. 21 et 93-122), suggère en effet par ce passé proche une période élargie de quelques mois, eu égard à la lenteur des informations, mais guère au-delà. Or si l’on se réfère à l’étude de Jean Vogt (2002), seule source solide et complète sur le sujet (Vogt, 2002), aucun séisme n’est documenté cette année-là dans l’île de la Martinique. On recense en revanche à cette époque, dans différentes îles proches au sein des Caraïbes, plusieurs phénomènes dont les caractéristiques difficiles à analyser et les témoignages ont pu se contaminer réciproquement. Nous tenterons d’en donner une vue d’ensemble la plus exacte possible.

● Différents phénomènes terrestres et maritimes : éboulements seuls versus glissements de terrain et tsunami dus à des tremblements de terre

6Tous ces phénomènes sont difficiles à distinguer, à l’époque, qu’ils soient issus de phénomènes climatiques (fortes pluies…), ou bien d’un véritable mouvement sismique, ou encore des deux types de phénomènes conjoints. Jean Vogt (2002), qui a dépouillé gazettes locales en français et en anglais, remarque que les « [é]boulements et glissements se traduisent à l’occasion par des barrages. Une fois c’est le cas à la Jamaïque en 1692, avec des descriptions très précises. En Hispaniola [Haïti] voici, en 1751, cet écho à propos d’une rivière à Cul-de-Sac: ‘… the top of that mountain crumbled away and choked up a river which has since taken another course’, Gentleman’s Magazine, 1752 » (Vogt, 2002, p. 2).

7Les glissements de terrain, en particulier, possèdent scientifiquement une cause floue : « Bien plus que les éboulements, les glissements posent des problèmes de diagnostic. Déclenchés par un séisme, ils sont souvent préparés par de fortes pluies. C’est le cas à la Jamaïque pour de forts glissements qui se produisent lors du séisme de 1692 ainsi qu’en 1957, à une échelle bien plus modeste, lord d’un événement mineur dont il ne sera plus question » (Vogt, 2002, p. 2). Bien entendu, les Antilles n’échappent pas à la confusion classique qui veut que plus d’un glissement soit présenté lui-même comme un « tremblement de terre », c’est-à-dire que l’on confond la cause avec la conséquence. « C’est les cas vers la fin du XVIIIe siècle, du glissement mémorable qui affecte le Nord-Est de la Barbade et qui se poursuit d’ailleurs aujourd’hui » (Vogt, 2002, p. 2). Le tremblement de terre comporte une autre conséquence gravissime, le tsunami : « À la Martinique en 1767, dans le contexte d’un tremblement de terre modeste, on observe à la Trinité (Côte Est) que …la mer s’est retirée de trois pieds au-dessous de son niveau et a remonté ensuite de trois pieds au-dessus, par trois fois de suite dans l’intervalle de trente minutes… » (Affiches Américaines, 1767, Vogt, 2002, p. 3)

● Dans quelle île ?

8L’importance des tsunamis aux Antilles prêcherait en faveur de la localisation de notre séisme dans cette zone : « Les Antilles sont un domaine par excellence des tsunamis, souvent destructeurs […]. Il importe de distinguer, selon la localisation de l’épicentre, en particulier au large des côtes, des tsunamis d’une certaine cohérence avec les effets directs des séismes, et des tsunamis plus spectaculaires et plus destructeurs que ces derniers » (Vogt, 2002, p. 3). Mais de quelle île s’agit-il exactement ? Le cas de la Martinique (1767), cité ci-dessus, est intéressant, mais ne correspond pas vraiment à la date évoquée par Diderot (1770).

● À quelle date alors ?

9Les dépouillements de 1770 ne donnent qu’Haïti comme théâtre de ce type de drame. Il reste alors à interpréter les informations éparses relatives au tsunami qui accompagne le tremblement de terre de Cul de Sac (Haïti) en 1770, pour repérer un phénomène de destruction tel que celui décrit par Diderot. Deux exemples :

10C’est sans doute à la région de Léogane que se rapporte l’information suivante : « la mer s’est élevée considérablement, a inondé la plaine et détruit les productions… » (Gazette d’Utrecht, 1770, Vogt, 2002, p. 3).

11Ou encore : « La partie de Grand Goâve voisine de la mer a été presque entièrement submergée… » (Manuscrit C 9 A/138, Vogt, 2002, p. 3)

12Mais, plus intéressant pour nous, à propos du séisme de 1771, situé à la Martinique, à Sainte-Lucie, etc., nous apprenons que : « … on n’en avait point éprouvé de si violents depuis 1727 » (Verdun de la Crenne, 1778, Vogt, 2002, p. 4).

13Si l’on rassemble alors toutes les informations fournies par Jean Vogt, on constate qu’il a pu y avoir, dans l’esprit de Diderot, contamination entre trois nouvelles diffusées par trois sources :

  1. À la Martinique en 1767, un tremblement de terre engendrant un tsunami, qu’on observe à la Trinité (Côte Est) : « …la mer s’est retirée de trois pieds au-dessous de son niveau et a remonté ensuite de trois pieds au-dessus, par trois fois de suite dans l’intervalle de trente minutes… » (Affiches Américaines, 1767).

  2. Le tremblement de terre de Cul de Sac (Haïti) en 1770 (région de Léogane) : « la mer s’est élevée considérablement, a inondé la plaine et détruit les productions… » (Gazette d’Utrecht, 1770).

  3. Le séisme de 1771 (sans caractérisation), à la Martinique et à Sainte-Lucie (Verdun de la Crenne, 1778).

3. Essai d’interprétation

14Cette confusion, peu glorieuse pour la méthode de l’encyclopédiste, est toutefois riche d’enseignements pour qui tente d’analyser l’insertion de ce fait divers lointain au sein d’un récit de voyage à caractère mi-scientifique, mi-intimiste. D’abord, l’effet d’éloignement et la lenteur des nouvelles jouent leur rôle dans l’inexactitude de la chose rapportée. Par ailleurs, une réécriture du texte et des ajouts possibles en 1771 pourraient justifier cette contamination. La nouvelle citée par Diderot en effet, qui paraît faire appel à un fait tout récent (« une rivière […] vient de disparaître à la Martinique »), prêcherait en faveur d’un ajout à caractère conclusif ou généralisant en 1771, au sein du texte de 1770. Il semble également nécessaire à l’auteur d’authentifier son récit par l’adjonction d’un fait divers remarquable, potentiellement connu de tous. Il peut s’agir enfin d’éveiller l’intérêt de son lectorat pour sa propre région, assoupie mais chère à son cœur, en jouant sur l’effet de miroir « Est de la France/Antilles », effet qui viendrait lustrer l’image de ces confins de la Champagne par une comparaison avec la riche terre martiniquaise, de colonisation récente, toute auréolée de gloire et de mystère. D’un bout à l’autre de la terre se dérouleraient donc, à des époques diverses, les mêmes phénomènes spectaculaires, quel que soit l’isolement ou l’intérêt intrinsèque de la région.

Note de bas de page 7 :

Au cours du séminaire cité plus haut, l’historien Vincent Cousseau (Université de Limoges, CRIHAM), dans sa communication sur « Le grand ouragan de 1780 aux Antilles », a évoqué le bénéfice « moral » et même économique que la colonisation pouvait tirer de telles représentations apocalyptiques, en s’appuyant notamment sur l’ouvrage de Raynal, Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes (1780) auquel a contribué Diderot, et sur l’une de ses illustrations par Moreau le Jeune, montrant comment « des arbres aussi anciens que le monde sont détruits et dispersés ». L’ouragan, selon l’historien, n’a pas que de mauvais côtés, puisqu’il s’inscrit dans un cycle de la vie : la nature reprendra ensuite ses droits. C’est un événement climatique mais pas une punition divine. « C’est à l’homme de retracer les faits et aux savants de retrouver les causes ». C’est ainsi que la nature fait payer ses richesses puisées dans le nouveau monde. Les sources de V. Cousseau, outre celles de correspondances de familles de négociants, sont notamment La Gazette américaine de Saint-Domingue.

15De plus, l’allusion à cette terre exotique participe d’une recherche de sensationnel et même de merveilleux déjà cultivée dans les articles de l’Encyclopédie dont Diderot s’inspire pour cette évocation. En rupture avec le style catastrophiste de Voltaire, il s’agirait pour Diderot de magnifier la Nature pour pouvoir minimiser le rôle de la Providence sur les éléments. Or la riche terre antillaise, mal connue des métropolitains mais vantée des colons, se prête à merveille à la mise en scène à grands effets d’un Eldorado à la nature capricieuse, aussi généreuse que dévastatrice7. D’Holbach, l’athée intransigeant auteur du Système de la Nature (paru anonymement en 1770 et auquel Diderot a prêté la main), use déjà de ce même style dans son article TREMBLEMENTS de TERRE (1765) pour décrire une terre à volcans proche de celle évoquée par son collègue :

Note de bas de page 8 :

Voir annexe en fin d’article.

[…] De tous les phénomènes de la nature il n’en est point dont les effets soient plus terribles & et plus étendus que ceux des tremblements de terre ; c’est de leur part que la face de notre globe éprouve les changements les plus marqués & les révolutions les plus funestes ; c’est par eux qu’en une infinité d’endroits il ne présente aux yeux du physicien qu’un effrayant amas de ruines & de débris ; la mer soulevée du fond de son lit immense ; des villes renversées, des montagnes fendues, transportées, écroulées ; des provinces entières englouties ; des contrées immenses arrachées du continent ; de vastes pays abîmés sous les eaux, d’autres découverts et mis à secs ; des îles sorties tout-à-coup du fond des mers ; des rivières qui changent de cours, &c. tels sont les spectacles affreux que nous présentent les tremblements de terre […]8 (Diderot et d’Alembert, 1765, vol. XVI, p. 580b).

16C’est à cette évocation terrible que, de toute évidence, Diderot emprunte les images très spectaculaires des éléments bouleversés, celles des terres devenues mers et réciproquement, selon une vision prophétique qui culmine dans l’énoncé : « Un jour il y aura des baleines où croissent nos moissons… » (Diderot, 2013, p. 39). C’est aussi à l’article TREMBLEMENTS de TERRE qu’il emprunte le détail des « rivières qui changent de cours » et qui, dans le Voyage à Bourbonne…, sont vouées à la disparition pure et simple, après avoir rendu d’indispensables services agricoles (« Une rivière nécessaire au mouvement des moulins à sucre […] vient de disparaître à la Martinique » (Diderot, 2013, p. 39). Enfin la topographie, la fertilité ainsi que les risques de tsunamis qui la menacent sont bien connus de l’encyclopédiste grâce l’article consacré à cette île par son collègue Le Romain :

Note de bas de page 9 :

Voir annexe en fin d’article.

Cette île peut avoir 60 lieues de circuit, sa longueur est d’environ 25, sur une largeur inégale, étant découpée par de grandes baies, au fond desquelles sont de belles anses de sable, & de très-bons ports couverts par de longues pointes qui avancent beaucoup en mer ; les rivages de l’île sont défendus par des rochers & des falaises qui en rendent l’aspect formidable ; quant à l’intérieur du pays il est occupé par de très hautes montagnes, dont les intervalles forment de grands vallons remplis d’épaisses forêts, & arrosés d’un grand nombre de rivières & de torrents, dont l’eau est communément excellente […]
Quant à ses vaisseaux, ils hivernent « dans le carénage du Fort-Royal pour être plus en sûreté contre les ouragans & les raz de marée, très fréquents pendant cette saison9. (Diderot et d’Alembert, 1765, vol. X, p. 167a)

Note de bas de page 10 :

Diderot n’est pas lui-même sans s’intéresser personnellement aux colonies d’Amérique. Vallet de Fayolle, le neveu de sa maîtresse Sophie Volland, est en effet envoyé à Cayenne en Guyane en 1763, pour y être nommé commis principal à la comptabilité, sur la recommandation du philosophe auprès de M. Dubucq, premier commis de la marine chargé du département des colonies. Celui-ci deviendra, en compagnie de Diderot, un habitué du salon de Mme Necker, à partir de 1765 (Diderot, 2020).

17L’historien Vincent Cousseau, étudiant lors du séminaire cité plus haut, en 2019, « Le grand ouragan de 1780 aux Antilles », évoque le plus grand cyclone de l’Ancien Régime (20 000 morts) comparable aux plus grands séismes connus (250 000 personnes en Haïti en 2010). Il présente les Antilles comme des terres à risque connaissant des épisodes de force 5 (notamment en 1766, 1776, 1780), conformément à l’image qu’en donna Diderot dans son « entrefilet ». On déplore à chaque fois, lors de ces épisodes, non seulement des victimes humaines, mais aussi des destructions de ports et de villes portuaires, de moulins et de sucreries, des récoltes perdues, des canaux d’irrigation et des digues à refaire, des planteurs qui s’endettent auprès des négociants. Le flux d’informations, très efficace par bateaux – car il ne connaissait que six semaines d’écart avec la métropole – se révèle plus efficace que les nouvelles venues du Limousin (les intérêts économiques étant moindres), et rend alors crédible la nouvelle répandue par Diderot du séisme de 1771, renforcée par la réputation déjà bien établie de cette zone du monde10.

Conclusion

Note de bas de page 11 :

On doit à d’Holbach non seulement les articles TREMBLEMENTS DE TERRE et VOLCANS, mais aussi SOUFRIÈRE (La) (Diderot et d’Alembert, 1765, vol. XVI, p. 402b), rédigés du point de vue de l’Histoire naturelle et de la Minéralogie (voir annexes en fin d’article).

18Ainsi le style de Diderot, dont nous soulignions au début de cette étude les accents de Jules Verne (par anticipation) et qui paraissait contredire plutôt qu’accréditer la véracité des faits rapportés, a pu au contraire constituer une source d’inspiration pour le romancier féru de sciences du XIXe siècle. Ce style emphatique et même prophétique, qui n’aurait plus cours de nos jours dans une étude scientifique, a lui-même été fécondé par les quelques articles de l’Encyclopédie qui ont visiblement renseigné Diderot sur des questions de géographie, de sismologie et de minéralogie pour étudier le sous-sol de Bourbonne-les-Bains. Appuyé sur les travaux de son ami d’Holbach, lui-même honorable connaisseur de la topographie des Antilles11, le philosophe a pu alors se livrer à une rêverie sur les profondeurs de la terre et les mouvements de la planète, habité visiblement qu’il était par un questionnement sur ses origines. Nul ne revient en effet impunément en terre natale sans s’interroger sur le passé de ses ancêtres, de ses pères, et sur l’angoisse de la mort qui nous saisit parfois au moment même où l’on se projette, en les mariant, dans l’avenir de ses propres enfants. La Martinique, comme l’Islande, la Sicile, les Cordillères, toutes ces terres aux paysages grandioses et aux noms évocateurs, peuvent alors préfigurer dans ce texte mi-scientifique, mi-intimiste, les quatre coins du monde à l’étude duquel s’est voué l’encyclopédiste et qu’il lègue à sa descendance, sans préjuger de son absolue pérennité scientifique, mais à coup sûr, de son retentissement moral et poétique.

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Richard, O. (2021). Diderot et les Antilles : nouvelle sensationnelle d’un tremblement de terre en 1770 dans son Voyage à Bourbonne et à Langres. Fédérer Langues, Altérités, Marginalités, Médias, Éthique, (1). https://doi.org/10.25965/flamme.227

Autor
Odile Richard
Odile RICHARD est Maître de conférences HDR en Littérature française du XVIIIe siècle à l’Université de Limoges. Elle en explore les écrits sensibles et les écritures intimes : correspondances de Charles de Brosses, de Diderot, de Rousseau, de Mme d’Épinay, romans épistolaires. Vice-présidente de la Société Diderot, elle contribue aussi à la revue Épistolaire. Elle est également la directrice-adjointe d’EHIC.
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