Présentation du numéro. La répétition du point de vue des instances énonciatives qui l’instaurent Presentation. Repetition from the point of view of enunciative instances that establish it

Sophie ANQUETIL 
and Cindy Lefebvre-Scodeller 

Full text

1Formalisée chez Derrida (1990) en deux concepts – l’itération et l’itérabilité – la répétition renvoie à la reproduction d’une marque (l’itération), reproduction dont l’actualisation est chaque fois distincte de la précédente. Ainsi la répétition garantirait la permanence du signe mais, ce qui fait sens, ce serait le caractère altéré de la marque en fonction du nouveau contexte d’actualisation (itérabilité). La répétition permettrait donc l’identification de la convention codique, mais elle serait aussi une altération significative de cette même convention. L’itérabilité occuperait donc cet espace « entre le re- du répété et le re- du répétant, traversant et transformant la répétition » (Derrida, 1990, p. 106). Autrement dit, il y aurait toujours « retraversée de l’a priori par cela même que cet a priori paraît conditionner ». En et pour cela, la répétition serait « vouée à se répéter inlassablement » (Steinmetz, 1993, p. 48).

2Ce double aspect de la répétition – l’itération et l’itérabilité – mérite que l’on s’y attarde parce que son observation permet d’engager une réflexion épistémologique sur nos pratiques scientifiques. L’une des préoccupations majeures du linguiste est en effet de saisir une forme de récurrence, récurrence qui serait l’indice pour le chercheur d’une expérience ritualisée, systémique, inscrite dans la mémoire collective d’une communauté linguistique. Le « je » répèterait en effet l’expérience d’un « nous » qui a façonné notre usage du signe. Ce passage du « nous » au « je » et du « je » au « nous » inscrirait la problématique de la répétition dans celle de ce que Ricœur (2000) nomme l’« intersubjectivité » et qui s’est formalisée chez Kleiber (1999) en le concept de « stabilité sémantique ». C’est en effet la mise en relation du concept de répétition avec celui de l’intersubjectivité que nous souhaitons interroger dans ce numéro. « Dis-moi ce que tu répètes – donc « qui tu répètes » –, je te dirai qui tu es » questionne la répétition du point de vue des instances énonciatives qui fondent les textes et discours : sujet parlant, locuteur, énonciateur, narrateur, auteur, traducteur, etc. En effet, la répétition, suivant le lien qu’elle établit entre énonciation citée et énonciation citante, se fait le porte-parole d’une voix qui, soit se situe dans l’interlocution et s’inscrit dans l’immédiateté du dialogue, soit constitue la reprise d’un discours antérieur, et se fait ainsi le relais d’autres voix énonciatives. Cet usage ritualisé et ritualisant du signe serait en effet révélateur de l’identité des instances énonciatives collectives et serait à l’origine de routines discursives, de normes d’écriture, observables par l’identification de segments répétés, de collocations, de motifs, etc. dans les textes et discours.

3Mais pour rendre compte des liens entre répétition et intersubjectivité, la recherche de routines, de normes, ne peut se passer d’un questionnement sur l’altération du point de vue de l’espace‑temps qui sépare l’énonciation citée et l’énonciation citante. Le postulat de l’itérabilité nie l’existence d’une identité absolue assignable au signe, ce qui interroge le linguiste sur le sens de la reproduction du signe. En quoi la réactualisation du dit, du construit, du déjà vu est‑elle signifiante, que l’on fasse référence ici aux rituels discursifs, aux différentes formes de dialogisme ou de détournement intertextuel au sens large ? Qu’est-ce que cette altération dit du contexte de l’énonciation citée ? Quelle est la fonction rhétorique et stylistique de l’altération produite ? Steinmetz (1993) nous fournit un premier élément de réponse en envisageant une « esthétisation de la répétition ». L’itérabilité serait donc non seulement la condition de la possibilité du signe mais aussi la condition de la possibilité de l’art. Ainsi la description des formes de dialogisme générées par la répétition peut participer de la caractérisation des arts du langage déployés par les locuteurs ou auteurs au sein des textes et discours, et ainsi de l’ethos de ces derniers.

4Enfin, si le titre de ce numéro se veut volontairement psychologisant, c’est aussi pour mieux toucher du doigt le fondement originel de nos pratiques : qu’est-ce qu’à travers des répétitions de fragments de discours investis de sujets parlants en sujets parlants, une communauté linguistique rejoue-t-elle sciemment ou inconsciemment ? Autrement dit, qu’est-ce que la répétition répète ? Et pourquoi certaines langues sont-elles plus promptes à la répétition que d’autres ? Car s’il est bien des cas dans lesquels la répétition relève de l’intentionnalité du locuteur et si l’on rencontre bel et bien dans toutes les langues des auteurs qui jouent et se jouent de la répétition (à l’aide d’anaphores, d’épiphores, d’allitérations, d’assonances, de calques syntaxiques, ou autres procédés stylistiques), il arrive qu’elle fasse partie du fonctionnement intrinsèque d’une langue, ce que Michel Ballard (1994, p. 233) appelle « la répétition idiosyncratique ». Certaines langues sont plus tolérantes que d’autres face au phénomène de la répétition. Que faire lors du passage d’un texte d’une langue à une autre lorsque la langue de départ est plus tolérante aux répétitions que la langue d’arrivée, comme c’est le cas avec l’anglais et le français, par exemple ? Pris entre le désir de traduire le style de son auteur et le devoir de respecter les règles stylistiques de la langue vers laquelle il traduit, le traducteur de l’anglais vers le français peut être tenté de ne pas traduire la répétition (ou y sera peut-être poussé par son éditeur), à tout le moins de ne pas traduire toutes les répétitions. « Dis-moi ce que tu répètes, je te dirai qui tu es » : l’étude de la façon dont un traducteur traite la répétition peut-elle donner des indices sur sa façon d’envisager la pratique de la traduction au sens large ? C’est à toutes ces questions que ce numéro se propose de se consacrer.

5Le numéro s’ouvre sur la contribution de Marion Sandré et Oliana Revelles. Fidèle à la tradition de l’analyse du discours « à la française », leur article envisage la répétition dans une perspective énonciative de l’activité discursive : elle provient en effet du rapport qu’entretient le discours avec les discours qui l’ont précédé, que ce dialogisme soit délibérément montré ou non, qu’il soit interdiscursif ou interlocutif. Prenant appui sur les discours convoqués par Benoît Hamon lors d’un discours à la Bourse du travail de La Seyne-sur-Mer, en février 2018, la recherche montre comment l’homme politique adapte ses reprises énonciatives – reprises du discours de tiers, de son propre discours ou de celui du public – à l’enjeu discursif et comment elles construisent, au fur et à mesure des prises de parole, l’ethos des interlocuteurs en présence.

6Les liens entre répétition et interlocution sont aussi au cœur de la recherche d’Aline Delsart mais s’ancrent ici dans un contexte de soin. La recherche se concentre alors sur une forme spécifique de répétition, l’hétéro-répétition locale, et sur ses multiples fonctions pragmatiques : la confirmation, la précision, la rectification, la réponse-reprise, le ciblage, le partage de savoir, la reprise de sens en écho, le questionnement. À partir d’une sélection d’entretiens réalisés dans le cadre du projet de recherche DECLICS2016, Aline Delsart observe une répartition différente des fonctions pragmatiques de l’hétéro-répétition suivant le statut du locuteur en présence : patient, médecin, ou thérapeute d’orientation psychanalytique. Ainsi la répétition locale opère ici comme un marqueur d’identification des statuts des locuteurs, et son analyse questionne dans le même temps l’équilibre fonctionnel des discours en consultations médicales.

7Dans un même souci d’interroger les pratiques médicales et les relations de soin qui s’y établissent, Aurore Famy appréhende la répétition dans l’espace énonciatif construit depuis la consultation du médecin – ici l’épileptologue – jusqu’à la lettre de consultation. La nécessaire médiation qui se construit au sein de cet espace ponctue le discours de répétitions multiformes, lesquelles prennent la forme de macro-actes de langage indirects et visent à traduire des informations émanant de la sphère profane (interrogatoire patient), à informer un raisonnement médical grâce à un macro-acte de langage de thésaurisation heuristique, et à instaurer la maladie (le diagnostic) ainsi que l’ethos scientifique de l’énonciateur et les rapports intersubjectifs complexes qui se nouent entre l’énonciateur et l’énonciataire. Enfin, l’étude des diverses occurrences de la répétition au sein de la lettre de consultation participe d’une définition de ce genre discursif, en tant que texte clos.

8La contribution de Nicolas Couegnas aborde la répétition selon une approche sémantique et textualiste. La répétition s’y matérialise en effet sous la forme de métaphores filées au sein des commentaires œnologiques. Le mécanisme général de l’Intégration Conceptuelle (Fauconnier, Gréa) y est convoqué pour suivre l’isotopie textuelle produite par la métaphore et saisir la mise en discours de la sensorialité. La recherche montre que la répétition métaphorique se fonde sur quatre fonctions qui opèrent entre domaines sémantiques : alternative, équivalence, contextualisation, et connotation. S’établit ainsi une véritable grammaire de la répétition.

9Dans une perspective énonciative, Cécile Tardy et Sophie Anquetil explorent quant à elles l’un des genres de l’Ancien Régime : le « secrétaire » (ou manuel épistolaire). Leur approche de la répétition se fonde sur le concept de routines d’écriture, lesquelles correspondent à la reproduction de blocs d’actes de langage d’un manuel à l’autre. Les routines d’écriture présentes dans le corpus étudié – le Secrétaire de la Cour de J. Puget de la Serre (1625) et La Rhétorique de l’honnête homme, ou la manière de bien écrire des lettres de P. Colomiès (1699) – ainsi que leurs caractéristiques formelles, s’érigent en « normes prescriptives » et révèlent le type d’interaction qui s’établit entre l’émetteur et le destinataire ainsi que les enjeux sociétaux qui en découlent. Ainsi la répétition s’inscrit ici dans un projet didactique d’acquisition de normes comportementales caractérisables par une posture de soumission du requérant.

10C’est également aux normes prescriptives que Vivien Bessières s’intéresse en proposant une analyse de la répétition narrative dans la fiction populaire, fondée sur l’étude des manuels de scénario, des guides d’écriture ou encore des conseils d’auteurs. Il montre qu’au sein de cette littérature prescriptive, les avis sur l’existence de schémas qui se répètent peuvent diverger. L’auteur trouve dans la chronique sérielle, la catharsis post-traumatique et la « refamilisarisation » trois scénarios qui offrent une échappatoire au schéma répétitif de la crise en ce qu’elles permettent une approche autre que duelle de la répétition narrative.

11Répétition de la traduction et répétition dans la traduction sont au cœur de l’article de Cristina Vignali-De Poli qui mêle savamment l’analyse littéraire à l’analyse traductologique dans son étude du seul cas authentique de double traduction en français de la nouvelle Inglese a Roma (1961) d’Anna Maria Ortese. Elle montre à quel point la connaissance d’un auteur est primordiale quand il s’agit de rendre les subtilités d’un style qui, dans le cas d’Ortese, sert une vision idéologique. L’analyse extrêmement fine qui est conduite s’appuie notamment sur les notions de rythme et de (non-) concordance (Meschonnic, 1999) pour montrer que les choix faits par les deux traducteurs français tendent à standardiser le texte de départ.

12Dans son article qui compare l’approche qu’ont de la répétition quatre traducteurs chinois de L’Amant de Marguerite Duras, Wang Zhuya montre, en s’appuyant sur la notion de champ de Bourdieu (1991), comment l’expérience d’un traducteur, sa formation, son bagage, sa relation aux langues source et cible, influencent et permettent de déterminer sa position traductive (Berman, 1995). Le milieu dans lequel un traducteur évolue n’est pas non plus étranger à son ethos traductif : ainsi, en Chine, peut-on distinguer l’école cibliste de Pékin et l’école sourcière de Shanghai. L’auteur de l’article met au jour, au fil de son analyse minutieuse, quatre approches très différentes de la traduction du roman durassien auxquelles elle parvient à apporter une explication.

Comité scientifique du numéro

  • Sophie ANQUETIL (Université de Limoges, France)

  • Abdelhadi BELLACHHAB (Université de Nantes, France)

  • Vivien BESSIÈRES (Université de Limoges, France)

  • Stéphane BIKIALO (Université de Poitiers, France)

  • Jean-François BORDRON (Université de Limoges, France)

  • Domitille CAILLAT (Université Paul Valéry, Montpellier, France)

  • Laura CALABRESE (Université libre de Bruxelles, Belgique)

  • Ana-Maria COZMA (Université de Turku, Finlande)

  • Carine DUTEIL (Université de Limoges, France)

  • Olga GALATANU (Université de Nantes, France)

  • Nathalie GARRIC (Université de Nantes, France)

  • Dominique LAGORGETTE (Université Savoie Mont-Blanc, France)

  • Cindy LEFEBVRE-SCODELLER (Université de Limoges, France)

  • Cécile LIGNEREUX (Université Grenoble Alpes, France)

  • Sylvie LORENZO (Université de Limoges, France)

  • Mickaël MARIAULE (Université de Lille, France)

  • Alina PELEA (Université Babeș-Bolyai Cluj-Napoca, Roumanie)

  • Nicole PIGNIER (Université de Limoges, France)

  • Jill SALOMON (Université de Limoges, France)

  • Marion SANDRE (Université de Toulon, France)

  • Annabelle SEOANE (Université de Lorraine, France)

  • Clément SIGALAS (Université Paris-Sorbonne, France)

  • Cécile TARDY (Université de Limoges, France)

  • Alain VUILLEMIN (Université d’Artois, France)

  • Albin WAGENER (Campus Tech, Université de Nantes, France)

  • Sébastien WIT (Université de La Rochelle, France)

  • Françoise WUILMART (Professeur émérite de l'ISTI/ULB, Belgique)