La laïcité, patrimoine culturel français ou l’articulation de deux valeurs sociales complexes.
Approche sémantique et discursive d’un objet didactique
Secularism, a part of the French cultural heritage or the articulation of two complex social values. Semantic and discursive approach to a didactic object

Valérie ROCHAIX 

https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.441

« La laïcité fait maintenant partie du patrimoine français », écrit en 2000 Jean Baubérot, historien et sociologue de la laïcité. A partir de travaux antérieurs sur la construction linguistique du patrimoine (Rochaix, 2017, 2020) menés dans le cadre de la Sémantique des Possibles Argumentatifs (Galatanu, 2018), nous articulons, en conservant le même dispositif théorique, laïcité et patrimoine culturel en tant que valeurs sociales complexes, dans le sens où elles véhiculent dès le niveau lexical des valeurs modales dont axiologiques, antagonistes qui facilitent divers déploiements idéologiques en discours. À partir de l’assertion de Baubérot, nous interrogeons la laïcité comme objet du patrimoine culturel comme objet sémantique et conceptuel tel qu’il peut être construit à partir des dictionnaires de langue puis confrontons ces représentations aux déploiements discursifs de la notion dans un objet didactique institutionnel, le dossier pédagogique consacré à la laïcité, construit à destination des enseignants à partir du fonds de la Bibliothèque Nationale de France (classes.bnf).

“ Secularism is now part of French heritage ”, wrote Jean Baubérot, historian and sociologist of secularism, in 2000. Based on previous works on the linguistic construction of heritage (Rochaix, 2017, 2020) conducted within the framework of the Semantics of Argumentative Possibilities (Galatanu, 2018), we articulate, keeping the same theoretical device, secularism and cultural heritage as complex social values, in the sense that they convey, from the lexical level, modal values including antagonistic axiological ones that facilitate various ideological deployments in discourse. From Baubérot’s assertion, we question secularism as an object of cultural heritage as a semantic and conceptual object as it can be constructed from language dictionaries and then confront these representations with the discursive deployments of the notion in an institutional didactic material : the file dedicated to secularism among the classes of the bnf, constructed for teachers from the collection of the Bibliothèque Nationale de France.

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Introduction

Note de bas de page 1 :

Europresse est une base de données d’informations accessible sur abonnement, consultable sur http://www.europresse.com. Elle propose, en plus de l’accès à sa base à partir de mots-clés et de différents critères de constitution, un tableau de bord, qui est une « représentation graphique des résultats d’une recherche basée sur des indicateurs clés » (médias, tonalité, concepts clés, etc.) utilisée dans cette introduction.

Note de bas de page 2 :

Nous retenons ici la caractérisation qu’en fait Krieg-Planque (2009), qui identifie 4 dimensions : le figement, la dimension discursive, son statut de référent social et son aspect polémique.

Note de bas de page 3 :

Pour une synthèse de ses formes d’appréhension, des « processus historiques divers, fondements philosophiques pluriels [correspondant] à des réalités sociales, culturelles et politiques elles-mêmes variées », voir Baubérot, 2010.

Note de bas de page 4 :

Jean Baubérot, historien et sociologue, fondateur de la sociologie de la laïcité, a été titulaire de la chaire « Histoire et sociologie de la laïcité » à l’École Pratique des Hautes Études de 1991 à 2007.

1L’interrogation de l’archive intégrale de la base de données Europresse1 identifie des associations fréquentes du mot laïcité à des mots du champ lexical de « la religion/la philosophie/l’éthique », de « l’actualité », de « la politique/gouvernement », des « partis politiques », de « l’éducation », des « lois et règlements », des « relations internationales », des « droits et libertés », des « livres », des « élections » mais aussi des « industries culturelles » ou encore des « transports en commun ». Selon la même source, la tonalité des textes est, dans 56 % de la base, positive, et 39 %, négative. Près de 120 ans après la promulgation de la loi de 1905, dite loi de Séparation des Églises et de l’État, qui a instauré le principe de laïcité au sein de la République Française, le mot et la notion qu’il désigne font toujours l’objet dans les discours politiques, médiatiques ou encore éducatifs de reconstructions discursives qui exploitent et alimentent la sémantique cinétique de cette valeur complexe, au sens où elle véhicule dès le niveau lexical des valeurs axiologiques contradictoires, voire paradoxales. Parmi les formules2 récurrentes à son sujet, « la laïcité “à la française” », généralement convoquée en contexte polémique, montre que bien que, non-exclusive à la France, cette laïcité réfère à une manière spécifique dans le monde de la construire et de la représenter mais aussi à un lien étroit entre cette construction et cette représentation, et la culture française3. Elle est ainsi articulée, notamment par ce biais, avec une autre valeur sociale complexe, le patrimoine culturel, entendu comme l’ensemble des biens matériels et immatériels communs à une population et transmis entre générations : « [La laïcité] fait partie du patrimoine national français » (Baubérot4, 2000).

Note de bas de page 5 :

Précisons que nous recourons ici à la notion d’artefact, au sens d’Hilpinen (2011) que nous explicitons plus loin, afin d’insister sur son appréhension comme objet culturel, lié à une intention, une fin et un contexte, et donc comme objet potentiellement intégrable dans l’ensemble des biens matériels et immatériels qui constitue le patrimoine culturel du pays.

2Dans cet article, nous proposons d’examiner cette articulation en associant les descriptions lexicales de laïcité et de patrimoine culturel pour envisager la laïcité comme un artefact culturel également descriptible comme un artefact du patrimoine culturel5. Nous nous appuyons pour cela sur le cadre de la Sémantique des Possibles Argumentatifs (Galatanu, 2006, 2007, 2018), un modèle de description sémantique à même de mettre au jour le potentiel discursif des mots et les mécanismes sémantico- et pragmatico-discursifs de déclenchement ou de modification de ce potentiel. En reprenant « l’hypothèse de la création de faits institutionnels (lorsque l’institution existe déjà), [comme c’est le cas de la laïcité en France], par des actes déclaratifs qui décrivent un état de fait et ce faisant l’instaurent » (Galatanu, 2018, p. 301), nous décrirons dans une première partie la laïcité en tant que valeur sociale construite (Searle, 1996) dont la dénomination véhicule des valeurs positives et négatives à même de faciliter les jeux de (re)construction idéologique. Nous exploiterons nos recherches antérieures sur la construction discursive de patrimoine culturel (Rochaix, 2017, 2020) et la contamination sémantique qu’il opère sur les objets qu’il investit pour proposer, dans une deuxième partie, des représentations sémantiques et conceptuelles de la laïcité comme artefact (objet intentionnellement produit), puis comme artefact du patrimoine culturel, construites à partir du corpus lexicographique Nous procéderons enfin à une mise à l’épreuve de la représentation obtenue sur le dossier pédagogique « laïcité », mis à disposition des enseignants par la Bibliothèque Nationale de France (désormais BNF) (28 427 signes pour la partie « dossier », sélectionnée comme corpus d’analyse) dans la perspective de rendre compte de la façon dont ce corpus spécifique reconstruit la valeur sociale complexe qu’est la laïcité, en y intégrant ou non une dimension patrimoniale.

1. La laïcité, le concept social et sa dénomination

1.1. La laïcité, une valeur sociale complexe

3« Dans le cas d’un concept social “ épais ”, au sens de Putnam (1975), c’est-à-dire, pour nous, porteur d’un complexe de valeurs modales (déontiques, axiologiques, etc.), la force agissante de son usage dans les discours est proportionnelle à sa complexité modale » (Cozma & Galatanu, 2019, p. 249) (voir l’introduction de Galatanu et Theissen, dans ce même numéro). En deçà de sa complexité modale, la laïcité, que le lexicographe définit comme « conception et organisation de la société fondée sur la séparation de l’église et de l’État et qui exclut les Églises de l’exercice de tout pouvoir politique ou administratif, et, en particulier, de l’organisation de l’enseignement » (larousse.fr) est une réalité sociale construite en France par des discours philosophiques et juridiques.

1.1.1. Une réalité sociale construite par les discours

4En tant qu’institution, la laïcité peut être abordée dans une perspective systémique. La description du mode d’existence du monde telle que développée par Searle dans La Construction de la réalité sociale (1996, p. 21-28) distingue :

  • un sens ontologique et un sens épistémique ; le premier attribue un mode d’existence, le second concerne le jugement sur les faits ;

  • des qualités intrinsèques (physiques, chimiques, etc.) dont l’existence est indépendante de la présence de l’homme et des qualités relatives à l’intentionnalité des observateurs, des utilisateurs ;

  • un cursus objectif/subjectif pour les classer dans une logique binaire et non comme un continuum.

5Dans cette perspective et pour qualifier la laïcité comme réalité sociale, on peut retenir ce qui relève, dans le dispositif de Searle, de l’assignation (ou imposition) de la fonction (Ibid., p. 28-40), de l’intentionnalité collective, elle-même considérée comme fait social (Ibid., p. 40-44) et des règles constitutives (Ibid., p. 44-46) selon lesquelles « X est compté comme Y dans un contexte C ». Hors de C, X n’existe pas comme fait institutionnel. Ce contexte C est le contexte inter-discursif nourri notamment des discours philosophiques, juridiques et administratifs portant sur la laïcité.

1.1.2. Une construction philosophique et législative

Note de bas de page 6 :

Voir les synthèses de Baubérot (2003) et Moatti (2004)

6Diffusé par les philosophes des Lumières (Montesquieu, 1748 ; Rousseau, 1762 ; Voltaire, 1763, 1764) à partir essentiellement des travaux de Spinoza (1670) sur le « droit naturel d’exister et d’agir », le projet d’une séparation de la sphère religieuse et de la sphère politique au sens large prend forme à partir de la Révolution Française6, quand « les institutions se socialisent à des perceptions culturelles non-religieuses » (Tournemine, 2005 [en ligne]), dans l’enseignement en particulier. Dans un contexte récurrent d’affrontements politiques et sociaux, la séparation des sphères est défendue comme un idéal de vie en commun, la garantie de liberté, de respect, de vivre-ensemble, de pensée critique, un principe d’organisation politique fondé sur la neutralité et l’égalité (Pena-Ruiz, 2002, 2005). C’est en tant que telle que la laïcité est encore aujourd’hui placée comme principe dans l’organisation de l’enseignement et des interactions dans l’espace public scolaire : « Le principe de laïcité est au fondement du système éducatif français depuis la fin du XIXe siècle. Les différents enseignements contribuent à la transmission de la laïcité, en particulier l’enseignement moral et civique, l’histoire géographie ou encore la littérature » (education.gouv.fr, consulté le 3 mars 2021).

7Historiquement, ce terrain fut le premier champ investi par les lois laïques. Elles ont d’abord concerné l’organisation des enseignements (loi Ferry du 28 mars 1882 instaurant l’école publique et obligatoire et loi Goblet du 30 octobre 1886 réservant l’enseignement dans les écoles publiques à un personnel laïque) puis plus tardivement l’espace public qu’est l’école, avec notamment la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction dans les écoles, collèges et lycées publics du « port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ».

Note de bas de page 7 :

Elle prévoit également (art. 3 et 4) un inventaire des biens et de leurs ayant-droits et modalités de leurs transferts aux communautés religieuses (associations).

8Des textes législatifs ont plus largement organisé les rapports entre État, individus et culte. La loi de Séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 précise que, (art.1), « [celle-ci] assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées (…) dans l’intérêt de l’ordre public » et, (art.2), « [elle] ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte »7. La Constitution française en 1946 inscrit ensuite la loi comme principe, (art.1), « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances ».

9Bien que se référant à des valeurs dites universelles, ces dispositions législatives impliquent l’exclusion de la religion de la sphère publique de l’État. Dans ce sens, « le droit français considère [la laïcité] comme une notion négative » (Barbier, 1980 [en ligne])

1.1.3. Un artefact culturel

Note de bas de page 8 :

« Au niveau européen, le terme “modèle de laïcité” a été employé, à propos du modèle français, par la Cour Européenne des droits de l’homme » (Letteron, 2019a).

Note de bas de page 9 :

Il s’agit d’une application linguistique de Google, qui permet d’observer l’évolution de la fréquence d’un ou de plusieurs mots à travers le temps dans la base de données textuelles de Google Livres.

10Construite par le discours philosophique comme une valeur positive, et associée à des valeurs dites universelles mais orientée négativement (exclusion, contrainte) par le discours juridique, la laïcité n’est pas exclusive au droit français mais celui-ci a construit un « modèle » (Letteron, 2019a)8 tel que le principe et la règle sont fortement associés à l’identité culturelle française. On note en 1989 une première occurrence du syntagme « laïcité à la française » dans la base de données Europresse. Dans le même sens, le NGram Viewer de Google9 mentionne une émergence de la collocation dans les années 1980 et une montée en puissance de son usage dans les deux décennies qui ont suivi. Une requête contemporaine montre qu’elle est souvent convoquée, avec ou sans guillemets, en contexte polémique ou de polémique : « La laïcité à la française, une exception culturelle en crise » (bfmtv.com, 8/11/2020), « Pourquoi la laïcité à la française fait-elle polémique ? Le tour de la question » (La Croix, chaine Youtube, 20/02/2018) « La “laïcité à la française”, une exception qui suscite l’incompréhension » (20 minutes, 19/1/2015), etc.

11Allant de soi pour les autres, cette dimension culturelle est parfois contestée, comme faisant fi des constructions philosophiques, historiques et des luttes dont elle ferait l’objet :

Présenter la laïcité comme une “ donnée culturelle ”, c’est conjuguer une étrange amnésie à l’égard de l’histoire, et une cécité à la géographie [...] c’est justement parce que la laïcité résulte d’un effort pour mettre à distance les traditions, et les assumer seulement dans leur authentiquement culturelle au sens dynamique, à l’exclusion de toute norme oppressive, qu’elle peut avoir valeur universelle sans nier pour autant les réalités particulières (Pena‑Ruiz, 2009, p. 75).

12C’est alors plus sa valeur identitaire nationale qui est rejetée au profit de valeurs plus largement partageables.

13Une représentation univoque est par ailleurs questionnée. En 2015, dans « les 7 laïcités françaises », Jean Baubérot, déjà cité, prend position contre « l’idée d’un modèle français de la laïcité » avant d’en livrer une représentation complexe qui articule en effet plusieurs conceptions, parfois antagonistes, allant de l’anti-religieux à une laïcité gallicane en passant par des mouvements très ouverts ou, au contraire, séparatistes.

14Ces différents discours, qui participent à déconstruire et à reconstruire la représentation de la laïcité, le font en s’appuyant sur des potentialités identifiables dès le stade lexical.

1.2. Une dénomination qui, dès le niveau lexical, porte les valeurs positives et négatives qui facilitent les jeux de (re)construction idéologique.

15Pour en rendre compte, nous nous appuyons sur la Sémantique des Possibles Argumentatifs (Galatanu, 2006, 2007, 2018), un modèle de description du potentiel discursif des mots (au niveau lexical) et des mécanismes sémantico- et pragmatico-discursifs de déclenchement ou de modification de ce potentiel à court terme (dans la parole) et à long terme (dans la langue). C’est dans ce cadre que nous rendons compte ci-dessous de la représentation de laïcité comme mot, comme artefact, produit intentionnellement, puis comme artefact du patrimoine culturel et constituons une grille de lecture de la construction discursive de la laïcité mise en œuvre dans une partie du contenu pédagogique mis à disposition des enseignants par la BNF.

1.2.1. La Sémantique des Possibles Argumentatifs

16Située dans la filiation de la sémantique argumentative (représentée par Ducrot, 1980 ; 1995a et b ; Anscombre et Ducrot, 1983 ; Anscombre, 1995 ; Ducrot et Carel, 1999), la SPA appréhende le sens discursif comme argumentatif et affirme, en plus, que l’argumentation s’inscrit et se réinscrit dans chaque occurrence (Galatanu, 2018 ; Galatanu & Bellachhab, 2010). Elle s’en distingue cependant dans le sens où ce sont, dans cette approche, les entités linguistiques qui contiennent des potentialités discursives. Le sens discursif est dans l’activation des propriétés sémantiques lexicales en contexte. Elle fait en effet :

l’hypothèse de la présence simultanée de deux formes de manifestation du sens linguistique […] :
- la signification des expressions linguistiques, en particulier des entités lexicales, par sa configuration argumentative […], son cinétisme dû à l’ancrage intersubjectif culturel, voire même subjectif dans le vécu expérientiel de la communauté linguistique est appréhendée comme un ensemble ouvert, potentiellement renouvelable, régénérable, de potentialités discursives ;
- le sens discursif, généré par le déploiement des potentialités discursives, argumentatives et orientées axiologiquement, des entités lexicales dans un contexte sémantique et syntaxique et dans le contexte de l’occurrence de la parole, propose à son tour des potentialités sémantiques de significations lexicales […]. (Galatanu, 2018, p. 255-256)

17Pour rendre compte de cette double dynamique des mots dans le discours, le modèle prévoit une représentation de l’organisation argumentative de la signification en quatre « strates » (Galatanu, 2018, p. 165) :

Note de bas de page 10 :

Le recours aux connecteurs discursifs abstraits (DC, PT) a été emprunté aux théories issues de l’Argumentation dans la langue, notamment la Théorie des Blocs Sémantiques (TBS) (Ducrot et Carel, 1999 ; Carel, 2011). La SPA y a ajouté des connecteurs coordonnants (ET, OU) « ils permettent d’intégrer dans la (re)présentation du noyau, des éléments hiérarchisés dans la relation argumentative, occupant la même place dans son organisation, mais pas forcément dans l’organisation vectorielle » (Galatanu, 2018, p. 286).

  • le noyau (N), les propriétés essentielles (les plus stables) du mot dont l’enchainement argumentatif se fonde sur un lien vectoriel matérialisé par des connecteurs normatifs (donc, abrégé par DC10) ou transgressifs (pourtant, PT), ainsi que par le connecteur additif ET ; il est déterminé à partir des définitions lexicographiques – entendu comme un discours d’experts sur la langue à même de rendre compte de la représentation la mieux partagée par la communauté linguistique – et éprouvé par des tests de non-contradiction sémantique (Galatanu 2010b, 2018) ;

  • les stéréotypes (Sts), ensemble « ouvert et moins stable d’associations de représentations aux éléments du noyau », qui « récupère les changements expérienciels, culturels et individuels » ;

  • les possibles argumentatifs (PA), génération d’ensembles ouverts de séquences discursives virtuelles qui associent un élément du stéréotype au mot. Cette strate propose le potentiel déjà prédictible du mot dans les discours, qui est susceptible d’être modifié à chaque acte d’énonciation ;

  • ces discours, ou les déploiements argumentatifs (DA), sont les éléments effectivement observables.

18Le potentiel axiologique des mots autorise/habilite les déploiements en discours. L’analyse des associations convoquées en termes de valeurs modales dont axiologiques (sur la base d’une échelle graduelle représentée ci-dessous) indique le potentiel discursif des mots analysés.

Tableau 1 : Echelle graduelle des valeurs modales dont axiologiques (Prieto, 2016)

Tableau 1 : Echelle graduelle des valeurs modales dont axiologiques (Prieto, 2016)

19Les valeurs modales pouvant être internes à la signification des mots qui configurent la signification, le modèle prévoit de les intégrer dès la description sémantique et conceptuelle des mots analysés.

1.2.2. Représentation sémantique et conceptuelle de laïcité

Note de bas de page 11 :

Dictionnaire étymologique et historique du Français ; Trésor de la langue française informatisé ; Le Grand Robert de la langue française ; Le Dictionnaire historique de la langue française ; Le Grand Littré ; Le Lexis : Dictionnaire érudit de la langue française ; Le Petit Larousse illustré.

20Apparu en France au XIXe siècle (1871, la Patrie, 11 nov. Littré), le mot laïcité est défini comme une « conception politique impliquant la séparation de la société civile et de la société religieuse, l’État n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Églises aucun pouvoir politique » (Le Grand Robert, 2001). À partir des définitions, co-occurrences et exemples d’usage proposés dans 6 dictionnaires de référence de langue française11, nous proposions en 2015 une description sémantique et conceptuelle du noyau de laïcité qui rend compte de ses propriétés essentielles et du lien argumentatif qui constitue la singularité du mot. Elle a été légèrement modifiée ici, avec en particulier l’intégration d’un agent X :

Schéma 1 : Noyau de la représentation de la signification lexicale de laïcité

Note de bas de page 12 :

Le lien argumentatif est ici normatif.

X pense que garantir la séparation entre affaires publiques et religieuses ou philosophiques est positi
DC12
X veut garantir la séparation des affaires publiques et religieuses ou philosophiques
DC
X agit pour séparer affaires publiques et religieuses ou philosophiques
DC
X agit contre le pouvoir politique exercé par les églises
ET
X agit contre le pouvoir religieux exercé par l’Etat
DC
X défend la neutralité entre les diverses conceptions religieuses et philosophiques
DC
X agit pour l’égalité entre les conceptions religieuses et philosophiques
DC
X agit pour la liberté des conceptions et pratiques de chacun

21Le noyau de laïcité rend compte de l’inscription du mot a) dans la zone doxologique, le verbe modal penser suppose l’existence d’un « référent » et d’une prise de position vis-à-vis d’au moins deux représentations opposées du monde, toutes les deux valables d’un point de vue sémantique, et b) dans la zone de valeurs déontiques. Le mot laïcité et le principe qu’il désigne reposent en effet sur des textes de loi (sa définition est par ailleurs régulièrement réétudiée pour des motifs juridiques). Elle rend également compte de c) la présence de valeurs plus subjectivantes éthiques/morales (relatives au bien ou au mal) en relation avec des normes sociales, religieuses et philosophiques.

22Sur le modèle de Galatanu (2018), nous avons « déployé le potentiel discursif des propriétés essentielles qui configurent le noyau et construit ainsi des associations de l’ensemble ouvert de stéréotypes » (Ibid, p. 303). La 2e colonne propose des stéréotypes des propriétés du noyau établies selon une approche introspective (voir Ibid, chapitre 5). La 3e colonne, des possibles argumentatifs, associe ces stéréotypes au mot et propose, pour rappel, le potentiel prédictible de sa convocation en discours. La 4e colonne rend compte des valeurs modales dont axiologiques « extraites des significations des mots qui configurent le noyau et les stéréotypes ». (Ibid, p. 303)

Tableau 2 : Le Noyau de laïcité et les déploiements argumentatifs de ses propriétés nucléaires

Le Noyau et ses valeurs modales

Stéréotypes des propriétés nucléaires

Possibles argumentatifs

Valeurs modales des stéréotypes

1. X pense que garantir la séparation des affaires publiques et religieuses ou philosophiques est positif

DC

champ de pratique sociale

champ de pratique religieuse

champ de pratique politique

distinction entre vie publique, vie religieuse ou philosophique

risque d’intervention du politique sur le religieux

risque d’intervention du religieux sur le politique

1. DC champ de pratique sociale

champ de pratique religieuse

champ de pratique politique

distinction entre vie publique, vie religieuse ou philosophique

risque d’intervention du politique sur le religieux

risque d’intervention du religieux sur le politique

aléthique

déontique

doxologique

pragmatique

éthique et morale+

2. X veut garantir la séparation affaires publiques et religieuses ou philo. DC

volonté du citoyen

volonté du politique

volonté institutionnelle

protection

2. DC volonté du citoyen

volonté du politique

volonté institutionnelle

protection

volitive

intellectuelle

3. X agit pour séparer affaires publiques et religieuses ou philo.

DC

démarche politique

démarche législative et démarche administrative

actions diverses

3. DC démarche politique

démarche législative et démarche administrative

actions diverses

déontique

pragmatique

4. X agit contre le pouvoir politique exercé par les églises

ET

dénonciation des expressions religieuses dans l’espace public

manifestation

combat

lutte

violence

méfiance à l’égard du religieux

4. DC dénonciation des expressions. religieuses dans l’espace public

manifestation

combat

lutte

violence

méfiance à l’égard du religieux

déontique

pragmatique

éthique et morale -

affectif et hédonique -

5. X agit contre le pouvoir religieux exercé par l’Etat

DC

pas de religion d’État

pas de religion imposée

pas de religion interdite

pas de religion favorisée

invisibilisation du religieux dans l’espace public

méfiance à l’égard du politique

5. DC pas de religion d’État

pas de religion imposée

pas de religion interdite

pas de religion favorisée

invisibilisation du religieux dans l’espace public

méfiance à l’égard du politique

déontique

pragmatique,

éthique et morale

6. X défend la neutralité entre les diverses conceptions religieuses et philosophiques

DC

Neutralité de l’État, Neutralité de tous dans l’espace public

coexistence des religions

coexistence des croyances

dialogue interreligieux

bienveillance

6. DC neutralité de l’État, neutralité de tous dans l’espace public,

coexistence des religions

coexistence des croyances

dialogue interreligieux

bienveillance

déontique

affectif et hédonique +

éthique et morale +

7. X agit pour l’égalité entre les conceptions religieuses et philosophiques

justice

liberté

paix sociale

égalité d’attitudes, d’expression, de pratique, des représentations, de reconnaissance/non-reconnaissance, de traitement, des droits, de non-discrimination

loi commune

7 DC justice

liberté

paix sociale

égalité d’attitudes, d’expression, de pratique, des représentations, de reconnaissance/non-reconnaissance, de traitement, des droits, de non-discrimination

loi commune

aléthique

déontique

pragmatique

éthique et morale +

affectif et hédonique +

Note de bas de page 13 :

Cf. tableau 1.

23La signification du mot porte en elle des valeurs multiples des plus objectivantes13 (aléthique, déontique) aux plus subjectivantes (volitive) ainsi que des valeurs axiologiques dont les pôles s’opposent : valeurs éthiques et morales positives dès le noyau (garantie, égalité) et dans les stéréotypes associés (justice, paix, liberté, etc.) ou négatives (actions contre des valeurs sociales partagées) ; valeurs affectives/hédoniques positives (paix) et négatives (violence, combat).

2. Une valeur patrimonialisée ?

2.1. La laïcité, un objet du patrimoine national

Note de bas de page 14 :

Revue TDC – Textes et Documents pour la classe : la laïcité 1905-2007, n°903, 1er novembre 2005.

Note de bas de page 15 :

https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/38312-letat-et-la-laicite

Note de bas de page 16 :

État des lieux de la laïcité en France 2020 (sondage réalisé par Viavoice pour l’Observatoire de la laïcité, consultable sur : https://www.gouvernement.fr/sites/default/files/contenu/piece-jointe/2020/02/2020._etude_viavoice_pour_lobservatoire_de_la_laicite.pdf

24Le discours juridique (loi de 1905 et Constitution de la Ve République) et le discours historique attribuent à la laïcité une fonction identitaire et la pérennisent. En 2000, Jean Baubérot observe qu’elle « fait maintenant partie du patrimoine national français ». L’assertion est reprise dans les discours didactiques et politiques, enrichie d’un lien « naturel » entre laïcité et patrimoine national. Le vice-président de la Ligue de l’enseignement, en charge de la laïcité, en fait ainsi « un idéal de liberté et d’égalité qui semble appartenir naturellement au patrimoine français »14. En 2018, pour Samuel Charlot, administrateur au Conseil social, économique et environnemental, « l’idée va désormais de soi »15. Dans une enquête16 commanditée en 2020 par le gouvernement qui se veut un état des lieux de la laïcité, comme « outil de cohésion nationale », les Français expriment un « attachement fort » au principe (pour 70 % des informateurs), qui « fait partie de l’identité de la France » (78 %).

Note de bas de page 17 :

Sa création est proposée par le parti socialiste en décembre 2020.

Note de bas de page 18 :

« laïcité : les députés de “l’aile gauche”, de LREM se préparent à jouer les garde-fous » (Libération, 7/12/2020)

Note de bas de page 19 :

« La laïcité est un totem devenu fragile qui, au lieu de rassembler la communauté nationale, en vient à la diviser » (tribune de Fabien Fortoul, enseignant chercheur en droit public, Université catholique de Lyon, Le Monde, 11/12/2020)

25La laïcité est cependant – et parallèlement – représentée comme une valeur en danger dans des locutions telles que : « défenseur de la laïcité »17, « garde-fou »18, « totem devenu fragile »19. Ces combinaisons, attachement/fonction identitaire et mise en danger de son existence/de sa possible transmission, sont caractéristiques du patrimoine culturel ou du processus de patrimonialisation, entendue comme l’intégration d’un objet du monde dans le patrimoine culturel.

26Dans une thèse publiée en 2017, nous avons montré que la patrimonialisation, en tant que cinétisme culturel, provoquait un cinétisme de la signification des objets qu’elle investissait, cette reconstruction étant la conséquence d’une contamination discursive des propriétés sémantiques du patrimoine sur celles des dénominations des objets matériels (Rochaix, 2017, 2020 ; Galatanu & Rochaix, 2020) ou immatériels concernés.

2.2. Représentation sémantique de la laïcité comme artefact du patrimoine culturel

27Nous reprenons ici la représentation sémantique et conceptuelle de patrimoine culturel proposée par Galatanu, qui rend compte, notamment, des contraintes déontiques, éthiques et morales et affectives que véhiculent le mot et la notion qu’il désigne.

Schéma 2 : Noyau de la représentation de la signification lexicale de patrimoine culturel (Galatanu, 2018)

Héritage caractéristique de/spécifique de/propre à une collectivité/un territoire/une période
DC
Fonction identitaire
DC
Valorisation collective
DC
Devoir de transmission aux générations futures de la collectivité
DC
Devoir de préservation/conservation
DC
Pouvoir transmettre aux générations futures de la collectivité

28Nous avons montré dans des travaux antérieurs (Rochaix, 2017, 2020) que l’inclusion d’un artefact dans le champ patrimonial avait pour conséquence (i) de modifier les valeurs initiales de l’objet et (ii) d’insérer dans la représentation de l’objet concerné des propriétés sémantiques du patrimoine culturel.

29L’appréhension du patrimoine culturel comme un artefact s’appuie ici d’une part sur la définition que le Grand Robert donne de l’artefact et plus précisément d’un exemple associé : « Tout artefact est un produit de l’activité humaine d’un être vivant, qui exprime ainsi et de façon particulièrement évidente l’une des propriétés fondamentales qui caractérisent tous les êtres vivants sans exception : celle d’être doué d’un projet qu’à la fois ils représentent dans leur structure et accomplissent par leur performance (Monod, Le Hasard et la nécessité : 25) » (Le Grand Robert, 2001, p. 814) et, d’autre part, sur celle qu’en donne le philosophe Hilpinen, « un objet qui a été intentionnellement fait et produit dans un certain but » (2011, [en ligne], traduit par nos soins).

30Sa représentation s’appuie sur la théorie de la Grammaire des cas (Fillmore, 1968, 1975) qui permet de rendre compte de sa mise en relation avec son initiateur/bénéficiaire ainsi que des éléments spatio-temporels.

Schéma 3 : Représentation sémantique de l’artefact à partir des rôles prévus pour décrire une action dans la Grammaire des cas de Fillmore et dans la perspective de la SPA (Rochaix, 2017)

(Agent) X a l’intention de produire un artefact (O) pour que X puisse faire P dans l’espace et dans le temps
DC
X se sert de I (instrument)/M (moyen)/F (force) pour faire P
DC
X utilise Ma (matière)
DC
X produit O qui a une forme, une matière, une structure particulière (avec telle(s) spécificité(s))
DC
Résultat : O sert à X pour faire P ou P’
ET
O existe dans le Temps et l’Espace
DC
O peut subir des transformations (vie de l’objet)

31Appliquée à laïcité, cette représentation artefactuelle permet de construire le schéma vectoriel suivant :

Schéma 4 : Noyau de la représentation de la signification lexicale de laïcité comme artefact

(Agent) X a l’intention de produire un artefact (O) pour que X puisse faire P (P = agir contre le pouvoir politique exercé par les églises, agir contre le pouvoir religieux exercé par l’État et agir pour l’égalité entre les conceptions religieuses et philosophiques) dans l’espace et dans le temps
DC
X se sert de I (instrument)/M (moyen)/F (force) (I/M/F = discours politique, discours juridique, discours médiatique, discours didactique) pour faire P
DC
X produit O qui a une forme, une matière, une structure particulière (avec telle(s) spécificité(s)) (O = textes de loi et principe constitutionnel)
DC
Résultat :O sert à X pour faire P ou P’
ET
O existe dans le Temps et l’Espace
DC
O peut subir des transformations (vie de l’objet)

32Ces différentes représentations (sémantique et conceptuelle, artefactuelle et patrimoniale) s’articulent par l’intermédiaire de trois nœuds : X produit l’artefact O – O peut évoluer dans l’espace et dans le temps (DC peut être transmis) – O peut être investi de valeurs, tel que schématisé ci-dessous :

Schéma 5 : les trois dimensions de l’artefact en contexte patrimonial (Rochaix, 2017, 2020)

Schéma 5 : les trois dimensions de l’artefact en contexte patrimonial (Rochaix, 2017, 2020)

33En proposant des propriétés sémantiques pouvant être appréhendées comme des catégories ainsi que des relations entre certaines de ces catégories, cette représentation tri-dimensionnelle constitue une grille de lecture à même d’évaluer, à partir des déploiements discursifs effectivement observables, la construction discursive de la représentation de l’objet artefactuel et, plus précisément, d’identifier les propriétés sémantiques effectivement activées en discours (et classable en termes de catégories), ici dans un discours didactique sur la laïcité, construit par la BNF, à destination des enseignants et de leurs élèves.

3. Mise à l’épreuve de cette représentation dans la classe « laïcité » de la BNF

34En plus d’imposer certaines règles à l’école (interdiction des signes et tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse, obligation d’assiduité, menus différenciés dans les cantines scolaires), la laïcité fait l’objet d’« actions éducatives qui permettent d’expérimenter à travers des projets collectifs un apprentissage citoyen » par la commémoration de la loi de Séparation des Églises et de l’État, des travaux sur la Chartre de la laïcité, des rencontres ou encore des débats avec des intervenants extérieurs. Dans cette perspective, « les ressources nationales comportent des outils de formation, des références institutionnelles, associatives et de partenaires de l’Éducation nationale, afin de construire une culture et des réflexes communs » (Eduscol, janvier 2021).

35À partir de l’hypothèse que le discours pédagogique favorise une reconstruction de la laïcité apte à favoriser un sentiment d’appartenance commune et, ce faisant, à procéder effectivement à une patrimonialisation de la notion, non plus objet d’éventuelles dissensions et divisions mais bien commun à une population et transmis entre générations, nous avons exploité cette grille de lecture sur l’une de ces ressources.

3.1. Présentation du corpus

Note de bas de page 20 :

Les dix questions étant : « la laïcité est-elle l’ennemie des religions ? Quelles limites à la liberté d’expression ? Peut-on rire de tout ? Pourquoi interdire les signes d’appartenance à l’école ? Jusqu’où respecter les différences ? Peut-on tout tolérer ? Comment discerner connaissances et croyances ? Comment partager une culture commune ? Tuer au nom de Dieu ? La laïcité est-elle un principe universel ? ».

36Classes.bnf, le site pédagogique de la BNF, propose plus de 80 dossiers pédagogiques. Celui concernant la laïcité, intitulé La laïcité en questions, comporte un « dossier » et une « exposition virtuelle » qui entend « revisiter les fondements de la laïcité en dix questions, chacune nourrie par des documents commentés issus pour la plupart des collections de la BNF »20.

37Le « dossier » proprement dit compte 28 427 signes (4 426 mots). Il est découpé en 5 chapitres : Un combat historique ; La Révolution française, une étape décisive dans la construction de la laïcité ; La Grande œuvre de la IIIe République ; La loi de séparation du 9 décembre 1905 ; Nouvelle donne à l’heure de la construction européenne.

38Pour tester notre hypothèse, nous avons distingué dans ce « dossier », envisagé comme un discours didactique sur la laïcité, les déploiements argumentatifs potentiellement prévus à partir de la représentation lexicale de laïcité et ceux prévisibles à partir de celle de patrimoine culturel issus du discours lexicographique.

3.2. Les déploiements discursifs de la laïcité

39Le tableau ci-dessous, rempli grâce à une approche qualitative du corpus, rend compte, dans la colonne de gauche, des propriétés essentielles du mot laïcité telles que définies supra et dans la colonne de droite, des énoncés considérés comme les déploiements discursifs observés dans la classes.bnf activant ces propriétés essentielles.

Tableau 3 : les déploiements discursifs de laïcité dans l’introduction de la classes.bnf

Note de bas de page 21 :

Nous parlons ici de sur-modalisation aléthique de l’adhésion dans le sens où les arguments assertés sont présentés comme vérité générale, indépendants du contexte historique.

Les propriétés sémantiques de la laïcité

Leurs activations dans le corpus d’analyse

1. X pense que garantir la séparation des affaires publiques et religieuses ou philosophiques est positif

DC

[sur-modalisation aléthique] ≈ cette séparation est naturelle, dans l’ordre des choses

aurait pu s’imposer naturellement au fur et à mesure des progrès sociaux et intellectuels ; nécessaire pour établir une coexistence acceptable ; afin que soit reconnu un ordre de l’esprit séparable de l’ordre divin ; l’église aurait pu accepter – ce qu’elle fera plus tard – les principes de la modernité ; les sources de conflits vont accélérer la nécessité de la séparation ; l’histoire se chargera de leur donner raison ; la laïcité semblait devoir être rangée au rayon des truismes ; des vérités ; la collusion totale du pouvoir politique et du pouvoir religieux a longtemps arrêté la marche vers l’autonomie de la personne

[convaincre l’adversaire, avec sur-modalisation aléthique de l’adhésion21]

l’attitude laïque n’est pas d’asséner des vérités mais de développer des arguments pour convaincre de la pertinence de ces vérités.

Il s’agit de permettre à la communauté politique de s’organiser sans qu’il lui soit nécessaire de faire référence à une transcendance.

La laïcité ne s’est donc pas imposée à eux, ils se la sont appropriée.

3. X agit pour garantir la séparation entre affaires publiques et religieuses ou philosophiques

[construction intellectuelle]

DC

Redécouverte de la philosophie grecque ; penseurs musulmans ; des catholiques comme Saint-Thomas d’Aquin ; une loi de raison ; faire évoluer les consciences ne peut être que l’œuvre de la pensée, elle-même servie par une propagande active et intelligente ; les catholiques se sont progressivement convaincus du bien-fondé d’une laïcité au sein de laquelle ils avaient toute leur place

[construction juridique]

Principe de droit, Constitution, République ; Édit de Nantes ; 1880 suppression de l’obligation du repos dominical ; 1881 suppression de l’obligation du caractère confessionnel des cimetières ; 1884 le divorce est légalisé ; 1887 les obsèques civiles sont facilitées, diverses mesures laïcisent les personnels d’hôpitaux ; 1881, 1882 et 1886 les grandes lois scolaires marquent l’avènement de la laïcité ; 1901 loi sur les associations […] visait surtout le contrôle des congrégations ; 1904 interdiction d’enseignement aux Congrégations ; Une loi est finalement votée le 15 mars 2004 interdisant tout port de signes religieux dans l’enseignement public.

[travail dans la longueur]

Après de longs débats ; chemin faisant ; Avec les Trente Glorieuses, l’évolution des mœurs et des mentalités liée à l’amélioration du niveau de vie, au progrès de l’éducation, aux moyens de communication, au développement des activités sportives et culturelles a rapproché les personnes par-delà leurs croyances

4. X agit contre le pouvoir politique exercé par les églises

DC

[combat entre les deux camps pour la loi de 1905 et après son adoption]

combat historique ; longue histoire marquée par de durs combats ; tensions ; persécutions religieuses ; nouveaux affrontements ainsi provoqués ; violente campagne ; climat délétère ; politique résolument anticléricale ; dissolution d’un grand nombre de congrégations ; conflits ; manifestent leur vive opposition à ce projet ; contexte d’affrontement, oppositions entre catholiques et laïques ; les adversaires les plus virulents ; nombreuses manifestations dont l’une fait un mort ; malentendus ; incompréhensions ; une question réellement conflictuelle ; forte mobilisation des militants laïques ; le débat fait rage ; les conflits les plus vifs ; conflit entre les républicains et la hiérarchie catholique

[création de contraintes pour les Églises]

les associations cultuelles se conformeront aux règles ; [la loi] interdit que dans les lieux de culte… ; loi afin de renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales ; la laïcité exige de ne pas rester inerte face à des revendications ou des comportements contraires aux libertés ; la liberté religieuse n’implique pas la liberté laissée aux religions et à leurs représentants d’imposer à l’ensemble de la société les règles qui leur sont spécifiques

5. X agit contre le pouvoir religieux exercé par l’État

DC

[création de contrainte pour l’État]

l’État s’interdit toute ingérence dans les questions religieuses

[surmodalisation éthique et morale de l’intervention du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif contre le pouvoir religieux]

[la loi] leur a généreusement accordé tout ce que raisonnablement pouvaient réclamer leurs consciences

par mesure d’apaisement ; l’application de la loi de 1905 a toujours été bienveillante et lucide ; le Conseil d’état a toujours facilité la pratique religieuse

[avec une minimisation de l’importance des incidents]

Une maladresse ou une provocation dans la rédaction de la circulaire d’application

[combat à l’intérieur d’un même camp]

Contrairement à de nombreux libre-penseurs ; Il fera front aux plus anti-cléricaux ; [ils] l’accusent de trahir la laïcité

6. X défend la neutralité entre les diverses conceptions religieuses et philosophiques DC

Ces lois, en instaurant un enseignement respectant une stricte neutralité en matière confessionnelle, visent à former des citoyens, il les connaît tous et n’en privilégie aucun, ce qui implique sa neutralité, celle des services publics et des fonctionnaires à l’égard des convictions individuelles…

7. X agit pour l’égalité entre les conceptions religieuses et philosophiques

[égalité]

idéal d’égalité, contre les inégalités

[liberté]

Idéal de liberté, dans le sens des libertés ; la liberté offerte ; un vivre ensemble harmonieux ; double liberté de conscience et de culte ; sa pratique reste liée à une liberté de choix individuel, qui ne doit être ni contraint, ni interdit ; la liberté de conscience

[liberté pour les églises]

la loi fait clairement le choix de la liberté pour les Églises de s’organiser comme elles le souhaitent ; La loi garantit la liberté de culte ; Les revendications identitaires ou les pratiques religieuses doivent pouvoir légitimement s’exprimer dans la société ; assurer la liberté religieuse ; la liberté laissée aux religions

[respect]

respect réciproque des convictions individuelles

[paix sociale]

loi de pacification ; coexistence pacifique ; pour la paix ou contre les injustices ; une bonne réponse au nécessaire “vivre ensemble” dans une humanité ; garantir la paix ; combat pour la paix, émancipation dans la paix civile

Note de bas de page 22 :

(2) non représenté ici correspond, pour rappel à : X veut garantir la séparation entre affaires publiques et religieuses ou philosophiques, qui n’est pas exprimé dans le texte hors de l’évaluation positive que l’on retrouve en (1).

40La lecture de ces résultats en lien avec le tableau 2 (le noyau de laïcité et les déploiements argumentatifs de ses propriétés nucléaires) montre l’activation de stéréotypes prévus et permet d’élargir l’ensemble (ouvert) de ces stéréotypes : (1) champs de pratique religieuse et champs de pratique religieuse avec un investissement important de la zone aléthique, (3)22 activités législatives, (4) déploiements importants du champs lexical de l’affrontement (« tensions », « persécutions », « climat délétère », etc.), (5) « interdiction d’ingérence », en (6) et (7) on note notamment que la notion de respect « égard pour les convictions individuelles », « respect réciproque pour les convictions individuelles ») est associée à la neutralité et à l’égalité.

41Cette lecture souligne en particulier l’activation de l’« agir contre », élément du noyau par celle des stéréotypes du combat (législatif, politique, social) en faveur d’un principe fortement objectivé par la convocation de mots tels que « naturel », « nécessaire », paradoxalement au service de valeurs antagonistes à celle du combat : « respect », « paix », « liberté ».

3.3. Les déploiements discursifs de laïcité comme artefact du patrimoine culturel

42Le tableau ci-dessous restitue cette fois les déploiements discursifs relevés dans le corpus d’analyse considérés comme déploiements argumentatifs activant les propriétés essentielles du patrimoine culturel (valeur patrimoniale dans le schéma 5 des trois dimensions de l’objet en contexte patrimonial) et donc, manifestant, à notre sens, une construction discursive de la laïcité en tant qu’artefact du patrimoine culturel français.

Tableau 4 : Les déploiements discursifs de la laïcité comme artefact du patrimoine culturel dans l’introduction de la classes.bnf

Les propriétés sémantiques du patrimoine culturel

Leurs activations dans le corpus d’analyse

1. Héritage propre à/caractéristique d’un territoire/d’une époque/d’une communauté

DC

[héritage d’une longue histoire]

fruit d’une longue histoire ; une idée qui vient de loin ; une idée très ancienne

[héritage de l’histoire de France]

Révolution Française ; Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen ; Notre République

[héritage d’une construction intellectuelle française mais aussi universelle]

Philosophie grecque ; des penseurs musulmans, des catholiques comme Thomas d’Acquin ; histoire de la pensée ; humanisme de Montaigne ; esprit des lois de Montesquieu, Descartes ; liberté de conscience de Pierre Bayle ; travaux des philosophes du XVII mais aussi des philosophes anglais et allemands ; le combat de Galilée ; le combat de Giordano Bruno ; la lutte de Voltaire ; Napoléon ;

[+ construction intellectuelle, politique et législative de l’artefact]

2. Fonction identitaire DC

Une valeur de civilisation

3. Valorisation collective

DC

commémoration du centenaire de l’adoption de la loi de 1905 ; Cela suppose qu’en France la laïcité soit réellement vécue au quotidien et ne se cantonne pas au ciel des idées.

4. Devoir de transmission aux générations futures de la collectivité d’une très large communauté

DC

Nos valeurs républicaines auront la force de l’exemplarité en Europe et dans le monde si notre République est dans la réalité des faits ce qu’elle déclare être dans la Constitution : démocratique, laïque et sociale (à la fin du texte) un patrimoine à transmettre ;

Au choc des passions doit se substituer un échange fécond nourri d’un même terreau de tolérance et de solidarité qui constitue ce qu’il y a de meilleur dans les principes républicains et les spiritualités diverses, religieuses, agnostiques ou athées ;

Il faut prendre garde de ne pas qualifier hâtivement de valeurs universelles s’imposant à tous certaines normes culturelles liées à notre histoire et à nos traditions. La laïcité est une éthique permettant de débattre de tout avec tout le monde.

5. Devoir de préservation/conservation DC

6. Pouvoir transmettre aux générations futures de la collectivité

43Ce tableau montre une activation de la propriété d’héritage et de transmission mais fait peu de cas d’une mise en danger ou d’obstacles à la transmission, qui participent à la patrimonialisation de l’artefact. Une hypothèse possible est que la laïcité a été instituée en France par une série d’actes déclaratifs (loi de 1905, lois concernant plus spécifiquement l’enseignement et l’espace d’enseignement, principe constitutionnel) qui ont enrichi la signification de laïcité et participé à son cinétisme. La fonction identitaire est par ailleurs peu activée au profit d’une expansion aux autres cultures et systèmes politiques et d’organisations sociales.

Conclusion

44L’analyse ainsi menée sur le corpus montre une mobilisation de formes et de structures qui inscrivent bien la laïcité dans des zones axiologiques opposées. Elles manifestent son inscription dans les zones éthique et morale ainsi qu’affective et hédonique positives, avec des valeurs d’adhésion, d’attachement, ainsi que dans la zone éthique et morale et affective et hédonique négatives, avec celles de division et d’exclusion. Le traitement discursif rend ainsi compte de la complexité de sa représentation. Il constitue un support favorisant la réflexion et le débat.

45Il atteste par ailleurs d’une représentation discursive de laïcité telle que :

héritage d’une histoire conflictuelle encore génératrice de conflits
PT
porteuse de valeurs positives
DC
nécessité de transmission

46Des valeurs positives et objectives surmodalisent les autres valeurs mobilisées. Le principe est ici construit comme étant propre à - ou caractéristique - d’un groupe dépassant une communauté culturelle ou politique particulière. Cette représentation participe à une forme d’universalité du principe laïque, qui, « idéal », pourrait correspondre à l’ensemble des hommes et des cultures. Il objective l’adhésion.

47Notre hypothèse est ainsi partiellement vérifiée. Le discours didactique favorise bien une reconstruction de la laïcité apte à favoriser un sentiment d’appartenance commune et, ce faisant, à procéder effectivement à une patrimonialisation de la laïcité, non plus objet d’éventuelles dissensions et divisions mais bien commun. Elle n’est cependant pas ici « réduite » à un objet du patrimoine culturel français.