Discours populistes et sur le populisme : entre auto- et hétéro-désignations Populist discourses and populism: between self- and hetero-designations

Nora Gattiglia ,
Silvia MODENA 
and Stefano Vicari 

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Full text

1. Enjeux du/de « populisme »

1La nature du populisme fait l’objet de nombreuses réflexions dans plusieurs champs disciplinaires. Si les experts en sciences politiques (Raynaud, 2017 ; Zulianello, 2017 ; Andretta & Albertini, 2018) sont des observateurs privilégiés, les analystes du discours (Charaudeau, 2022 ; Mayaffre, 2013) se sont également penchés sur ce phénomène multidimensionnel et polymorphe, dont on peut remarquer longévité et ubiquité dans le monde. Appréhendé dans le cadre plus général du processus de désintermédiation de la communication politique (Mazzoleni & Bracciale, 2019), le populisme semble en effet connaître un succès grandissant dans un nombre croissant de pays, où les mouvements populistes parviennent à s’imposer sur les scènes politique et médiatique.

2Les études et projets (comme le projet Horizon 2020 DEMOS) sur le populisme se sont concentrés sur les stratégies rhétoriques du discours populiste (Charaudeau, 2022, 2011 ; Mayaffre, 2013), sur le fonctionnement des partis populistes (Müller, 2016 ; Salmorán, 2018) et sur les causes qui ont favorisé sa diffusion dans l’Europe contemporaine. En effet, en Europe, on observe la résurgence de mouvements considérés comme populistes (Kaltwasser et al., 2017) et qui se réclament populistes eux-mêmes. En Italie et en France, le Rassemblement National de Marine Le Pen, Reconquête ! d’Éric Zemmour, la Ligue du Nord de Matteo Salvini et le Movimento 5 Stelle de Beppe Grillo sont particulièrement présents dans le web 2.0 (Twitter, Facebook) et ont su favoriser la constitution de véritables communautés de militants. Ces communautés se sont développées si rapidement (Bartlett et al., 2011) que certains experts les considèrent comme relevant d’un véritable « populisme numérique » particulièrement vivace ces dernières années. Cette étiquette va enrichir l’éventail des dénominations construites sur le mot populisme : populisme identitaire, protestataire, national-populisme, etc., de droite, de gauche, mais aussi populisme vert, agraire, etc., qui constituent désormais des syntagmes bien installés dans les pratiques discursives médiatiques, scientifiques et ordinaires. Rarement « populisme » apparaît tout seul : la plasticité de la notion ainsi que sa banalisation dans les discours ont contribué à en diluer le sens et, en même temps, à la rendre une étiquette dont il est difficile de se passer pour dénommer nombre de discours et de politiques circulant dans l’espace discursif public.

3Considéré comme ambigu, instable, polémique, le terme « populisme » est unanimement condamné dans la littérature scientifique. La connotation négative du terme semble donc être une caractéristique commune de ses usages qui en font plus une étiquette controversée qu’une catégorie politique conceptuellement élaborée et délimitée, même si récemment le terme semble être légèrement affecté par le phénomène connu sous le nom de « retournement du stigmate ».

4Le débat entre ceux qui le considèrent comme une idéologie (Zanatta, 2004), bien que « fine » (Mudde & Kaltwasser, 2017) ou un idéaltype, « forme limite de la démocratie » (Rosanvallon, 2020), et ceux qui le considèrent comme un style discursif (Taguieff, 2002 [2007]) continue à faire couler beaucoup d’encre. La nature indéterminée de ce mot fait de sa définition l’un des enjeux principaux dans presque toutes les recherches sur le sujet, et les articles de ce numéro aussi relèvent ce défi. En effet, l’adjectif « populiste » et le substantif dérivé « populisme » sont des mots vagues, dont la référence demeure instable (Vicari, 2022, 2021), malgré des nombreux efforts dans le sens d’une identification des thèmes, des valeurs et des généalogies politiques fondant le phénomène (Wodak, 2015 ; Sini, 2017). D’ailleurs, l’hétérogénéité en termes d’imaginaires et de stratégies communicatives du populisme est telle qu’on ne peut pas le réduire aux catégories relevant du discours totalitaire, comme on serait tenté de le faire en suivant certains auteurs (Taguieff, 2015) ; et pourtant, les analystes du discours remarquent que le mot a souvent une charge négative, dévalorisante (Paveau, 2012 ; Charaudeau, 2011 ), au point que l’on peut le définir comme un « opérateur d’illégitimation ou un mode de stigmatisation » (Taguieff, 2002 [2007], p. 21). Charge négative, donc ; et, de ce fait, polémique, dans un va-et-vient discursif entre ceux qui en exploitent les connotations péjoratives et les partisans d’une revendication identitaire populiste.

5La prolifération de productions discursives polémiques autour de la signification et des références témoigne du flou d’une notion ouverte aux resignifications et aux remaniements. Ces productions discursives traversent les genres et les environnements communicatifs : du discours politique de campagne aux débats télévisés, des tribunes de journal aux dictionnaires et aux échanges ordinaires dans les réseaux sociaux, ces emplois mettent au jour l’ambiguïté et le dynamisme des stratégies et des représentations discursives définies comme « populistes », ainsi que les positionnements énonciatifs pluriels qui entourent ces usages. La perspective contrastive et synchronique de ce numéro, entre France, Italie et Québec, met en évidence les affinités et les divergences des significations et des effets pragmatiques qui émergent dans des situations communicationnelles variées, notamment en ce qui concerne les emplois ordinaires du mot et le métadiscours autour du mot et de ses dérivés. Les médias sociaux en particulier constituent un terrain propice pour l’analyse de l’ambiguïté et du dynamisme de ces productions discursives. La confrontation de positionnements énonciatifs hétérogènes, favorisée par ces supports numériques, permet d’étudier l’argumentativité et la polémicité du mot dans des échanges essentiellement dialogiques. En même temps, les corpus analysés dans ce numéro relèvent d’une hétérogénéité diamésique remarquable : dictionnaires, allocutions publiques, articles de journal, tous témoignent de la productivité de la notion de « populisme » dans les représentations et les interprétations, savantes et ordinaires, de la contemporanéité.

2. Structure du numéro

6Qu’il s’agisse du vocable ou de la notion, le populisme est caractérisé par une plasticité protéiforme qui met à mal toute tentative de formalisation scientifique. De nombreux articles – et ne font pas exception les contributions de ce numéro – s’interrogent sur la définition de leur objet, une particularité qui est la fois problématique (comment étudier ce qui ne peut pas être défini ?) et parlante (Qu’est-ce qui justifie l’étude de ce qui ne peut pas être défini ? Pourquoi cette étude nous semble pertinente et nécessaire ?). Une première manière d’aborder le thème du populisme consiste en une mise en question des définitions et des désignations (surtout savantes, parfois médiatiques, en tout cas hétéroattribuées) capables de décrire ce qu’on « ressent » comme « populiste ». La recherche d’observables linguistiques prend alors une forme distinctive : on procède de manière déductive, en étudiant des corpus d’énonciateurs qui s’(auto)désignent comme populistes, ou alors on choisit des corpus que l’on perçoit comme populistes. Ces deux tendances sont représentées par les deux sections du numéro, que l’on a choisi de différencier justement en raison des affinités dans la manière d’aborder le populisme : les articles de la première section (Sini, Gattiglia, Modena) analysent les discours d’un énonciateur qui se revendique populiste, à savoir Éric Zemmour ; en revanche, les contributions de la seconde section (Molinari, Attruia, Duteil et Anquetil) se penchent sur des corpus hétérogènes en fonction de l’origine géographique, des cibles de la virulence populiste et de la nature de la rhétorique employée.

7En se focalisant sur un discours qui se dit populiste, les articles de la première section cherchent à répondre aux questionnements autour de la nature du populisme et des corpus dits « populistes » par le biais d’une approche déductive : elles essaient de comprendre ce qui justifie l’autodésignation de Zemmour en tant que « populiste ». Il en ressort une centralité de deux pôles du discours, énonciateur et énonciataire, où ce dernier est transfiguré en « peuple ». Notion floue par excellence selon Ernesto Laclau (2005 [2008]), fantasme qui remplit parfaitement le rôle d’argument principal (Sini) des discours populistes. Pourtant, malgré l’instabilité générale de cette notion dans le discours politique au sens large, dans le discours particulier, la nature de ce « peuple » émerge de manière claire, grâce à des stratégies rhétoriques reposant sur l’implicite et les paralogismes qui éclaircissent la nature du référent (Gattiglia). Si Sini remarque l’omniprésence de l’argument ad populum dans les discours populistes, Modena met en lumière la place faite à l’énonciateur et à sa représentation égotique.

8Les contributions regroupées dans la seconde section se caractérisent par le fait que « populisme » sert principalement à désigner le discours de l’autre et fonctionne comme opérateur, sinon polémique, au moins de distanciation énonciative. Ces articles présentent des analyses fort hétérogènes du point de vue des corpus analysés et des approches théoriques mobilisées. En effet, cette section englobe trois corpus « frontière » dont la particularité est de porter en avant les marges notionnelles du « populisme ». Le regard des auteur.e.s est attiré par trois thématiques inédites ou émergentes : un contexte géographique hors-européen (le traitement de la notion de « populisme » dans le contexte québécois) ; la capacité des discours populistes à se saisir de nouvelles cibles (comme dans le cas des femmes candidates à la présidence de la République en Italie) ; et le recours à des nouvelles stratégies rhétoriques et argumentatives (la science comme source d’autorité objectivante et dépolitisée dans le discours politique de Jean-Luc Mélenchon) qui témoigne de la nature multiforme du populisme. Cette hétérogénéité se retrouve également dans les approches théoriques et dans les méthodologies mises en place pour sonder les spécificités de chaque corpus. Molinari choisit un regard lexicologique pour étudier la notion de « populisme » associé à son traitement dans le discours de la presse québécoise. Or, l’auteure associe un parcours fortement ancré dans la lexicographie à la structuration du sens en contexte. De son côté, Attruia explore, d’un point de vue énonciatif, la dé-légitimation du profil politique des candidates à la Présidence de la République en Italie. Son analyse travaille la construction éthotique des candidates par la mobilisation de notions telles que celles de stéréotype, cliché et topos. Duteil et Anquetil illustrent, d’un point de vue argumentatif, comment l’expression « populisme vert » se concrétise à l’intérieur d’un corpus de textes du candidat à la présidentielle de 2022 J.-L. Mélenchon. Leur appareil théorique fait appel au traitement argumentatif du discours d’expert dans la sphère politique par un approfondissement focalisé autour du procédé de l’amalgame en rhétorique.

3. Présentation des articles

9La première section s’ouvre avec l’article de Lorella Sini (« Qu’est-ce qu’un discours populiste ? Le cas du discours de déclaration de candidature d’Éric Zemmour ») qui étudie le discours de déclaration de candidature d’Éric Zemmour aux élections présidentielles françaises de 2022. Elle met en évidence la relation existant entre certains traits discursifs caractéristiques des discours populistes et les expressions évoquant une conflictualité typiques du discours d’extrême droite, à savoir le rejet des élites, la désignation de boucs émissaires, l’évocation de thèses complotistes ou la présentation de soi à travers un éthos charismatique. L’auteure questionne, en particulier, l’orchestration cinématographique allant vers le kitsch de la candidature du porte-parole de Reconquête, l’emphase pathémique de sa déclaration politique, la fusion de renvois idéologiques ainsi que la reprise de segments citationnels et répétés tels que les slogans. De son côté, Nora Gattiglia (« La fabrication du ‘peuple’ dans le discours de campagne présidentielle sur Twitter d’Éric Zemmour »), analyse la construction discursive victimaire du « peuple » français dans le discours de campagne présidentielle sur X (ex Twitter) d’Éric Zemmour en 2022. Son travail élucide les mécanismes argumentatifs et rhétoriques d’un discours populiste issu d’une matrice idéologique de droite. L’étude illustre comment certaines affordances discursives d’X sur la référentialité du nom « peuple » dans les tweets de campagne du candidat de Reconquête se fondent sur des structures implicites (tautologies apparentes, indétermination sémantique, enthymèmes) et contribuent à créer un clivage axiologique entre un « peuple » prétendument authentique et un peuple soi-disant occupant. Le troisième et dernier article de la section « zemmourienne » de Silvia Modena (« La mobilisation de l’Histoire dans le discours politique d’Éric Zemmour ») vise à mettre en lumière la valeur que l’histoire/Histoire de France joue dans la perspective subjective et personnelle d’É. Zemmour. En particulier, l’auteure parcourt les allocutions de sa campagne électorale pour l’élection présidentielle de 2022 afin de détecter les postures énonciatives et les stratégies argumentatives qui lui permettent de créer sa propre « égo-histoire » (Aurell, 2021). Entre l’Histoire de France/des Français et son histoire personnelle, le discours d’É. Zemmour fait miroiter des étapes de sa vie privée et professionnelle (fils de parents « migrants », écolier, banlieusard, journaliste, essayiste, homme politique) dans les grandes étapes de l’histoire française.

10Le premier article de la seconde section du numéro s’éloigne de l’Hexagone pour interroger la notion et les usages de « populisme » au Québec, avec Chiara Molinari (« Le ‘populisme’ au Québec : approches lexicographiques et discursives ») qui examine les différentes stratégies discursives mises en œuvre par la presse afin de définir le populisme au Québec. Tout d’abord, l’auteure esquisse le contexte socio-politique et socio-culturel québécois pour, ensuite, dessiner l’évolution, sur le plan lexicographique et discursif, du concept de populisme. De façon plus spécifique, l’analyse du corpus, défini en partant d’une sélection d’éditoriaux du quotidien québécois Le Devoir, répertorie les modalités discursives à travers lesquelles les journalistes co-construisent une/des représentations du populisme au Québec. Le deuxième article nous amène en Italie, où Francesco Attruia (« Un Presidente donna... in gamba. La mise au ban des femmes lors de l’élection du président de la République en Italie ») analyse les propos populistes circulés dans la presse généraliste italienne au mois de janvier 2022 lors de l’élection du Président de la République. La réélection, pour un deuxième septennat, de l’ancien chef de l’État Sergio Mattarella, a été accompagnée par des prises de parole différentes : d’une part, les déclarations des partis dits « populistes » (La Ligue de Matteo Salvini, Le Mouvement 5 Étoiles de Giuseppe Conte, Italia Viva de Matteo Renzi) exploitant plusieurs éthe de femmes à des fins politiques et électorales ; d’autre part, la presse qui dresse un profil d’autorité des candidates dégageant des topoï sur le rôle politique et social des femmes. Le numéro se clôt sur l’étude de Carine Duteil, Sophie Anquetil (« Le ‘populisme vert’ : enjeux désignationnels et effets discursifs ») qui s’intéressent à la communication concernant l’écologie et l’urgence climatique. Les auteures ses sont penchées sur la notion de « populisme vert » dans le but de mettre en lumière la relation de rejet apparent entre populisme et scientificité. Un corpus de textes du candidat à la présidentielle de 2022 J.-L. Mélenchon leur a permis d’interroger cette relation et d’illustrer comment le recours, de la part du candidat, à une autorité scientifique peut être une alternative à l’autorité d’un discours élitiste. L’article creuse, à ce titre, les formes d’une rhétorique de la scientificité représentée par des lexèmes et des collocations utilisés en vue de construire une nouvelle doxa « objectiviste ».

4. Comité scientifique du numéro

  • Brigitte Battel (Università degli Studi G. d'Annunzio Chieti e Pescara)

  • Claudia Cagninelli (Università di Milano)

  • Nora Gattiglia (Università di Genova)

  • Nathalie Garric (Université de Nantes)

  • Anna Giaufret (Università di Genova)

  • Agata Jackiewicz (Université de Montpellier III)

  • Julien Longhi (Université Paris Cergy)

  • Silvia Modena (Università di Modena e Reggio Emilia)

  • Paola Paissa (Università di Torino)

  • Chiara Preite (Università di Modena e Reggio Emilia)

  • Licia Reggiani (Università di Bologna)

  • Micaela Rossi (Università di Genova)

  • Alida Silletti (Università di Bari)

  • Stefano Vicari (Università di Genova)