Introduction. Construction discursive des valeurs sociales et sémantique des valeurs modales Discursive construction of social values and semantics of modal values

Olga GALATANU 
et Anne THEISSEN 

Texte intégral
Note de bas de page 1 :

Dans son texte de 1996, La transdisciplinarité. Manifeste, le physicien et épistémologue des sciences Basarab Nicolescu définit la pluridisciplinarité comme l’étude d’un objet d’une seule discipline par plusieurs disciplines, avec des objectifs propres à la discipline d’appartenance de l’objet, alors que l’interdisciplinarité concerne le transfert de méthodes d’une discipline à l’autre et la transdisciplinarité « concerne […] ce qui est à la fois entre les disciplines, à travers les différentes disciplines et au-delà de toute discipline. Sa finalité est la compréhension du monde présent, dont un des impératifs est l’unité de la connaissance. » (p. 66).

1Le concept de valeur, les systèmes de valeurs, leur communication et leur propagation dans différentes sémiosphères (Lotman, 1998, Fontanille, 2003) de l’expérience humaine, à travers différents espaces linguistiques et culturels, dessinent un lieu géométrique de traditions philosophiques, sociologiques, psychologiques, linguistiques, en droit, plus précisément en philosophie et épistémologie du droit. Les études sur les valeurs configurent ainsi un objet de recherche certainement pluridisciplinaire, mais également interdisciplinaire, voire transdisciplinaire1.

2En philosophie, avec un ancrage historique ayant fait émerger des disciplines qui leur sont entièrement dédiées, comme la (méta)éthique ou la philosophie morale (Foot, 1958 ; Hume, 1739‑1740 ; Kant, 1785 ; Lavelle, 1950 ; Murdoch, 1970), la réflexion et les débats ont porté et portent encore sur la définition même du concept de valeur(s), mais aussi et surtout sur la distinction entre jugements de faits et jugements de valeurs. Cette « opposition » du fait et de la valeur qui lui est attribuée a été appréhendée dans certaines traditions comme une dichotomie alors que d’autres traditions en font une simple distinction (Putnam, 2002), à défaut d’annuler purement et simplement ce « dogme » de la distinction entre jugements de faits et jugements de valeur, et par voie de conséquence entre fait et valeur (Hare, 1952, 1997 ; Williams, 1985).

3En sociologie, comme en psychologie et en particulier en psychologie sociale, l’intérêt porte plutôt sur la circulation des systèmes de valeurs et sur leur relativisme /versus/ universalisme, sur leurs fonctions sociétales, mais également sur les concepts de valeur et de jugement de valeur et sur leur potentiel transformateur des institutions sociales et des identités individuelles (Boudon, 1999).

4En droit, les interrogations concernent les fondements éthiques du droit, autrement dit les liens entre valeurs éthiques et loi (Cornu, 2005 ; Rawls, [1971]1997 ; Tricaud, 1977) et ipso facto, entre appréhension des faits sociaux et humains et leur évaluation qui habilite la prescription des comportements.

5La perspective linguistique sur les valeurs est ancrée dans la vieille question philosophique sur leur origine, leur partage par les communautés linguistiques et culturelles et sur la relation qu’elles entretiennent avec la description ou la conceptualisation, voire la (re)construction du monde par la langue. Plusieurs disciplines des sciences du langage s’interrogent tout particulièrement sur les systèmes de penser, de conceptualiser et d’évaluer le monde dans et par les significations des entités linguistiques (Darrault et alii, 1976), ou par les discours (Charaudeau & Maingueneau, 2002 ; Maingueneau, 1991), sur la circulation des valeurs et la construction d’un interdiscours (Longhi, Garric, Sarfati et alii, 2017) dominant , susceptible de fonctionner comme un discours surplombant (Rabatel, 2004), que l’on pourrait appeler discours moralement correct (Galatanu, 1997, 2000, 2006, 2007) :

  • La sémantique propose des réponses au questionnement sur les représentations sémantiques des mots et leur statut descriptif et/ou argumentatif (Anscombre & Ducrot, 1983 ; Anscombre et alii, 1995 ; Galatanu, 2000).

  • La pragmatique linguistique, en répondant à des interrogations de la philosophie du langage, notamment des théories des actes de langage, propose des ponts conceptuels entre les valeurs illocutionnaires de ces actes et les valeurs modales (Bellachhab, 2012 ; Galatanu, 2000 ; Galatanu, Bellachhab et Cozma, 2014, 2016).

  • Au croisement de ces deux disciplines, la sémiotique s’interroge sur les liens entre les différentes valeurs à l’intérieur de chaque zone modale (Greimas et Courtès, 1979, 1986) et en particulier sur le statut des affects dans la linguistique des modalités (Greimas et Fontanille, 1991 ; Rastier, 2004).

  • L’analyse du discours étudie la nécessaire propagation des valeurs par le discours, comme le suggère Sperber dans son approche épidémiologique des représentations (Sperber, 1996).

  • La linguistique des modalités, discipline dédiée à l’étude des valeurs et des formes modales, se nourrit des points de vue observationnels des autres disciplines et les nourrit à son tour en explicitant les liens entre les représentations sémantiques et les valeurs modales et entre les différentes classes de valeurs modales (David, Kleiber et alii, 1983 ; Galatanu, 2000, 2018 ; Gosselin, 2005, 2010, 2017 ; Jackiewicz, 2014 ; Kerbrat-Orecchioni, 1980, 2005 ; Le Querler, 1996 ; Monte, 2011).

6La thématique de ce numéro s’inscrit dans une perspective linguistique sémantico-discursive ouverte à plusieurs interfaces, à savoir avec : la philosophie, la (méta)éthique, la sémiotique des modalités, les études du patrimoine culturel immatériel, la poétique cognitive.

7Les contributions à ce numéro proposent ainsi des réponses à trois groupes d’interrogations autour du concept de valeur :

  • sur le degré de partage des valeurs axiologiques et/ou appréciatives (Galatanu, 2000 ; Gosselin, 2010 ; Jackiewicz, 2014 ; Kerbrat-Orecchioni, 1980), en lien avec le cotexte et le contexte de mobilisation de leurs désignations ;

  • sur la dynamique des valeurs sociales complexes, sur les facteurs et mécanismes concernés par leurs flexions de polarité, en lien avec les concepts éthiques épais définis par les philosophes (Hare, 1952, 1997 ; Putnam, 2002 ; Williams, 1985) ;

  • sur le degré d’universalisme ou de spécificité culturelle des valeurs sociales (Schwartz, 1992).

8Deux orientations principales dans l’approche du concept de valeurs permettent de regrouper les articles dans deux sections qui structurent la thématique de ce numéro.

9Dans la première section, plus proprement sémantique, les articles, regroupés sous le titre « De l’analyse sémantico-discursive des dénominations des valeurs sociales à l’analyse sémantique des valeurs modales », mettent à profit une analyse sémantique et discursive des dénominations des valeurs sociales complexes pour faire apparaître leurs fonctions sociétales à travers leur potentiel discursif, argumentatif et axiologique. Tout en analysant des valeurs sociales complexes (la/une vie normale, éducation et vaccination), trois des quatre articles qui forment cette section proposent une réflexion théorique dans le champ de la recherche sur les valeurs modales lexicalisées.

10L’article de Sémir Badir, « Affectivité et modalités langagières », qui ouvre cette première section du numéro, propose, dans une perspective sémiotique, une réflexion épistémologique sur la relation qui existe entre l’étude de l’affectivité dans le langage et celle des modalités langagières. Sur le plan théorique, l’auteur avance trois thèses sur le statut de l’affectivité, « non nécessairement modale », thèses « faisant contrepoint » à celles de Gosselin (2010). L’analyse modale du comportement des désignations des affects en cotexte illustre le propos de l’auteur. Cet article ouvre la voie vers une confrontation des différentes approches de cette zone modale en linguistique et, en particulier, vers une possible approche sémantique unifiée de la modalisation discursive.

11L’article d’Olga Galatanu, intitulé « Construction discursive des valeurs sociales complexes et sémantisme des valeurs modales épaisses. Retour à une vie normale » propose, définit et argumente le concept de valeur modale épaisse, illustrée par la normalité et celui de valeur modale fine ou fondamentale, comme bien et mal, en lien avec les concepts éthiques épais et fins proposés par la philosophie et avec la complexité des valeurs sociales illustrée par une/la vie normale.

12L’article d’Abdelhadi Bellachhab, « L’éducation comme valeur sociale complexe en langue et en discours, ou comment osciller entre fait et valeur », avance l’hypothèse d’une fonction déclarative et normative de la mobilisation discursive de cette valeur sociale complexe, caractérisée par son épaisseur à la fois modale, id est évaluative, et factuelle.

13Dans son article, intitulé « De la controverse à la complexité modale. L’exemple de la valeur sociale complexe vaccination », Ana-Maria Cozma propose une analyse de la modification du potentiel modal des mots désignant les éléments d’une controverse. L’auteure établit ainsi un pont conceptuel entre l’incertitude et l’incompatibilité de rationalités qui définissent cette forme de communication sociale d’une part, et d’autre part, la complexification modale des mots qui forment son objet, fondée sur des mécanismes sémantico-discursifs qu’elle illustre avec le cinétisme modal du mot vaccination.

14Dans la seconde section, l’analyse des discours sur les valeurs sociales complexes met à profit l’analyse sémantique de leurs désignations – dénominations et nominations –, pour faire apparaître la fonction de ces discours dans leur diffusion et propagation.

15Les quatre articles regroupés sous le titre « Analyse du discours : les valeurs sociales complexes et leurs fonctions sociétales » abordent des valeurs de grande circulation dans différentes formes de communication : textes institutionnels majeurs, presse écrite française, mais aussi dans forums et réseaux sociaux qui définissent une communication non institutionnelle des personnes connectées par des réseaux sur la toile et contes de littérature d’émergence en Océanie. Ce qui fédère ces quatre contributions est d’abord et avant tout, l’étude des fonctions discursives de la mobilisation des mots qui désignent les valeurs sociales et, en particulier, leur fonction dans l’élaboration des représentations culturelles, au sens le plus large du terme.

16Dans leur article, « Les valeurs de l’Olympisme dans et par le discours : topique instituante et dynamique du sens », Carine Duteil, Arnaud Richard et Julien Longhi s’intéressent aux valeurs sportives de l’Olympisme, à leur mise en discours et à leur évolution à travers ces discours. L’analyse du discours proposée fait apparaître les enjeux de la reconfiguration des fondamentaux olympiques, en lien avec d’autres valeurs, qui dépassent la sémiosphère de la pratique du sport (la paix, l’égalité, la solidarité, l’intégrité), dans les pratiques numériques des amateurs, autour du fair-play, de la performance, participant à ainsi à l’élaboration d’une culture de la « la sportivité ».

17Dans son article intitulé « La complexité des valeurs de la notion d’ “ancienne colonie” », Xiaoxiao Xia s’appuie sur l’analyse sémantico-discursive du syntagme nominal ancienne colonie pour faire apparaître d’une part sa complexité sémantique, notamment son épaisseur modale, et d’autre part, la fonction que l’usage discursif de cette expression pour désigner un espace géopolitique peut avoir dans la construction d’une représentation culturelle de cet espace.

18Les deux autres articles de cette section mobilisent dans l’analyse une interface, fort intéressante, de la linguistique modale et de la sémantique des possibles argumentatifs avec les études du patrimoine culturel immatériel.

19L’article de Valérie Rochaix, « La laïcité, patrimoine culturel français ou l’articulation de deux valeurs sociales complexes », interroge la laïcité comme objet du patrimoine culturel français et confronte les valeurs modales qui configurent les significations de ces deux expressions linguistiques, appréhendées comme dénominations de valeurs sociales complexes. C’est à partir des valeurs modales véhiculées par ces deux expressions que l’auteur explique et analyse le potentiel discursif argumentatif du mot laïcité et le potentiel didactique du discours qui le mobilise, sa capacité de créer un lien social.

20Dans son article, « Chez soi, une reconstruction identitaire par la narration », Séverine Didier analyse la (re)construction discursive de la valeur sociale complexe du chez soi dans un conte relevant de la littérature d’émergence en Océanie. Appréhendée comme porteuse d’héritage culturel intangible, l’histoire qui construit une représentation culturelle traditionnelle de chez soi, est abordée dans la perspective d’une alliance méthodologique de la sémantique des possibles argumentatifs et de la poétique cognitive (les cartes cognitives) susceptible de faire apparaître le potentiel du langage à (re)construire l’identité culturelle d’une communauté.

21Comité scientifique du numéro :

  • Sophie ANQUETIL (Université de Limoges)

  • Béatrice BOUVIER (Université Catholique de l’Ouest, Angers)

  • Pierre FRATH (Université de Reims Champagne-Ardenne)

  • Nathalie GARRIC (Université de Nantes)

  • Marion PESCHEUX (Université de Lille)

  • Frédéric PUGNIERE-SAAVEDRA (Université de Bretagne-Sud)

  • Eric TRUDEL (Université de Moncton)

  • Daciana VLAD (Université d'Oradea)

  • Albin WAGENER (Université Rennes 2)