Quand l’histoire se répète When the Story Repeats Itself

Vivien Bessières 

https://doi.org/10.25965/espaces-linguistiques.256

La répétition dans une histoire est a priori mal vue, surtout depuis la modernité esthétique, opposée aux stéréotypes et autres règles de genre forcément répétitives. Cependant, il existe depuis le xixe siècle tout un pan populaire (policier, science-fiction, cinéma, bande dessinée, série télévisée), qui reprend à son compte la position classique, plus indulgente vis-à-vis de la répétition. Ce champ de la fiction populaire s’accompagne d’une littérature prescriptive (manuels de scénario, guides d’écriture, conseils d’auteurs), qui se fait souvent le relais de visions simplistes du récit, refusant les scripts de la vie quotidienne au profit des notions de plot et de crise (ou de quelque autre nom qu’on leur donne), mais qui propose aussi parfois de nouveaux modèles contrevenant à l’intrigue classique comme à l’anti-intrigue moderne, tels que la chronique sérielle, la catharsis post-traumatique ou la « refamiliarisation » – autant de façons complexes d’appréhender la répétition narrative, et non plus seulement comme un bien ou un mal.

Repetition in a story is a priori frowned upon, especially since aesthetic modernity, opposed to stereotypes and other generic, necessarily repetitive, rules. However, since the nineteenth century, a whole popular segment (detective novels, science fiction, cinema, comic strips, TV series), has taken up the classic position, more lenient towards repetition. This field of popular fiction is accompanied by a prescriptive kind of literature (script manuals, writing guides, authors’ advice) which ‑ refusing the scripts of everyday life to the benefit of plot and crisis (or whatever name they are given) ‑ often relies on simplistic visions of the narrative, but which also sometimes proposes new models contravening the classical plot as well as the modern anti-plot, models such as the serial chronicle, post-traumatic catharsis or “refamiliarisation” ‑ so many complex ways of apprehending narrative repetition, and no longer judging it as just good or bad.

Sommaire
Texte intégral

1On connaît cette pensée qui ouvre l’ouvrage de Karl Marx sur Le Dix-huit brumaire de Napoléon Bonaparte :

Hegel fait remarquer quelque part que, dans l’histoire universelle, les grands faits et les grands personnages se produisent, pour ainsi dire, deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce. (Marx, [1853] 2001, p. 172)

2Je ne compte pas discuter ici de la répétition dans l’Histoire avec un grand H, mais dans l’histoire avec un petit h. Cependant, la phrase de Marx pourrait aussi s’appliquer à cette dernière, tant répéter, imiter un premier récit novateur est a priori mal considéré depuis le xixe siècle et la modernité esthétique : si ce n’est pas fait exprès, pour parodier volontairement, c’est souvent mal vu, vécu comme une mauvaise « farce ». Ainsi, l’imitation sérieuse, si répandue dans les âges classiques, a pu devenir ensuite un épouvantail théorique du roman moderne, quand bien même elle n’a jamais cessé d’exister dans les faits, que ce soit du côté élitaire, qui a continué à imiter d’autres œuvres autrement, ou, surtout, du côté populaire.

3À considérer en effet cette production, dans ses formes romanesques mais aussi bédéiques, filmiques ou sérielles, on pourrait soutenir que la modernité, depuis l’industrialisation qui l’a vue naître au xixe siècle, est l’époque où l’on a plus que jamais imité sérieusement d’autres fictions, dans le cadre de nouveaux genres en voie de constitution ‑ une époque classique par excellence, donc, traversée de nombreux classicismes de genre. On peut penser à tous les genres si divers des fictions populaires au sens large, comme, par exemple, le roman d’aventure, le roman sentimental, les multiples sous-genres déclinés par le policier et la science-fiction, ou encore par Hollywood. Les formes sérielles analysées par Matthieu Letourneux dans Fictions à la chaîne (2017), depuis les romans-feuilletons du xixe siècle jusqu’aux séries actuelles, témoignent particulièrement de cet attachement privilégié à la répétition de figures, de scènes et de topoï de genre.

4Tout ce versant populaire des arts modernes ressemble en effet plus qu’il n’y paraît à l’esthétique des âges classiques, où les auteurs n’écrivent pas contre les histoires précédentes, en faisant attention à ne pas les répéter, mais au contraire en travaillant à les imiter le mieux possible, à réitérer telle intrigue, tel personnage, tel univers. Anne Jamison (2013) montre bien ainsi dans son analyse du phénomène des fanfictions combien elles retrouvent certaines formes anciennes telles que la continuation, par-delà l’impératif romantique d’originalité.

Note de bas de page 1 :

Par « arts anciens », Tristan Garcia (2008) désigne tous les arts apparus dès la préhistoire (récit, poésie, spectacle vivant, musique, peinture, sculpture, architecture), par opposition aux « arts nouveaux » apparus à partir du xixe siècle avec l’industrialisation (photographie, cinéma, bande dessinée, policier, science-fiction, jeux vidéo, séries télévisées).

5Dans L’Arbre et la source, Michel Charles (1985) distinguait les âges classiques de la rhétorique et les âges scolastiques du commentaire, qu’ils soient préclassiques comme au Moyen-Âge ou postclassiques comme de nos jours. En fait, il faudrait peut-être plutôt parler, aujourd’hui, d’une coexistence des deux âges : dans l’enseignement et les arts anciens1 autonomisés, ce serait la scolastique qui domine ; dans le marché et les arts nouveaux hétéronomes, ce serait davantage la rhétorique. Autrement dit, c’est plutôt à l’élève, à l’homme cultivé de faire effort vers les textes des arts anciens pour les commenter, mais c’est plutôt au contraire aux auteurs populaires de faire effort vers le lecteur-spectateur pour lui plaire, l’émouvoir, l’instruire.

6De plus, comme le dit encore Michel Charles, si le commentaire est le grand genre de la scolastique, c’est le traité qui est celui de l’âge rhétorique. C’est ainsi que dans la modernité, si l’on ne trouve presque plus aucun traité ou art poétique sérieux pour les arts anciens en pleine crise, il en existe au contraire un très grand nombre, la plupart anglophones, pour les fictions populaires, que ce soit sous la forme de manuels de scénario, de guides d’écriture ou de livres de conseils d’écrivains et scénaristes populaires.

7Le traité, l’art poétique, le guide, le manuel ont aujourd’hui mauvaise presse à l’école, à l’Université et dans les arts anciens en général : ce sont ces ouvrages qui apprennent à imiter, à répéter le même genre d’histoires et les histoires d’un même genre. Sans chercher à défendre à tout prix la valeur de ces manuels et de la répétition en fiction, j’aimerais cependant ici les réhabiliter en partie – et l’une de concert avec l’autre, comme un ensemble.

8Cette littérature prescriptive évolue dans un angle mort de la critique universitaire. Si la poétique moderne a repris de la Poétique d’Aristote sa dimension descriptive, elle a plus ou moins laissé de côté le versant prescriptif, assumé justement par ces descendants des arts poétiques que sont les manuels d’écriture. Or, analyser ces poétiques prescriptives avec l’outillage des poétiques descriptives et des disciplines apparentées (narratologie, stylistique, histoire littéraire) revient bien souvent à les discréditer d’avance : leur approche théorique est généralement moins rigoureuse que celle des universitaires car, d’une part, elle n’est pas le fait de chercheurs mais de praticiens du récit (auteurs, éditeurs, lecteurs, script doctors) et, d’autre part, elles n’ont pas pour objectif de décrire les récits, mais d’aider à les écrire. Dans la perspective de redonner à l’enseignement des Lettres une dimension créative, artistique, à côté de la seule dimension théorique, scientifique, j’aimerais aborder ce corpus de manière empathique, non pas en tant que juge et critique, mais en tant qu’apprenti praticien épousant en partie sa logique. Et j’espère donc que le lecteur voudra bien me lire avec indulgence pour le caractère plus essayiste que scientifique de cet article.

9Il n’existe pas vraiment de cadre théorique pour une telle approche, puisque c’est à peine une approche théorique, et il n’est pas évident pour ce point de vue de trouver sa place dans les Lettres actuelles, de même qu’il n’est pas évident pour un praticien de trouver sa place parmi les théoriciens de l’Université. Comme le rappelle Bernard Lahire dans la Condition littéraire (2006, p. 138), le philosophe ésotérique peut vivre de ce qu’il fait, pas le poète hermétique. En Lettres, on en arrive même parfois à la situation cocasse de chercheurs pouvant vivre de l’interprétation d’auteurs qui, eux, ne peuvent pas vivre de leurs propres textes.

1. Crise de la crise

10Si l’on feuillette cette littérature prescriptive sur le récit, on trouve deux propositions apparemment contradictoires.

11D’un côté, il y a cette propension déjà évoquée à proposer des modèles qui sont comme des recettes à appliquer, à répéter. C’est très bien montré, par exemple, dans l’annexe d’un de ces manuels, Into the woods de John Yorke (2013, p. 256), qui répertorie les différents modèles les plus connus parmi les praticiens (qui ne sont pas ceux de la narratologie universitaire) : celui de Syd Field ([1979] 2008) avec ses trois actes (préparation, confrontation, résolution), celui de Christopher Vogler ([1992] 2002) inspiré de Joseph Campbell, avec l’appel de l’aventure, le refus de l’appel, la rencontre du mentor, etc., ou encore celui de John Truby ([2007] 2010) avec ses sept étapes (besoin, problème, désir, adversaire, plan, confrontation, révélation). Par-delà les différences de détail, c’est toujours plus ou moins un même schéma ou pattern qui apparaît, avec un moment de perturbation, un moment de mentorat, un moment de descente aux enfers, de retour difficile à la vie quotidienne, etc.

12Pour John Yorke et beaucoup d’autres auteurs de manuels, cette répétition d’un même schéma n’est pas un mal : elle révèle simplement que le schéma n’est pas culturel, circonstanciel, mais naturel, universel – voire génétiquement conditionné. C’est comme cela que fonctionnerait la vie et c’est conséquemment comme cela que fonctionnerait la façon dont notre cerveau perçoit, (se) raconte la vie. Pour d’autres critiques et auteurs de la tradition moderne, cette répétition est au contraire la grande ennemie. Ils prouveront par l’exemple qu’il peut exister des histoires qui ne respectent pas un tel schéma.

13D’un autre côté, ce que proposent paradoxalement ces modèles, c’est toujours de la non-répétition : ce qu’il y faut respecter avant tout, c’est l’exigence d’au moins un événement singulier qui fasse sortir la vie de ses gonds, qui contrevienne à la répétition des jours. Un récit, un bon récit, c’est quand « ça sort de l’ordinaire », quand les événements ne se répètent pas ou, du moins, quand au moins un événement ne se répète pas ‑ et qu’il fait basculer l’histoire hors du « train-train de la vie quotidienne ». On aura toujours ce point de bascule, cette crise, quelque nom qu’on lui donne. Par exemple, dans le tableau récapitulatif de John Yorke (Ibid.), on trouve les mots : « inciting incident » (incident déclencheur), « departure » (départ), « separation » (séparation), « call to adventure » (appel de l’aventure), « set-up » (préparation, nœud), « disturbance » (perturbation), etc. Christopher Vogler (Ibid.) évoque de même l’idée imagée d’un seuil, d’un passage entre le monde ordinaire et un monde extraordinaire. Ce passage peut être très concret dans les histoires de fantasy ‑ tel le quai 9 3/4 de Harry Potter ou le placard de Narnia, ou il peut être plus intérieur, psychologique.

14La crise délimite finalement deux sortes de récits : un récit initial amoindri, en arrière-plan, itératif, le récit du monde ordinaire, avec ses mêmes actions accomplies chaque jour ; et un récit majuscule, au premier plan, qui commence à l’entrée dans le monde extraordinaire, où chaque événement n’a lieu qu’une fois, puis qui se termine après le retour dans le monde ordinaire. On peut parler de script pour le premier type de récit, c’est‑à‑dire de schème d’actions stéréotypées, répétitives (quelque chose comme un récit à l’imparfait), tout en conservant pour le second la notion d’intrigue véritable, d’un plot toujours inédit, exceptionnel (le récit pur, au passé simple).

15Bien sûr, les deux propositions des manuels ne sont pas vraiment contradictoires : ce qu’il faut répéter, pour ceux-ci, c’est la façon dont la vie ne se répète pas, la façon dont quelque chose toujours arrive, la façon dont il n’arrive jamais qu’il n’arrive pas quelque chose. Cette idée pourrait sembler juste, mais la modernité va là aussi la remettre en cause. Il peut très bien, pour elle, ne rien arriver. Généralement, même, dans la vie, il arrive très peu de choses. Ainsi, le récit classique, le récit prôné par les manuels, pourra être critiqué à la fois parce qu’il répète toujours le même schéma de l’exception et parce que ce même schéma n’a rien à voir avec la vie réelle, tissée elle de scripts répétitifs plutôt que d’appels incongrus à l’aventure ‑ c’est le reproche d’invraisemblance, d’irréalisme fait à toutes ces littératures de l’imaginaire, toutes ces productions du romance classique par opposition au novel moderne, réaliste.

16Les exemples d’anti-intrigue moderne sont multiples, mais on peut penser à un de ses grands pionniers comme Flaubert, qui représente bien ces vies prises dans la toile des scripts, des stéréotypes, des idées reçues que l’on (se) répète. Comme l’a bien montré Jean‑Louis Dufays dans Stéréotype et lecture (1994), la critique moderne des stéréotypes va de pair avec la critique de la répétition et de l’intrigue classique. On déplore que la vie, la société ne soit bien souvent qu’un ensemble de scripts, et en même temps, c’est justement cela que l’on va représenter, pour le condamner : l’ensemble des scripts. La perspective est renversée : la forme de la fiction sera nouvelle, exceptionnelle, non répétitive, dans le but de rendre compte d’un fond malheureusement bien trop répétitif ‑ le morne fond de la vie réelle, de la nouvelle vie bourgeoise. Le risque, dès lors, n’est plus celui du stéréotype ou de l’invraisemblance, mais celui de l’ennui du lecteur lui-même, de la trop grande complexité formelle ‑ et de l’élaboration progressive d’un nouveau stéréotype inversé, où il ne s’agirait plus de raconter pour s’évader mais d’enregistrer le réel pour le critiquer.

17Raphaël Baroni montre bien ce discrédit de l’intrigue classique dans plusieurs de ses essais et articles. Dans « L’intrigue est-elle populaire ? » (2011, p. 73), notamment, il cite en ce sens un passage de la Nausée de Sartre : « Il faut choisir : vivre ou raconter. Quand on vit, il n’arrive rien. Il n’y a jamais de commencements. » Or, cette œuvre emblématique de la modernité est justement un de ces romans anti-romanesques, qui contreviennent au schéma répétitif de l’exception. Sartre ne raconte presque plus puisqu’il raconte une de ces vies où il n’arrive rien, pas d’événement extraordinaire brisant la glace de la répétition. Et la phrase citée semble bien résumer un certain point de vue moderne : d’un côté, la vie n’est pas narrative, mais répétitive ; de l’autre, le récit, le récit classique, n’est pas la vraie vie, il la fausse, la dramatise, la narrativise au lieu de la répéter, de la représenter réellement.

2. Scénarios de sortie de crise

18Alors, bien sûr, un grand nombre de récits, qu’ils soient classiques ou modernes, ne vérifient pas l’opposition entre ces deux modèles narratifs de la répétition. Souvent, même, les récits les plus intéressants, ceux qui ont le mieux tenu l’épreuve du temps et des lectures successives, marchent en funambules sur le fil qui sépare ces deux conceptions. Pour reprendre Flaubert, par exemple, son rêve d’un « roman sur rien » ne se réalise heureusement qu’à moitié dans Madame Bovary ou l’Éducation sentimentale, tant il s’y passe quand même beaucoup de choses, tant le fantôme du schéma classique continue à hanter ses intrigues, à se répéter en sourdine.

19Surtout, il semble bien que le mur entre les deux conceptions se fissure de plus en plus aujourd’hui, après un siècle de guerre froide. En tout cas, du côté de la fiction populaire et de la littérature prescriptive qui la cautionne, il me semble reconnaître trois nouvelles approches à l’œuvre, trois « scénarios de sortie de crise », pourrait-on dire, ou bien de sortie de script, c’est‑à‑dire trois façons de sortir du schéma répétitif de la crise ou de l’anti-schéma du script ‑ toutes plus ou moins adossées à de nouvelles découvertes dans le domaine des sciences humaines ou cognitives.

2.1. La chronique sérielle

20Le premier scénario est surtout exemplifié par les nouvelles formes sérielles. On peut l’appeler le scénario de la « chronique ». Il est bien développé dans L’Art des séries télé de Vincent Colonna, en particulier le tome 2 (2015), quasi-manuel à usage des praticiens autant que des théoriciens. L’auteur s’interroge sur la spécificité de chefs-d’œuvre désormais reconnus de ce nouvel art, comme Twin Peaks, Six Feet Under ou The Wire. Reprenant une opposition de Bazin entre cinéma de l’image (tel Hollywood) et cinéma du réel (tel le néoréalisme), il situe ces dernières séries du côté de l’attention au réel, de la chronique, contre le primat de l’image, du spectacle, de l’action. Dans Six Feet Under, par exemple, une bonne moitié des scènes ne sont pas indispensables, ne font pas avancer l’action ; et même, beaucoup de dialogues sont seulement phatiques, selon la notion de Malinowski (réaffirmation répétée d’un statut).

21Envisagée ainsi, la chronique n’est ni le plot classique ni le script moderne, c’est un entre-deux, où la vie au jour le jour devient elle-même digne de récit, même si elle ne représente pas de crise fondamentale, de point de bascule, ou qu’aucune de ces petites crises n’est jamais définitive. Un autre auteur réputé de manuel, Robert McKee ([1997] 2001), opposait un peu dans le même sens non pas deux intrigues, mais trois : « archplot », qui correspond à l’intrigue classique (causalité, temps linéaire, conflit externe, héros unique et actif, fin fermée), « antiplot », qui correspond à l’anti-intrigue moderne (coïncidence, temps non linéaire, réalité incons(is)tante) et « miniplot », qui semble bien correspondre à cette idée de chronique : il y a toujours du conflit, comme dans l’intrigue classique, mais il est interne, psychologique, il concerne un savoir plutôt qu’un faire, les héros sont multiples, et parfois même passifs, et les dénouements sont toujours provisoires, aptes à se défaire et se refaire autrement, comme le suppose toute série à fin ouverte.

22Au même moment où ces séries voyaient le jour, on s’est rendu compte en psychologie que le flux des expériences vécues n’était pas opposé à la narration, mais d’emblée narrativisé. Même l’événement le plus banal fait l’objet d’une mise en récit inconsciente et immédiate. C’est ce que fait bien apparaître l’expérience de la main dans l’eau mise au point par Daniel Kahneman (2011) : si on plonge la main une minute dans de l’eau à 14 degrés (provoquant une sensation désagréable de froid) et si on la plonge une minute dans de l’eau à 14 degrés puis trente secondes dans de l’eau à 15 degrés (presque aussi froide, donc), 80 % des personnes testées préfèrent la seconde expérience, pourtant a priori plus douloureuse en termes quantitatifs ! C’est que ma façon de vivre une expérience n’est pas d’abord rationnelle, quantitative, mais narrative, qualitative : je préfère la seconde expérience parce qu’elle se présente sous la forme d’une histoire avec happy end, d’une tension suivie d’une détente (Daniel Kahneman parle de peak/end rule, « règle sommet/fin »). C’est ce qui expliquerait peut‑être le paradoxe dit de la tragédie ou de l’horreur ‑ ce plaisir que l’on prend à se faire peur (voir Livet, 2015) : une émotion narrative, même négative, une tension suivie d’une détente, c’est toujours mieux que rien, que le calme plat du script.

2.2. La catharsis post-traumatique

23Un deuxième scénario possible de sortie de crise me semble pouvoir être représenté par le renouveau de la notion de catharsis en fiction populaire ‑ et avant tout, forcément, dans les domaines de l’horreur et du thriller. Là aussi, de la répétition est à l’œuvre, car il s’agit toujours, pour l’auteur comme pour le lecteur, de se confronter à ses propres démons, c’est‑à‑dire de répéter une de nos peurs en la représentant dans la fiction, comme pour l’objectiver, s’en défaire, l’extirper de sa tête. Par exemple, Ray Bradbury, pour prendre le domaine de l’horreur, évoque, dans un recueil d’articles et de conseils sur sa propre pratique, sa peur enfantine de la « Chose en haut de l’escalier », quand il devait se rendre la nuit aux toilettes (Bradbury, [1986] 2016). Il se résolvait à y monter, mais redescendait ensuite en hurlant. Et la même scène se répétait, de nuit en nuit, jusqu’à ce que son père glisse un pot de chambre sous son lit. « Aujourd’hui encore, alors que bien du temps a passé, la Chose se tient toujours en haut de l’escalier, et elle attend » (Ibid., p. 41). La nouvelle « L’Escalier » en résultera ‑ tentative de dompter la Chose en la couchant sur le papier, de briser le cycle des peurs répétitives en le répétant, une dernière fois, dans la fiction.

24De même, Patricia Highsmith, grande pionnière du thriller, conseille dans son manuel sur l’Art du suspense ([1966] 1988, p. 26‑37) la tenue d’un carnet de notes pour consigner les moments d’émotion forte ‑ c’est cette prise en compte (et en conte) qui initiera l’écrivain à « l’école de l’écriture personnelle » (imitation de son propre vécu), contre « l’école de l’artifice » (imitation formelle, intertextuelle). La romancière évoque une de ces expériences émotionnelles nourricières quand, détestant les gens qui font trop de bruit, elle n’a jamais osé cependant réprimander les gamins qui chahutaient sur l’escalier de secours à deux mètres de sa fenêtre. Ils lui faisaient peur. Elle a imaginé alors la nouvelle « Les Barbares », à propos d’un architecte qui envoie une pierre sur un joueur de football américain qui faisait toujours trop de bruit en s’entraînant en bas de chez lui : le joueur meurt de sa blessure et l’angoisse de l’architecte pour cacher (ou non) son crime peut commencer.

25On trouverait des développements similaires dans certains guides d’écriture via notamment la pratique souvent préconisée du show, don’t tell (« montrer plutôt que dire », « exprimer plutôt que signifier »). Dans The Emotional Craft of Fiction (2016, p. 105-108), Donal Maass donne comme exemple d’épisode cathartique cette scène du Joyland de Stephen King où le jeune héros, Devin, qui vient de connaître un premier vrai chagrin d’amour, se retrouve employé dans un parc d’attractions et se lance dans une danse de Hokey Pokey pour les enfants de la garderie du parc : il passe toutes ses chaudes journées d’été dans le costume étouffant du chien Howie, la mascotte du parc, mais en se mettant à danser devant les enfants, il oublie soudain la chaleur, l’inconfort ‑ et même la fille qui a rompu avec lui. Arrêtant le temps de l’intrigue, l’instant cathartique en passe ici par une souffrance sublimée, liée in fine à ce qu’il faut bien appeler, sans jugement de valeur, une œuvre d’art (ici une danse, aussi simple et ridicule soit-elle).

26On retrouve bien, dans ces trois cas, la théorie du make-believe (« faire-semblant ») développée par Kendall Walton (1990) : quand un parent fait le loup, l’enfant éprouve certes de la peur au niveau somatique (accélération du rythme cardiaque, tension musculaire, tremblement), mais pas au niveau cognitif ‑ il ne croit pas que le danger soit réel. Il en résulte des quasi‑émotions, des émotions vécues à distance, qui préparent l’enfant à mieux domestiquer celles de la vie réelle, à en prendre le contrôle sans les subir. Il s’agirait donc en fiction de rejouer, répéter certaines scènes, comme dans une « répétition générale » au théâtre, à la fois pour domestiquer les expériences passées (éventuellement traumatiques) et pour se préparer à celles du futur. Ici, la fiction populaire a, pour ainsi dire, raison d’être invraisemblable : elle n’est pas là pour coller au réel, mais au contraire pour donner les moyens de s’en décoller ; il ne s’agit pas seulement de divertissement, mais d’évasion, au sens fort du terme : on s’évade du réel comme on s’évaderait de prison, et non pas simplement pour se voiler la face.

27À lire ce que disent les manuels de cette notion, ce qui change, semble-t-il, par rapport à la catharsis tragique classique, c’est la mise en avant, sur le devant de la scène, de la notion de traumatisme. Le psychiatre Bessel van der Kolk, un des pères du diagnostic de trouble de stress post-traumatique ([2014] 2018), décrit le traumatisme comme cet événement dramatique qui fait passer du script au plot, mais qui se répète ensuite en pensées comme en actes, ad libitum. C’est comme si le plot, l’événement dramatique, traumatique, devenait lui-même un script de la vie quotidienne, soit que la personne traumatisée revive l’événement intérieurement, par flashes, cauchemars et hallucinations, soit qu’elle le revive extérieurement, en provoquant, de manière plus ou moins involontaire, de nouveaux événements qui ressemblent à l’ancien ‑ ce que Freud appelait la pulsion de répétition et que Bessel van der Kolk explique par le besoin compulsif de se remettre en condition du traumatisme pour essayer, vainement, de lui donner du sens, de réintégrer les réactions somatiques extrêmes dans des schèmes cognitifs pré-existants. Dès lors, ce plot devenu script est sans espoir de dénouement, si ce n’est, peut-être, via un second événement, l’événement cathartique, qui peut consister en une réappropriation et distanciation, par la fiction et les arts en général, du traumatisme.

28Cette nouvelle (interprétation de la) catharsis n’est plus tellement allopathique et morale, comme dans l’approche classique du contre-modèle fictionnel, ni non plus homéopathique et préventive, comme dans l’approche freudienne moderne, où je ferais par procuration, dans la fiction, ce que je risquerais de faire sinon dans la réalité, mais plutôt empathique et curative : j’apprends à vivre, comprendre et distancier mes émotions par le biais de la fiction (voir Destrée, 2011, et Marx, 2015). Dans Réparer le monde d’Alexandre Gefen (2017), cette dimension réparatrice apparaît ainsi comme un des paradigmes centraux de la fiction contemporaine, loin de l’idéal intransitif de la modernité.

2.3. La « refamiliarisation »

29Non seulement la fiction populaire, en particulier dans ce qu’il est convenu d’appeler les littératures de l’imaginaire, nous prépare parfois à l’extraordinaire plutôt qu’elle ne nous duperait, mais, et c’est un troisième scénario de sortie de crise possible, elle peut nous « refamiliariser » avec ce nouveau monde extraordinaire, qu’il soit pire ou meilleur que le nôtre : elle nous apprend à y vivre, elle crée une nouvelle familiarité avec d’autres manières de vivre, d’autres modes d’existence. C’est ainsi que le grand scénariste de bande dessinée Alan Moore (2003) dit, dans son fascicule de conseils pratiques :

Note de bas de page 2 :

« It’s only when we love things that we really, truly see them in their most lucid and perfect aspect; that we truly know them. And if you want to write about something, then you must know it, must understand it as fully as possible. Must love it, even if it is unlovable. Particularly if it is unlovable. […] Immerse yourself in the least desirable element and swim. » Nous traduisons.

C’est seulement quand on aime les choses qu’on les voit réellement, vraiment dans leur aspect le plus clair et parfait ; qu’on les connaît vraiment. Et si tu veux écrire sur quelque chose, alors tu dois le connaître, le comprendre aussi complètement que possible. L’aimer, même si ce n’est pas du tout aimable. Surtout si ce n’est pas aimable. […] Immerge‑toi dans le moins désirable des éléments et nage2. (Ibid., p. 47)

Note de bas de page 3 :

Eschyle, Agamemnon, 176.

30L’immersion fictionnelle, souvent décriée par les tenants de l’anti-intrigue moderne, a lieu ici en eaux froides, troubles ‑ et non dans un lagon de carte postale qui nous ferait oublier tous nos soucis. On pense au tô pathéï mathos d’Eschyle3 (« comprendre par l’épreuve »).

31Dans son manuel Écriture, Stephen King ([2000] 2003) invite aussi à ne pas mépriser les personnages les plus monstrueux, à faire preuve d’empathie même pour eux, surtout pour eux. Il donne l’exemple d’Annie Wilkes dans son roman Misery :

Nous la voyons avec inquiétude changer d’humeur, mais je me suis efforcé de ne jamais le dire tout de go dans des phrases comme : « Annie paraissait déprimée et peut-être même suicidaire, ce jour-là » ou « Annie paraissait particulièrement de bonne humeur ». Si je suis obligé de vous le dire, j’ai perdu. Si, en revanche, je suis capable de vous montrer une femme silencieuse, aux cheveux sales, qui se bourre compulsivement de gâteaux et de bonbons, c’est vous qui en tirez la conclusion qu’Annie est dans un moment dépressif du cycle maniaco-dépressif, et j’ai gagné. Et si je parviens, de façon fugace, à vous faire voir le monde par les yeux d’Annie Wilkes, autrement dit à vous faire comprendre sa folie, il se peut alors que vous sympathisiez avec elle ou même que vous vous identifiiez à elle (Ibid., p. 227).

32On trouverait des développements similaires dans certains guides d’écriture via notamment la pratique déjà mentionnée du show, don’t tell. Cette empathie est permise, on le voit, par une exposition répétée aux personnages, via le point de vue interne et les psycho-récits. Elle n’aurait pas lieu s’il s’agissait seulement de les décrire de l’extérieur, en en passant par le sens seul plutôt que par les sens.

33Dans ces deux premiers cas, la refamiliarisation a lieu via la catharsis horrifique : le monde extraordinaire est un monde encore pire que le nôtre, encore plus désenchanté, avec lequel l’auteur et le lecteur se familiarisent pour mieux se préparer au monde réel. Mais c’est un cas particulier d’une refamiliarisation plus globale avec tout monde autre, quel qu’il soit. Et elle n’en passe pas par le seul point de vue interne : encore faut-il que ce point de vue soit répété pour que l’empathie devienne attachement sur la durée, véritable familiarité.

34On évoque souvent, pour les fictions populaires et leurs intrigues classiques fondées sur le suspense, les émotions intenses qu’elles procurent, mais il y a aussi le plaisir de retrouver jour après jour les mêmes personnages, le même univers, voire la même intrigue ‑ une sorte de plaisir inverse tel qu’on le retrouve chez les enfants qui regardent encore et encore le même film, comme pour se vacciner de telle ou telle émotion trop forte, la domestiquer, la « désintensifier ».

35Dans La Tension narrative, Raphaël Baroni (2007, p. 279-295) distingue ainsi le suspense habituel, qui relève somme toute de l’intensité, et le suspense paradoxal, ou ce qu’il nomme le « rappel » ‑ ce plaisir réitéré que l’on ressent paradoxalement à la relecture d’une œuvre à suspense. Dans le cas de la relecture, la répétition est massive, puisque mis à part les circonstances de la lecture et l’état d’esprit du lecteur, le contenu lui est le même, mais il semble possible d’étendre ce plaisir du rappel à d’autres répétitions narratives moins radicales, portant sur les personnages, l’univers, l’intrigue.

36Ainsi, dans le cas du suspense habituel, le plaisir serait fondé sur une ignorance, un savoir contrarié ‑ créant de la peur et, peut‑on ajouter, une intensité qui va en s’affaiblissant au fil des relectures d’une même œuvre ou des lectures d’œuvres répétitives ; dans le cas du suspense paradoxal, le plaisir serait fondé sur une émotion continuée, une empathie pour les personnages ‑ issue de (et aboutissant à) une familiarité qui augmenterait même plutôt qu’elle ne diminuerait au fil de la lecture au long cours d’une saga, par exemple, ou de la lecture d’œuvres sérielles au contenu proche, ou encore de la relecture d’une même œuvre.

Note de bas de page 4 :

Selon la célèbre théorie de Viktor Chklovski dans L’art comme procédé (Chklovski, [1917] 2018).

37Par-delà la « défamiliarisation » chère à la position moderne4, par-delà son apologie de l’intensité, bien mise en évidence par Tristan Garcia dans La Vie intense (2016), il s’agirait alors de retrouver un peu de familiarité, mais avec un autre monde que le nôtre. Ainsi, la répétition ne serait plus celle du même, mais de l’autre, aussi paradoxal que cela puisse paraître.