Frédéric RÉGENT, Les maîtres de la Guadeloupe propriétaires d’esclaves 1635-1848, Paris, Tallandier, 2019, 427 p., ISBN : 979-1021-03666-6

Vincent Cousseau 

Texte

1Spécialiste reconnu de l’histoire des Antilles françaises, F. Régent propose une version remaniée de son habilitation à diriger des recherches, soutenue en 2018 à la Sorbonne, et élégamment mise en page par les éditions Tallandier. Après avoir étudié dans ses ouvrages précédents les esclaves et les libres de couleur, il livre ici une histoire de la Guadeloupe vue par le haut, à partir de l’élite coloniale. À cette fin, l’auteur a sélectionné quatre familles (Caniquit, Douillard, Paviot, Ruillier) présentes dès le début de la colonisation en 1635. Il en a suivi les trajectoires de l’apogée pré-révolutionnaire jusqu’à la seconde abolition de 1848. Le traitement chronologique est mené de façon assez égalitaire, chaque génération faisant l’objet d’un chapitre propre, malgré une documentation archivistique inégale. La recherche a été réalisée à partir de sources primaires nombreuses et diversifiées (notariat, registres paroissiaux, enquêtes et recensements…), assurant au lecteur des informations solidement étayées et une analyse ancrée dans la réalité vivante de la société guadeloupéenne.

2Comprendre une société esclavagiste nécessite de s’intéresser à ceux qui l’organisent et la structurent à leur profit, en l’occurrence les détenteurs de l’appareil productif, qui possèdent aussi la main-d’œuvre à titre de « maître ». Ce terme s’applique également aux petits propriétaires d’esclaves du monde de l’artisanat et même du commerce, concentrés dans les villes de Pointe-à-Pitre et de Basse-Terre. Toutefois, la majorité des possesseurs d’esclaves sont des propriétaires fonciers, et à ce titre, des « Habitants », terme qui désignait les propriétaires d’« Habitations », correspondant à des exploitations agricoles intégrées. Dans l’imaginaire collectif, les maîtres sont souvent assimilés aux « colons » ou encore aux « Blancs » des colonies en général, pour des raisons qui remontent au moins à la fin du XVIIIe siècle. À cette époque, il s’est en effet forgé la représentation paradigmatique du propriétaire d’habitation-sucrerie opulent vivant de ses rentes, soit à Paris ou dans une grande ville portuaire, soit en potentat sur son domaine. Cette représentation correspondait à ce que l’on pouvait observer couramment en métropole où se concentraient les colons les plus riches, mais aussi aux descriptions de nombre de voyageurs aux Antilles qui bénéficiaient bien souvent de leur hospitalité sur place. Elle répondait notamment à l’image de réussite que ces colons voulaient donner d’eux-mêmes en métropole et accréditait l’idée de l’importance cruciale des possessions coloniales pour le royaume. Paradoxalement, les dénonciations croissantes de l’esclavage et de la traite à partir des années 1770 ont à leur tour contribué à enraciner l’idée d’opulence des colons en contraste avec la misère de la condition servile. Jusqu’à aujourd’hui, cette représentation univoque et d’essence socio-politique a effacé l’hétérogénéité du monde des maîtres, que F. Régent restitue en reprenant le dossier par cette étude de terrain.

3Le plan suivi par l’auteur est de type chrono-thématique, avec un chapitre consacré à chaque génération sur des durées variables allant d’une douzaine d’années (pour la période révolutionnaire) à une cinquantaine d’années (pour le début du XIXe siècle). Le jeu d’échelles entre des histoires familiales particulières et les grandes évolutions économiques et politiques permet de connecter les réalités de terrain à l’évolution générale de l’île, et ainsi de suivre au plus près des acteurs les mutations sociales, démographiques et économiques de la colonie.

4La première génération étudiée est celle des colons venus de l’île de Saint-Christophe ou directement de Normandie, d’où partaient les navires de la Compagnie des Îles de l’Amérique. Les nouveaux arrivants s’installent d’eux-mêmes sur des terres non cultivées, la présence autochtone étant limitée à quelques milliers d’Amérindiens pratiquant peu l’agriculture. La main-d’œuvre est alors constituée essentiellement d’engagés venus d’Europe par contrat et d’esclaves encore peu nombreux. Le très faible nombre de femmes européennes incite les Français au concubinage, voire au mariage, avec des femmes amérindiennes ou africaines. De là se produit un métissage primordial, bien attesté par la documentation contemporaine, mais souvent refoulé par les descendants bien établis. Dès le milieu du XVIIe siècle, la naissance d’enfants métissés et quelques affranchissements (on dénombre ainsi quatre maîtres de case noirs en 1664) annoncent déjà la complexité en germe de la société guadeloupéenne.

5La deuxième génération est celle de la transition agricole du tabac vers le sucre. Le tarissement du nombre d’engagés trouve sa solution avec leur remplacement par des esclaves, qui constituent la majorité de la population dès les années 1660. Ce basculement conduit la monarchie à encadrer l’esclavage, d’abord en 1664, puis en mars 1685. Ce dernier édit, baptisé Code noir par un éditeur en 1718, est inspiré par le droit romain et fixe la distinction entre esclaves et libres. F. Régent rappelle que ses objectifs fondamentaux sont de sécuriser les habitations en tant qu’exploitations, d’imposer le catholicisme et de moraliser les maîtres, non de créer une société racialisée.

6La révolution sucrière de la seconde moitié du XVIIe siècle entraîne une hiérarchisation croissante entre les propriétaires. D’un côté, les planteurs sucriers possèdent plusieurs dizaines voire centaines d’esclaves, de l’autre, des propriétaires en sont dépourvus, tandis qu’entre ces extrêmes se situent les petits maîtres non sucriers. La production de sucre nécessite en effet des surfaces et des capitaux importants et la capacité à résister aux variations de cours et aux cataclysmes naturels. La rente coloniale apparaît risquée et aléatoire, davantage par exemple que la rente foncière en métropole, même si une législation protectrice rend l’habitation coloniale quasiment insaisissable. L’endettement, réel, et la peur du déclin entraînent un repli des grands maîtres sur leur propre milieu, d’où une endogamie croissante qui permet, par des renchaînements d’alliance, de protéger le patrimoine. L’ouverture matrimoniale, consentie pour son apport de capital, est limitée à quelques « Européens » (terme désignant les Français de métropole), qui parviennent par cette voie à s’établir. De fait, seuls les nobles et bourgeois peuvent espérer convoler avec des filles d’habitants sucriers, tandis que les Français les plus modestes s’unissent avec des filles de maîtres métissés plus modestes, choix matrimonial en revanche inimaginable pour les Blancs créoles qui y voient une mésalliance.

7À partir de la guerre de Sept Ans (1756-1763), les sources permettent d’obtenir une vue plus détaillée du groupe des maîtres. Sans surprise, les habitations sont détenues en majorité par des Blancs et sont en moyenne plus importantes que celles des propriétaires de couleur, métissés ou noirs, qui représentent tout de même un quart des propriétaires dans les Grands-Fonds. Le maintien des cultures dites secondaires (indigo, café, coton, cacao…), qui occupent plus de la moitié des esclaves, explique la présence de nombreux petits maîtres de niveau intermédiaire, souvent blancs mais de plus en plus de couleur. Outre les écarts économiques, l’ascendance devient un puissant facteur de clivage parmi les propriétaires, avec la mise en place d’une réglementation discriminatoire entre libres de couleur et Blancs qui se renforce pas à pas durant la génération qui précède la Révolution. Être « réputé blanc » devient nécessaire pour être reconnu de plein droit comme membre du groupe dominant. L’accusation d’une ascendance de couleur devient infamante, comme l’illustre l’affaire Caniquit en 1768, comparable à l’affaire Larcher au même moment en Martinique. Pour les propriétaires métissés clairs, l’enjeu est d’« enjamber » la ligne de couleur. Pour les habitants sucriers blancs, la « noblesse de peau » constitue un moyen de sécurisation de leur position dominante. Ce processus de fermeture, souligne F. Régent, rappelle la réaction nobiliaire de la fin de l’Ancien Régime, qui cherche au même moment à préserver ses positions face à la bourgeoisie montante. Pour la monarchie, la mise en place d’une barrière de couleur permet de fragmenter le groupe des propriétaires, et répond ainsi à l’objectif politique de prévention de l’autonomisme colon.

8La période révolutionnaire, scrutée avec précision au long de deux chapitres, s’avère houleuse pour les maîtres de la Guadeloupe. Les propriétaires ont des intérêts divergents, ceux de couleur réclamant l’égalité juridique et politique, les autres, en particulier les habitants sucriers, la liberté du commerce. Ces derniers, lourdement endettés auprès des négociants métropolitains, attendent beaucoup d’un nouvel état des choses pour retrouver leur lustre. La rivalité économique entre négociants et planteurs se double ainsi très vite d’une rivalité politique, les premiers soutenant la Révolution, surtout dans sa première phase, les seconds s’orientant vers une défense de la monarchie, quitte à mobiliser leurs propres esclaves et à s’appuyer sur l’Angleterre. Toutefois la sensibilité révolutionnaire « patriote » touche aussi certains maîtres, tel le très actif habitant sucrier Coquille Dugommier, pour l’essentiel les habitants modestes et intermédiaires, vivriers et caféiers. En effet, la mise en place de la République correspond aux intérêts des propriétaires intermédiaires, spécialement de ceux de couleur. L’expédition de Victor Hugues, commissaire de la République arrivé dans l’île en juin 1794, met en déroute en quelques mois les forces contre-révolutionnaires avec l’aide des forces locales et permet d’imposer le décret d’abolition voté par la Convention en début d’année (4 février 1794). De nombreux grands planteurs sont alors tués, mais moins selon F. Régent qu’on ne l’écrit souvent. Beaucoup d’autres s’exilent, en emmenant avec eux des milliers de leurs esclaves, et voient leurs biens séquestrés. Les autres maîtres restés dans l’île participent à la mise en place du nouveau système de travail, souvent proche du travail forcé. Malgré la surveillance de V. Hugues et de ses agents, les nouveaux citoyens ci-devant esclaves restent donc des cultivateurs aux conditions d’existence difficiles. Cette expérience se clôt par la restauration de l’ordre colonial traditionnel en 1802. Les grands propriétaires émigrés reprennent alors possession de leurs terres, non sans difficultés, grâce à l’administration et à l’armée du Consulat. Mais la douzaine d’années de perturbations a détérioré la situation, si bien que même les maîtres les plus puissants s’en trouvent affaiblis.

9Avec le retour à la paix en 1815, la reprise des affaires ouvre un nouveau cycle d’expansion d’une vingtaine d’années qui permet la relance de la production phare, le sucre. Toutefois, dans les années 1830, l’endettement des planteurs s’aggrave du fait d’une perte de compétitivité face à la concurrence internationale, notamment américaine (Cuba, Brésil, États-Unis…) et à celle de la betterave à sucre française. Bien que fondée sur l’esclavage, l’économie guadeloupéenne n’est déjà plus compétitive avant même l’abolition. La puissance des grands habitants décline malgré quelques tentatives de modernisation technique, par exemple autour de Souques avec l’établissement de l’usine centrale de La Trinité. Mais l’importance des capitaux nécessaires entraîne la faillite des propriétaires sucriers modestes, voire leur disparition avec la nouvelle législation facilitant les saisies. L’externalisation d’une partie du processus productif fait reculer l’habitation, comme lieu de production et lieu de vie intégrés, au profit de la plantation, simple espace agricole. Avant l’abolition, le délitement de la classe des anciens maîtres est déjà entamé. Il va s’accélérer dans les décennies suivantes au profit d’investisseurs extérieurs, issus de sociétés métropolitaines ou encore par des blancs créoles de Martinique. Parallèlement, les propriétaires de couleur deviennent de plus en plus nombreux, comme à l’Anse Bertrand. Ils sont toutefois le plus souvent de modeste condition, et parfois sortis récemment de l’esclavage à l’occasion des nombreux affranchissements encouragés par la monarchie de Juillet.

10En conclusion, F. Régent revient sur la seconde abolition en rétablissant la chronologie des faits et en soulignant à la fois le rôle des luttes antiesclavagistes et celui de Victor Schœlcher. Ces rappels permettent de mettre à distance les manipulations dont cet événement fondateur a fait l’objet par la suite, du XIXe siècle jusqu’à l’iconoclasme qui sévit actuellement aux Antilles. Sur ce point comme sur d’autres, on ne peut que souligner la clarté du propos et de la démarche de l’auteur : étudier et analyser avec recul, en laissant au lecteur le soin de s’approprier les résultats exposés. L’ouvrage réintroduit ainsi de la nuance et de la complexité, loin des simplifications qui saturent l’espace public.