Deuxième partie. ARCHEOLOGIE PEIRCIENNE

Peirce et la photographie : des abus interprétatifs et des retards sémiotiques1

Pierluigi Basso Fossali 

https://doi.org/10.25965/ebooks.249

p. 143-291

Sommaire

Texte

1. Les enjeux d’une sémiotique de la photographie

Note de bas de page 2 :

Les théories de champ n’ont pas d’ancrage disciplinaire spécifique, mais offrent une spécialisation thématique d’objet.

La période récente n’a pas vu d’avancées importantes dans la réflexion sémiotique au sujet de la photographie ; en revanche, on peut trouver une énorme quantité de références sémiotiques dans les théories de champ qui se consacrent à la photographie2. Les théories de la photographie ont pillé les savoirs sémiotiques, explicitement ou pas, dans la mesure où leur objet pose inévitablement une question définitionnelle qui se traduit souvent dans la recherche de spécificités du signe photographique. Même si elles sont concentrées sur des enquêtes sociologiques, esthétiques ou historiques, elles semblent toujours croiser, dans l’argumentation des valeurs photographiques, la nature particulière du signe visuel et de son statut indexical. La traduction du terme anglais index, utilisé par Peirce, a été justement rendue en français par les traducteurs par le terme index, et non indice ; et cela parce que l’index anglais couvre aussi bien les relations naturelles (signaux, symptômes, etc.) que celles plus conventionnelles (les tables des matières d’un livre, index linguistiques), et surtout il ne renvoie pas immédiatement à un paradigme indiciaire, propre par exemple à une enquête. Bien que nous ayons tenté d’employer strictement “index” pour traduire le terme peircien équivalent, en problématisant son éventuelle déclinaison “indiciaire”, beaucoup d’auteurs qui ont apporté des contributions importantes à la sémiotique de la photographie se sont servi d’indice, pour ensuite employer index seulement pour ce qui concerne la « mise en œuvre d’une intentionnalité déictique » (Van Lier 1983, Schaeffer 1987, p. 47). Nous avertissons le lecteur que cela pourrait donner lieu à des confusions : pour nous, l’index reste une catégorie plus générale. Toutefois, il y a encore de problèmes quant à l’adjectivation et la nomination de la propriété spécifique qui caractérise l’index. L’adjectif indexical et le substantif indexicalité sont utilisés surtout dans la linguistique pour désigner les déictiques ; même si les déictiques renvoient au contexte de l’énonciation, ils sont codés dans une langue et ils sont donc le fruit d’une médiation conventionnelle. Or il est évident qu’en linguistique le terme indexicalité est utilisé selon une acception qui ne recouvre pas les index naturels. Étant donné que dans ce texte nous avons utilisé index comme une catégorie générale de signe, l’indexicalité ne peut que correspondre à la propriété générique qui concerne tous les signes. L’indexicalité linguistique est précisée alors comme indexicalité indirecte. Par contre, nous tirons profit de la distinction en français entre indiciel et indiciaire ; dans ce texte l’index peut se préciser en tant que signe indiciel si la connexion qu’il établit entre des instances est déterminée, et en tant que signe indiciaire si la connexion entre instance est seulement hypothétique ou dans tout le cas dépendante d’une enquête. L’indexicalité est alors le terme hyperonymique par rapport à l’opposition catégorielle hyponymique entre l’indicialité et l’indiciarité.

catégorie hyperonymique

index

Indexical

Indexicalité

catégorie hyponymique

indice

version intensive (détermination): indiciel

Indicialité

version extensive (indétermination) : indiciaire

Indiciarité

La pratique productive et la situation d’interprétation deviennent alors des questions centrales dans les théories de champ qui trouvent dans la théorie de C. S. Peirce un point de référence beaucoup plus efficace que les programmes de recherches de la sémiotique structurale et les approches strictement “textualistes” ou “immanentistes”.

Or la sémiotique générale de tradition greimassienne a lutté avec conviction et succès contre une vision “particularisante” incapable d’intégrer dans une vision unifiée toutes les problématiques émergentes dans les formes de textualités les plus diverses et dans les formes de traduction entre langages dont les arts et les autres discours sociaux témoignent bien. Cependant, l’intégration ne peut omettre la caractérisation des spécificités des formes textuelles et des pratiques de production et d’interprétation, même en prétendant proposer un cadre théorique homogène et cohérent.

La première condition pour une réponse de la sémiotique contemporaine aux théories de champ, comme par exemple la théorie de la photographie, est que son enquête puisse sortir de l’immanence textuelle pour la “recadrer” entre l’expérience esthésique et la pratique communicative (cf. Basso Fossali 2002). Un premier signal de ce tournant de la sémiotique structurale est la réactivation de l’intérêt pour les modes de production du signe ; après la contribution d’Umberto Eco (1975), on trouve finalement des travaux (cf. Fontanille 2004 ; Valle 2004) qui ouvrent de nouveau la question de l’instanciation des signes, tout en restant, dans l’agenda des recherches futures, une caractérisation encore plus fine des enjeux sémantiques qui sont impliqués dans tel ou tel processus des productions sémiotiques. D’ailleurs, si la classification d’Eco n’a pas constitué une véritable tradition de recherche dans les années soixante-dix, c’est à cause de cette lacune concernant les effets de sens. En effet, la production des signes doit être reliée, d’une part, à une théorie du texte, de l’autre à une sémiotique des pratiques, faute de quoi elle se réduit à une typologie qui garantit seulement de répertorier des classes et d’y inscrire des occurrences.

La qualité de l’expérience sensorielle et les régimes communicatifs sont aussi des variables fondamentales dans les manifestations du sens qui circulent au sein du couplage sémiotique entre objet culturel et interprète. Voici alors la deuxième condition pour une réponse de la sémiotique contemporaine aux théories de champ : en tant que pratique théorique centrale au sein des sciences du langage, la sémiotique doit étudier et modéliser les médiations communicatives et les impacts sur les formes sociales d’implication identitaire. Si l’on devait y renoncer, on finirait par raviver des dérives théoriques “ontologisantes” et toujours prêtes à reconnaître des caractères “uniques”, incomparables, spécifiques d’une forme d’expression ancrée dans un dispositif particulier. Par contre, une sémiotique doit profiter de ses instruments théoriques pour déconstruire la nature présumée des dispositifs et caractériser l’évolution diachronique de leur assomption et investissement dans des pratiques concrètes dont les textes témoignent en tant qu’objets produits, médiatisés et interprétés.

Le “cinéma” électronique et numérique semble désavouer la dépendance de sa pratique discursive à une tradition généalogique des produits culturels liés au dispositif originel élaboré par les frères Lumières. Une même considération est valable pour la photographie, aujourd’hui très orientée vers la numérisation des supports. Éparpillée en diverses techniques, tant au niveau diachronique qu’au niveau synchronique, la photographie semble plutôt une constellation thématique des pratiques qui négocient et partagent des statuts culturels dans l’implémentation publique de leurs objets.

Les statuts culturels sont attribués aux objets pendant leur implémentation publique selon une praxis performative qui favorise la comparaison entre les produits que chacun d’eux définit. En répondant à cette suggestion comparative, le regard “généralisant” sur les produits de la photographie doit se conjuguer avec leur “caractérisation contrastive”. La reconnaissance des solutions équivalentes, des formes traduisibles en d’autres formes et des organisations de sens commun doit s’accompagner d’une même diligence dans la reconnaissance des différences, des discontinuités, des aspects qui apparaissent comme des candidats pour des traductions possibles dans le futur mais pas encore disponibles (rien dans la communication ne peut rester intraduisible par une spécificité ontologique irremplaçable sauf l’identité numérique de chaque exemplaire culturel).

En ce sens, une théorie générale des pratiques ne peut pas fonctionner comme un alibi formulé par la sémiotique afin d’évacuer, par rapport à son champ de pertinence, les médiations technologiques des supports et des prothèses communicatives, tout comme les interfaces entre fonctionnements des dispositifs et praxéologies des usagers. La dé-généralisation de la spécificité de la photographie peut procéder dans le même temps qu’une enquête comparative sur la constellation thématique qui la délimite et qui la déploie comme une problématique culturelle ouverte.

Plus simplement, la sémiotique doit se débarrasser du réductionnisme interne aux approches rigidement “textualistes”, sans déclasser l’importance cruciale de l’analyse textuelle, et en même temps elle doit enrichir ses modèles pour se mesurer rigoureusement et heuristiquement aux enjeux théoriques soulevés par les pratiques photographiques et l’assomption de dispositifs qui sont toujours en évolution.

Dans le débat théorique sur la photographie on a failli se retrouver dans un typique dialogue de sourds ; d’un côté, la sémiotique est restée plutôt indifférente aux questions élucidées par les théories de champ et, de l’autre, ces dernières ont continué à importer des savoirs sémiotiques en les détachant du cadre théorique originel, souvent au risque d’une banalisation ou au moins d’une vulgarisation excessive. Paradoxalement, on peut retrouver des théories de la photographie qui, en polémique avec la sémiotique, en retiennent de manière acritique des notions ou des problématiques qui la concernent directement.

Étant donné cette confusion interne au débat théorique autour de la photographie, il est difficile, et sans doute infructueux, de tenter une typologisation des théories ; d’ailleurs, une telle typologie a été formulée par le passé à travers le filtre de la théorie peircienne, et en particulier à travers la trichotomie icône, index, symbole, mais le résultat est une simplification argumentative. Cette dernière conçoit que, dans la confrontation entre les défenseurs de la transparence représentationnelle (le parti de la photo comme icône) et les défenseurs de la codification (le parti du langage photographique et de l’image comme symbole) on peut envisager une troisième perspective, plus avantageuse, celle de la photo en tant qu’index, qui renvoie à une réalité référentielle même lorsqu’elle ne manifeste pas un respect extensif des qualités.

Dans le contexte de cette étude, nous voudrions mettre en valeur un dialogue entre des solutions théoriques qui ont normalement été considérées comme aux antipodes ; dans le même temps nous ne voulons pas dessiner un plan de construction théorique en faisant table rase du passé. En ce sens, il faut reconnaître le rôle fondamental de la théorie de Peirce et le fait qu’on ne pourra dépasser les contradictions internes aux contributions sémiotiques définissant ce débat qu’à condition de résoudre l’incommunicabilité entre les modèles structuraux et les modèles interprétatifs/pragmatiques. Une telle “résolution” (dans toutes ses acceptions) n’a évidemment pas d’objectifs proprement philologiques, mais une visée intégrative et innovante du point de vue théorique. La cible n’est pas à portée de main : la suture entre deux traditions de pensée sémiotique a échoué maintes fois dans l’histoire récente de la discipline. S’il y a d’un côté des sémioticiens “textualistes” qui refusent en bloc la théorie peircienne, de l’autre, il y a des usages des notions peirciennes trop enthousiastes et liées à une vulgate réductionniste. Il est vrai que l’état des publications peirciennes, leurs présentations en ordres non chronologiques dans les célèbres Collected Papers, le guêpier des versions différentes des mêmes essais contraignent inévitablement à des approfondissements philologiques, mais il est autrement clair que la vulgate peircienne déforme souvent des propositions et des fondements très précis et cristallins du sémioticien américain.

Notre objectif est triple : (i) éclaircir des notions peirciennes qui ont été adoptées dans le débat théorique sur la photographie ; (ii) traduire ces notions dans un cadre théorique unifié capable de reconstruire les relations entre signes, textes, objets et pratiques ; (iii) prendre en considération une possible théorie de la photo interne aux écrits de Peirce pour la comparer avec les théories de la photographie d’inspiration peircienne. Ce triple objectif vise à offrir une clarification ouvertement tendancieuse, c’est-à-dire à utiliser une reconstruction méticuleuse de la pensée peircienne afin de sortir des impasses internes aux théories de la photographie et de garantir une confluence entre les perspectives sémiotiques des différentes traditions. On peut considérer la photographie comme une constellation thématique interne aux sémiotiques des cultures qui demandent un dépassement de certains aveuglements entre modèles sémiotiques.

2. Les fondements peirciens pour une théorie de la photographie

2.1. Les catégories peirciennes

2.1.1. Introduction aux catégories cénopythagoriques

Comme nous l’avons rappelé, la manière la plus traditionnelle pour résumer l’histoire des théories de la photographie est ancrée, au niveau argumentatif, dans la conception du médium et dans les relations entre la représentation garantie par la technologie et la réalité “restituée” de manière plus ou moins fidèle. De telles relations ont été conceptualisées d’abord en termes de ressemblance iconique (il y a une similitude entre l’objet et le cliché photographique), plus tard en termes de conventions symboliques (c’est la fameuse période de la polémique anti-iconique) et enfin en termes de connexion indexicale (la photo en tant qu’empreinte). De tels passages entre différents “modes” théoriques sont donc explicitement projetés sur le fond de la plus fameuse trichotomie peircienne : icône, index, symbole.

Note de bas de page 3 :

Il faut remarquer que la racine kainos n’est par contre pas liée à l’expression cénoscopie utilisée par Peirce comme synonyme de sémiotique, la cénoscopie est un terme de Bentham qui renvoie étymologiquement à koinos (commun), et que Peirce a décidé d’utiliser pour signaler que la sémiotique cherche à repérer tous les caractères communs aux signes (cf. Peirce 1908a, C.P. 8.343).

Notre préoccupation première sera de démontrer qu’il est faux de penser qu’on puisse identifier une entité culturelle quelconque avec une icône, un index ou un symbole ; de fait, chaque occurrence culturelle comprend extensivement les trois membres de la trichotomie selon des rapports intrinsèques qui la caractérisent et qui en précisent les composantes signifiantes et selon des rapports extrinsèques qui la rattachent à une pratique et à une forme d’assomption. Cependant, il faut d’abord éclaircir le potentiel heuristique de cette trichotomie et cela implique immédiatement un renvoi aux catégories fondamentales de la sémiotique peircienne, c’est-à-dire les catégories cénopythagoriques : Priméité, Secondéité, Tiercéité. Cette curieuse dénomination (« cénopythagoriques ») a été choisie par Peirce seulement à la fin du xixe siècle (cf. Peirce 1892c ; Peirce 1902a, C.P. 2.87), même si les trois catégories fondamentales ont été élaborées tout au long de sa production théorique (1867-1913), en passant d’un enracinement logique à une version plus « phénoménologique » ; caeno-pythagorique est en fait un néologisme intentionnellement vide de sens, car les catégories fondamentales rendraient n’importe quelle dénomination métaphorique et compromise avec des valeurs particulières (ibid., C.P. 2.88). Voici la raison pour laquelle il adopte d’un côté la racine latine caeno ou grecque kainos3, c’est-à-dire “neuf”, “récent”, et de l’autre le renvoi abstrait au Pythagorisme uniquement pour signaler la réduction dénominative aux termes numériques (Priméité, Secondéité, Tiercéité), sans pourtant avoir une véritable intersection avec les thèses de l’école grecque (cf. Peirce 1898). Si la reprise d’un terme aussi idiosyncratique (« cénopythagorique ») est gênante, on ne peut pas ne pas reconnaître l’embarras d’une dénomination alternative qui risque en elle-même de trahir la généralité des catégories et leur enjeu théorique profond. Avant d’analyser les trois catégories, il faut remarquer que cette impasse dénominative peut trouver une correspondance dans la sémiotique structurale (post-)greimassienne ; en effet, les catégories cénopythagoriques sont fondamentales en raison de leur égalisation perspective entre les valences en tant que places réservées par un cadre relationnel et les valences en tant que “valeur locale des valeurs”, c’est-à-dire la valeur de chaque relation (figurative) ou d’un faisceau (thématique) de relations. Nous voudrions développer ce point de proche en proche et avec circonspection, mais il semble d'ores et déjà clair que les catégories cénopythagoriques expriment l’effort peircien d’individuation de la forme abstraite des valorisations des rôles actantiels : s’offrir en tant que premier, intervenir en tant que second, interpréter la médiation garantie par un tiers. En ce sens, les catégories cénopythagoriques pourraient être identifiées comme les catégories générales de la sémiotisation.

2.1.2. De la logique des relatifs à la phanéroscopie

Comme nous l’avons déjà remarqué, le statut des catégories peirciennes a subi quelques modifications tout au long de la recherche infatigable du sémioticien américain et même l’interrelation entre Priméité, Secondéité, Tiercéité a profité d’un raffinement progressif et d’une problématisation constante. À première vue, leur statut théorique semble controversé : ont-elles un enracinement logique ou transcendantal ? Les trois catégories sont-elles des “étapes” expérientielles différentes, ou peut-être sont-elles seulement des catégories d’analyse ex post de l’expérience, étant donné qu’elles sont toujours en syncrétisme ?

Les catégories ont trouvé une première élaboration dans l’essai « On a New List of Categories » (Peirce 1967) et, en effet, elles semblent tout d’abord relever d’une “extraction” logique, étant donné qu’elles sont ancrées dans une reprise de la philosophie aristotélique et surtout dans la discussion des thèses d’Augustus De Morgan. Le principe d’Identité, celui de Contradiction et celui du Tiers Exclu (c’est-à-dire les Lois de la Pensée) mettent en jeu des problèmes d’ordre logique à partir du « type de relations » dénoté par le verbe être : A est A, A n’est pas non-A, chaque chose ou est A, ou est non-A (Peirce 1901b, C.P. 2.593). Peirce s’aperçoit qu’on peut discriminer (i) la manière selon laquelle les individus entrent en corrélation, (ii) le nombre des individus corrélés et (iii) l’ordre de telles relations (cf. Proni 1990, p. 128). On pourra alors distinguer :

  1. des relations selon la possibilité, la factualité, la convention, où le lien entre les termes est respectivement envisageable, effectif ou attribué ;

  2. des relations qui impliquent un individu, deux individus, trois individus ou plus ;

  3. des relations qui sont convertibles ou pas, c’est-à-dire qu’on doit distinguer des relations qu’on peut construire par transposition symétrique (en démontrant la transitivité de la relation tout en modifiant l’ordre des termes), par rapport à d’autres relations qui ne permettent pas une telle construction : dans ce cas, « (A, B, C) et (A, C, B) sont des systèmes différents » (Peirce 1880b, C.P. 3.128, p. 233).

Dans notre enquête il n’est pas très important d’entrer davantage dans les détails, mais il faut remarquer que la non convertibilité des relations est le socle de l’irréductibilité des structures triadiques « authentiques » à des relations dyadiques, ce qui favorise l’enrichissement sémantique qu’on obtient par le biais du passage à travers un moyen terme (un tiers interprétant) qui filtre et réoriente des rapports binaires.

Même en voulant simplifier, la logique des relatifs peut déjà exemplifier les catégories cénopythagoriques à partir des places (valences) offertes par une proposition (il y a alors des prédicats monadiques, des prédicats dyadiques et des prédicats triadiques). Mais les propositions qui contiennent un prédicat triadique sont déjà des arguments, des constellations de relatifs qui exemplifient la mise en perspective, la médiation des relations dyadiques, c’est-à-dire la mise en relation elle-même. Voici comment la gestion des valences (à savoir, la mobilisation des relations actantielles dans des pratiques sémiotiques) ne peut pas se soustraire à la Tiercéité.

Dans cette perspective, le tournant phénoménologique de la pensée peircienne ne présente pas une grande discontinuité ; la phanéroscopie n’a pas besoin d’une épochè, car dans toutes les connaissances sensibles il y a une exemplification de la relativité de la connaissance concernant les faits, ces derniers étant eux-mêmes des relations (Peirce 1892a). Il y a donc une relativité verticale entre l’observateur et les faits et une relativité horizontale qui exprime les faits en tant que tels. On aperçoit assez clairement que, dans la phanéroscopie, chaque rencontre entre inter-actants, chaque fait d’opposition, est perçu à partir d’une troisième place, d’une position d’observation et/ou de manipulation, qu’on peut reconnaître comme un ancrage énonciatif du sens. D’ailleurs, le binarisme de la sémiotique structurale a été supplémenté par l’instance tierce de l’énonciation (donc, en ce sens, même les théories benvenistienne et greimassienne ont toujours été triadiques !).

Au-delà des polémiques entre écoles sémiotiques, la phanéroscopie (ou plus tard, phénoscopie, 1909), est la science qui étudie la phénoménalité même en tant que phénomène, en tant que “scopie” (observation indexicale) des manifestations (phéno-scopie), des phénomènes (phanéron-scopie) en tant que tels. Le terrain électif de la phanéroscopie est alors l’expérience ordinaire, perceptive et imaginative où la détermination sensible et la détermination intelligible sont toujours co-présentes en raison de la triadicité des relations (c’est la co-présence des relations verticales et horizontales – pour en rester à la terminologie plus plastique et suggestive que nous avons utilisée précédemment). D’ailleurs, le phanéron, s’il relève d’une instanciation imaginative, devient dans tous les cas un fait cognitif, étant donné qu’il survient, en tant que Premier, par rapport à un fond oppositif ou à un autre terme (Second), et que ce contraste est assumé et filtré par un terme médiateur (Tiers) qui construit un rapport de valeur, c’est-à-dire une véritable relation, toujours autrement mobilisable par la suite. La “scopie” ne peut jamais se limiter à attester en elle-même une passivité, une observation pure, elle relie toujours les termes relationnels sous d’autres déterminations ; elle “dit”, elle “écrit”, elle “trace” de nouveaux ensembles, des termes en relation ; elle opère en produisant des “faits”, de nouveaux rapports, elle prédique des liens actuels, dépassés ou envisageables, donc elle énonce inévitablement. Sous la perspective phanéroscopique, même la connaissance est toujours une action, une mobilisation. La phanéroscopie saisit l’expérience comme une écriture, une transposition continuelle des tracés, des diagrammes de relations, donc comme une énonciation et une transformation de valeurs orientées. Dans la théorie de Peirce, la signification est ainsi une tension constante sous-tendue par des transpositions diagrammatiques (des reconfigurations dans les relations horizontales) et des variations de perspective (des changements du ground, du « fondement »). La phanéroscopie peircienne exhibe donc déjà l’immanence des interprétations (des donations de sens) par rapport au couplage entre des déterminations verticales et horizontales ; en effet, dans ce couplage, chaque paysage des relations est mis en tension par une “scopie” douée d’une perspective (ground) qui est toujours responsable de nouvelles mises en relation. Comme nous l’avons dit, l’intersection entre des relations situées sur des axes différents (vertical/horizontal) construit la relativité propre à toute connaissance et la mobilité constante de la détermination du sens.

Chaque expérience est filtrée par la Tiercéité, ou mieux, la médiation est la Tiercéité qui trouve une exemplification dans chaque expérience. Une phanéroscopie découvre dans l’expérience ordinaire l’exemplification même des catégories cénopythagoriques ; elle ne se confond pas avec une égologie phénoménologique, au contraire, elle procède à une sorte de déconstruction interprétative ad infinitum de toutes les relations implicatives qui définissent localement une position subjective.

L’interprétation est comparable à la localisation par calcul trigonomé-trique dans la cartographie ; on a toujours besoin de trois nœuds, de trois repères pour obtenir une détermination de sens et une individuation actantielle, voire identitaire.

La Tiercéité est donc le passage inéluctable par cette triangulation, par cette configuration qui dépend d’une prise de position relative (déterminante mais aussi limitative). La Secondéité est exemplifiée par le caractère événementiel de chaque relation corrélant des termes (par exemple des conflits) ou des phases transformatives (par exemple des rapports de cause à effet). La Priméité trouve sa manifestation dans les relations mêmes en termes d’exemplification diagrammatique ; elle exhibe un réseau qui fait la différence. Chaque fait (Secondéité) est sous-tendu par un cadre relationnel (Priméité), mais chaque relation est en vigueur seulement pour son caractère événementiel, pour sa contraposition à des forces disjonctives ainsi que pour son implication (Secondéité). L’appréciation de ces transformations relationnelles est toujours fonction d’une implication d’observation, c’est-à-dire d’une « secondéité » détournée par rapport au scénario visé et qui “verticalise” les relations en donnant lieu à une Tiercéité irréductible. Cette dernière fonde et préside la possibilité (Priméité) et l’“événementialité” (Secondéité) comme des valences qu’on peut traiter, proportionner et négocier à l’intérieur d’un cadre pragmatique.

Chaque implication (Secondéité) est “lisible” seulement grâce à une déclinaison des rapports perceptibles (Priméité), mais cette implication est “endossable” seulement au prix d’“écrire”, de tracer des opérations transformatives (Tiercéité) en ouvrant un espace véritablement sémantique.

La Secondéité obsède le Tiers au point qu’il doit se transformer en un interprète, qui endosse les “vêtements du cas”, mais pour la récitation d’un rôle toujours un peu détourné et réinvesti dans des scènes analogues (elles partagent une organisation diagrammatique commune : la Priméité).

En résumé, les trois catégories peirciennes offrent respectivement une analytique des conditions de sémiotisation : organisation (Priméité), implication (Secondéité) et investissement (Tiercéité). Une morphogenèse ouverte des formes (Priméité) trouve des résolutions dans des déterminations d’existence (actantialisation positionnelle : Secondéité) qui, à leur tour, trouvent des assomptions et des projections énonciatives (actantialisation narrative : Tiercéité). Le fait que la Priméité exemplifie des formes abstraites d’organisation semble la rapprocher de la sémiotique plastique, mais en réalité cette impression dépend du fait que cette dernière peut seulement avoir un statut tensif à l’intérieur d’une suspension fictive des liens actantiels. Le caractère fictif de la sémiotique plastique la consigne à la dimension textuelle, ou mieux, elle est symptomatique d’une procédure de textualisation en acte. Par contre, on ne peut pas avoir d’expériences de Priméité pures car la perception est toujours implicative (Secondéité) et corrélée à une prise d’initiative (Tiercéité). Peirce donne des exemples expérientiels pour éclairer la Priméité, mais cela ne signifie pas que ces situations expérientielles sont réductibles à une catégorie ; elles sont seulement capables d’exemplifier la Priméité de manière optimale.

Nous avons construit un parallèle entre Tiercéité et narrativité qui n’est pas subreptice ; en effet, la narrativité conjugue l’actantialisation et la mise en perspective avec des quêtes reconstructives et prospectives. Or, la narrativité ne peut suturer l’hétérogénéité de l’expérience autrement que par des nœuds interprétatifs qu’on ne peut jamais défaire définitivement. D’ailleurs, l’interprétation ad infinitum ne permet qu’une narrativisation de ces étapes intermédiaires.

Pour qu’une forme de relation (Priméité) soit perçue il faut qu’on se positionne (Secondéité) en contractant ainsi une nouvelle relation, et pour objectiver cette dernière il faut un positionnement ultérieur qui, à son tour, oblige à contracter une nouvelle relation et ainsi de suite ; cette concaténation se développe à travers des observations de deuxième (troisième, etc.) ordre, mais ces dernières ne peuvent jamais accéder au statut de “méta-observation”, étant donné qu’elles ne peuvent pas se situer hiérarchiquement l’une par rapport à l’autre ; il s'ensuit que ces observations doivent résoudre leur hétérogénéité perspective et prospective à travers des liaisons et des relais interprétatifs que la sémiotique structurale a pris en compte à travers la notion de narrativité.

La pulsion interprétative est le repositionnement continu d’un manque et les relations, une fois assumées dans une certaine perspective, sont toujours destinées à une prospection, à une manipulation “optique”, à une élaboration cognitive, pragmatique ou passionnelle. Les valeurs sont alors en vigueur (à savoir, affectées par des valences) seulement si le gradient d’implication trouve une “conjugaison au futur” ; en fait, selon Peirce, la signification constitue toujours un enjeu pour le futur, un mouvement de sens qui peut vivre seulement à travers des interprétations qui en prennent le relais. Chaque interprétation se positionne comme un passage médiateur qui à son tour s’offre à des médiations ultérieures pour rentrer dans des ensembles signifiants en devenir.

Bien sûr, un point controversé de l’exégèse peircienne est l’ordre de présupposition éventuelle entre les catégories cénopythagoriques ; d’emblée, à partir d’une perspective logique, on pourra soutenir que la Tiercéité présuppose la Secondéité et cette dernière la Priméité ; toutefois, sur le plan phanéroscopique de la signification en acte, on remarque un renversement de contraintes, étant donné que c’est la gestion des valeurs qui conduit à sélectionner les événements prégnants et, pour ce faire, à instruire les patterns diagrammatiques plus performants afin de construire un scénario opératif et opérable des valeurs. La sémiotique inaugure une sorte d’épistémologie renversée étant donné que seule la médiation interprétative peut faire accéder le phanéron à l’exemplification signifiante de lui-même, mais il est vrai aussi que seul le phanéron peut restituer à l’interprétation la conscience de sa propre relativité. L’innocence est donc perdue bilatéralement : le phanéron est saisi à l’intérieur d’une concaténation de médiations et l’interprétation apparaît dans son aspect relationnel et événementiel.

Or la phanéroscopie ne comprend pas seulement les constitutions des sens perceptifs, mais toutes les constitutions, même celles qui ont un ancrage mental, imaginatif. On peut donc soutenir que, dans la sémiotique peircienne, il y a deux couplages : le couplage avec l’entour phénoménal (un Univers d’Effectivité Brute) et le couplage avec l’entour psychique. Il s'ensuit que la Priméité est aussi exemplifiée par un Univers des Idées pures, fait des formes diagrammatiques de la pensée totalement détachées d’un investissement sémantique particulier. Mais il y aussi un troisième domaine et un autre couplage qui rendraient possible une charnière entre les deux autres Univers : c’est l’Univers du Signe, le seul qui détienne « un pouvoir actif d’établir des connexions entre des objets divers, en particulier entre des objets qui relèvent d’Univers différents » (Peirce 1908b, C.P. 6.455, nous traduisons). Donc, le signe, avec son pouvoir de résolution de l’hétérogénéité, joue le rôle de tiers, voire de médiateur, aussi bien à l’intérieur des deux autres Univers qu’entre ces derniers. La sémiotisation des Univers de l’Effectivité Brute et des Idées implique aussi une articulation sémiotique de leurs rapports, et donc une inter-sémioticité et une traductibilité des valeurs qui ont des ancrages différents. L’autonomisation de cette inter-sémioticité est réalisée par des mouvements interprétatifs libérés par rapport à des domaines de valeurs précis ; voici donc le rôle du musement, c’est-à-dire d’un pur jeu (Pure Play) irréductible à la nature des termes qu’il traite. Le musement n’est plus identifiable comme un travail inférentiel, mais comme un travail discursif dirigé vers une dé-ontologisation radicale, au point qu’il se consacre à des élaborations figurales. Le musement est l’exaltation des potentialités des signes et de l’autonomie des jeux linguistiques ; même l’Univers des signes peut retomber dans une attitude narcissique et laisser enfin que les signes puissent se séduire entre eux.

En effet, dans l’Univers des Signes (l’environnement des médiations linguistiques, ou sémiosphère), on retrouve toutes les catégories cénopythagoriques (Peirce 1903h, C.P. 1.23-1.26) et la vie des formes linguistiques relève de ces dernières en tant que tons ou teintes (Peirce 1880a, C.P. 1.353), c’est-à-dire, valences, qui de manière ubiquitaire imprègnent les usages en tant qu’habitudes (habits, Peirce 1898b, C.P. 7.498).

En résumé, les catégories cénopythagoriques innervent, tout au long de la vie ordinaire, les articulations expérientielles des valeurs (Peirce 1904, C.P. 8.328) en en régulant aussi les modes d’existence : Possibilité, Actualité et “Destinalité” (Peirce 1906b, C.P. 4.549). La Priméité est le régime de constitution des valeurs diagrammatiques, la Secondéité le régime des valeurs événementielles (ou “existentielles”) et la Tiercéité le régime des valeurs médiatrices (ou “conventionnelles”). Ces trois régimes sont co-occurrents dans l’expérience et – comme nous l’avons remarqué – exemplifiés par elle : on peut dire que la phanéroscopie étudie la « priméité » de toutes les catégories, c’est-à-dire leur manifestation qualitative et leur irréductibilité réciproques (Peirce 1903h, C.P. 1.530-33). En ce sens, la Priméité est le principe général d’exemplification qui permet aux catégories mêmes leur différenciation ; cependant c’est la Secondéité qui permet une véritable manifestation, une effectivité avec laquelle nous entrons en relation ; mais, à son tour, c’est la Tiercéité qui permet la discrimination entre les catégories. Il n’y a donc pas un primat général d’une catégorie par rapport aux autres : à la limite, on peut dire que la Priméité détient un primat d’exemplification, la Secondéité un primat d’instanciation et la Tiercéité un primat de médiation. Il est vrai que la Tiercéité doit être qualitativement (priméité) manifestée (secondéité), mais son principe reste irréductible aux autres catégories, en ajoutant des liens qui ne sont pas qualitatifs ou factuels et qui relèvent d’une perspective et d’une prospection. Ces dernières vont réinvestir la possibilité et l’effectivité dans d’autres domaines, tramées avec des signes (discours). En ce sens, la “possibilisation” d’une conscience dépend de la Tiercéité, la possibilisation de l’expérience de la Secondéité, la possibilisation de l’existence de la Priméité.

Évidemment, nous pourrions continuer à montrer des interconnexions entre les trois catégories ; elles ne sont pas des steps expérientiels et, en ce sens, la Priméité n’est pas reconductible à des échantillonnages des qualia phénoménaux. Au fond, le concept de diagramme préside la Priméité des aspects relationnels et donc configurationnels, comme s’il y avait une sorte de “proto-tiercéité” du type méréologique qui jouerait un rôle de médiatrice (au niveau de l’expression) entre le tout et ses propriétés ; même une qualité comme le “rouge” dépend d’autres qualités qui la structurent (teinte, brillance et saturation) et ainsi de suite (Peirce 1903f). Dans tous les cas, l’analytique phanéroscopique de chaque catégorie ne fait que démontrer aussi bien leur irréductibilité que leur indissociabilité dans la sémiotisation des milieux extéroceptifs et intéroceptifs.

2.1.3. L’Univers des signes

Comme nous l’avons remarqué, même l’Univers des Signes est innervé par toutes les catégories cénopythagoriques. En disant « signe », on dit « médium » : « All my notions are too narrow. Instead of sign ought I not say Medium ? » (Peirce 1909, MS 339, section datée 1906). « Thirdness, in the sense of the category, is the same as mediation » (Peirce 1894, C.P. 1.328).

Peirce affirme que la Tiercéité est le caractère propre à un objet capable de faire office de médiateur, ou de jouer le rôle d’espace interstitiel (Betweenness) ou encore, plus simplement, de représenter une relation entre un agent et un patient, un Premier et un Second (Peirce 1903g, C.P. 5.104). En plus, une telle médiation d’un Tiers est de l’ordre de « la Destinalité », c’est-à-dire qu’il pose déjà l’effectivité dans la perspective d’une série de résultats pour quelqu’un. La médiation est alors l’insertion de la diagrammaticité et de l’existentialité dans l’ordre de la concaténation de transformations orientées (Peirce 1878, C.P. 5.395). La médiation est en même temps ce qui permet une transmutation continue de valences et une commensurabilité entre valeurs. Peirce, qui aime les néologismes, affirme qu’on doit passer de la signification identitaire à la signification “médiationnelle”, du sens au medisens (manuscrit non daté, C.P. 7.544). Ce dernier, en effet, ne se limite pas à interpréter la Priméité et sa possibilisation de formes (primisense), la Secondéité et ses ouvertures d’expériences conflictuelles (altersense), mais cherche à rentabiliser toutes les mises en abîme de la médiation, c’est-à-dire la capacité de chaque médiation à jouer le rôle de médiateur des autres. Le medisense n’est alors que la reconnaissance peircienne des potentialités des jeux de langage, des élaborations figurales et du rôle du musement à l’intérieur d’un milieu totalement “sémiotisé” (une sémiosphère).

Toutes les connaissances sont conjuguées au futur en attendant des médiations (medisense) ultérieures et chaque futur est construit et filtré par des pièces du passé : « But it is true that the future does not influence the present in the direct, dualistic, way in which the past influences the present. A machinery, a medium, is required » (Peirce 1902a, C.P. 2.86). Dans les termes suggestifs de Peirce, la médiation est « transuasion » (terme qui suggère translation, transaction, transfusion, transcendance qui manipule l’« obsistence » (qui évoque objet, obstiné, obstacle, insistance, résistance) et l’originalité des relations diagrammatiques actuelles dans un champ de travail, par exemple du type représentationnel (ibidem, C.P. 2.89), c’est-à-dire, pour utiliser les mots de Peirce, dans un Univers de discours (Universe of Discourse, Peirce 1897c, C.P. 4.172).

Les termes suggestifs et idiosyncratiques de Peirce ne doivent pas cacher l’idée que la sémiotique a un domaine propre, l’Univers des Signes, et qu’elle se configure comme une science des médiations qui trouve l’irréductibilité de la Tiercéité en elle-même. En effet, un signe ne peut être interprété que par un autre signe. En outre, même si dans les autres Univers on peut reconnaître des formes d’exemplification de la Tiercéité (la “médiation” des configurations diagrammatiques dans l’Univers des Idées, la médiation de l’espace dans des conflits dyadiques dans l’Univers de l’Effectivité Brute), la Tiercéité devient principe d’interprétation et de gestion du sens uniquement dans l’Univers des Signes !

Même si l’Univers des Signes construit sans cesse des médiations internes à lui-même, il n’a aucune autonomie définitive, étant donné que les Univers (les milieux intéroceptifs et extéroceptifs) qu’il filtre sont aussi le lieu de son implémentation : les signes vivent, en effet, d’élaboration cognitive et d’instanciation sous l’égide des pratiques.

Or, dans l’économie de cette étude, il est moins important d’entrer dans les détails de la théorie de l’interprétation que dans les modes de production des signes. Dans tous les cas, l’implication de l’Univers des Signes dans les autres Univers explique bien comment un principe général de médiation peut se marier avec un principe d’impulsion extra-sémiotique à interpréter sans cesse. Il s’ensuit qu’on assiste à une sorte de redoublement des entités sur lesquelles l’interprétation insiste : l’objet dynamique et l’objet immédiat. Le premier exerce des impulsions à l’interprétation ; le second, le seul abordable par la conscience (Peirce 1908a, C.P. 8.343), est le produit d’un parcours thématique d’interprétation localement doué d’une perspective et d’une prospection (ground). Bien sûr, l’adjectif “immédiat” se prête à quelques confusions, étant donné qu’il concerne un “objet” qui est le produit d’une médiation interprétative ! Or, le problème ici est que l’objet se situe dans la conscience dès qu’il accède à la Tiercéité à travers une interprétation : « What is immediately in consciousness is what consciousness is made of » (manuscrit non daté, C.P. 7.539, n. 7). La forme de présence de l’objet est immédiatement celle qui est garantie par un passage (transuasion) à travers l’Univers des Signes.

Naturellement on pourrait ouvrir, sur ces points, le débat sur la complexification extrême de la théorisation peircienne qui cherche à préciser des phases qualitatives de l’interprétation et donc des signes qui jouent un rôle de plus en plus saturant en tant qu’interprétants d’autres signes. En ce sens, si même la perception dépend d’une sémiotisation, ses objets immédiats se posent en deçà d’un véritable jugement perceptif. Les processus interprétatifs de la perception sont compulsifs et donnent des objets immédiats incorrigibles ; ils apportent des valeurs (sème, ou représentation) bien avant un jugement épistémique qui règle l’assomption (phème, ou proposition) et son inclusion dans un procès d’interprétation thématique orientée (délome, ou argument : cf. Peirce 1906b, C.P. 4.538-539). Avec cette distinction, nous sommes déjà entrés, d’une certaine manière, dans la question de la typologie des signes. Et il est déjà évident que pour Peirce une telle typologie n’a pas seulement en mémoire leur processus de production, mais aussi des niveaux de gestion des valeurs et des formes d’implication par rapport à l’interprète (valences).

2.1.4. La “diagrammaticité”

Le rôle de la Priméité en tant que valence s’explique dans une mobilisation de la diagrammaticité phanéroscopique en termes d’exemplification, d’extraction et de projection. Ces opérations relèvent d’une sorte de triadicité interne à la Priméité, une proto-exemplification des trois catégories, le valoir d’un usage différencié du même. En effet, chaque constitution contient en soi une organisation diagrammatique qui dépend de la stabilisation d’une certaine pertinence sémantique (ground) et d’une cartographie de valeurs avec un gradient d’implication (actantialisation énoncée et énonciative – pourrions nous dire en traduisant la question dans une formulation greimassienne). C’est-à-dire que le valoir des diagrammes est problématisé par chaque constitution de sens, à commencer par les procès perceptifs ; l’icône des relations (diagramme) entre les actants qui occupent le scénario figuratif est articulée avec un diagramme des relations entre scène et instance perceptive (cette dernière se pose comme un épicentre de valorisation toujours à partir d’un gradient d’implication identitaire). On a toujours une connexion entre une diagrammaticité horizontale (énoncée) et une diagrammaticité verticale (énonciative) ou, autrement dit, une diagrammaticité projetée et une diagrammaticité présidée.

Dans les processus interprétatifs qui sous-tendent la perception il y a donc une triangulation articulatoire continue entre ces diagrammaticités horizontales et verticales, où celles-ci s’échangent continuellement le rôle de terme intensif et extensif, donnant lieu à une alternance de scénarisations pragmatiques et de scénarisations événementielles. En effet, tantôt nous avons une instruction diagrammatique horizontale à partir d’une perspective (diagrammaticité verticale) stabilisée ; tantôt, au contraire, nous nous trouvons face à l’affirmation d’une diagrammaticité de relations horizontales (événementialité) qui impliquent une instruction diagrammatique au sujet du rééquilibrage nécessaire des relations verticales entre instance perceptive et scénario. En ce sens, la Priméité est déjà exemplifiée d’elle-même comme une connexion inter-diagrammatique et sa réduction phénoménale à un pur pattern relationnel est trompeuse. En outre, les deux axes (horizontal et vertical) expliquent que l’émergence de la diagrammaticité ne peut jamais être identifiée selon une nature exclusivement sensible ou exclusivement intelligible car elle affirme toujours une origine inéluctablement hybride.

Note de bas de page 4 :

Cf. Basso Fossali (2008a).

Cela dit, dans les jeux de langage, cet écart interprétatif (ce “jeu” dans les articulations sémiotiques) qui fait de la perception une sémiotique vive4 (une pulsation continue entre scénarisations pragmatiques et événementielles) est étendu et optimisé à travers des opérations d’extraction diagrammatique. Or, l’extraction diagrammatique est une sorte de dégagement local de l’instance perceptive pour attester des icônes de relations et en généraliser la convocation au-delà de la constitution locale et du rôle joué originairement par chaque diagramme (dimension horizontale-énoncée ou verticale-énonciative). L’extraction montre les diagrammes comme des produits qu’on peut jouer autrement et qui peuvent rester en mémoire (mémorabilité) même dans une sorte de généalogie d’instanciation sans négociation préalable (c’est justement l’icône, au moins à l’intérieur de la théorie peircienne).

Les doubles axes d’exemplification de la diagrammaticité (vertical et horizontal) expliquent que l’extraction ne peut être que mobilisée pour réarticuler de nouveaux patterns selon une profondeur perspective récupérée, c’est-à-dire une tension entre énoncé et énonciation, entre diagrammaticité projetée et diagrammaticité présidée, entre niveau des projections et niveau des assomptions. En ce sens, la diagrammaticité n’est pas une donnée, elle ne concerne pas des relations réelles, pas plus qu’elle ne concerne des constructions de l’esprit ; elle répond plutôt à la logique commune d’un paradigme constitutionnel du sens qui nécessite des organisations comparables et potentiellement échangeables entre dimension projetée et dimension présidée, entre pattern de relations que l’on peut constituer et formes d’implication que l’on peut contracter. D’ailleurs, cela ne fait que réaffirmer ce qui a été dit ; la Priméité exemplifie ces formes de relation qui apparaissent comme des tensions positionnelles (Secondéité) et comme des perspectives de médiation (Tiercéité). L’“instantanéité” des objets perçus est alors dépendante de cette profondeur des valeurs sensibles qui sont “constituées” au prix d’être paramétrées selon le rapport entre corps et environnement et accèdent ainsi à des liens implicatifs.

Note de bas de page 5 :

Cf. Basso Fossali (2002c).

Note de bas de page 6 :

Il est peut-être quasiment inutile de souligner qu’il n’y a aucune identification entre “iconique” et “visuel” dans la sémiotique peircienne ; une dissimilation analogue importante est celle entre indexicalité et causalité (cf. Elkins 2003). Voir également Fisette (1996, p. 184)

Note de bas de page 7 :

Dans ce texte on utilisera le néologisme “signique” comme adjectivation du mot signe ; en particulier, la dimension “signique” est conçue comme une perspective particulière sur les procès de sémiotisation de l’environnement.

Note de bas de page 8 :

Nous utilisons “existentif”, au lieu d’“existentiel” parce que nous voulons souligner que la Secondéité préside le traitement de valeurs d’existence, mais qu’elle n’est pas une garantie d’existence. En ce sens, les connexions indexicales n’assurent pas l’existence de l’objet, mais l’irradiation de valeurs d’existence qui modalisent les éventuels caractères exemplifiés. Cela clarifie comment la Secondéité peut aussi concerner les modes d’existence afférents à un monde possible.

Évidemment, il ne s’agit pas d’affirmer une position réaliste qui réifie les relations en les attribuant aux objets dynamiques. La question est plus subtile : il s’agit de penser que la construction d’objets immédiats au cours de l’expérience phénoménale (le percept tracé5) exemplifie des formes de relation et que celles-ci se placent immédiatement comme les mailles qui fondent la possibilité de tisser du sens. Le caractère iconique (diagrammatique6) de la dimension “signique”7 (sémiotique) est cependant, dès le début, impliqué avec la Secondéité et avec la Tiercéité : il y a l’instantanéité d’une médiation et, en même temps, l’exemplification de formes de relation qui sont de la même nature que les relations entre corps et monde expérientiel : à savoir, les diagrammes qui soutiennent, structurellement et “écologiquement” (au sens systémique), un univers figuratif, ce que Pierce lui-même appelait un Perceptual Universe (C.P 4.539) ou Universe of Experience (C.P 8.355), ou encore Universe of Discourse (C.P 4.172). Il ne s’agit pas de glissements terminologiques, et encore moins conceptuels : il s’agit du reflet des trois catégories cénopythagoriques. De la même manière, les objets immédiats peuvent être des présences diagrammatiques, existentives8 ou conventionnelles (C.P. 8.349).

L’accouplement structurel entre position subjectale et Univers nous permet de saisir que le devenir du sens (et le fait consécutif qui peut être uniquement géré) est dépendant de la reproduction continue de triangulations, pour lesquelles ou bien c’est le ground (le faisceau de pertinences subjectales) qui entre en variation par rapport à l’objet dynamique même, ou bien c’est le devenir de l’objet dynamique qui se modifie en passant d’un état 1 à un état 2, en se triangulant avec le même point de vue : dans les deux cas, nous aurons une mise en variation du sens. Avant même de dépendre d’un assaut interprétatif, la concaténation des interprétants est due au faisceau de relations qui restructure continuellement l’accouplement structurel entre l’agence de systématicité qui est le sujet percevant et son environnement.

Note de bas de page 9 :

Le pragmaticisme peircienne est ancré sur la maxime suivante : « Considérer quels sont les effets pratiques que nous pensons pouvoir être produits par l’objet de notre conception. La conception de tout ces effets est la conception complète de l’objet » (Peirce 1878, p. 248).

Enfin, nous refermons ce paragraphe introductif avec une réflexion plus globale sur les catégories cénopythagoriques. La juste tentative d’éradiquer ces catégories d’un fondement ontologique ou logique peut être portée jusqu’à des conséquences extrêmes dans une optique « pragmaticiste9 ». La reconnaissance que chaque connaissance humaine est filtrée par la Tiercéité doit faire renoncer à présupposer une quelconque forme de fondement des catégories cénopythagoriques qui les transcende et les justifie. Celles-ci se situent par contre seulement au fondement de notre justification des fondements.

Bien que notre expérience soit fondée sur des instanciations matérielles qui sous-tendent aussi bien les épicentres de valorisation (la subjectivité) que les Univers élus à des environnements de référence propres, celle-ci s’élabore et se fonde sur une épistémologie renversée : elle doit fonder sa propre connaissance et son propre discours bien qu’elle sache que tout ce dont elle part, c’est-à-dire la conscience interprétante même, est fondée de manière neurobiologique (cet argument pose une forte limitation aux programmes de naturalisation des sciences humaines et sociales). Tentons de soutenir cela en termes peirciens : les catégories cénopythagoriques ne sont pas le simple reflet d’une logique des relatifs à partir du moment où celles-ci :

  1. se retrouvent exemplifiées dans l’expérience ;

  2. sont en jeux de façon récurrente ;

  3. sont gérées comme des valences sémantiques pour une culture qui s’interprète, c’est-à-dire qui s’auto-observe.

Note de bas de page 10 :

« Un representamen est le sujet d’une relation triadique avec un second appelé son Objet, pour un troisième appelé son interprétant, cette relation étant telle, que le representamen détermine son interprétant à entretenir la même relation triadique avec le même objet pour quelque interprétant » (Peirce 1903h, C.P. 1.541). Ceci est une des plus fameuses définitions de signe en tant que representamen.

Note de bas de page 11 :

La manœuvre stratégique de notre essai est celle d’interpréter la Priméité en utilisant la catégorie goodmanienne d’exemplification, ce qui l’émancipe d’une quelconque caractérisation dénotative et d’une idée de similitude comme correspondance. Il y a différents passages peirciens qui semblent amplement appuyer cette lecture de la Priméité comme “exemplification”. « Une propriété hautement distinctive de l’icône est qu’à travers l’observation directe de celle-ci, on peut découvrir, en rapport à son objet, d’autres vérités que celles qui sont suffisantes pour déterminer sa construction. Ainsi, au moyen de deux photographies on peut tracer une carte etc. Étant donné un signe conventionnel ou un autre signe général d’un objet, pour déduire n’importe quelle autre vérité en dehors de ce que celui-ci signifie explicitement, il est nécessaire, dans tous les cas, de remplacer ce signe par une icône. Cette capacité de révéler des vérités inattendues est justement celle en laquelle consiste l’utilité des formules algébriques, de sorte qu’en elles le caractère iconique est celui qui prévaut » (Peirce 1895, C.P. 2.279.). Ou encore : « Avant, si l’élément de cognition à transmettre est une idée abstraite non analysée, ou sensation, l’unique moyen est celui de présenter une icône, c’est-à-dire une copie ou un exemplaire de celui-ci. Il est impossible de donner une idée de rougeur sinon en l’exhibant. Une proposition de géométrie […] ne peut être comprise jusqu’à ce que l’étudiant la traduise en termes de diagramme qui exhibent les relations signifiées » (Peirce, MS 16, p. 12).

Note de bas de page 12 :

Par exemple, sur le plan perceptif, entre les nombreuses constitutions diagrammatiques possibles entre les diverses sollicitations sensibles en entrée (expression) celle qui sera écologiquement choisie est celle qui se révèle majoritairement prégnante par rapport à la diagrammaticité de relations narratives propres à une prise d’initiative en rapport à l’environnement (contenu).

La Priméité est seulement saisie à partir du fait que des representamen10, qui en eux-mêmes exemplifient11 des relations diagrammatiques, se (re)présentent à l’esprit. La diagrammaticité ne se pose pas en amont du fait de son caractère d’“habitation” et de “nourriture” de l’expérience, d’où la nécessité que celle-ci se donne de facto. Il n’y a pas de formes pures de l’esprit qui organisent l’instanciation matérielle sensible, il n’y a aucun retour à un schématisme transcendantal chez Pierce, mais il y a un niveau statutaire unique de la diagrammaticité, une organisation relationnelle qui se donne dans l’expérience intéroceptive comme dans l’expérience extéroceptive : entre ces dimensions il n’y a que des mutations, des transpositions et des applications récursives de pattern de telle façon que, en termes structuralistes, nous pourrions dire que les expressions et les contenus continuent à s’entraver réciproquement selon les diverses disponibilités diagrammatiques sur les deux niveaux12.

Note de bas de page 13 :

Nous utilisons ce terme au sens technique : ce terme est propre à une théorie des systèmes dynamiques et, en particulier, pour le rôle que celle-ci a joué dans la théorie de Luhmann (1984). Chaque opération porte quelque chose à détermination sans pour cela avoir en elle-même une détermination d’orientation : l’effectivité a toujours besoin d’une observation contingente pour être récupérée dans une gestion orientée du sens.

Note de bas de page 14 :

Nous renvoyons à Basso (2005 ; 2007).

De la même manière, la Secondéité ne dépend pas de la factualité mais en est exemplifiée, c’est-à-dire que c’est dans le caractère “brut” de l’événementialité que celle-ci est saisie ; mais cette événementialité est déjà insérée à l’intérieur d’une dialectique de scénarisations (pragmatiques et événementielles) qui sous-tendent la gestion consciente des donations de sens, de sorte que chaque événement est préfiguré par les signes qui annoncent sa représentation probable. L’événementialité est ainsi indexée et cartographiée sans répit, à travers une concaténation de signes qui s’interprètent mutuellement et font système ; et le “chemin en avant” de l’interprétation a besoin symétriquement d’une « rétroduction » (d’une archéologie) pour l’ancrage des signes qui précèdent leurs objets dynamiques respectifs. La photo, dans cette perspective, demande une prophétie rétrospective, à savoir une rétroduction qui situe hypothétiquement un passé propre (Fabbrichesi Leo 2003, p. 128). Et voici que le parcours interprétatif a besoin d’une imputation, de conflits identitaires, d’une tentative d’attribution avançant à reculons, qui trouve du sens uniquement en relation à ce qui, à chaque instant de la chaîne, se donnait comme diffusion alternative des processus et comme détermination continue du parcours de ces derniers. En définitive, la Tiercéité entre toujours en jeu et opérationnalise13 constamment la Secondéité et la Priméité. Cette même Tiercéité ne connaît pas sa propre détermination d’un point de vue externe, mais se retrouve exemplifiée dans l’expérience comme possibilité et factualité d’une interprétation de second ordre de son propre commerce avec les valeurs. Nous aurons amplement le temps de revenir sur ce point14.

2.2. Vers une typologie des constitutions des signes comme ressources énonciatives

Des notes préliminaires que nous avons rédigées sur les catégories cénopythagoriques, nous pouvons apercevoir que la théorie peircienne n’implique pas d’assomptions ontologiques ou un “réalisme épistémologique” en mesure de compromettre une confrontation et un amalgame avec la sémiotique structurale ; au contraire, au-delà des bases communes, il est possible d’apercevoir comment les réintégrations de problématiques que la sémiotique générative a opérées au cours des dernières années peuvent trouver un témoignage exact dans les positions peirciennes. En même temps, il ne s’agit pas du tout de penser que chez Peirce toutes les questions qui agitent le débat contemporain soient résolues ; mais si d’un côté cela motive notre attitude pas strictement philologique, de l’autre il est nécessaire de restituer à Peirce la richesse des idées sur la photographie que la théorisation successive a souvent réduites à une série simplifiée, “déproblématisée” d’emprunts. Il est clair que si d’un côté notre excursus théorique est élaboré pour accompagner une intégration de modèles, de l’autre il procède par une réintégration progressive, également philologique, des positions plus typiquement peirciennes, notre but n’étant ni de déconstruire la pensée du père de la sémiotique américaine, ni de faire de lui, finalement, le porte-étendard d’un structuralisme “déconstructionniste”. Il vaut mieux affirmer ouvertement la plate-forme de recherche qui guide notre travail et qui informe également la présente contribution : poursuivre le projet d’une sémiotique générale qui naît de la triangulation entre une sémiotique du texte, une sémiotique de la perception et une sémiotique des pratiques (cf. Basso 2002b).

Si la perception est une constitution de valeurs par voie interprétative, cela signifie que la référentialité d’une sémantique linguistique ne pourra qu’être au contraire une inter-référentialité par rapport à un horizon expérientiel qui est déjà sémiotisé. La deuxième considération est donnée par le fait que le signe linguistique, dans la communication, doit arriver à une manifestation et il ne peut acquérir une signification que dans la mesure où il est perçu. Le signe conquiert alors, dans les pratiques communicatives, une événementialité et une dépendance expérientielle. Si, ensuite, on considère que le mot peut être conçu comme prioritaire par rapport à la langue et que la communication à distance est seconde par rapport à la communication in praesentia, cela signifie que les signes linguistiques en “exercice public” (dans le cadre d’une intersubjectivité) ont joui d’un enracinement dans l’effectivité d’une expérience en acte. De cet enracinement ils ont réussi, au moins en partie, à s’émanciper seulement à travers des conditions particulières (systèmes notationnels et prothèses médiatiques) qui, à bien y voir, ne font que mettre, à nouveau, cette effectivité en jeu. La sémantique d’un roman passe nécessairement par une exécution (même mentale) de la partition graphématique, de sorte que c’est seulement en remettant la sonorité du signifiant verbal que la prosodie peut être reconstruite. L’opposition forte entre un texte verbal et un texte visuel, tel que le texte photographique, doit être ainsi tout de suite démentie par rapport à un caractère sensible commun. Le sensible n’est pas quelque chose d’ineffable, mais un territoire où s’exemplifient des patterns diagrammatiques qui sont assumés de façon pertinente par une visée spécifique et par un accès particulier à la signification ; la perception n’est que l’instruction signifiante qui est implémentée dans les territoires du sensible qu’elle a élus comme son propre environnement.

Une opposition nette entre texte verbal et texte photographique ne peut être validée sur la base d’une sujétion présumée du premier au code par rapport à la signification ouverte et insaturable du second. Le quotient de détermination du sens répond de sa gestion interne à des pratiques spécifiques ; ce qui signifie que la codification elle-même n’est qu’un instrument d’endiguement majeur par rapport à l’infinitisation des sens possibles, c’est-à-dire au gradient d’une indétermination qui informe n’importe quelle communication : la sémiosphère est, en effet, elle aussi un environnement sémiotisé qui ne manque pas non plus d’exprimer une indétermination de laquelle l’action linguistique tente tout de même de tirer profit. La sémiotique peircienne, avec sa concaténation de signes qui s’interprètent, décrit parfaitement ces carrefours de sens qui sont gérés par une configuration textuelle dont la structure s’offre comme une réduction partielle de complexité à travers des contraintes, des “virages” interdits.

Note de bas de page 15 :

Voir le chap. 2 de la première partie de cet ouvrage.

La photo possède certainement une dimension (inter-)référentielle, un caractère sensible, une indétermination relative du sens, mais cela ne l’oppose pas du tout à d’autres formes de textualité, comme la forme verbale : on peut plutôt reconnaître des différences de degré et des régimes de production “signique” divers15. D’ailleurs, parler génériquement de “photographie” signifie utiliser un terme qui met en relation et qui regroupe l’ensemble des perspectives sous lesquelles celle-ci est constituée dans des pratiques différentes. La sémiotique structurale a parlé du texte comme d’une constitution de l’analyste, mais par rapport à cette apparente conscientisation épistémologique, elle a ensuite oublié de poursuivre une étude nécessaire des modes pertinents de cette constitution (la sémiotique aussi est une pratique et tous les textes n’ont pas le même statut, ni ne le possèdent de façon stable).

Une fois une dimension sensible restituée à la textualité, voici que celle-ci doit toujours avoir une manifestation expérimentable concrète : une photo, comme un morceau de musique ou une poésie, est toujours, sous une certaine perspective, un objet. Ce dernier, en tant que tel, au-delà d’une configuration sensible, est toujours identifié en amont par un processus constituant que nous pouvons appeler instanciation et qui le rend signifiant aussi comme un produit. Maintenant, si la taille du simple signe a souvent été vue d’un mauvais œil en vue de l’analyse parce qu’elle ne serait pas en mesure de rendre compte de la sémantique de la configuration à laquelle ce signe participe, la nature interne de ce dernier, à savoir sa triadicité constitutive, est exactement ce qui permet d’homogénéiser et de mettre en relation la dimension discursive avec la dimension productive et sensible. Évidemment, l’existence d’une diagrammaticité discursive, la production inhérente dans les actes de langage et les conventionalités énonciatives n’échappaient pas du tout à Peirce ; il est même trop évident de voir comment les catégories cénopythagoriques se projettent aussi sur le versant textuel.

Le retour en vogue de l’analyse du signe en tant que niveau opportun de désimplification de la signification ne peut être justifié que de façon superficielle par le fait que celui-ci n’est pas du tout prédéterminé dans sa “taille”, étant donné qu’un roman entier peut être saisi comme un signe. Pour le dire autrement, cette observation devient convaincante seulement lorsqu’on spécifie qu’il y a signe (qu’on le constitue de façon pertinente) uniquement à l’intérieur d’un enjeu de signification interne à un parcours interprétatif. Pour le dire encore plus précisément : si nous pouvons soutenir que chez Peirce également le global détermine le local (Rastier), c’est parce que la Tiercéité – à savoir une médiation intégratrice de propriétés ou d’instances identifiées selon des axes de relations multiples – est toujours en vigueur au cours des processus interprétatifs. C’est justement la multiplication des accès au sens (pluralité des interprétants) qui justifie le fait qu’on continue localement à passer par les signes, c’est-à-dire par leur hétérogénéité constitutionnelle. Le rapport entre la configuration et les signes qui la constituent se pose ainsi sous la marque de l’intégration (globale) et en même temps de la diffraction (locale) du sens.

Penser la photo en tant que signe ne signifie donc pas ne pas la reconnaître comme une configuration discursive ; simplement, on ne veut pas l’isoler des pratiques qui peuvent la constituer à travers des pertinences différentes. Celle-ci, avant d’exemplifier ses propres relations discursives, est dépendante d’un réseau de relations sensibles, d’une instanciation et d’un cadre culturel. La photo transite entre le Perceptual Universe, l’Universe of Experience et l’Universe of Discourse comme configuration sensible, produite et discursive. Mais la portée finale de nos notes introductives nous porte maintenant à reconnaitre que ces Univers sont déjà assumés au second degré dans l’interprétation, ce qui revient à dire que le sensible, comme l’expérientiel, sont déjà dépositaires de valences mises en relation par la dimension “signique”, tout comme le discursif est à même de construire uniquement une “objectivation” interne à lui-même (observation de deuxième ordre). De fait, la dimension “signique” est justement celle qui permet une circulation commensurable de valences qui ont un enracinement statutaire différent. Voici alors que la configuration sensible, le produit et le discours sont déjà sémiotisés et que, par rapport à ceux-ci, il est possible de mettre en avant des valorisations diverses dépendantes de façon récurrente des catégories cénopythagoriques, c’est-à-dire de celles que nous avons redénommées les catégories générales de sémiotisation : à plein régime il n’y a pas, en effet, un phanéron pur, mais déjà quelque chose qui dépend d’une sémiotisation des Univers d’afférence des valeurs.

Chaque sens a (1) un contexte propre qui en motive, de façon perspective, la constitution (c’est son ground), (2) un enracinement explicite du maintien du conflit interprétatif dont il fait partie (c’est son objet immédiat), (3) un positionnement spécifique à l’intérieur d’un parcours de sémantisation qui est fonctionnel à la relance du sens à travers des interprétants. Le rapport triadique du signe est inséré dans une médiation continue de médiations, une gravitation autour de la Tiercéité ; mais celle-ci n’aurait pas d’enjeux de signification sans s’alimenter auprès de la diagrammaticité et auprès de l’effectivité des Univers qu’elle met en relation.

Sur cette base, abordons maintenant la typologie des signes la plus simple élaborée par Peirce (1903b, C.P. 2.243 et sqq.), en cherchant à nous demander ce qu’elle identifie. D’un côté, elle est constituée par différentes formes d’assomption du signe : a) le signe en soi ; b) le signe en relation à son objet ; c) le signe en relation à son interprétant. D’un autre côté, ces assomptions du signe le saisissent chacune comme s’il s’agissait de quelque chose qui se présente à l’esprit, comme un phanéron dont les propriétés peuvent être discriminées selon les trois catégories cénopythagoriques.

Priméité

Secondéité

Tiercéité

signe en soi

Qualisigne

Sinsigne

Légisigne

signe en relation

à son objet

Icône

Index

Symbole

signe en relation

à son interprétant

Rhème

Dicisigne

Argument

Note de bas de page 16 :

Au cours de notre excursus, nous maintiendrons l’énonciation, et en particulier le rapport entre énonciation énoncée et énoncé, comme une acquisition théorique fondamentale à laquelle la sémiotique actuelle, de toute orientation, doit d’une façon ou d’une autre se confronter. Mais à partir du moment où nous entrerons dans le vif de la discussion de la typologie des signes peircienne, nous essaierons d’attester nos considérations sur le plan de la photographie en tant qu’objet culturel et de ses potentialités prédicatives, sans passer, comme cela arrive au contraire souvent avec une désinvolture excessive, à la reconnaissance de signes à l’intérieur de l’énoncé photographique. D’ailleurs, étant donné que nous soutiendrons que la constitution du signe n’est rien d’autre qu’une étape d’un parcours interprétatif et qu’il n’est donc pas possible d’hypostastisier un objet culturel pour lui attribuer un type de signe une fois pour toute, nous soutiendrons avec encore plus de force qu’il n’est pas possible de "reconnaître", à l’intérieur d’une image, une figure qui soit une icône ou un index, un dicisigne ou un sujet, indépendamment d’un parcours d’interprétation qui la mobilise sous un quelconque respect. En ce sens, nous mettons en discussion des illustrations, même méticuleuses, de la sémiotique peircienne au domaine des images comme celle, par exemple, de Francesca Caruana (2009).

Note de bas de page 17 :

Il est clair que nous sommes en train de soumettre ici le cadre typologique exposé ci-dessus à une sorte d’enveloppe interprétative, opération également motivée par le fait que Peirce lui-même et ses exégètes n’ont pas clarifié sa nature et sa vocation théorique : est-ce une simple table synoptique ou une schématisation typologique homogène et productive, capable de mettre en lumière les relations entre types de signes ? Pour quelle raison préférer cette intersection de pertinences quand Peirce lui-même (1908a) a ensuite montré bien huit autres respects sous lesquels les signes peuvent être saisis ? Est-ce que les types identifiés sont des types de signes ou bien quelque chose d’autre ? En ce qui nous concerne nous voudrions tenter de transformer la célébrité de cette typologie, qui n’a pas été dépassée par d’autres typologies successives, en un cadre théorique opérationnel.

Cette typologie, ou tableau synoptique des trois principales trichotomies “signiques”, peut être justifiée à nouveau à partir d’une perspective sur le signe qui n’est pas exactement la même que celle (ground) qui le constitue tout au long du parcours interprétatif dont il dépend ; il s’agit d’une perspective transversale que nous n’aurons aucun mal à reconnaître comme pertinente à la relation entre signe énoncé et perspective énonciative16. Dans la perspective constituante du signe il n’y a aucune possibilité, par exemple, de parler de "signe en soi" ; de même que les relations duales entre "signe et objet" et "signe et interprétant" doivent être perçues comme mises en relation par un tiers, qui est justement une perspective d’énonciation ou, plus génériquement, par une perspective de mobilisation de leur signification17.

À la dynamique interne à la triadicité du signe se substitue une analytique de points perspectifs que l’énonciation peut projeter sur le signe en tant que ressource discursive. De chacun de ces points perspectifs partent des appréhensions et des assomptions du signe qui peuvent être à leur tour étudiées selon les trois catégories cénopythagoriques. Cette typologie analytique finit par “photographier” les assomptions pertinentes du signe même par rapport à la perspective d’énonciation qui le mobilise ; une fois que nous rétablissons la dynamique triadique du parcours interprétatif, il est clair que le signe semble être caractérisé par une synthèse conjoncturelle d’assomptions analytiquement distinctes : les points de vue perspectifs pourront alors trouver une intégration et répondre globalement d’une pratique. Mais nous analyserons cette deuxième typologie des signes plus complexe par la suite. Pour l’instant, il nous est suffisant de clarifier le fait que cette typologie analytique peut avoir une exploitation méthodologique autonome, bien qu’elle ne réponde pas de la stratification et de la dynamique constitutionnelle qui sont propres à chaque signe.

Nous nous apprêtons alors à aborder une relecture de cette typologie peircienne qui associe le parcours du signe à travers différents Univers de référence à des faisceaux de valorisations analytiquement distinctes. Une telle relecture de la typologie n’identifie pas de classes de signes, mais bien la diffraction de ses assomptions pertinentes et des perspectives de valorisation. Cela ne fait que répondre à l’observation qui nous a permis de rétablir une centralité du signe dans les études sémiotiques une fois que celui-ci est entendu comme un embranchement à haute connectivité, interne au parcours interprétatif, mais en mesure d’en révéler en même temps la non linéarité (cf. § 6).

Globalement, les assomptions selon des pertinences spécifiques du signe et les focalisations sur ses valences dessinent un cadre de neuf ramifications perspectives sur la signification des signes que Peirce a présenté comme le trois trichotomies fondamentales de sa classification des signes. Nous en redessinons une schématisation dépendante des argumentations précédentes :

valences dépendantes des trois catégories cénopythagoriques

Priméité

(valence

diagrammatique)

Secondéité

(valence

existentive)

Tiercéité

(valence

médiative)

assomptions pertinentes du signe en rapport à l’énonciation

configuration

qualisigne

sinsigne

légisigne

produit

icône

index

symbole

discours

rhème

dicisigne

argument

Tableau no 1

Dans le cadre d’une première explicitation simplifiée de ce schéma, nous pouvons affirmer que le signe peut être assumé selon une certaine pertinence comme une configuration qui exemplifie des propriétés, voire comme quelque chose qui est le produit d’un processus constituant, en tant que membre d’une mémoire culturelle. Cela signifie que, en plus de remplir sa propre fonction de support d’un parcours interprétatif, le signe est quelque chose qui, à son tour, doit être géré comme ressource énonciative lors de sa perception, de sa production, et de son afférence à un domaine culturel.

Étant donné que notre but n’est pas de construire une opposition forte entre les mots et les choses, ni entre fait et valeur, la première généralisation méthodologique que nous pouvons en tirer est que n’importe quelle entité sémiotique constituée dans un réseau de relations peut être pensée comme signe. Cela revient à dire qu’il peut fonctionner comme un embranchement de diffractions du sens tel que sa gestion énonciative prévoit que celle-ci soit mise en signification comme une configuration, un produit et un discours et au moyen des valences sous lesquelles étudier son apparition dans un cadre expérientiel déterminé. Voici alors par exemple que chaque texte ne pourra pas signifier uniquement en tant que discours, mais aussi en tant que produit et configuration sensible, c’est-à-dire qu’il pourra être traité comme un objet, et tout comme ce dernier, il devra être toujours pensé comme un discours.

Les catégories générales de sémiotisation (à savoir les catégories cénopythagoriques) sont telles justement parce qu’elles ne sont pas indifférentes à la signification, elles la nourrissent et la spécifient plutôt selon des valences principales : celles de l’exemplification diagrammatique qui permettent la projection de réseaux de relations, celles de l’effectivité qui agissent sur les modes d’existence, celles des médiations qui permettent la négociation de statuts identitaires des entités traitées au cours des processus interprétatifs. Parler de valences signifie qualifier les relations, leur “exploitation sémiotique”, la valeur des valeurs qu’elles informent localement qui informent localement. Nous avons préféré les adjectiver comme “diagrammatiques”, “existentives” et “médiatives” plutôt que d’utiliser “sensibles”, “existentielles” et “conventionnelles”. Au cours de notre développement les raisons sous-jacentes d’une telle préférence ont déjà émergé ; il suffit alors de préciser ici qu’outre la dé-ontologisation de ces valences, il nous semble intéressant de souligner qu’elles accèdent à des valences par leur émancipation du terrain d’occurrence et donc par leur capacité à être projetées : c’est justement grâce à cela qu’elles peuvent investir d’autres valeurs. Remplacer le terme “conventionnel” par “médiatif” est fondamental pour ne pas retomber dans la vieille dispute sur la codification des significations ; il est évident chez Peirce que la Tiercéité ne s’épuise pas avec la stipulation des significations, aussi parce que cela reviendrait à nier sa propre conception de la sémiose.

Si le signe peut également être constitué de manière compulsive, comme à l’intérieur des processus perceptifs, les pratiques significatives le saisissent à son tour comme l’occasion d’une redirection de l’interprétation. Voici alors que le ground, la base isotopante sur laquelle se mouvait une interprétation, est doublée ou remplacée par une assomption du signe même en tant qu’épicentre d’une ramification de pertinences et de lignes de sémantisation, finissant par détailler, sous un angle tout aussi multiperspectif, le conflit interprétatif.

L’effort exégétique que nous tentons de négocier ici va bien au-delà, comme nous l’avons dit, d’une reconstruction philologique de la typologie peircienne, et demande au lecteur de déplacer son attention de la construction technique de cette typologie à sa significativité théorique : il s’agit d’étudier l’effet sous-jacent d’une telle typologie, pour ensuite passer à son exploitation méthodologique. Mettre en jeu la notion d’“énonciation” signifie ensuite montrer les points d’intersection entre théories (peircienne et structurale), au lieu d’utiliser une expression comme ductus interprétatif qui signifierait en obscurcir les affinités ; cependant cette dernière expression aurait le mérite de déplacer le foyer théorique d’une sémiotique du texte à une sémiotique des pratiques, celle-ci étant le niveau de pertinence de la description où cette structure entre théories peut vraiment être opérée de manière plus profitable.

Maintenant, étant donné que l’assomption du signe comme ressource mobile pour l’énonciation équivaut à sa reconstitution selon une certaine pertinence, la première typologie des signes que nous sommes en train de relire ici n’est autre que l’exemplification de la façon dont chaque entité sémiotique n’est pas le terminus ad quem d’une interprétation et n’est pas non plus le point de passage d’un processus interprétatif, mais est, au contraire, le croisement de ramifications interprétatives simplement assujetties à une force gravitationnelle – plus ou moins forte, selon les cas – que nous appelons “identité”. Dans une telle perspective, cette typologie est lisible comme nouvelle preuve heuristique de la théorie sémiotique menée sur la notion même de base, celle du signe, en soi à très basse compromission identitaire et extrêmement prête aux mobilisations.

Avant de développer l’effet méthodologique de cette typologie, en le renvoyant au développement spécifique de la photo, arrêtons-nous brièvement sur les différents types de mobilisations du signe à des fins de signification. Nous aurons alors :

A) L’assomption du signe, en tant que configuration qui est apprise, qui peut être mise en perspective selon :

Note de bas de page 18 :

L’expression “valence diagrammatique” peut susciter quelque perplexité, mais elle trouve une motivation consistante dans la mesure où nous l’avons argumenté précédemment (cf. § 2.1.4.). Tentons de pénétrer plus techniquement la question. Chaque entité est à même de faire valoir ses propres valeurs comme une exemplification d’un réseau interne de relations. Pour cela, il est préférable de ne pas hypostasier les diagrammes, sauf quand ils assument un statut qui cherche immédiatement à montrer et négocier leur vocation transpositive, traductive : ce sont les graphes. Pour le reste, la diagrammaticité est une exemplification de forme qui peut avoir une extraction ubiquitaire à partir d’occurrences. Sa transponibilité ne doit pas être confondue avec le fait que l’entité exemplificatrice accède à un type général (sur ces questions voir Chauviré 2008, pp. 51-52). Nous sommes encore à l’intérieur de projections analogiques qui passent à travers des domaines de valeur potentiellement assez hétérogènes : c’est le musement qui régit cette transposition diagrammatique avec des enjeux créatifs ou heuristiques. Voici alors que les valences diagrammatiques font valoir les valeurs d’une occurrence pour leur projectibilité en vue d’une coagulation d’un réseau de relations analogue dans un autre domaine. Le diagramme n’est pas un schéma, parce qu’il ne préexiste pas aux possibilités d’exemplification qui émergent localement. Les valences diagrammatiques régissent des enjeux de signification en se détournant d’un objet sur lequel elles devraient continuer à porter : elles sont la possibilisation d’une coagulation identitaire qui pourra se manifester dans des objets divers, dans des domaines divers. C’est pour cette raison qu’une telle possibilisation d’objet institue une sorte de prototiercéité qui se déplace (donc interdéictiquement) à l’intérieur de domaines divers (la priméité exemplifie, en quelque sorte, également les autres catégories générales de sémiotisation) et c’est pour cette même raison que nous avons soutenu ailleurs que la diagrammaticité est le fondement de la figuralité (Basso Fossali 2008a, 2009). Il est à noter, à la marge, que la prototiercéité exemplifiée par la Priméité fournit une exemplification du fondement empirique et non apriorique des catégories générales de sémiotisation (à savoir, cénopythagoriques) et que la Priméité est déjà un moteur de sémiotisation. Cela semble répondre à certaines objections de fond avancées par Elkins (2003).

  1. les valences diagrammatiques18 : qualisigne. Il s’agit du signe en tant que configuration qui montre un réseau de relations, de patterns (par exemple, topologiques, méréologiques ou morphologiques) encore indépendants par rapport à un espace d’expérience ; le qualisigne trouve sa pertinence heuristique uniquement à l’intérieur d’une instruction sur les perspectives de sémantisation, mais il remplit le rôle, par rapport à l’énonciation, de proposition de principes d’organisation possible. Le qualisigne est l’actualisation de potentialités d’exemplification diagrammatique d’une configuration ; il montre que chaque configuration n’a aucune détermination précise de sens sans un fond d’occurrence précise, mais en même temps il indique sa capacité à transiter d’un fond à l’autre en portant avec lui une résidualité identitaire de type strictement diagrammatique : son réseau interne de relations ; l’exploitation sémiotique maximale du qualisigne est l’embrayage d’une signification figurale ;

  2. les valences existentives : sinsigne. Il s’agit du signe en tant que manifestation ou événement “singulier” qui donne lieu à une configuration-occurrence, dépendante donc d’une aspectualisa-tion et d’une modalisation interne à un processus d’appréhension déterminé ; le sinsigne actualise certaines potentialités diagram-matiques du qualisigne et limite leur capacité à être projetées, bien qu’elle puisse être un hapax, une manifestation sans suite ou reprise ; l’exploitation sémiotique du sinsigne est donc de l’ordre de la singularisation de la manifestation ;

  3. les valences médiatives : légisigne. Il s’agit du signe en tant que configuration reconnue comme “monnaie courante”, comme forme sémiotique récurrente et dotée d’une légalité propre à l’intérieur des jeux linguistiques ; le légisigne est ce qui donne de la légitimité à des sinsignes à l’intérieur d’un espace d’occurrence mis en relation, réduisant les potentialités diagrammatiques et la force performative de l’occurrence “signique” à un filtre de significativité (d’ordre linguistique, institutionnel ou technologique) ; la meilleure optimisation sémiotique du légisigne est la reconduction des manifestations des signes à des classes de concordance ;

B) L’assomption du signe en tant que produit qui est instancié et échangé peut être mise en perspective selon :

Note de bas de page 19 :

En faveur de cette interprétation de l’icône en termes d’exemplification de propriété, voir le paragraphe 2.281 (trad. fr. dans Peirce 1978, p. 151) : Peirce parle des textes notationnels ou génératifs, tels que les ébauches ou les dessins préparatoires, comme exemples d’iconicité, mais la “similitude” par rapport aux exécutions de l’œuvre allographique est ici alors “anticipée”. Les textes notationnels sont pertinents du point de vue du régime allographique et uniquement pour les propriétés qu’ils exemplifient en raison d’une générativité exécutive : par exemple la couleur du trait graphique d’un pentagramme n’est pas pertinente et n’exemplifie rien de l’œuvre musicale.

  1. les valences diagrammatiques : icône. Il s’agit du signe en tant qu’exemplification de qualités dont la relation diagrammatique se greffe sur un cadre d’instruction plus large, propre à un Univers d’Expérience. L’énonciation saisit le signe comme une ressource iconique en raison de son pouvoir d’insister sur quelque chose d’autre, ouvrant par cela un archivage mémorielle de l’expérimental. Naturellement, l’offre d’instruction qui porte sur quelque chose n’est pas du tout une garantie du caractère non illusoire de l’icône qui se limite au contraire à exercer une sorte de séduction formelle. Comme nous l’avons déjà dit, le fait que la Priméité soit conçue par Peirce comme Possibilité, est ici traduit par la notion goodmanienne d’exemplification qui est le contraire de la dénotation en tant que rapport avec le référent19. Pour cela, l’icône existe même sans objet (C.P. 4.447 : Peirce 1903d) ; le caractère significatif des icônes qui « fait en sorte que celles-ci soient interprétées de cette manière est leur possession d’une qualité, à cause de laquelle elles peuvent être prises comme représentantes de n’importe quelle chose qui puisse exister et qui ait cette qualité » (Peirce 1903f) ; l’icône est une ressource pour l’énonciation parce qu’elle permet une comparabilité, une reconduction dans le temps des occurrences à l’intérieur d’un même conflit perceptif sans aucune certification de leur identité commune ancrée à une quelconque généalogie productive (par calque, par matrice, par imitation, par subrogation, etc.) ; l’exploitation sémiotique maximale de l’icône est donc l’ouverture de conflits comparatifs et éventuellement assimilatifs, sans qu’une compromission ou une connaissance préventive de l’identité de l’entité ou des entités comparées n’intervienne, c’est-à-dire que l’icône peut garantir des instructions de similarité et procéder à une interprétation économique des formes sémiotiques ; avec l’icône, nous accédons à un régime d’assomption des signes où leurs relations signifiantes sont greffées au fond d’occurrence, bien que, au niveau iconique, celles-ci restent seulement actualisées et éventuellement liées à une syntaxe de dépendance et non de régence discursive (dans cette dernière, en effet, cette même dépendance de manifestation se place sous un étage hétéronome de dépendance ultérieur, mais enraciné, cette fois, sur des médiations non effectives) ; aux restrictions imposées par les classes légisigniques, l’icône répond avec la plus grande ouverture de conflits interprétatifs, joués sur des séductions formelles et basés sur la densité des traits “signiques” ;

  2. les valences existentives : l’index. Il s’agit du signe en tant que produit d’une instanciation déduite à travers un système de traces ; par rapport à l’énonciation, l’index est déjà dépendant d’une prédication de valeurs d’existence qui corrèlent ce qui se donne in praesentia avec ce qui se trouve en amont de cela ; si la notion sera spécifiquement problématisée au § 2.5 de cet essai, nous pouvons ici anticiper que l’index met en jeu une détermination hétéronome de sa manifestation, la dépendance en tant que “fait” sémiotique d’un objet ; le fait que nous parlions d’un lien d’instanciation laisse la nature de cette dépendance à l’objet suffisamment ouverte, pas nécessairement liée à une production au sens matériel, comme dans le cas de l’ostention : l’exploitation sémiotique maximale de l’index est l’instruction indiciaire à des fins de caractérisation singularisante des processus ;

  3. les valences médiatives : symbole. Il s’agit du signe en tant qu’occurrence d’une configuration conventionnelle signifiante qui est susceptible de mettre en relation deux presque-Esprits, c’est-à-dire d’opérer dans une médiation communicative ; c’est le signe en tant que produit effectif d’une pratique institutionnalisée ; dans le symbole, il y a l’intersection d’une double restriction, et des propriétés pertinentes de l’objet et de celles du signe auquel il se corrèle ; en ce sens, le symbole constitue une relation normée et standardisée ; grâce au symbole, les liens entre signe et fond d’occurrence obtiennent une canalisation précise, fondée sur une généalogie institutionnalisée de rapports et sur une détermination identitaire maximale ; l’exploitation sémiotique maximale du symbole est la contribution en termes de filtre d’accès à une classe identitaire ;

C) La constitution du signe en tant que discours peut être mise en perspective selon :

Note de bas de page 20 :

« Un rhème est d’une certaine façon étroitement analogue à un atome chimique ou à un radical avec des liens insaturés » (Peirce 1992a, p. 64).

  1. Les valences diagrammatiques pures : rhème20. C’est le signe en tant que quelque chose qui se prête à entrer à l’intérieur de concaténations discursives (par exemple, une structure propositionnelle vide) ou à figurer, sous un certain statut, à l’intérieur d’une classe culturelle (par exemple, un Terme) ; le rhème exemplifie des positions et des relations sans que celles-ci soient actuellement recouvertes, mais qui peuvent également être saisies comme disponibles pour structurer une pratique ; comme pré-annoncé, avec le rhème nous passons des syntaxes de dépendance aux régences discursives, et nous visons en particulier avec celui-ci la migrabilité d’entités sémiotiques dans le respect des contraintes posées par les configurations culturelles stabilisées ; pour cela nous saisissons dans l’attribution performative d’un statut l’exploitation sémiotique maximale du rhème ;

  2. les valences existentives : dicisigne. C’est le signe en tant que produit culturel, situé à l’intérieur d’un cadre d’énonciation, mais aussi capable d’exercer une contrainte sur ce dernier et d’expliciter le degré d’assomption des valeurs par rapport aux positions énonciatives ; les valences d’existence sont traitées de façon autonome, à tel point qu’on peut composer des propositions afférentes à des mondes possibles ; dans cette optique, le dicisigne devient un synonyme de texte, en tant que production discursive attestée et singulière ; l’exploitation sémiotique maximale du dicisigne est alors celle de le saisir comme un accès indiciaire à la culture vu qu’il en apporte des traces et une matrice d’organisation consubstantielle ;

  3. aux valences médiatives : argument. C’est le signe en tant qu’entité capable de mobiliser et éventuellement d’agiter les cadres culturels auxquels il est afférent, dans le but d’affecter un parcours de resémantisation ou de contracter des commensurabilités entre entités sémiotiques diverses ; une forme d’argumentation est, par exemple, celle liée aux formes “transcendantes” de reconnaissance identitaire, où, par exemple, un même objet vit de plusieurs variantes ou de formes de manifestation lacunaire (Genette 1994). L’exploitation sémiotique maximale de l’argument est celle qui problématise les conventions sociales mêmes, à tel point que celui-ci accède finalement à une sorte de court-circuit de la culture qui permet des détachements par rapport aux connexions stabilisées et une réimmersion de son propre matériel culturel dans des nouvelles configurations possibles. En quelque sorte alors, l’argument nous ramène au qualisigne, ce qui est attesté, non pas par hasard, mais par la figuralité qui est sous-jacente aussi bien à l’ouverture des projections diagrammatiques qui est promue par le qualisigne qu’à la rhétorique de l’argumentation. Ce tout dernier résultat, enregistré par la mobilisation des signes en tant qu’arguments, est donc fondamental ; c’est pourquoi la culture ne réussit pas à se mettre totalement en discussion, à se déployer linéairement, à embrasser de manière univoque ses propres médiations. Cette imperfection de l’auto-observation d’une culture est exactement ce qui informe et explique la mobilisation indomptable des signes, l’imperfection de chaque constitution de sens, le caractère inépuisable de l’interprétation. L’exploitation sémiotique maximale de l’argument est alors le déroulement de la polémologie naturelle entre textes et la tentative rhétorique de réduire la distance entre les interlocuteurs qui se reconnaissent dans différents discours.

2.3. De la typologie des signes aux pratiques

Peirce ne s’est pas du tout contenté de la typologie rediscutée précédemment et il est passé à des versions bien plus articulées et compréhensives, tout d’abord en combinant en triplettes les neuf mobilisations à peine illustrées. Or, il est incorrect de lire la complexification ultérieure de ces classifications comme un simple supplément ou raffinement des trois trichotomies fondamentales. En réalité, ces dernières identifient des assomptions locales des valeurs “signiques” par rapport à l’énonciation en acte, tandis que les signes ne peuvent être constitués que par la coexistence des trois catégories cénopythagoriques (Priméité, Secondéité et Tiercéité). Il ne s’agit donc pas de complexifier une typologie des signes, mais d’en construire une qui soit véritablement capable de rendre compte de leur stratification identitaire. La première typologie construisait une analytique sur le signe qui peut être repoussée sur la vocation signifiante globale qu’un signe assume à l’intérieur d’une pratique. La gestion du signe au cours d’un processus de sémantisation comporte que celle-ci interconnecte le fait qu’elle soit à la fois configuration, produit et discours. La combinaison des neuf constitutions du signe donne lieu à vingt-septstratifications identitaires du signe, bien qu’elles ne soient qu’hypothétiques. Peirce a tout de suite révélé que ces vingt-sept types de signe sont seulement le produit d’une combinaison structurale, mais que nombre d’entre eux peuvent, en réalité, en être exclus. Les principes qui déterminent de telles exclusions statistiques sont problématiques : ils découlent du fait qu’on considère la Priméité come pure possibilité et la Tiercéité comme loi : voici alors que a) les possibilités déterminent uniquement les possibilités ; b) les lois sont déterminées uniquement par les lois. De telles restrictions conduisent à un éclaircissement considérable des types :

Tableau no 2

Tableau no 2

Certains commentaires préliminaires peuvent déjà être avancés, en vue d’une évaluation plus attentive : en premier lieu la dimension existentive (Secondéité), si elle est absente du type de signe, elle semble le condamner à ne pas se manifester à travers une occurrence concrète : c’est ce qui arriverait au qualisigne iconique rhématique, mais la capacité de traiter des valeurs d’existence ne pourrait pas concerner le légisigne iconique rhématique, le légisigne symbole rhématique, et le légisigne symbole argument (première ligne du schéma). Le qualisigne iconique rhématique a une existence uniquement à l’intérieur d’une instruction de sémantisation, d’une évaluation d’effets de sens possibles, tandis que les légisignes seraient tous des types dont les occurrences éventuelles se manifesteraient comme des sinsignes.

Note de bas de page 21 :

La règle que nous nous sommes donnée, intérieurement à notre excursus, est celle de ne pas altérer les classifications peirciennes, en en préservant l’organisation interne mais en les soumettant au contraire à des enveloppes interprétatives.

Dans l’économie de ce travail, vu la focalisation sur la pensée peircienne, nous ne problématiserons pas les restrictions qui portent à l’énucléation de ces dix types de signes qui seront assumés comme tels dans notre développement21. En même temps, nous devons cependant relever que cette typologie doit être rejustifiée au niveau méthodologique, vu que Peirce lui-même, au niveau théorico-général, était conscient des complexifications ultérieures. La première typologie de la constitution “signique” de laquelle dérivent, par combinaison, les dix types de signes, se fondait sur une analytique de la relation triadique qui se limitait à considérer : a) le signe en soi ; b) le signe en relation à son objet ; c) le signe en relation avec son interprétant, mais il faudrait préciser ultérieurement les relations du signe avec b1) l’objet immédiat ; avec b2) l’objet dynamique ; avec c1) l’interprétant immédiat ; avec c2) l’interprétant dynamique ; avec c3) l’interprétant final du signe ; d) la relation triadique du signe avec l’objet dynamique et l’interprétant final, etc. Cela porterait finalement à considérer les types de signes comme constitués par l’intersection de tous les « respects », c’est-à-dire de toutes les relations du signe avec ses composantes. Ces respects étant au moins 10, il en résulte 310, c’est-à-dire 59049 classes de signes (Peirce 1908a, C.P. 8.343). C’est justement cette dérive classificatrice, s’étant révélée absolument malcommode et antiéconomique, qui a laissé dans l’ombre l’utilité de l’organisation de base des typologies peirciennes.

Or nous croyons que la relecture que nous avons fournie de la première classification est en mesure de construire un barrage théorique à cette dérive et garantit l’articulation avec une méthodologie d’approche à la relation entre pratiques et signes. Par exemple, la sémiotisation radicale (l’Univers du Signe) sur la base de laquelle nous avons pleinement situé cette typologie, empêche de penser l’icône, l’index et le symbole comme une trichotomie dépendante de la relation directement entretenue par le signe avec son objet dynamique. De telles constitutions de signes sont au contraire afférentes à un monde de l’expérience (déjà mis en relation dans la Tiercéité) dont les valences diagrammatiques, existentives et médiatives se contractent. C’est dans un accouplement structural avec l’environnement que la diagrammaticité exemplifiée par un objet dynamique peut entrer dans le circuit de l’interprétation et de la gestion des valorisations. En même temps, c’est seulement à l’intérieur d’une gestion du sens en mesure de se réarticuler autour de ces embranchements locaux que les signes existent, que ces derniers peuvent être saisis par des perspectives énonciatives qui en stratifient l’identité et les apports de sens. Quant à la relation entre le signe et les différents interprétants, l’assomption du signe, tel que le discours, subsume déjà en elle-même l’optique du déroulement de sa signification en relation au point de vue énonciatif.

Méthodologiquement, si la première typologie (voir le tableau no 1) nous permet de saisir la diffraction du sens que le signe entrouvre, telle que l’articulation interprétative et les axes de pertinence selon lesquels une gestion de la signification devrait tensivement parvenir à une intégrabilité des valeurs construites différemment, la seconde typologie (tableau no 2) devrait nous permettre de mettre en jeu l’identité “signique” qu’une entité culturelle donnée assume à l’intérieur d’une pratique déterminée. Le caractère abstrait des dénominations peirciennes (constitutions et types de signes) est justifié par le fait qu’ils gardent en mémoire la structure diagrammatique de l’élaboration théorique dont ils dérivent, mais il ne nous empêchera pas d’offrir de nouvelles lexicalisations et substituts exemplificatifs qui sont fonctionnels à la clarification de la conséquence méthodologique dérivée de la distinction des classes.

Enfin, nous proposons l’argument le plus fort pour qu’on accepte de suivre Peirce dans le raffinement et dans la complexification de ses typologies des signes ; même si cette manœuvre peut se révéler stérile parce qu’antiéconomique et enfin inapplicable sur le plan des analyses concrètes, elle est la conséquence directe des relations entre les différentes mobilisations des signes. Dans notre précédent examen, il a été impossible et anti productif, sur le plan heuristique, d’isoler de telles mobilisations sans souligner au contraire les connections entre les deux. Plus particulièrement, nous avons progressivement saisi des quasi-régularités syntaxiques dans leur alternance ; si nous prenons le tableau no1, nous observons que les trois niveaux d’assomption (configuration, produit, discours) se dénouent chacun selon les étapes successives de restriction de pertinence par rapport aux propriétés sémiotiques (“signiques”). En outre, nous avons vu que la dernière étape de chaque niveau renvoie d’une certaine manière à la première de celle qui suit (enjambement de pertinences), d’un côté à travers une réouverture de l’extension de pertinence (selon la précédente considération), de l’autre à travers un changement de niveau sémantique (dans l’ordre, nous trouvons : paradigmatique d’occurrences, syntaxe productive et régence discursive). En troisième lieu, la dernière étape, la mobilisation du signe en tant qu’argument, est également en mesure de se reconnecter avec la première, le qualisigne, sous l’égide d’une rethéorisation des formes sémiotiques (circulation selon des pertinences différentes). Les mobilisations du signe ne restent donc jamais isolées et même si on ne voulait pas saisir une "photographie" des signes dans leur multifractionalisation de constitutions (la deuxième et plus complexe typologie des signes peircienne), il resterait quand même l’enjeu explicatif de la syntaxe de leurs assomptions et de leurs valorisations. Cela dit, la stabilisation nécessaire des identités des entités culturelles – garantie et non pas au contraire contrastée, par les pratiques – met justement en valeur la tentative peircienne de prendre en considération la multistratification compositionnelle des signes (deuxième typologie du tableau no 2).

2.4. Raccords entre sémiotiques : précisions à taux élevé de technicité

L’effet du parcours tracé jusqu’ici, placé surtout sous le signe d’un effort de traduction entre modèles sémiotiques, est en mesure de démentir certains lieux communs de la vulgate peircienne :

Note de bas de page 22 :

C’est du moins notre interprétation de la classification des hypoicônes exprimée dans Peirce (1903c, C.P. 2.276-77). Voir aussi Fisette (1996, pp. 177-206).

Note de bas de page 23 :

Dans Basso Fossali (2009) nous avons essayé de soutenir que même les qualia répondent à un paradigme configurationnel et qu’ils ne sont pas réductibles à une qualité dépourvue d’une organisation interne.

  1. en premier lieu, il n’est pas admissible de reconnaître les textes, les parties de ceux-ci ou les simples signes comme des icônes, ou des index ou des symboles, on doit plutôt les assumer à des fins de signification dans leur relation avec l’énonciation principale ;

  2. chaque identification de l’image avec l’icône est totalement illégitime, ainsi que chaque déproblématisation de la notion de similitude qui devrait caractériser cette dernière ; sur ce premier point, il a justement été reconnu que Peirce parle d’hypoicônes qui sont toujours traversées non seulement par la Priméité, mais aussi par la Secondéité et par la Tiercéité, c’est-à-dire qu’elles ont un côté expérientiel et discursif. L’hypoicône est un signe iconique effectivement manifesté et destiné, dans certaines pratiques, à servir comme substitut de quelque chose au moyen d’un habitus ou d’une convention codifiée (Peirce 1903c, C.P. 2.276). Nous en arrivons ainsi au deuxième point : la ressemblance est toujours dépendante d’une analyse renversée qui va du sens comme échantillon vers quelque chose que celui-ci exemplifie ; en ce sens, l’iconicité existe aussi indépendamment d’un objet réellement existant, étant donné qu’elle peut insister sur un objet possible dont elle-même s’offre comme l’exemplification. En particulier, les hypoicônes sont conventionnelles par leur façon de représenter l’objet, mais en elles-mêmes, c’est-à-dire détachées d’un service dénotationnel explicite et rendu par une légende (ou par un quelconque autre signe qui en ancre l’instanciation dans une instruction identitaire précise), elles se posent comme des instruments d’exemplification : exemplification de propriétés (elles sont alors des images), exemplification de relations internes, d’une méréologie (elles sont alors des diagrammes), exemplification d’une façon de pouvoir représenter quelque chose d’autre au moyen d’un pattern de relations internes commun (elles sont alors des métaphores, ou plus généralement des tropes22) ;

  3. au cours de notre développement nous avons forcé l’identification entre les valences qui dépendent de la Priméité et la diagrammaticité, en négligeant le fait que la première Priméité est identifiée par Peirce avec les Qualités. L’exagération ne dépend pas seulement de la recherche d’une tangence entre les positions peirciennes et la koinè structuraliste ; il s’agit du fait que les qualia sont toujours saisis à l’intérieur d’une diagrammaticité de relations soit entre elles, soit en rapport à l’observateur23. Que la diagrammaticité soit l’aspect crucial de la Priméité est démontré par les métaphores, « celles qui représentent le caractère représentatif d’un representamen en représentant un parallélisme dans quelque chose d’autre » (Peirce 1897b, C.P. 2.277, p. 149). Nous sommes exactement face à ce que Goodman appelait l’exemplification métaphorique, pour laquelle bien qu’un signe n’ait pas du tout de propriétés partagées avec son objet, celui-ci est en mesure de l’exemplifier à travers une transposition diagrammatique afférente à un domaine de qualités tout à fait dissimilaires.

L’exemplification maximale de l’icône est donc le diagramme : ce dernier est défini comme icône de relations intelligibles. Nous avons déjà insisté sur le fait que dans la phanéroscopie peircienne la dimension iconique est une mixture indissoluble d’intelligible et de sensible, tout comme nous avons montré que l’icône est le produit de l’assomption pertinente d’un signe en tant que ressource pour promouvoir des valences diagrammatiques. De ces notations nous pouvons tirer que nous devons distinguer diagrammaticité de diagramme qui – comme l’hypoicône – a bien une dimension iconique mais n’est pas privé de Secondéité et de Tiercéité ; ce qu’atteste le fait qu’une des versions du diagramme qui jouent un rôle de tout premier plan dans la sémiotique peircienne est le graphe existentiel. Ce dernier est une transposition diagrammatique de la Pensée en mesure d’en généraliser des formes logiques ; le fait le plus intéressant est que le graphe est dit « existentiel » parce qu’il fait exister des patterns relationnels à travers le traçage de partitions sur une feuille qui se pose comme l’équivalent de l’esprit. Un graphe est un diagramme qui ne manque pas d’une configuration précise, mais qui est assumé tranquillement par Peirce au sens d’un type : il est donc icône, mais aussi symbole (C.P. 4.537). Mais si le graphe est tracé, celui-ci aura nécessairement un composant indexical, étant donné qu’« aucune position ne peut être exprimée sans l’aide des index » (Peirce 1906b, C.P. 4.543, nous traduisons). Une telle indexicalité est un cadre interdéictique sur lequel l’énonciation se meut et s’est mue pour tracer le graphe, ce qui ne signifie cependant ni la détermination des circonstances d’énonciation, ni des référents, et pas non plus des Objets immédiats et des interprétants. Et cela reste vrai même si nous considérons le graphe seulement en qualité de perçu. Le perçu, comme chaque signe, a un caractère indéfini aussi bien par rapport à l’Objet du Signe (caractère indéfini en Extension) que par rapport à l’Interprétant (caractère indéfini en Profondeur) (C.P. 4.543).

Note de bas de page 24 :

Rappelons que les Graphes peuvent être compris comme « l’iconisation d’un processus d’interprétation » (Proni 1990, 285) ; d’un côté les graphes sont des “généraux”, d’un autre côté ceux-ci peuvent décrire les processus interprétatifs uniquement s’ils se donnent comme instanciations, c’est-à-dire s’ils sont effectivement tracés sur une feuille.

Note de bas de page 25 :

C.P. (4.552, en note).

Convoquer ici la théorie des graphes24 a pour seul objectif de nier que la sémiotique peircienne puisse être l’étude de signes isolés : « En admettant que les signes connectés entre eux doivent avoir un Presque-esprit, on peut aussi affirmer qu’il ne peut y avoir aucun signe isolé. Au contraire, les signes exigent au moins deux Presque-esprits : un Presque-émetteur et un Presque-interprète » (C.P. 4.551). Deux parties (deux organismes distincts, deux personnes, deux attitudes ou états mentaux d’une même personne25) doivent collaborer dans la « composition d’un phème et dans l’action sur celui-ci de façon à développer un Delome » (cf. Peirce 1906b, C.P. 4.552) : c’est la première convention de détermination des formes et des interprétations des graphes existentiels (dite « De l’action de la trace »), et dans le terme « convention » le caractère normatif de la sémiotique peircienne est explicite. Si l’on tient compte du fait qu’un phème est un signe-énoncé, qu’il soit Interrogatif, Impératif ou Assertoire, qui a un effet constrictif sur son Interprète, tandis que le delome est un signe qui guide l’interprétation, qui profile un parcours interprétatif, on comprend bien le cadre à l’intérieur duquel Peirce situe la signification : à l’intérieur de pratiques instanciatives et réceptives-interpétatives.

Par rapport à l’Univers du Signe, Peirce a mis en avant différentes perspectives d’enquête qui étudient respectivement :

  1. les conditions permettant que le signe puisse faire fonction d’embranchement signifiant pour des sens ou, mieux, de representamen en mesure de soutenir un parcours de signification (grammaire spéculative) ;

  2. les conditions d’afférence d’un signe à un cadre de relations expérientielles, qu’elles soient elles-mêmes ensuite déclinées sous la perspective pratique de la production des signes ou de celle de la réception (logique) ;

  3. les conditions d’exercice des signes dans les pratiques communicatives et interprétatives (rhétorique pure).

Note de bas de page 26 :

L’exagération devient également, par rapport à certains passages du corpus peirciens, une distorsion apparente : de fait les trois branches de la sémiotique ont, dans certains cas, seulement comme objet les symboles (8.343), mais cela est en réalité une confirmation de notre considération des types de signes comme traversés par les trois catégories : Priméité, Secondéité et Tiercéité.

Notre version traductive de ces trois branches de la sémiotique peircienne peut sembler exagérée26 et cacher ou du moins affaiblir des aspects tels que la sémantique dénotationnelle, basée sur des conditions de vérité pour lesquelles la représentation du signe peut "vraiment" agir à la place de son propre objet. Maintenant, en premier lieu nous devons rappeler que la substitution “signique” est marquée par la pratique, par l’utilisation du signe, par la constatation que le signe est de facto utilisé pour indiquer un certain objet : nier cela signifie ne pas tenir compte du pragmatisme peircien. En deuxième lieu, la logique est normative c’est-à-dire que les conditions de vérité du signe sont purement idéales, dans le sens de régulatives et qu’elles se posent tout au plus par rapport à une perspective scientifique qui, soit dit en passant, est pour Peirce l’optique d’apprendre à travers l’expérience (C.P. 2.227). En troisième lieu, il faudrait mieux préciser ce qu’est l’objet dont on parle ; avant tout, dans le parcours de la signification par concaténation des signes, l’un étant interprétant du précédent, l’objet indiqué est l’objet immédiat, et, uniquement asymptotiquement, l’objet dynamique. On doit donc observer que l’Objet représenté de façon délégatoire par le signe n’est pas nécessairement une instanciation matérielle extéroceptive, et encore moins un organisme indépendant de l’expérience ; il peut être une construction intéroceptive, quelque chose de purement imaginaire, un autre signe dont le representamen fait partie (Peirce 1910, C.P. 2.230), il peut être un scénario figuratif complet (comme dans « Cain tua Abel »). Pour ôter tout doute à propos d’une dérive orthonymique d’une telle conceptualisation, Peirce (ibid.) précise que même un verbe (« tua ») a son objet propre (“tuer”).

Note de bas de page 27 :

Pour Peirce, la Priméité peut être uniquement exécutée dans des états subjectaux limites dans lesquels un cadre inter-actantiel n’est pas constitué ou stabilisé ; par exemple, un réveil improviste dans une chambre inconnue (8.346).

Ce que nous avons appelé “conditions d’afférence d’un signe à un cadre de relations expérientielles” semblent alors généraliser correctement le rapport entre production des signes et flux de l’expérience : « Le signe ne peut que représenter l’objet et en dire quelque chose. Il ne peut ni faire connaître ni reconnaître l’objet ; car c’est ce que veut dire dans le présent volume objet d’un signe ; à savoir ce dont la connaissance est présupposée pour pouvoir communiquer des informations supplémentaires le concernant » (Peirce 1910, C.P. 2.231, p. 123). Ces assertions d’un Peirce plus mûr (elles sont tirées d’un manuscrit de 1910 intitulé Meaning) démontrent comment le signe, en tant qu’entité, peut être aussi bien une “chose” qu’une “idée” (8.328) ; ces dernières – rappelons-le – surgissent dans l’expérience commune. Dans n’importe quel cas, le signe est co-impliqué dans l’expérience, et celle-ci ne se donne qu’à partir d’un front que nous appellerons inter-actanciel, c’est-à-dire un scénario figuratif qui est déjà de l’ordre de la Secondéité. La Priméité, pour autant qu’elle ait été exemplifiée comme une pure sensation, comme sentiment, n’a en réalité pas d’occurrence propre dans l’expérience, mais est seulement une idée abstractive, qui renvoie à un instant détemporalisé de manifestation d’une qualité indépendante de n’importe quelle autre27 : cela n’est possible ni pour la perception, ni pour la réflexion qui demandent une transition existentive aussi bien entre ego et altérité qu’entre ego et non-ego (c’est-à-dire qu’il vit en niant ce qu’il fut lui-même précédemment) : « La personne dans son inertie s’identifie avec l’état de sentiment précédent et le sentiment nouveau qui se produit malgré elle est le non-ego […]. Cette conscience de l’action d’un nouveau sentiment dans la destruction du sentiment ancien est ce que j’appelle une expérience. L’expérience généralement est ce que le cours de la vie m’a forcé de penser » (Peirce 1904, C.P. 8.330, p. 24). Dans la Secondéité s’enracine aussi bien le devoir de faire front aux axes d’opposition/résistance que la greffe d’une valorisation : d’une part, l’effort, dont l’enracinement corporel n’est pas sans intérêt, et de l’autre le but, qui n’est autre que cette thématisation qui informe déjà la perception dans le développement husserlien. Il suffit ensuite d’expliquer le fait que chaque relation triadique contient en soi un « élément mental » et que « chaque mentalité [substantif de mental] implique Tiercéité » (ibid, C.P. 8.331, p. 28) pour comprendre qu’où qu’il y ait interprétation il y a Tiercéité et que le signe est toujours « une sorte de Troisième » (ibid., C.P. 8.332, p. 31.).

Note de bas de page 28 :

La relecture du type comme famille de transformations trouve paradoxalement comme porte-étendard Nelson Goodman (1951), qui critiquait la conception de type filtrée à travers la vulgate peircienne.

Note de bas de page 29 :

« L’acte d’assertion n’est pas un pur acte de signification. C’est l’expression du fait qu’on se soumet aux sanctions qu’encourt un menteur si la proposition assertée n’est pas vraie. Un acte de jugement est l’autoreconnaissance d’une croyance ; et une croyance consiste dans l’acceptation délibérée d’une proposition comme base de conduite » (Peirce 1904, C.P. 8.337, p. 33).

Les signes aussi sont des entités qui peuvent être considérées comme configurations uniquement possibles (potisigne), comme entités (occurrences individuelles) configurées ou exécutées en acte (actisigne), comme entités familières et générales (famisigne) c’est-à-dire rattachables à un cadre culturel ou, au moins, à une mémoire individuelle (8.346). La formulation théorique des famisignes semble prometteuse pour ne pas rattacher les occurrences à des types, mais à des familles de transformation – comme disait François Rastier28 : du reste, c’est Peirce lui-même qui a préféré à type le terme famisigne en 1908, même avec quelques hésitations. Les actisignes exposent le problème des modes de production du signe : mais il est très important de souligner comme il est clair pour Peirce que : a) chaque signe, pour devenir tel, « doit être prononcé » (8.348) – modes de production ; b) chaque signe doit être asserté, en ce sens que la production est un acte de signification (8.337) ; c) chaque signe doit être assumé, étant donné que l’assertion prévoit une position épistémique et plus généralement une prise de position par rapport à ce qui est asserté (ibid.29).

La trichotomie potisignes, actisignes et famisignes n’est que le témoignage indirect que le cadre des assomptions des signes étudié précédemment (première typologie) doit être rattaché à la relation entre le signe et la perspective d’énonciation. La dénomination fantaisiste ne doit pas nous faire perdre de vue le caractère crucial des enjeux théoriques qui se cachent sous cette trichotomie.

2.5. Bref examen préliminaire de l’indexicalité

Note de bas de page 30 :

« L’idéoscopie consiste à décrire et à classer les idées qui appartiennent à l’expérience ordinaire ou qui surgissent naturellement en liaisons avec la vie ordinaire, sans considération de leur validité ou de leur invalidité ou de leur psychologie » (Peirce 1904, C.P. 8.328, p. 22). La cénoscopie est au contraire l’étude du caractère commun à tous les signes.

Note de bas de page 31 :

Après le parcours interprétatif déjà développé, je crois qu’il sera plus facile pour le lecteur d’accepter que la Priméité et la Secondéité sont déjà saisies comme catégories de sémiotisation dès lors qu’il est possible de déduire en elles une transmigration de formes (projections diagrammatiques) et d’obsistences, de conflits, de tensions existentielles. Comme nous l’avons dit, elles accèdent à des valences et donc à une mise en perspective des valeurs contractées dans un scénario. Rappelons, à ce propos, que les valeurs ne sont que des liens implicatifs, d’ordre méréologique, dans le domaine de la Priméité, et d’ordre figuratif, à savoir inter-actantiel, dans le domaine de la Secondéité.

Il est apparu au cours de l’excursus précédent que les catégories de Priméité, Secondéité et Tiercéité sont les centres névralgiques de l’idéoscopie30 peircienne, dans la mesure où elles reviennent à des dimensions coexistantes de l’expérience commune, et où elles sont capables d’identifier des axes de valorisation spécifiques qui se placent finalement comme les catégories générales de sémiotisation31. À plein régime, l’expériencialité s’appuie sur la Tiercéité, c’est-à-dire qu’elle dépend toujours d’une concaténation interprétative à niveaux multiples : l’accès à une pure Priméité ou Secondéité dépend d’expériences limites, en outre décrites en termes de réduction phénoménologique ; en même temps, rien ne serait plus fallacieux que de réduire les régimes d’émergence des valeurs à la seule Tiercéité.

Dans la sémiotique peircienne, il est bien clair que la dotation de signification d’un signe, par rapport à l’ensemble auquel il appartient, n’épuise pas le cadre de la signification que celui-ci met en relation ; le signe s’offre comme une jonction à haute connectivité qui le renvoie à l’énonciation et au carrefour de pratiques dont il est lui-même dépendant. Comme nous l’avons dit, plus que des typologies « signiques », certaines trichotomies peirciennes classiques répondent, en réalité, de différentes perspectives sur les signes, tandis que ces derniers sont caractérisables analytiquement uniquement par le faisceau global des perspectives légitimes simples. Une problématisation ultérieure est générée par une coïncidence non nécessaire entre les processus assomptifs des signes (au niveau perceptif, instanciatif ou discursif) et le statut que ceux-ci peuvent acquérir dans la mémoire culturelle.

Cette reconstruction critique peut entrer en contradiction avec des passages peirciens qui semblent s’offrir à un cadre théorique plus incisif et linéaire sur les signes. La notion qui a majoritairement attiré les théoriciens de la photographie est, en ce sens, celle d’index. L’index met en jeu, si on s’en tient à certains passages de Peirce (C.P. 3.359-61), une relation dégénérée par rapport à la Tiercéité, étant donné qu’il manque l’authenticité propre à la triadicité du signe symbolique : la relation entre representamen et objet n’est plus mentale, et n’est plus sous-tendue par un habitus (régularité d’accouplement entre un système et son environnement), mais dépend, par exemple, d’une relation effective de contiguïté entre signe et objet.

On montrera que la Transuasion dans son aspect plus obsistent, ou Médiation, est sujette à deux degrés de dégénérescence. La médiation authentique est le caractère d’un Signe. Un Signe est toute chose rattachée à une Seconde chose, son Objet, en rapport à une Qualité, de façon à apporter une Troisième chose, son Interprétant, en relation avec l’Objet même, et cela de façon à en apporter une Quatrième en rapport avec l’Objet dans la même forme, et ainsi ad infinitum. Si cette série est interrompue, le signe perd son caractère signifiant parfait. Il n’est pas nécessaire que l’Interprétant existe réellement. Les Signes ont deux degrés de Dégénérescence. Un Signe dégénéré au degré mineur est un Signe Obsistent ou index, qui est un signe dont la capacité de signifier son Objet est due au fait que celui-ci a une Relation authentique avec cet Objet indépendamment de l’Interprétant. Tel que, par exemple, l’exclamation “hé !” comme indicatif d’un danger présent, ou un coup à la porte comme indicatif d’un visiteur. Un Signe dégénéré au degré majeur est un Signe Originalien, ou Icône, qui est un Signe dont la vertu de signifier est simplement due à sa Qualité. Telles que, par exemple, le sont les imaginations de la façon dont j’agirais dans certaines circonstances, dans la mesure où elles me montrent comment un autre homme agirait probablement. Nous disons que le portrait d’une personne que nous n’avons pas vue est convainquant. Dans la mesure où, sur la simple base de ce que je vois sur le portrait, je suis amené à former une idée de la personne qu’il représente, c’est une Icône. Mais il ne s’agit pas, en effet, d’une pure Icône car je suis fortement influencé par la connaissance qu’elle est un effet, à travers l’artiste, causé par l’apparence de l’original, et donc une authentique relation Obsistente avec l’original. En outre, je sais que les portraits n’ont qu’une très légère similitude avec leurs originaux, hormis à certains égards conventionnels et selon une échelle de valeurs convention-nelles etc. Un Signe Authentique est une signe Transuationnel, ou Symbole, qui est un signe qui doit sa vertu de signifier à un caractère qui peut être réalisé uniquement avec l’aide de son Interprétant. Chaque expression linguistique en est un exemple. Si les signes étaient, à l’origine, en partie iconiques et en partie indexicaux, ces caractères ont depuis longtemps perdu leur importance. Les mots sont pour les objets pour lesquels ils sont, et ils signifient les qualités qu’ils signifient, uniquement parce qu’ils détermineront, dans l’esprit de l’auditeur, des signes correspondants (Peirce 1902a, C.P. 2.92, nous traduisons).

La dégénération montre que parfois l’effet signifiant du signe ne prime pas directement sur la Tiercéité, mais récupère une archéologie indiciaire ou iconique qui en est la base. Cependant, même quand cette dégénération se manifeste, comme dans le cas du portrait, ce n’est pas du tout parce que celui-ci manque d’une médiation qui l’institue en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’interne à un genre pictural. L’excédent du Monde du Signe est seulement local et archéologique et, dans tous les cas, il est plus étendu dans les langages denses (pour utiliser l’expression goodmanienne), c’est-à-dire à basse restriction de traits, si on s’en remet à leur codification et négociation préventive.

L’idée d’une iconicité et d’une indexicalité totalement autonomisées par rapport à la Tiercéité dépend d’une exagération interprétative des écrits peirciens. De la perspective d’une conventionalité des savoirs (Tiercéité), voilà qu’on passe, dans l’explication de la nature de l’index, à un niveau de connaissance des relations naturelles ; de l’intersubjectivité nous passons à un domaine inter-objectif, où les signes sont “réels”, connexion causale entre phénomènes (les nuages pour la pluie, la fumée pour le feu, etc.) : « Il doit y avoir une relation binaire directe du signe à son objet indépendamment de l’esprit qui utilise le signe [...]. Le signe ne signifie son objet qu’en vertu du fait qu’il est réellement en relation avec lui (Peirce 1885, C.P. 3.361, p. 280) ».

Le fait est que, même dans son “réalisme” génétique, l’index demande un observateur : celui-ci, pour constituer “quelque chose” en tant qu’index, doit inférer une relation causale sur la base de la préhension perspective de ce “quelque chose” et sur la base de la possibilité de le saisir comme consécutif par rapport à un antécédent dont il n’a pas l’expérience en acte. Comme dirait Eco, si nous avons l’expérience actuelle des deux relata, nous n’avons plus la constitution de l’un comme signe (indiciel) de l’autre. Il est toutefois bon de préciser que cet ultime scénario doit lui aussi être mis en signification ; la configuration qui semble connecter les deux termes doit être interprétée selon une loi de concaténation causale (c’est le processus de combustion à la base du feu qui provoque la fumée) : ce parcours interprétatif implique de façon évidente la Tiercéité.

Cette ultime observation explique qu’en réalité l’observateur doit quand même avoir une compétence de façon à reconnecter le signe indiciel à l’objet indiqué, c’est-à-dire qu’il doit avoir un pré-savoir (un savoir collatéral) sur une certaine relation causale et assumer un cadre épistémique sous lequel penser que cette relation peut raisonnablement se produire. Avec cela, la spécificité de l’index par rapport au symbole semblait alors être perdue, étant donné que de toute façon l’index se donne uniquement en vertu d’une loi et d’un habitus expérientiel. D’ailleurs, notre précédent développement a tenté de montrer comment Priméité, Secondéité et Tiercéité sont, de façon récurrente, coexistantes à chaque assomption du signe : signe en tant que configuration, en tant que produit, en tant que discours.

Bien sûr, on pourrait insister sur le fait que le point crucial dans l’indexicalité est que la loi (la règle) n’est pas sociolectale, mais naturelle, c’est-à-dire qu’elle n’est pas arbitraire mais nécessaire ; elle n’est pas seulement dans l’esprit de l’observateur mais c’est une loi “réelle” qui dirige le monde. Cela signifierait toutefois dépasser n’importe quelle perspective épistémologique, ou bien échanger fallacieusement le processus d’interprétation, mis inéluctablement en relation par la Tiercéité, par le statut qui est attribué à l’entité sémiotique interprétée : rien n’empêche, en effet, que l’interprétation ne ré-objective le signe comme interne à un processus “naturel”. Le passage théorique des catégories cénopythagoriques aux assomptions des signes est justement celui qui marque la distance entre un mode présentationnel, à savoir un régime de constitution de valeurs reconstruit par réduction phénoménologique, et une constitution spécifique de valeur qui est déjà fonction d’une assomption pertinente (ou si l’on veut d’une écologie de la signification en rapport à un environnement) : il en découle que parler d’indexicalité signifie déjà se placer dans le cadre d’une sémiotisation pleine et radicale, par rapport à laquelle la détermination de chaque signe individuel est déjà de l’ordre de l’interprétation, et donc du passage à travers d’autres signes.

Note de bas de page 32 :

Cf. C.P. 5.117 (1903) ; C.P. 8.144 ; 8.153 (1901).

Note de bas de page 33 :

Voir par exemple : C.P. 2.435, 2.438, 3.621, 4.447, 6.233, etc. Nous reviendrons par la suite sur ces passages des Collected Papers. Pour l’instant, nous nous limitons à renvoyer au précieux essai d’Hookway (2002). Au-delà des réflexions théoriques, sa contribution fournit quelques apports philologiques intéressants. Au temps de Peirce, l’expression composite photograph était amplement attestée et indiquait une technique qui avait été au centre des intérêts de Joseph Jastrow, un célèbre chercheur, élève de Peirce à la Johns Hopkins University ; avec cet élève, le philosophe américain écrit un article et conduisit une série d’expérimentations la même année (1885) que celle où Jastrow publia un essai sur la composite photograph (voir aussi Peirce 1907). Hookway (2002) rapporte aussi l’éclairante définition fournie par The Century Dictionary de la composite photograph, attribuable au même Peirce. Signorini (2009) a noté que cette définition était rapportée avec des lacunes, dont nous ne nous étions pas rendu compte dans la première édition du livre. Rétablissons donc le texte complet : « A single photographic portrait produced from more than one subject. The negatives from the individuals who are to enter into the composite photograph are so made as to show the faces as nearly as possible of the same size and lighting, and in the same position. These negatives are then printed so as to register together upon the same piece of paper, each being exposed to the light for the same fraction of the full time required for printing. It is believed that by study and comparison of such photographs made from large series of subjects, types of countenance, local, general, etc., can be obtained. […] ».

La mise en valeur de l’aspect épistémique qui est corrélé à cette constitution interprétative est fondamentale également pour ce qui a trait à la photographie ; celle-ci est présentée à plusieurs reprises par Peirce comme garantie d’objectivation de quelque chose en tant que dépendant de connexions inter-objectives, mais, à bien y voir, cela se donne uniquement dans le cadre d’une évaluation critique entre les constitutions “signiques” en compétition : une photo peut être utilisée pour attester du caractère fallacieux d’un percept, d’une hallucination individuelle ou collective32, tout comme une perception actuelle peut dissimuler les valeurs exemplifiées par une photo indiquant des distorsions provoquées par le dispositif. L’“inter-objectivité” de la photo est seulement un ancrage possible d’un parcours interprétatif, mais elle dépend à son tour d’un autre parcours qui la constitue et l’assume comme telle. En d’autres termes, l’attention portée à la production des signes n’est jamais pensée comme quelque chose qui peut saturer le sens, et, au contraire, celle-ci devient sémiotiquement intéressante quand elle est rattachée à la gestion de parcours interprétatifs. C’est dans une telle perspective que Peirce s’aventure parfois à comparer l’appréhension perceptive même à une photographie ou encore mieux) à rapporter l’expérience stratifiée dans le temps de quelque chose à une composite photograph33, sans qu’il ne veuille par cela dé-répertorier le caractère interprétatif de la perception et de la remémoration.

Il est bien sûr manifeste que notre lecture tend à préférer la possibilité d’une dé-ontologisation critique de la sémiotique peircienne, mais il est bon de tenir compte du fait que les définitions susmentionnées d’index, en termes de connexion “réelle” qui s’auto impose en tant que telle aux yeux de l’observateur, proviennent d’un écrit de 1885 (“On the Algebra of Logic : A Contribution to a Philosophy of Notation”), qui date donc l’année au cours de laquelle se produit un tournant au sens phénoménologique (phanéroscopique) de la théorisation peircienne. Cela dit, la dé-ontologisation doit être placée en faveur d’une médiation sémiotique ubiquiste, mais pas d’une dé-réalisation ; la Secondéité en tant qu’irradiation d’une valorisation existentive des configurations perçues (ou produites durant un certain cours d’action) doit être un axe tout aussi inéluctable pour une sémiotique qui veut tirer un enseignement de la leçon peircienne. En ce sens, il ne s’agit pas du tout de nier que la photographie puisse mettre en relation ou faire partie intégrante d’un processus d’attestation (celui-ci concernant un événement ou au contraire un parcours de mise en évidence d’analogies/contrastes entre identités visuelles). De la même manière, il ne s’agit pas du tout de contester la connexion physique interne au processus photographique, dans la mesure où celle-ci comporte déjà une transformation qui ne peut être tue (Klinkenberg 2004) ; de fait, Peirce a toujours continué à insister sur cela. Il est vrai que parfois le philosophe américain, faisant un examen attentif de la notion de vérité en tant que correspondance (conformité du representamen à son propre objet), mentionne la photo comme un cas où l’on force la pellicule, par contrainte physique, à rendre l’image d’une maison encadrée (Peirce 1906a ; C.P. 5.554). Peirce ajoute que la photo impose l’objet (la maison) à l’attention de l’observateur, elle en active la préhension scopique compulsive, comme la sonnerie de la cloche à la porte de la maison. L’argumentation a le défaut d’utiliser deux points de vue différents ; le premier est une perspective qui certifie d’en haut que l’observateur se trouve in praesentia d’une image qui est physiquement et de façon coercitive liée à l’objet dont elle exemplifie les propriétés (correspondance). De l’autre côté, elle prend un point de vue interne à l’observateur qui, comme dans le cas de la cloche, déplace son regard de la photo vers la maison (la porte) qu’il a à portée d’expérience. La compulsivité n’est pas celle de la reconnaissance, mais de la syntaxe expérientielle qui porte à connecter deux entités, la photo et la maison indiquée et exemplifiée par celle-ci.

Il est ainsi apparu que l’index en tant que signe autonome reste, pour une instance subjectale (à savoir, pour un Quasi-Esprit, pour un épicentre de valorisations), un signe triadique, étant donné qu’il requiert la convocation d’une médiation, d’un interprétant (par exemple, une loi causale, pas forcément auto évidente, comme celle qui connecte le feu à la fumée) placé sous le signe de la Tiercéité. La spécificité de l’index est dans la relation entre signe et objet, qui est expliquée par un lien objectivé comme étant naturel ; mais cela concerne l’assomption de la signification, comme Peirce lui-même le reconnait dans le passage fondamental de la lettre à Lady Welby de 1904 à laquelle nous avons déjà fait référence précédemment dans une note :

L’acte d’assertion n’est pas un pur acte de signification. C’est l’expression du fait qu’on se soumet aux sanctions qu’encourt un menteur si la proposition assertée n’est pas vraie. Un acte de jugement est l’autoreconnaissance d’une croyance ; et une croyance consiste dans l’acceptation délibérée d’une proposition comme base de conduite (Peirce 1904, C.P. 8.337, p. 33).

Naturellement l’assomption ne doit pas faire oublier que, depuis le début, la “pertinentisation” qui constitue le signe lui-même, en le mettant en signification à l’intérieur d’un parcours de sens donné, est en jeu. Avant de distinguer les cas dans lesquels l’indexicalité est réattribuée à des connexions causales naturelles, par rapport à ceux dans lesquels elle reste totalement interne à des actes linguistiques, on doit remarquer que le lien d’interconnexion entre les termes rapportés se donne comme une configuration liée à un processus d’instanciation du representamen : c’est le cas de la trace. Si le passage à travers une loi naturelle connue pousse l’index vers la Tiercéité, la trace, en tant que “mémoire visible” du lien, le pousse au contraire vers l’iconicité, et de là, en apparence, à nouveau vers le réalisme. Dans ce cas aussi, une perspective sémiotique actuelle, non enthousiaste à l’idée d’assumer une position épistémologique réaliste comme celle du Peirce des débuts, devra évaluer la tractabilité et l’heuristicité de la notion de trace à côté de celle d’index. Dans la trace, et en particulier dans l’empreinte, l’index assumerait une capacité proto-descriptive de l’objet qui est à la base de la production des signes : ce qui est en jeu ici, c’est cette problématisation de la dimension iconique de la signification que nous avons déjà abordée dans le paragraphe précédent en termes d’exemplification de propriété.

Note de bas de page 34 :

Le nœud théorique sur la référence est plutôt emmêlé ; en effet, pour Peirce la référence concerne l’énoncé et le percept, mais en pouvant supposer 1) que ce qui les connecte est justement une indexicalité (même s’il s’agit d’un index dégénéré ; cf. C.P. 2.283), 2) que grâce à l’enracinement perceptif, le vecteur indexical peut transférer des valeurs existentielles à l’énoncé, 3) que le type sous lequel l’occurrence a été perçue puis énoncée est le même, vu que ce type est un mélange d’élaborations de l’expérience perceptive et des savoirs qui peuvent aider l’identification, voilà qu’une position “réaliste” peut enfin être corroborée. Naturellement des lectures qui vont dans le sens opposé sont possibles ; étant donné que nous en tentons justement une à travers cette œuvre, laissons-la déployer ses raisons au fil du développement de cet essai.

Note de bas de page 35 :

Néologisme construit sur le model de la locution anglaise self-ascription : dans notre perspective sémiotique l’embrayage est le mouvement de sens plus primordial en tant qu’auto-attribution, auto-imputation d’un tissu d’expériences.

Note de bas de page 36 :

Pour distinguer l’indexicalité linguistique de celle connectée à une syntaxe expérientielle ou tout de même à une relation existentielle directe entre le signe et son objet, nous accueillerons, dans cette version française, la distinction proposée par Lefevbre (2007) entre indexicalité indirecte et indexicalité directe. La première, d’ailleurs, a été distinguée par Peirce lui-même à travers la notion de « subindice » (Peirce 1903c, C.P. 2.284), bien que ce néologisme anglais risque de créer de la confusion et qu’il soit donc préférable de parler de subindex. En marge, nous pouvons noter qu’au terme hypoicône celui de sub-icône aurait été préférable, ou bien au contraire parler d’hypo-index. L’homogénéisation terminologique aurait expliqué qu’il s’agit d’iconicité et d’indexicalité interne à l’entité sémiotique (par exemple un texte) qui le filtre déjà à travers sa Tiercéité constitutive. En d’autres termes, il s’agit d’un enchâssement, sur la base duquel il est possible de renvoyer à la notion d’énonciation énoncée propre à la sémiotique structurale.

Essayons alors de thématiser brièvement la possibilité théorique de débattre des deux pôles antithétiques de l’index, celui qui le pousse vers une iconicité maximale, l’empreinte, et celui qui le pousse vers la Tiercéité maximale, l’indexical linguistique ; en même temps, supposons un cas intermédiaire par rapport à ces deux pôles, c’est-à-dire l’exemple classique de l’index pointé. Commençons par le lien entre indexicalité et indexicalité linguistique ; dans de nombreuses théories du langage, les signes indexicaux, tels que les démonstratifs, les pronoms, etc., sont considérés comme capables de déclencher une projection référentielle ou de réaliser un acte de référence34. Pour une sémiotique du discours, l’indexicalité linguistique (ou indirecte) dispose une articulation entre espace de l’énoncé et espace de la pratique linguistique en cours, articulation qui est cependant censée constituer un niveau d’intermédiation autonome : l’énonciation. Cette “charnière” est en effet propre à la médiation discursive et c’est cela qui permet la constitution d’une identité subjectale narrative qui se place comme axe de la réélaboration, de la sédimentation et de l’autoascription35 des expériences. Dans ce cas, l’indexicalité linguistique36 est l’emblème d’une inter-sémantique qui connecte sémiotique de l’expérience et sémiotique du discours.

Dans la théorisation mûre de Peirce, en dehors de la présence de certaines observations sur l’énonciation, nous avons déjà noté une sémiotisation radicale également de l’expérience perceptive qui semblerait pouvoir s’accorder à une vision inter-référentielle de l’indexicalité indirecte (ou linguistique). Or, indubitablement, pour le philosophe américain, l’idée que le rapport entre signe et objet – dans ce cas entre signe et personne/lieu/temps dénoté – concerne le domaine de la réalité, de “vraies” relations intersubjectives en acte d’une pratique communicative, revêt une centralité indubitable (cf. C.P. 2.536 ; 5.153). Cependant, avant de nous précipiter dans la reconnaissance d’une position sémantico-référentielle, nous devrons tenir compte du fait que l’enracinement dans une situation en acte ne signifie en aucun cas que celle-ci, tout comme les pratiques qui s’y déroulent, ne doive pas être à son tour interprétée. En outre, Peirce reconnait que les indexicaux linguistiques, même avec leur “charge” dénotationnelle, sont des index tout à fait particuliers, dans le sens où ils sont saisis comme Seconds Individuels, comme occurrences sui generis, tout comme des Généraux, des types : il les appelle alors subindex (Peirce 1903c, C.P. 2.284). L’effet de cette simple constatation est double, et la reconnaissance de cette duplicité est fondamentale pour ne tomber ni dans des réductionnismes immanentistes ni dans des réductionnismes sociopragmatiques : d’un côté, les subindex garantissent une pleine autonomie aux connexions sémantiques discursives et le scénario énonciatif est reconnu comme figurativité qui exemplifie des relations (il n’y a donc ni mimésis ni dénotation au sens strict) ; de l’autre, la situation communicative qui doit être interprétée à son tour fait fonction de mise en perspective du cadre discursif (détermination du global sur le local).

Note de bas de page 37 :

Parler de “syntaxe expérientielle” n’est pas du tout une attribution subreptice à la pensée peircienne, au contraire ; voir Peirce (1892a) où il parle, à propos de l’indexicalité, de « concaténation d’expérience ».

Passons maintenant au cas emblématique mais quelque peu controversé, de l’index pointé. L’index pointé est une tension relationnelle en acte entre le signe gestuel et la région de monde à laquelle il se réfère, relation topologique entre un ici et un là qui est incarnée par la protovectorialité du signe lui-même. Le fait est que l’index pointé est un geste symbolique, et donc en ce sens il peut être interprété par un observateur uniquement à l’intérieur d’un domaine culturel et d’une certaine pratique (on se souvient, par exemple, des athlètes qui atteignaient la ligne d’arrivée en montrant l’index en signe de victoire). Deuxièmement, on peut bien sûr reconnaître que la conventionalité de l’index est partiellement motivée, vu que la relation topologique est exprimée par la forme proto-vectorielle du doigt. Cependant, une fois cela admis, il reste le fait que l’index pointé ne constitue pas de relations de sens (il n’est pas efficace) si l’espace indiqué à l’observateur ne parvient pas au regard de celui-ci ou n’est de toute façon pas déductible (pensons à l’index pointé contre nous, à l’index pointé vers le ciel). La sémantique de l’index se fonde sur une micro-syntaxe expérientielle37, en premier lieu, en termes de translation de la focalisation attentionnelle : d’abord, j’observe l’index, puis je suis ce qu’il me montre. Ou bien, une telle sémantique peut s’appuyer sur une interconnexion entre espaces déjà sémantisés, dont l’un d’eux est déductible à travers un frame prototypique et un sens potentialisé : « Celui-là m’indique le ciel pour signifier que ce qui concerne notre horizon terrestre dépend du bon vouloir de celui qui habite un autre espace et a des ambitions divines ». L’index pointé, dans la plupart des cas, crée une inter-référentialisation entre un ancrage déictique de la perspective énonciative et l’espace indiqué par le doigt, en affirmant avant tout une coexistence, en modulant ensuite cette dernière en termes d’intensité, et en la préparant à une resémantisation.

Note de bas de page 38 :

Voir le chap. 3 de la première partie de cet ouvrage.

Note de bas de page 39 :

Par exigences d’exposition, nous simplifions la convocation de la pratique comme gérante des axes de sémantisation spécifiques.

Note de bas de page 40 :

La loi connue peut naturellement être relative au simple fait de se donner une connexion causale, sans connaissance explicite des processus de causation ; et rien n’interdit qu’elle soit aussi une simple supposition statistique : ce qui variera sera le degré d’assomption épistémique.

Venons enfin à la trace, et en particulier à sa version la plus proto-descriptive de l’objet “traceur” : l’empreinte. La sémantique de l’empreinte ne se fonde ni sur la coexistence d’un index et d’un espace visé, ni sur une inter-référence émancipée par la simple situation communicative et en mesure, par contre, de l’informer (déictique linguistique ou sub-indexicalité). Toutes les traces ont un rapport avec la temporalité et en particulier avec un processus instanciateur dont elles sont le résultat ; cela ne doit cependant pas faire oublier que, du point de vue de la signification, c’est la “pertinentisation” d’une configuration comme “trace”, ou comme empreinte, qui décide d’une perspective de sémantisation qui met en valeur la mémoire de la production du signe38. Ensuite, une question théorique fondamentale est de clarifier si cette mémoire productive, à nouveau considérée comme relative à la sémantisation de la trace, est “mémoire discursive” (c’est-à-dire, un profil de l’énonciation énoncée), ou s’il s’agit de récupérer et de mettre en valeur39 la pratique ou le processus instanciateur “réel”, à la lumière duquel réencadrer la globalité de la configuration “tracée”. En premier lieu, notons que les pratiques elles-mêmes veulent souvent s’occulter, devenir transparentes par rapport à la surface discursive, pour créer des effets de sens indépendants de l’instanciation effective : nier cela reviendrait à dire qu’on ne peut pas mentir avec les signes et ni construire des univers figuratifs fictionnels même au niveau de l’énonciation énoncée. En deuxième lieu, le renvoi aux pratiques et à un certain domaine culturel d’afférence comporte que la perspective de sémantisation d’une configuration donnée dépende de sa constitution en tant qu’objet sémiotique doté d’un statut précis. En ce sens, il est différent de considérer une photo comme un texte doté d’un statut esthétique ou de la rendre pertinente en tant que document historique. Cette observation sert déjà à reconnaître une pleine Tiercéité à la trace ou à l’empreinte ; en effet, sans connaissance des lois sur la “traçabilité” en termes d’inter-corporalité entre un actant traceur et un actant tracé, il n’est pas possible de permettre à la trace en tant que telle de signifier40.

Note de bas de page 41 :

La théorie sémiotique nécessite un terme qui subsume chaque type de constitution d’une configuration, de la textualisation à l’appréhension perceptive. Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à deux de nos contributions récentes (Basso 2004 et Basso 2006b).

Note de bas de page 42 :

Cette observation est accomplie sur le plan de la Priméité ; par brièveté, ajoutons simplement que des questions identitaires statutaires concernent la Tiercéité.

Sur le plan de la Priméité, nous devons préciser ce qui a été appelé, lors de la première analyse, le caractère “proto-descriptif” de l’empreinte ; en considérant quelque chose comme empreinte, la perspective de sémantisation part des propriétés sensibles exemplifiées par celle-ci (iconicité). La perspective “dénotationnelle” – si nous voulons continuer à l’appeler de cette façon – doit être ramenée à une inter-référentialité et à des faisceaux de caractères isotopiques communément exemplifiés par des configurations-occurrence distinctes, qu’elles soient perçues in praesentia ou à travers une textualité (dans les deux cas, il y a une médiation sémiotique41). La “reconnaissance” d’une même personne est représentative de cette gestion des caractères isotopiques exemplifiés par configurations-occurrence. Ou mieux, il ne s’agit pas d’affirmer simplement qu’elle ne se donne pas pour prototypicité de la personne, vu la variation des caractères dans le temps, les différents “masques” (vestimentaires, en termes de maquillage, etc.), l’anesthésie ou la magnification d’aspects dus aux conditions d’appréhension, etc. ; de fait, il ne s’agit pas de reconnaître “quelque chose”, mais de saisir une occurrence comme membre d’une classe de configurations isotopiques42, mais en transformation. Le point le plus délicat, du point de vue théorique, est de concevoir cette classe comme étant mise en variation par chaque attribution successive de nouveaux membres ; ce qui signifie qu’ils ne sont pas des caractères qui décident de la “régularité” d’un subsumption sous la classe en question, mais seulement des critères que l’on peut contracter pour gérer une “culture” d’ensembles d’occurrences répondant à un minimum d’organisation “économique” propre à chaque mémoire individuelle ou socioculturelle. Ces ensembles ouverts d’occurrences sont les famisignes, lesquels – comme nous l’avons dit – ne sont qu’une reconceptualisation avisée de la notion de type en termes de familles de transformation.

Note de bas de page 43 :

Il faut rappeler que nos argumentations partent de la constitution et de la sémantisation d’une trace ; si la pratique en cours et une accessibilité directe au processus du traçage sont mises en jeu, nous aurons justement la constitution et une sémantisation de tracés et non de traces.

Ce qui a été relevé jusqu’à maintenant nous permet d’examiner la photographie en termes d’empreinte, c’est-à-dire d’entrer dans la question qui est apparue plus décisive pour une théorie de la photographie. Cela vaut la peine d’anticiper certains axes indicatifs des argumentations qui suivent. En premier, la sémantisation de la trace semble mettre en jeu : a) une prédication de l’existence de l’instance “traceuse” ; b) une relation inter-actancielle entre corps traçant et corps tracé ; c) une exemplification de propriétés du processus existant et – dans le cas de l’empreinte– également du corps traçant. Cela dit, a) la prédication d’existence de l’instance imprimée ne nous dit rien sur sa nature ; b) la relation inter-corporelle est signifiée par la configuration tracée et n’est pas autrement déductible43 ; c) l’exemplification de propriétés est le simple échantillon d’un scénario inter-actantiel dépendant de la configuration perçue (tracée) et seulement en négatif de celle inférée (traçante).

Les deux groupes d’assertions se contrebalancent de façon réciproque, posant les “justes limites” aux étourdissements possibles au sens “réaliste” ou “constructionaliste”. Le “constitutionalisme” des valeurs – perspective adoptée par nous même (Basso 2002c) – tente en effet de concilier légalité des valeurs (le fait qu’elles soient “monnaie courante” sous une stratégie de sémantisation précise) avec leur inhérence expérientielle. Au fond, ce que l’organisation peircienne enseigne, c’est le don de valences régulatrices des constitutions perceptives qui se reflètent dans la normativité même de la sémiotique.

En dernier lieu, il est cependant nécessaire d’expliquer qu’il est possible de rendre dissemblables deux perspectives diverses sur la Secondéité de la trace. La perspective antérograde, qui enregistre l’apparition de la trace et qui atteste la conservation en elle de certains traits de l’actant-instanciateur et de son action sur le support d’inscription ; la perspective rétrograde qui sémantise la trace sur base d’une reconstruction procédurale qui est exemplifiée et signifiée par ses traits. Dans le premier cas, la configuration inscrite est saisie comme trace uniquement grâce à une préfiguration d’un actant-observateur qui la saisira a posteriori, en devant reconstruire un scénario d’instanciation qui n’est plus en acte. Dans le second cas, elle est saisie comme trace uniquement en la reconnectant, en amont, à un scénario inter-corporel temporalisé. Les deux perspectives sont complémentaires, mais à bien y voir la sémantique de la trace se construit seulement à partir d’un unique point de vue ; qu’il soit seulement préfiguré ou coïncident avec la deixis spatio-temporelle de l’énonciation, celui-ci s’installe tout de même après la fin du processus d’instanciation. En ce sens, la perspective antérograde dépend de la perspective rétrograde par rapport à la sémantique de la trace, même s’il ne faut pas oublier que la familiarisation avec les processus de “traçage” dérive le plus souvent d’observations directes ; et c’est cette familiarisation qui cimente la compétence sur les lois et la régularité de production des signes qui explique la Tiercéité propre à chaque interprétation de traces.

Pour conclure ce paragraphe, nous pouvons nous limiter à dire que déictiques linguistiques, index (tel que le doigt pointé), indices (tels que les traces) comportent des régimes de sémantisation plutôt différents. Non seulement la Secondéité est – bien que de façons différentes – une dimension ubiquiste de la signification, mais même la “pertinentisation” de chaque configuration peut finalement saisir cette dernière, à chaque fois, en termes indexicaux (indexicalité interne), inter-déictiques (indexicalité relationnelle, indicialité) ou indiciaires (indexicalité instanciative éloignée, indiciarité). Par exemple, étant donné que chaque objet constitué dans l’appréhension perceptive est dépendant d’une syntaxe figurative, il pourrait être saisi comme trace d’un processus ; mais celle-ci est seulement une des perspectives de sémantisation dans laquelle il peut être constitué et mis en signification. Nous pouvons saisir le même objet comme trace de quelque chose d’autre (comme un indice dépendant d’un autre scénario que celui qui est étroitement lié à l’instanciation), comme doté d’un cadre de relations déictiques internes qui en préfigurent (par exemple, de façon ergonomique) l’utilisation, comme index de la coexistence des objets semblables, etc.

Nous reviendrons sur ces distinctions dans les paragraphes suivants, mais il est déjà bien clair dès à présent que, parallèlement à ce qui s’est dit concernant la dissimilation entre icône et iconicité, on devra rendre la différence entre index et indexicalité ; si les termes premiers (index et icône) doivent avoir une définition intensionnelle plus limitée (assomptions des signes par rapport à l’énonciation), les seconds doivent passer à leur tour par une analyse qui les saisisse comme “termes-parapluie” (umbrella term).

3. La photographie et les typologies des signes peirciennes

3.1. Reprise et charnière argumentative

Note de bas de page 44 :

Vu le retard dans la publication complète des écrits de Peirce (Writings of Charles Sanders Peirce. A Chronological Edition, Bloomington, Indiana Press), nous avons du nous limiter, principalement, à un dépouillement des Collected Papers et des essais individuels publiés en version complète.

Après les deux enquêtes préparatoires que nous venons à peine de réaliser, nous pouvons passer à un examen attentif – non exhaustif44, nous le regrettons, mais le plus attesté possible – de la théorisation de la photographie dans les écrits de Peirce. Nous démentirons tout d’abord l’attribution univoque de la photographie à la Secondéité et à la classe des Index. L’effort initial par lequel nous convoquons la classification des signes peircienne, dans ses versions plus ajournées (de 1903 à 1908) tout en respectant sa complexification progressive, a la fonction de rendre compréhensible le cadre de notre réflexion sur la photographie du philosophe américain. Il suffira, en outre, de traduire le souci typologique dans le vaste spectre des observations et des discernements de questions qui en forment la base, pour remédier à la sensation de vertige définitoire et de rejet en bloc que suscite cette indomptable prolifération terminologique.

À la question de l’opportunité de partir à nouveau de Peirce, en vue d’une sémiotique de la photographie, on peut au moins répondre par une argumentation interne au projet de notre travail, et par une réflexion à propos de la contribution du philosophe américain. Sur le premier versant, pèse – comme nous l’avons rappelé à plusieurs reprises – l’histoire de la réflexion sur la photographie qui a désigné, de parts et d’autres, Peirce en tant que théoricien de référence ; d’où notre exigence de faire suivre l’examen attentif de la théorie du philosophe américain, par une rapide exploration du succès critique et de la mise en perspective tendancieuse de la sémiotique de la photographie peircienne. Sur le second versant, le plus “stimulant”, nous pensons qu’il est possible d’affirmer que le gradient de perspicacité dans l’énucléation de la problématique qui concerne la photographie est, dans l’œuvre peircienne, d’une indéniable actualité. Peut-être que ces problématiques n’attendent pas de relectures peirciennes pour réémerger – elles sont déjà des fronts explicites de la recherche –, mais jamais comme aujourd’hui il n’a semblé si nécessaire de réussir à montrer comment des traditions de pensée (sémiotique) restées en polémique malgré les tentatives de les réunifier, peuvent avec profit se renforcer et se corriger mutuellement. L’exigence de clarté dans les “prises de position” correspond souvent à une respectueuse, bien que secrètement ironique, indifférence réciproque des diverses “écoles” ; de sorte que le second et plus important versant qualificatif d’une théorie reste dans l’ombre, cela signifie le degré d’élaboration des positions engagées. Les prises de position sont seulement “admirables”, ou “affreuses”, tandis que les élaborations demandent analyse et aperçus entre modèles : enjeux communs, cécité réciproque et intégrabilité heuristique ; résultats certes non négligeables, quand ils sont empreints de sensibilité, et non d’indifférence, aux hiatus épistémologiques des diverses perspectives théoriques.

Dans l’élaboration peircienne, les assertions expéditives sur la “nature” de l’index sont assurément en nombre mineur par rapport à la complexification et à la maturation progressive des questions regroupables sous la classe de l’indexicalité ; questions qui informent tous les signes et qui traversent la signification et son assomption. Symétriquement, tous les signes qui sont indicateurs de valences indexicales spécifiques ne sont pas réductibles à la Secondéité, étant donné qu’ils sont toujours traversés, dans une certaine mesure, également par la Priméité et par la Tiercéité.

Comme nous l’avons déjà dit, ce cadre émerge à condition de mettre au second plan les inflexions cosmologiques qui traversent indubitablement la philosophie peircienne, surtout dans la première phase de sa recherche. Après le tournant phénoménologique (phanéroscopie) et la classification des signes, la signification recouvre le centre des intérêts peirciens et la théorisation sémiotique se plie à la reconnaissance de son statut normatif. C’est, finalement, le résultat de la reconnaissance que chaque opération sur le sens se situe, du point de vue anthropique, dans le cadre de la Tiercéité et de la gestion du sens. Tout cela ne va naturellement pas à l’encontre, mais à l’appui – bien que sous un réencadrement décisif – des intérêts peirciens pour une logique des relations. Sans cette dernière, la conservation même de l’expression Priméité, Secondéité et Tiercéité pour identifier les différents régimes de la signification (à savoir de l’élaboration des valences) n’aurait plus de sens. La constitution des valeurs n’est pas subjective, mais elle se fonde sur une dépendance double étant donné que Priméité, Secondéité et Tiercéité ont chacune un caractère “autoaffirmatif” (elles imposent des valences), mais les deux premières en termes exogènes (le sujet en dépend), et la troisième en termes (potentiellement, mais pas nécessairement) autonomes. À bien y regarder, la Secondéité est celle qui s’impose comme autoaffirmation d’une co-implication et d’un interfaçage entre sujet et monde-environnement.

Dans cette perspective, le feeling n’est que la couche de l’appréhension qui saisit le caractère incorrigible (« inamendables ») des qualia sensibles qui s’autoaffirment comme émergents dans le domaine expérientiel ; le dual n’est que la couche de l’appréhension qui saisit l’autoaffirmation d’une inhérence de rapports inter-actanciels qui rend inéluctable la circulation des valences en termes de présence/absence, sous l’égide d’un continuum en inexorable transformation ; le Tiers est l’autoaffirmation d’une détermination et d’un requestionnement continuel des valorisations, qu’elles soient délibérées et contractées de façon autonome, ou imposées de façon hétéronome. À plein régime la signification est toujours filtrée et gérée sous l’enseigne de la Tiercéité, ce qui ne revient pas à dissoudre l’inhérence relationnelle dans la simple opposition à un obstacle ou dans le caractère incorrigible des qualia sensibles. Il est toutefois bon de se rappeler que le caractère incorrigible n’a rien à voir avec la certification d’une “réalité”, étant donné que les qualia sensibles sont le matériel qui informe la constitution perceptive, mais qui ne peut pas être ré-analysé ni en deçà ni au-delà de la constitution : d’où le fait que le caractère incorrigible soit une propriété de la classe des qualia (ou plutôt de leur régime d’occurrence dans le circuit perceptif) et ne soit certainement pas de chacun de ceux-ci. Ou encore : parler d’inhérence ne signifie pas ne se référer à quelque “nature” autoévidente des membres et des processus impliqués dans un scénario inter-actantiel. Les valences diagrammatiques et existentives s’affrontent et sont réévaluées dans le cadre de la Tiercéité propre à une forme de vie afférente à une certaine culture. En ce qui nous concerne cela signifie saisir une multiplication des régimes de sémantisation et donc des accès au sens, chacun desquels trouve équilibres et mélanges parmi les trois régimes d’assomption des valences dans la signification. Si enfin on reconnaît que dans les pratiques culturelles des (auto-)observations de second ordre sur ses propres donations de sens ou sur celles d’autrui sont continuellement présentes, il apparaît alors que c’est à ce niveau, celui de la gestion du sens et de l’interprétation comme sa translation réélaborative continue, qu’une théorie sémiotique doit s’enraciner.

C’est à la lumière de cette conscience que le schéma que nous avons proposé dans le § 2.2. comme relecture des trois trichotomies “signiques” fondamentales chez Peirce doit être saisi. Il s’agit maintenant de le faire fructifier théoriquement et méthodologiquement pour aborder la photographie.

3.2. La photographie dans la classification peircienne

Nous nous sommes référés à Peirce aussi bien pour soutenir que la photographie est une icône, que pour affirmer qu’elle est un cas d’index. Les deux assertions sont déjà en elles-mêmes plutôt imprécises, avant même d’examiner leur pertinence par rapport à la photographie ; en résumant au maximum, nous pouvons en effet observer, sur base de l’excursus précédent :

  1. Quand on parle d’un type de signes, classifié par Peirce, on entend toujours une entité stratifiée qui réfère des relations complexes entre les trois catégories de Priméité, Secondéité, Tiercéité ;

  2. la coexistence d’une Iconicité, Indexicalité et Symbolicité s’explique aussi par enchâssements implicatifs : l’index « implique donc une sorte d’icône, bien que ce soit une icône d’un genre particulier, et ce n’est pas la simple ressemblance qu’il a avec l’objet, même à cet égard, qui en fait un signe, mais sa modification réelle par l’objet » (Peirce 1903b, C.P. 2.248, 140). En outre, le fait que la connexion indicielle doive être saisie à partir d’une certaine compétence implique son enchâssement à l’intérieur de la Tiercéité ;

  3. l’assomption du signe en tant que configuration sensible, en tant que produit ou en tant que discours est toujours corrélée à une stratégie de valorisation de son potentiel sémiotique, c’est-à-dire que cette assomption dépend d’une mobilisation qui continue à re-hiérarchiser différemment les valences diagrammatiques, existentives et médiatives qui informent le signe.

La photographie, si on veut, a une existence sémiotique par le simple fait d’être un produit culturel ; en l’assumant comme un signe, on tend à la saisir comme un carrefour d’interprétations qui épaississent et interdéfinissent son identité avec celle d’autres entités sémiotiques auxquelles elle est, pour certaines raisons, corrélée. Dans cette perspective, la photo saisie en tant que signe empêche tout réductionnisme sur la signification et ouvre, au contraire, le champ de son investigation radiale et gravitationnelle. Il est inutile de souligner alors, encore une fois, que cela comporte une traversée des trois catégories cénopythagoriques pour l’élaboration de la signification d’une photo.

Or, non seulement la photographie a souvent été identifiée avec l’icône et l’index – et cela à partir de la vulgate de ces notions –, mais l’objectif théorique sous-jacent de la reprise de la terminologie peircienne a généralement été celui d’affirmer un lien ontologique entre réalité représentée et représentation, en termes de restitution “fidèle” de propriété (iconique) et de “réelle” connexion causale-événementielle à la base de l’empreinte photographique : d’où le caractère photographique de similitude typiquement “motivée” ou de connexion causale à la réalité, selon des axes de correspondances qualitatives “point à point”, dépendantes des contraintes physiques et chimiques internes au dispositif.

Cette simplification théorique trouve, cependant, des passages textuels peirciens qui semblent l’appuyer :

Les photographies, et en particulier les photographies instantanées, sont très instructives parce que nous savons qu’à certains égards elles ressemblent exactement aux objets qu’elles représentent. Mais cette ressemblance est due aux photographies qui ont été produites dans des circonstances telles qu’elles étaient physiquement forcées de correspondre point par point à la nature. De ce point de vue, donc, elles appartiennent à la seconde classe des signes : les signes par connexion physique (Peirce 1903b, C.P. 2.281, p. 151).

Le fait que ces assertions doivent être comprises dans un cadre de raffinement théorique in progress n’est pas toujours explicite (on note par exemple la précision « à certains égards »). Dans tous les cas, on doit enregistrer d’intéressants passages vers un dépassement d’une sémantique dénotationnelle, aussi bien en raison de sa problématisation que pour son total renversement ; cette dernière étant une tendance que nous avons, de notre côté, déjà scellée en attribuant à Peirce l’élaboration à l’état embryonnaire de la notion d’exemplification, clarifiée quelques décennies plus tard par Nelson Goodman. Le fait que l’icône soit pensée comme potentialité de faire fonction d’échantillon au moyen des propriétés qu’elle possède en est un témoignage manifeste, celle-ci se prête à faire fonction d’échantillon bien avant qu’on ne la choisisse comme échantillon (comme signe) de quelque chose. Rapportons ici deux passages cruciaux pour une clarification de ce qui vient d’être affirmé et qui démontrent une stabilisation de la conception de l’icône à l’époque de la pleine maturité de la pensée peircienne.

Une icône est un representamen de ce qu’elle représente, et pour l’esprit qui l’interprète comme tel, en vertu du fait qu’elle soit une image immédiate, c’est-à-dire en vertu de caractères qui lui appartiennent en elle-même en tant qu’objet sensible, et qu’elle possèderait exactement de la même manière même si il n’y avait aucun objet en nature auquel elle ressemblait et ne soit jamais interprétée comme signe (Peirce 1903d, C.P. 4.447).

L’Icône n’est pas de manière inéquivoque pour telle ou telle chose existante, comme l’est par contre l’Index. Son objet peut être pure fiction. Il n’est pas non plus nécessaire que son Objet soit une chose contre laquelle elle se heurte habituellement. […] Mais il y a une garantie que l’Icône fournit au contraire au plus haut degré : ce qui est déployé devant l’œil de l’esprit – la Forme de l’Icône, qui est aussi son objet – doit être logiquement possible (Peirce 1906b, C.P. 4.531, nous traduisons).

Le fait que les propriétés qui constituent l’icône soient le paramètre d’un éventuel “amorçage signique” et qu’elles appartiennent à une configuration, même indépendamment du fait que celle-ci soit saisie comme un signe, semble appuyer la présence à l’état embryonnaire de la notion d’exempli-fication et motive encore plus l’attribution de l’icône à la modalité aléthique du possible ; le fait qu’elle ait été constituée comme configuration explique en revanche que l’icône doive être un réseau de relations logiquement possible. Dans cette perspective la likeness, en tant qu’éventuelle portée d’une icône, a une attestation renversée, c’est-à-dire une reconnaissance rétrospective, ainsi que dépendante de l’attribution à une classe ouverte d’occurrences d’un “individu” (au sens technique). Nous n’insisterons pas ultérieurement sur ce point, vu nos précédentes argumentations.

Même en ce qui concerne l’index, il n’est pas nécessaire de s’y attarder encore, après l’excursus préliminaire dans lequel nous avons vu que la notion est – comme dirait Eco – un parfait terme-parapluie. On peut bien sûr insister sur le fait que l’index est ce versant du signe qui le précise comme “produit” ancré à un niveau d’inhérence expérientielle, c’est-à-dire à un scénario de coexistence et de co-implication existentive. En ce sens, on peut affirmer que celui-ci garantit une prédication d’existence. Peirce est très clair quand il souligne comment « les index nous donnent une assurance positive de la réalité et de la proximité de leurs Objets. Mais de ces assurances, nous ne tirons aucune lumière sur la nature de ces Objets » (Peirce 1906b, C.P. 4.531, nous traduisons).

Si l’on tient compte de la portée de “vive” exemplification de l’icône, du caractère principalement rétrograde de la prédication existentielle des index tels que les traces, de l’ubiquité de la Tiercéité dans l’organisation et la mise en perspective de nos expériences et de nos connaissances, la référentialité présumée, attestant d’une réalité, de l’image photographique, s’avère suffisamment problématisée, c’est-à-dire complètement reconceptualisée. Le passage 4.531 nous parle d’« assurance de la réalité », mais cela ne peut confirmer que l’émergence inéluctable de valences existentives ; il est très clair chez Peirce que cela n’écrase pas du tout les autres dimensions de la signification (Priméité et Tiercéité) et que cette dernière peut être assumée différemment (nous sommes revenus plusieurs fois en ce sens sur le § 8.337 de 1904, qui clarifie ce point sans laisser place au doute).

Si nous tentons de résister aux simplifications adoptées sur ces points délicats, nous ne devons pas, bien entendu, présenter la question photographique comme étant facilement résolue par la théorie peircienne. Loin de là. Au-delà des impressions superficielles pour lesquelles la photo a été mise en jeu comme pur exemple des types de signes, celle-ci a été un “objet théorique” qui n’a pas qu’un peu occupé le philosophe américain. Cette détermination d’existence “point par point” propre à la trace photographique en rapport à l’Objet imprimeur n’a pas du tout échappé à Peirce, qui y a réfléchi dans les perspectives délimitées par les trois catégories. Pas seulement ; il a même renversé les termes, utilisant argumentativement la photo comme explicans exemplificatif de la complexité interne de l’icône : c’est-à-dire que cette dernière est une sorte de « “composite photograph” of innumerable particulars » (C.P. 2.441 : Peirce 1893a). Le renvoi insistant à la photo, dans ces passages de la Short Logic, semble la convoquer comme un composé, nullement organisé, dont le nombre de propriétés échantillonnées et transformées de l’extension spatiale visée par rapport à un certain laps de temps n’est pas définissable. En effet, ce dernier est pensé comme un intervalle d’exposition, c’est-à-dire comme une mémoire stratifiée de multiples appréhensions de l’extension spatiale (comparer le passage 2.438 avec le 2.441 déjà cité). L’intervalle d’exposition est conçu par Peirce comme l’intégrale de microintervalles :

Même ce qui est appelé une “photographie instantanée”, prise avec un appareil photo, est un composite de l’effet d’intervalles d’exposition bien plus nombreux que les grains de sable de la mer. Prenez un instant absolu pendant l’exposition et le composite : le composite représentera cette situation parmi d’autres (ibid., 2.441, nous traduisons).

La photo s’avère être une organisation composite de propriétés sensibles et une intégrale d’effets produits par le temps d’exposition. Celle-ci peut être considérée, pour ces aspects, non pas comme un unicum mais bien comme un parfait exemple de “composé signique”, dépendant d’un acte de signification (§ 2.436) et d’une interconnexion d’iconicité, d’indexicalité et de symbolicité (§ 2.435-441). Dans ces passages de l’œuvre de Peirce, il apparaît avec une certaine clarté, en outre, que chaque acte de signification s’articule par rapport à des rapports figure/fond, local/global, ou bien occurrence individuelle/intégrale expérientielle ou situationnelle (§ 2.435 ; § 2.438 ; § 2.441). En outre, la mise en valeur d’une apparition continue de la différence qui peut être analysée par des observations synchroniques est remarquable : « Prenez un instant absolu pendant l’exposition et le composite : le composite représentera cette situation parmi d’autres » (§ 2.441).

Note de bas de page 45 :

Sur ce point, Peirce (1902b) est également essentiel. Nous en discuterons partiellement dans le § 4.1.

Il est cependant inutile de cacher la présence de l’idée d’un “échantillonnage de propriété” qui semble heurter notre mise en valeur de la dépendance de la signification par la constitution de configurations et par la prééminence de l’exemplification de propriétés sur la dénotation. Nous sommes, en outre, conscient d’avoir laissé à l’arrière-plan, en première instance, le fait que dans ces passages de la Short Logic, icône, symbole et index sont présentés comme des signes autonomes ; mais le problème le plus embarrassant est que Peirce, dans cet essai, articule sa théorie du jugement autour d’une proposition où on trouve des symboles qui sont, pour l’acte d’assertion, des index qui connectent la proposition aux organismes terrestres, des prédicats et des icônes qui déploient des images mentales. Tout comme on ne saurait se cacher derrière la seule considération, même opportune, qu’il s’agit d’un essai qui remonte à 1893. Il est certainement impossible de traiter toutes les questions coimpliquées. Nous choisissons alors ici une réponse synthétique mais qui, nous le croyions, n’élude pas la question : en premier lieu, la matière théorique abordée par ces passages est le jugement exprimé sous forme propositionnelle, où il est, entre autres, plus qu’appréciable pour une théorie des actes du langage, de montrer que Peirce considérait que les symboles linguistiques sont en mesure de s’acquitter et de réaliser des assertions (entre autres, modalisées selon la volonté, la croyance, etc.), c’est-à-dire des actes de signification qui tiennent le rôle d’actes de conscience. En deuxième lieu, sa préoccupation est ici de montrer que n’importe quelle connexion interdéictique a besoin de se traduire dans un scénario figuratif (c’est-à-dire de conquérir une issue iconique) et que chaque objet figuratif, en tant que composé d’icône, est pris en charge et préparé par les symboles qui réalisent l’assertion, à savoir l’acte de signification et d’assomption (voir C.P. 4.439-4.44145). Comme on le voit alors, c’est au niveau de l’intégrale de propriétés, c’est-à-dire de configurations, que l’acte de signification se réalise, et seulement à condition qu’icônes, index et symboles entrent dans un système de relations. Ce qui est totalement laissé dans l’indétermination la plus absolue par ces passages peirciens, c’est le niveau de pertinence sous lequel sont convoqués les différents signes, pour lesquels, par exemple, l’énoncé linguistique est tout de suite rattaché au symbole, en déproblématisant le fait que lui-même est le produit d’une instanciation et qu’il est constitué en tant que configuration sensible au fil de son appréhension perceptive.

Mais nous devons revenir avec plus de précision sur l’échantillonnage et sur l’intégrale de propriétés. L’exemplification est justement cette référence renversée qui nous offre un échantillon ; cependant, il est bien différent d’avoir un échantillon obtenu par échantillonnage extractif et un échantillon constitué au contraire à travers une transposition de propriété mise en relation sémiotiquement. Dans ce cas, les propriétés de l’échantillon n’ont pas le même statut que ce qui a été échantillonné. La médiation sémiotique nous dit ensuite que l’échantillon peut être donné en avance par rapport à n’importe quel objet échantillonné : nous avons seulement un échantillonnage de possibles, comme dans le cas des échantillons de tissus par rapport aux rideaux à réaliser. L’exemplification, d’ailleurs, est ce qui clarifiait l’icône au-delà de l’existence d’un objet dont elle pourrait devenir le signe-échantillon.

Le problème interprétatif, cependant, s’est seulement déplacé ; la photo n’est-elle pas exactement un exemple d’échantillonnage extractif ? Les passages de la Short Logic – sur lesquels nous nous sommes arrêtés si longtemps justement parce que plus “résistants” par rapport à notre parcours critico-interprétatif – convoquent la photo comme exemplification de composés et d’intégrales d’expériences. Il n’en faut pas beaucoup plus pour soutenir que la photographie n’est pas vue au-delà d’une médiation phénoménologique et sémiotique des valeurs, et qu’elle pourrait même faire pencher pour une interprétation contraire : c’est l’expérience qui est conçue comme un échantillonnage de propriétés, position qui appartient, entre autres, à une grande tradition dans le monde culturel anglo-saxon. Ce sont justement les “correspondances” point par point dont nous parlions plus haut qui semblent nous éloigner de cette conclusion. Dans la photographie, ces correspondances prévoient une conversion : le signe photographique est un produit, et en particulier une trace sur un support spécifique qui est fonction du temps d’exposition (au-delà du cadre de reprise, ici non thématisé), et cela vaut aussi quand nous sommes face à un instantané. Ou encore : chaque “appréhension photographique” est mise en signification non pas pour ce qu’elle restitue, mais pour le différentiel informationnel qu’elle apporte par rapport aux appréhensions précédentes. Trois verbes sont alors fondamentaux pour la photo : convertir (les propriétés), superposer (les effets), différer (chaque photo est signifiante par rapport à une paradigmatique des accès au sens de quelque chose).

Au-delà de la validité de ce qui vient d’être affirmé, le fait d’avoir renversé le signe de la convocation de la photo dans ces passages peirciens pourrait sembler tout à fait subreptice : portée en exemple de “composé signique”, dépendante d’un acte de signification, nous l’aurions ensuite assimilée à la constitution de signification propre à l’expérience. Pour démontrer que cette inversion de l’analogie n’est pas subreptice nous devrons accomplir, à travers les écrits de Peirce, le circuit argumentatif entier qui conduit la photo sous le domaine de la proposition et du jugement. Voyons cela.

L’intégrale esthésique (iconique) de la photo n’est pas une restitution du continuum du monde, étant donné que chaque comparaison entre ces deux termes (photo/monde) passe à travers deux constitutions : d’une part, la constitution du dispositif photographique et de la pratique qui le guide, de l’autre, la constitution expérientielle. Les configurations iconiques sont en elles-mêmes saisies comme des produits sémiotiques en tant qu’appréhensions diagrammatiques dépendantes d’une mise en perspective d’un presque-esprit, qui peut tellement s’émanciper de la réalité, par rapport à ces dimensions de la signification, que les configurations iconiques peuvent vivre comme pures représentations mentales (Peirce s’est exprimé à plusieurs reprises sur la dépendance sémiotique de ces représentations, bien qu’avec une certaine ambiguïté). C’est seulement au niveau du sens commun et quand on ne recherche pas une précision conceptuelle – soutient Peirce dans un écrit de la pleine maturité, Logic Tracts No. 2 – que nous pouvons étendre le terme icône aux objets externes que susciteraient, dans la conscience, l’image même :

Elle a la nature d’une apparence, et comme telle, rigoureusement parlant, elle existe seulement dans la conscience, bien que par convenance, dans le parler ordinaire et quand on n’exige pas une extrême précision, nous étendons le terme icône aux objets externes qui excitent, dans la conscience, l’image même. Un diagramme géométrique est un bon exemple d’icône (Peirce 1903d, C.P. 4.447, nous traduisons).

Le rapport entre index et photographie dépend aussi du fait que nous la saisissions comme un produit, placé à l’enseigne d’une coexistence éloignée entre trace et espace imprimant ainsi que d’un processus événementiel ; il y a une connexion factuelle entre indice et objet et ceux-ci occupent, ou ont occupé, le même espace de présence. Le fait que le signe agisse de la sorte uniquement pour quelqu’un implique un rôle fondamental à assigner à la perspective et au champ de présence (également en termes temporels) de l’observateur ; l’index semble s’imposer, justement pour cela, « avec force sur l’esprit, presque indépendamment de sa capacité à être interprété comme un signe » (ibid., nous traduisons) : c’est en effet quelque chose qui se produit et qui est coimpliqué dans le champ de présence de l’observateur, en ce sens, il s’impose pour sa propre valeur, pour son inhérence. L’inhérence de l’index comme signe-produit ne correspond pas nécessairement à l’inhérence et à l’appréhension de l’objet indiqué comme instanciateur. D’où, l’ouverture de ces différences entre les divers types d’indicialité et d’indiciarité que nous avons illustré dans notre investigation de l’indexicalité. Bien sûr, quand une syntaxe immédiate entre trace photographique et espace est possible, Peirce peut soutenir qu’elle « est preuve que cette apparence correspond à une réalité » (ibid., nous traduisons).

Cependant, la circulation des photographies est justement ce qui les éradique de l’espace d’afférence originel de l’empreinte, de sorte qu’elles deviennent des preuves indiciaires de leur instanciation dans le passé et, en tant qu’inscrites dans des pratiques symboliques, elles auront comme enjeu les conditions de bonheur de la constatation de leur portée informative (« L’être d’un symbole consiste dans le fait réel que quelque chose sera sûrement exécuté si certaines conditions sont satisfaites », ibid.). La photo est connectée à une sémantisation rétrograde de son instanciation, ainsi qu’à une validation différée de ce qu’elle semble “affirmer”.

L’indiciarité de la photo explique comment les propriétés et les relations qu’elle exemplifie ne sont pas indépendantes par rapport à la perspective interprétative et à un cadre inter-référentiel reconstructible à l’intérieur d’une concaténation d’interprétants auxquels nous avons eu autrement accès. Dans le précieux essai de 1890 A Guess of a Riddle (publié intégralement dans les Writings), la notion de “similitude” est encore centrale, mais elle dépend d’une stratégie d’appréhension qui peut être favorisée par ces signes qui se présentent comme « des Troisièmes dégénérés au deuxième degré », qui « servent à faire ressortir la ressemblance entre des formes dont la similitude aurait pu sans eux passer inaperçue ou n’être pas estimée à sa juste valeur » (Peirce 1890, C.P. 1.367, p. 111). La dégénération de la Tiercéité est donnée par le fait que celle-ci ne relie pas des configurations simples mais générales ; deuxièmement, elle est la mise en perspective d’équivalences sensibles entre configurations selon des pertinences contractées, conventionnelles ou tout de même dépendantes d’une médiation irréductible à la Priméité et à la Secondéité (on trouve donc ici en jeu des hypoicônes). Des découvertes investigatrices dues à un blow up ne sont pas nécessaires afin qu’une photo soit alors porteuse d’une rhétorique discursive en mesure de resémiotiser des lieux dont on avait une parfaite connaissance directe : on peut photographier la route en bas de chez soi ou quelqu'un de connu en trouvant dans la photo l’occasion, la structure constitutive et le rendu plastique capables de modifier notre façon de la percevoir.

Des sanctions de similitude ou de connexion génétique saisies “d’en haut”, c’est à dire abstraction faite d’une perspective et d’une médiation sémiotique (qui est aussi pragmatique), sont alors rejetées par un Peirce plus prudent. Mais ce qui finalement nous intéresse le plus, c’est que la photo n’est pas identifiable avec un type de signe, ni encore moins avec des dimensions “signiques” telles que celles identifiées par les trois premières trichotomies (voir plus haut). L’image photographique est constituée en tant que signe dans une pratique et cette constitution traverse diverses “pertinentisations” et perspectives sur la valeur des valeurs en jeu, mais finit dans tous les cas par coimpliquer les trois dimensions de la sémiotisation (diagrammatique, existentive, médiationnelle).

Note de bas de page 46 :

Par “stratification” nous voulons dire qu’elle est constituée comme configuration, comme produit, comme membre d’une mémoire culturelle.

Constituée comme signe, la photo peut donc néanmoins toujours être une hypoicône, en tant que complexe de valences dans lequel prédomine toutefois la dimension iconique. Mais même cette prédominance est dépendante d’une perspective de signification, qui élit l’exemplification des valeurs sensibles comme axe de la sémantique photographique. Cela explique pourquoi Peirce ne se contente pas du tout de relier à la photographie le statut fixe d’hypoicône, même en le modulant selon les différents équilibres tensifs entre dimension iconique et cette dimension indexicale et symbolique qui l’informent. À partir de la classification des signes, aucun réductionnisme n’est plus possible ; tout d’abord, à titre analytique, il est possible d’analyser les photos selon les différentes facettes identifiées par les trois premières trichotomies ; ensuite, il est possible de discriminer la constitution “stratifiée”46 de la photo selon les 10 classes de “signes à plein titre” (à savoir, englobant la Priméité, la Secondéité et la Tiercéité). Si ce double examen de la photo n’a pas été personnellement mené par Peirce, il est cependant possible de saisir dans ses écrits des idées significatives qui ont contribué à le promouvoir.

Note de bas de page 47 :

La contribution de Chateau (2007) tente, de manière par certains aspects analogues à la nôtre, de relire les trichotomies peirciennes et de les rapporter à une approche iconographique-iconologique à la Panofsky de façon à les rendre finalement opérationnelles. Au-delà de l’enveloppe interprétative des classes affectée par Chateau, dont on pourrait discuter (l’auteur joue fondamentalement sur les catégories d’indétermination, détermination et sémioticité, les croisant entre elles sans ajouter un gain heuristique considérable), il est au contraire clarifiant de saisir la première trichotomie (qualisigne, sinsigne, légisigne) sous le signe du gradient de détermination de la “pertinentisation” du signe et la deuxième (icône, index, symbole) sous le signe du gradient de détermination par rapport au contexte. Le parcours d’« exploration du signe iconique » est également indubitablement intéressant, avec trois étapes qui le mesurent à l’intérieur d’un « contexte intrinsèque » (degré propre d’iconicité, discerniment de l’icône, jugement de l’icône) et à l’intérieur d’un « contexte extrinsèque » (indexation de l’icône, l’icône comme symptôme, l’icône comme légisigne iconographique, l’icône comme symbole philosophique). Ces sept étapes perdent toutefois un ancrage précis par rapport aux neufs classes peirciennes et ne clarifient pas ce « circuit sémiotique » (ibid., p. 65), adopté par le même Chateau, qui devrait également conduire de la dernière classe vers la première.

Si les contraintes de cette étude imposent qu’on fasse la clarté sur l’élaboration à l’état embryonnaire d’une théorie de la photographie chez Peirce, l’intégration traductive avec la recherche sémiotique plus récente et l’identification d’une finalisation méthodologique sont des préoccupations tout aussi présentes dans notre travail. Ainsi, avant de commencer l’examen de la première typologie de signes, tentons de la traduire en un éventail de trajectoires de sémantisation qui partent du signe comme jonction à haute connectivité interprétative. Revenons alors au tableau no 1, celui où nous avons relu la première typologie peircienne des signes en termes de mobilisations du signe à des fins de signification ; nous pouvons ici l’enrichir et la préciser avant de l’appliquer au cas de la photographie. Dans cette perspective, d’ordre strictement opérationnel, nous nous éloignons encore plus d’un examen littéral des propositions peirciennes pour les porter, au contraire, vers une nouvelle orientation heuristique. D’ailleurs, après des années passées à reprendre les classifications des signes, nous sentons la nécessité de montrer leur capacité à cartographier et à illuminer des problématiques que tout analyste est amené à considérer47, surtout dès qu’il veut reconstruire une suture théorique entre signification et communication, entre sémiotique du texte et sémiotique des pratiques, entre sémantique et pragmatique. Nous indiquerons en particulier, pour chaque mobilisation du signe i) le régime sémiotique, ii) le type de traitement des valeurs et iii) le traitement figuratif sous lequel celle-ci se place. En outre, même avec un réductionnisme déclaré, nous n’avons pas renoncé à répertorier (→), sous chaque dénomination contenue dans le schéma, une question théorique classiquement mise en examen dans l’analyse ; il s’agit d’une répertorisation uniquement exemplifiée et partielle, et donc à considérer avec toutes les précautions du cas.

valences dépendantes des trois catégories cénopythagoriques

Priméité

→ valence

diagrammatique

Secondéité

→ valence

existentive

Tiercéité

→ valence

médiative

assomptions pertinentes du signe en rapport à l’énonciation

Configuration

→ appréhension

qualisigne

pattern

i) r. de projection

ii) t. exemplificatif

iii) instabilité figurative

sinsigne

occurrence

i) r. d’individuation

ii) t. déterminatif

iii) détail figuratif

légisigne

code

i) r. d’identification

ii) t. dissimilation

iii) normativité figurative

Produit

→ reconduction

icône

analogie

i) r. de séduction

ii) t. assimilatif

iii) ré-initialisation figurative

index

instanciation

i) r. de rétroduction

ii) t. recompositif

iii) suture figurative

symbole

genre

i) r. d’attribution

ii) t. électif

iii) icasticité figurative

Discours

→ autonomisation

rhème

statut

i) r. de migration

ii) t. émancipatif

iii) autonomisation figu-rative

dicisigne

monde possible

i) r. de proposition

ii) t. à enchâssement

iii) modes d’existence figurative

argument

métatextualité

i) r. de rhétorisation

ii) t. critique

iii) polémologie figura-tive (allotopie)

Tableau n° 3

Nous nous limitons ici à une très brève synthèse de ce qui a été clarifié précédemment, en exposant les enjeux sémiotiques sous-jacents à chaque mobilisation du signe, selon ce que nous avons indiqué dans la formulation du schéma reproduit ci-dessus :

(I – qualisigne) le signe devient le terrain de déterminations multiples et ouvertes (traitement exemplificatif), en restant un constituant dans une instruction en devenir de sa fongibilité sémiotique ; il s’avère être une ressource pour un régime sémiotique de la projectibilité diagrammatique placée à l’enseigne de l’amorçage figural et donc de la transversalité du sens et de l’instabilité figurative ;

(II – sinsigne) le signe est caractérisé dans sa manifestation individuelle, à partir d’une stabilisation de sa constitution relationnelle interne (traitement déterminatif) ; il s’enracine sur un régime sémiotique d’individuation placé à l’enseigne de la singularisation des occurrences et donc du détail figuratif ;

(III – légisigne) le signe est attribué à une famille des signes reconnue comme étant déjà codifiée ou de toute façon attestée (c’est-à-dire comme ressource opérationnelle/opérable) dans des expériences, des énonciations, des pratiques spécifiques (traitement dissimilatif) ; il dépend alors d’un régime sémiotique d’identification, placé à l’enseigne de perspectives de sémantisation plus ou moins statuées et légitimées normant la figurativité ;

(IV – icône) le signe est considéré comme exemplification possible de quelque chose d’autre, sollicitant une mémorabilité expérientielle et donc un principe d’économie figurative indépendant des normes ; il est ancré dans un régime sémiotique de séduction, placé à l’enseigne de l’attraction d’occurrences (traitement assimilatif) ; l’icône se place à la base d’une sorte de réinitialisation des généalogies figuratives au-delà des identités actorielles déjà normées ;

(V – index) le signe est saisi comme trace motivée de l’instanciation qui en est à la base ; se dénoue alors une archéologie existentive, une restriction de sa “familiarité” avec d’autres signes par contiguïté des rapports ; l’index se place sous l’égide d’un régime sémiotique de rétroduction par rapport à laquelle une syntaxe des points de vue devrait renvoyer à la structure d’une scénarisation unitaire, mais originellement déformée (temporellement et/ou spatialement) ; très souvent l’index est identifié comme un principe de mémoire figurative, mais le cas des index pointés nous fait préférer l’expression justement plus généralisable de suture figurative (traitement recompositif) ;

(VI – symbole) le signe est saisi comme le produit d’un domaine social spécifique, s’effectue alors un traitement électif qui reconnecte le signe à un fond culturel allant modifier ce dernier, au moins en termes de corroboration de son identité ou de ses classes plus ou moins institutionnalisées ; le symbole, suspendu entre émanation et transformation du fond culturel dont il dépend, semble se fonder sur un principe d’icasticité figurative, parfois sous un angle de représentativité (en ceci, l’attribution est infléchie par une électivité des caractères dont le signe témoigne) ; dans cette perspective, le signe comme symbole n’est pas une ressource pour l’énonciation seulement parce qu’il en reconnait le caractère conventionnel, mais parce que le gradient de “bonheur” de la représentation est mobilisé ; par exemple, par rapport au fond institutionnel des arts, le processus d’attribution de genre détermine la qualification symbolique d’une œuvre et l’électivité ou non de sa représentation ; pour cette raison il est possible de penser le symbole à l’enseigne du régime sémiotique de l’attribution ;

(VII – rhème) le signe est saisi dans ses possibilités de régence discursive, d’orientation de la signification, c’est-à-dire dans sa capacité de mettre un parcours interprétatif en relation ; destiné à recouvrir des positions à l’intérieur d’un système de relations discursives, le rhème est le statut d’un signe qui supporte sa migration ; dans cette optique, le signe devient une ressource pour l’énonciation dans la mesure où il offre une résistance à sa résolution identitaire dans une configuration plus grande au moment où il exhibe une capacité interpositive capable de régir, d’orienter la signification de cette configuration ; le rhème accède à un encadrement mobile de la sémiotisation, exerçant un éventuel poids syntagmatique sur les interprétants successifs ; le régime sémiotique du rhème est celui de la migration, sous l’égide d’un traitement émancipatif des valeurs “signiques” et d’une autonomisation des valeurs figuratives ;

(VIII – dicisigne) le signe est considéré comme quelque chose en mesure de prêcher tous les types de valences de façon autonome ; avec cela on accède au régime sémiotique de la proposition qui identifie la textualité ; l’autonomie positionnelle du rhème devient ici autonomie de traitement des modes d’existence de la figurativité ; dans le dicisigne, nous avons un traitement à enchâssement qui fonde une sémiotisation seconde, capable d’autonomiser de propres rapports entre figure et fond ; c’est une façon comme une autre de soutenir qu’avec le dicisigne, on parvient à énoncer un monde possible ;

(IX – argument) le signe est considéré pour sa capacité à mettre en perspective d’autres signes et donc des portions de la culture dont il est une partie intégrante ; avec cela nous pourrions dire que l’argument n’est que la mobilisation du signe en tant que ressource métatextuelle ; le régime sémiotique est celui de la rhétorisation dans laquelle il y a un traitement polémologique des figures (recours aux allotopies) en vue d’un traitement critique des signes.

Nous pensons que le schéma du tableau no 3, ainsi que les ultérieures notations exposées ci-dessus, sont en mesure d’émanciper définitivement la portée de la typologie peircienne au-delà d’une simple exigence classificatoire ; dans cette perspective, l’objectif ne devient pas seulement celui de reconnaître quand une pratique déterminée constitue la photo en tant que sinsigne, symbole, argument et ainsi de suite, mais de saisir chacune de ces classes comme un parcours de sémantisation auquel la photo accède. La typologie nous permet alors de discerner et, en même temps, de maintenir dans un cadre unifié, les stratégies de sémantisation et les parcours interprétatifs divers. On notera enfin que nous ne renoncerons pas, dans notre examen, à reconnaître des plans sémiotiques distincts qui trouvent leur articulation entre un scénario d’implémentation d’une photo et les perspectives énonciatives qui en constituent intérieurement des plans de signification.

3.3. Ramifications prospectives sur la signification de la photo en tant que signe

Le moment est donc venu d’utiliser notre relecture de la première typologie des signes peircienne pour la soumettre, sous un angle heuristique, à l’épreuve de l’objet culturel photographie. Pour organiser notre exposition, divisée monographiquement pour chaque type de mobilisation de la photo en tant que signe, nous nous servirons d’une scansion en trois étapes :

  1. l’éventuelle élaboration que Peirce en personne a menée sur le type de signe en question et sur sa convocation directe pour expliquer la photographie ;

  2. la projection explicative de notre révision de la typologie ;

  3. La conséquence méthodologique de la reconduction de la photo à un type de mobilisation “signique”.

3.3.1. La photo comme qualisigne

(i) Dans les écrits peirciens, on ne trouve aucun rapprochement direct entre la théorisation du qualisigne et la photographie ; le qualisigne est « de la nature d’une apparence, […] il n’a pas une identité définie. Il est la qualité pure d’une apparence et il n’est jamais exactement le même en l’espace d’une seconde : au lieu de posséder une identité, il a une grande similarité, et ne peut pas différer beaucoup sans être appelé un qualisigne tout à fait différent » (Peirce 1904, C.P. 8.334, nous traduisons).

Note de bas de page 48 :

Nous utilisons l’expression scénarii d’implémentation non seulement par adéquation à la terminologie goodmanienne qui avait soulevé cette question il y a déjà une quarantaine d’années, mais aussi parce qu’il ne s’agit pas simplement d’un scénario qui détient une régence prédicative par rapport au texte photographique, mais aussi d’un espace médiat qui assume et décline figurativement l’objet photographique (on peut comparer cette observation avec la précieuse structure de Fontanille 2008, mais aussi avec l’exigence de l’homogénéisation terminologique d’une théorie des pratiques avec la théorie de l’énonciation, cf. Fontanille 1999a).

(ii) Une photo peut être saisie comme qualisigne uniquement à partir du moment où elle n’est même plus considérée comme telle. Elle est uniquement perçue comme configuration sensible indépendante de scénarii d’implémentation48 spécifiques, c’est pourquoi n’importe quel caractère qualificatif l’identifie, à chaque fois, comme un unicum expérientiel : en ce sens, elle n’a pas une identité culturelle stabilisée (Peirce 1904, C.P. 8.334). La photo est un qualisigne pour la fluctuation de ses constitutions diagrammatiques possibles ; cela peut être le cas de photos ambiguës qui permettent des lectures figuratives doubles, ou bien des photos abstraites dans lesquelles on passe en revue la possibilité de reconstruire des lectures plastiques. La photo comme qualisigne reste alors un constituant qui co-varie à la modification des conditions et des modalisations de son appréhension perceptive. Chaque lecture possible (plastique ou figurative) la constitue comme un qualisigne.

(iii) Il est clair que par rapport à une pratique qui a mis en jeu la photo selon une certaine visée (détermination du global sur le local), la gestion énonciative de la photo en tant que signe (projection des jonctions interprétatives locales que celle-ci met en relation sur le global) comporte le passage par de nouvelles lectures. Le qualisigne photographique signale le fait que ces lectures passent par une phase d’instruction sur les déterminations diagrammatiques possibles, qu’elles soient plastiques ou figuratives. Naturellement, le qualisigne photographique n’émerge pas seulement au sein de pratiques d’interprétation, mais aussi d’élaboration productive. De fait, durant toute la syntaxe productive, de l’éventuelle prédisposition du prophotographique à la modulation du point de vue, du calibrage des variables du corps-machine aux épreuves en phase d’impression, la photo est profilée comme quelque chose qui devra avoir certaines qualités sensibles pour obtenir un certain type d’effets ; pour cette raison, elle est évaluée en tant que classe de qualisignes variables d’une projectualité unique. En tant que qualisigne, la photo peut être analysée en phase d’implémentation dans un espace public ; on évalue sa fongibilité esthésique (par exemple, attirer l’attention) par rapport à des usages sociaux spécifiques, sans que celle-ci ne figure encore comme signe en acte (cf. Peirce 1903b, C.P. 2.244). Méthodologiquement, donc, le qualisigne représente le moment au cours duquel l’objet photographique culturel devient totalement sujet à une pratique qui le mobilise et l’unique résistance que celui-ci impose est sa possibilité d’exemplification diagrammatique ; comme nous l’avons déjà dit, quand cette pratique est typiquement interprétative, le qualisigne devient l’élément déclencheur d’une projection diagrammatique, c’est-à-dire d’un raisonnement figural, également à la base du musement. En résumant sous un angle d’exemplification, nous pouvons affirmer que le qualisigne photographique met en cause une sémiotique de la perception dans le cas de la multistabilité des lectures plastico-figuratives, une sémiotique du texte quand la photo est mise en abyme dans une organisation discursive syncrétique qui la place sous un angle figural, une sémiotique des pratiques quand la photo est évaluée pour son impact à l’intérieur d’un espace d’implémentation.

3.3.2. La photo comme sinsigne

(i) Le sinsigne est « un objet ou un événement individuel » ; en particulier, dans sa façon d’« incarner un légisigne », Peirce peut l’identifier comme une « réplique » de ce dernier (Peirce 1904, C.P. 8.334, nous traduisons) ; par transposition par rapport à ce que le philosophe américain soutient en ce qui concerne le rapport entre types (en tant que légisignes) et simples occurrences (les sinsignes, justement), nous pouvons certainement lui attribuer l’idée que l’exemplaire positif d’une photo se place comme un sinsigne.

(ii) La forte variabilité d’implémentation de la photo (surtout selon des tailles diverses) et la reproductibilité technique semblent la pousser vers une vocation constitutive à la plasticité médiale. Chaque variante est un sinsigne, et cela signifie que l’identité culturelle de la photo peut certes dépasser les occurrences simples et variable (c’est la pluralité opérale, cf. Genette 1994), mais que chaque exemplaire est quand même en mesure de revendiquer sa propre singularisation et de garantir une expérience spécifique.

Note de bas de page 49 :

Nous ne problématiserons pas dans cet essai la relation entre plastique et figuratif (nous renvoyons à Basso 2003a et Basso 2004). La lecture plastique est toujours tendanciellement instable ; en effet, la sémantisation d’une photo cherche constamment à regagner une détermination figurative, ou propre aux relations internes au texte (protonarrativité), ou aux relations entre la photo et le processus productif (lecture figurative de l’énonciation plastique). Sans une quelconque réadmission du figuratif, il n’y a pas non plus de possibilité d’accéder à une signification figurale.

Dans notre examen, il est important de souligner que le sinsigne photographique n’est pas identifié tout court avec un exemplaire perçu, parce que cela comporterait immédiatement la prise en considération du rapport avec son fond d’occurrence ; comme nous l’avons répété, par sinsigne, on indique une mobilisation du signe qui l’isole de tout le reste, qui le considère dans ses relations internes et dans son effectivité non reproductible. En ce sens, le sinsigne tend à stabiliser une détermination plastique49 et figurative de la photo, obéissant à une restriction de pertinence qui tend à laisser de côté ses autres apparences possibles sous des conditions d’implémentation et de perception diverses des conditions actuelles.

La photo comme sinsigne est considérée pour son identité numérique, et non pour son identité spécifique, informée et négociée par des processus culturels. C’est une photo saisie comme un objet matériel qui problématise aussi ses bords et son éventuel cadre.

(iii) le sinsigne photographique n’est en mesure de construire ni une mémoire figurative, ni une aboutness, comme dirait Arthur Danto, c’est-à-dire que le scénario d’implémentation et le paysage figuratif ne sont ramenés ni à un horizon pragmatique d’instanciation (photo comme produit), ni à un topic ou à une manœuvre interne à un horizon culturel (photo comme discours). Méthodologiquement, l’investigation de la détermination plastique-figurative est ce qui permet d’articuler l’analyse d’une photo, avec ses diverse constitutions configurationnelles, par rapport à un exemplaire attesté. Le rapport entre l’observateur et l’objet matériel “exemplaire photographique” trouve ici une pertinence ; le rapport de ce dernier avec un espace expositif ou avec le support papier d’une publication est ici éventuellement assumé comme condition de la manifestation et comme singularisation ultérieure éventuelle de l’exemplaire photographique. Ce qui compte c’est la stabilisation de l’objet par rapport à un regard qui se veut “clinique”.

3.3.3. La photo comme légisigne

(i) Le légisigne n’est pas de l’ordre du singulier, mais du général. Pour cette raison, Peirce le qualifiait de « type général » d’objet, à savoir dépendant d’une identité normée, conventionnelle (Peirce C.P. 2.246, nous traduisons). Pour cette raison, comme nous l’avons déjà dit dans le paragraphe précédent, il est légitime d’attribuer à Peirce l’idée que le légisigne photographique soit identifiable avec le négatif-matrice d’où peuvent être tirées de multiples occurrences (chacune d’elles sera un sinsigne).

(ii) La photo est mise en perspective en tant que ressource légisignique au moment où on la saisit comme configuration-mère d’une famille de transformations. Le légisigne photographique a une identité culturelle qui est celle de mettre en relation des occurrences multiples (la photographie est un art autographique à exemplaire multiple) ; cependant, le légisigne photographique met également en jeu la possible transcendance de la photo en rapport à son propre objet d’immanence parce qu’elle pourrait par exemple vanter des variantes tout aussi légitimées pour la représenter (cf. Goodman 1968 ; Genette 1994). Les variantes peuvent concerner la taille et le différent tirage choisi pour les positifs simples (si admis) ou encore la possible textualisation de fragments (manifestation lacunaire). Sur le plan des enchâssements énonciatifs, le légisigne photographique rend pertinente la dissimilation possible des différents langages syncrétiquement en jeu dans la photo : par exemple, la présence d’écritures (date et heure du déclic superposées sur l’espace figuratif énoncé, selon une fonction typique des machines digitales), de signifiants appartenant à d’autres langages, de configurations conventionnelles telles que les timbres, etc.

(iii) Méthodologiquement, le légisigne photographique comporte avant tout la répertorisation d’un objet à la classe culturelle des photographies et d’ici à l’identification de son identité principale, au-delà de ses éventuelles manifestations plurielles. Le légisigne comporte de hautes restrictions de pertinence par rapport au sinsigne. Toute la vie accidentelle des sinsignes (par exemple, le caractère usé et terne de certains exemplaires photographiques) peut être laissée de côté en faveur de leur qualité de se construire en tant que classe de concordances qui renvoie à une unité d’éléments communs, effectivement intéressants, pour leur attribuer une même identité. Pour ce qui a trait au légisigne, les médiations linguistiques, institutionnelles et technologiques ne sont pas convoquées pour attribuer un genre, ou un statut, à la photo mais pour qualifier l’identité de la photo, la famille d’exemplaires qui l’identifient. Dans cette perspective, le légisigne active une philologie “interne” de la photo en tant que type, ou si l’on veut, une méréologie culturelle intestine où les exemplaires sont également différenciés par les différentes médiations dont ils dépendent. À côté de cela, un maximum de dissimilations s’active philologiquement d’un type à l’autre, c’est-à-dire, par exemple, d’une œuvre photographique à l’autre.

3.3.4. La photo comme icône

(i) Pour la définition d’“icône” dans Peirce, nous renvoyons au § 3.2. La possibilité de considérer la photo comme icône est fortement attestée dans les écrits de Peirce. Souvent, cependant, les passages textuels où elle est thématisée s’avèrent plutôt déproblématisants, donnant lieu à des interprétations “réalistes” et parfois hâtives. Nous y reviendrons en détail.

(ii) Une photo est saisie comme icône quand l’énonciation la met en perspective comme une ressource pour une identification hétéronome ou pour l’exemplification d’un produit à construire. La photo est alors un échantillon qui lance une nouvelle instruction identitaire, sans primer sur les types, sur les légisignes. Elle est une ressource dense, où les propriétés exemplifiées ne subissent aucune restriction de pertinence. La photo comme ressource iconique ne certifie rien, mais s’offre à un circuit expérientiel, activant un processus analogique, une “capture” de configurations analogues. À l’isolement de l’objet photographique, propre aux trois premières mobilisations “signiques” (qualisigne, sinsigne, légisigne), l’icône répond en actualisant une syntaxe, une concaténation possible, selon ce que nous avons appelé un principe séducteur. L’icône ouvre une potentielle classe ouverte et fréquentative de similitudes, en restant dans le “climat épistémique” du semblant de similarité, c’est-à-dire le doute. En ce sens, l’icône photographique ne répond pas d’une identité culturelle, elle est prometteuse pour une phase d’instruction indiciaire, mais elle ne promet rien en elle-même. Elle se produit comme l’exemplification de quelque chose d’autre, sans pouvoir dire qu’il s’agisse de quelques chose en amont, que celle-ci, donc, imite, ou de quelque chose en aval, qui exprime ainsi des analogies ou des ressemblances par rapport à lui. La mobilisation iconique de la photo est ce qui la rend mémorable, digne de ne pas être archivée comme une apparence locale (qualisigne) ou à l’intérieur d’un type (légisigne) et en même temps non légitime à être considérée de façon autonome comme un exemplaire, dont on peut par exemple considérer la singularité de conservation matérielle.

(iii) Comme nous l’avons déjà suggéré, l’icône photographique est une ressource pour ouvrir des conflits interprétatifs éventuellement assimilatifs, pour ouvrir une représentation ouverte, pour laquelle l’analogisation peut potentiellement prendre de nombreuses pistes. Dans les rayogrammes de Man Ray, l’objet en contact avec la pellicule n’est souvent plus saisissable ; voici alors que le rayogramme donne lieu à des exemplifications possibles d’objets, sans qu’on ne puisse plus distinguer si ceux-ci sont à la base de la production ou s’ils sont des objets seulement suggérés, à travers des “semblants”. En ce sens, la photogénie ne peut pas être confinée à la mobilisation iconique du signe.

Du point de vue méthodologique, l’icône photographique ouvre l’investigation de la mémorabilité expérientielle de la photo, où se pose alors avec cela le problème de son efficacité et des circuits d’inter-référentialité dans lesquels elle est susceptible de jouer un rôle. Pour ces raisons, l’icône photographique est fortement considérée comme pertinente à l’intérieur d’un corpus, où elle est valorisée pour sa paradigmatique distinctive en rapport à d’autres photos ou pour son positionnement dans une chaine syntagmatique reconstructrice. Par exemple, un corpus de photos devient une ressource pour la caractérisation d’un style, d’un auteur ou d’un collectionneur en raison des déformations cohérentes (des diagrammes de relations électifs) qu’elles exhibent. Les mêmes expérimentations de Muybridge et Marey reconstruisaient photographiquement le mouvement en vertu de la ressource iconique des déclics dans la mesure où ils exemplifiaient des diagrammes figuratifs de relations (par exemple, les muscles en action du cheval au galop) qui semblaient l’un garder en mémoire le précédent, substituant ainsi un circuit expérientiel “ralenti” du mouvement. Puisque l’icône photographique se produit dans un espace d’implémentation, le temps d’exposition et d’exploration perceptive de la photo est également pertinent pour l’enquête sémiotique.

3.3.5. La photo comme index

(i) Sur la notion d’index chez Peirce nous renvoyons au § 2.5. La pertinence indexicale de la photographie est pleinement attestée dans les écrits de Peirce (C.P. 2.281), et, en partie, déjà précédemment commentée. Ainsi, le débat sur qui a été le premier à théoriser la photo en termes d’index est tout à fait inconsistant ; non seulement Peirce avait déjà opéré cette manœuvre théorique, mais comme nous le verrons, il avait mené sa réflexion à un haut degré de problématisation, dont se sont bien vite détournés les premiers théoriciens de la photographie qui se sont référés à sa pensée. De fait, les fines distinctions classificatoires ont amené Peirce – au-delà d’obscurités terminologiques négligeables – à reconnaître l’indexicalité comme un simple terme-parapluie et la photo comme stratification de constitution de signes. L’indiciarité de la photo par rapport à son processus productif n’interdit pas – comme nous l’avons dit – qu’elle soit aussi vue comme le produit indiciel d’un scénario d’implémentation avec lequel elle vit “en acte”. En ce sens, les relations indicielles entre scénario et photo peuvent se rapprocher du fonctionnement sémiotique d’un “index pointé” ; par exemple un index paratextuel ou la photo elle-même peuvent servir comme une chose qui « attire l’attention » étant donné qu’elle « marque la jonction entre deux portions de l’expérience » (Peirce 1893b, C.P. 2.285, p. 154). Cette dernière observation est ce qui place la contiguïté expérientielle en relation étroite avec un circuit inter-référentiel propre à l’icône, à tel point que dans la note à la fin de la Lettre à Calderoni, Peirce soutenait que « la photographie implique une icône, comme c’est en fait le cas de très nombreux index » (Peirce 1905b, p. 205, n° 1). Mais ça nous conduirait à déjà parler de signes stratifiés, alors que cela est renvoyé au commentaire de la seconde typologie de signes.

(ii) La photo est mise en jeu comme ressource indiciaire à partir du moment où on la ramène à la syntaxe de son instanciation. Dans cette perspective, on a parlé de photo en tant que trace d’un processus d’impression, se reliant à l’idée peircienne d’une contiguïté physique entre l’antécédent (l’agent traceur) et le suivant (la superficie tracée). Nous avons cependant déjà noté que, hormis les photos immédiatement développées et consommées dans le lieu même de l’exposition, on ne peut pas du tout parler de syntaxe expérientielle en mesure d’exemplifier la relation productive. La photo fonctionne plutôt comme une ressource indiciaire à l’intérieur d’une reconstruction archéologique, où l’instanciation qui est en amont du produit photographique en cours de réception peut être reconstruite seulement comme une jonction de possibilités. En ce sens, nous avons dit que la photo fonctionne seulement comme preuve indiciaire, c’est-à-dire comme une promesse d’indexicalité. Etant donné qu’il n’y a aucune affirmation ontologique d’existence sur la nature des choses représentées par la photo, on ne peut que parler de l’irradiation des valences en vertu de cette promesse d’indexicalité.

Nous avons déjà expliqué que la vision rétrograde sur le processus photographique informe aussi la perspective antérograde, étant donné que la visée productive est fonction d’une certaine contractualité avec le public (on tient donc déjà compte de la perspective de ce dernier). Mais cependant, rien n’empêche qu’une sémantique de la pratique productive in fieri ne rende pertinents les effets résultants de certaines techniques, mais cela nous porte au-delà d’une sémantique de l’indexicalité photographique (par exemple, ils nous ramènent à l’évaluation des qualisignes).

Cela dit, nous n’aurons aucune peine à reconnaître des aspects moins problématiques, mais bien sûr non négligeables, comme par exemple les relations indicielles qui peuvent subsister entre le scénario d’implémentation et la photo, ou les relations indexicales internes à l’énoncé photographique. Sur le premier point en particulier on doit souligner que cela nous porterait déjà à considérer le signe selon une stratification d’assomptions ; en effet, l’occurrence individuelle d’une photo (sinsigne), quand elle est implémentée dans un espace muséal, devient en partie également le “produit” de l’installation expositive. De l’autre côté, le légisigne photographique réduit la question productive au processus instanciateur (le type est indifférent aux exemplaires réunis dans une classe de concordance, étant donné que ceux-ci répondent dans cet unique cas des qualités pertinentes à l’identité culturelle de l’objet photographique) mais problématise par contre les diverses médiations technologiques et linguistiques. Nous reviendrons sur ces questions plus tard.

iii) Du point de vue méthodologique, l’archéologie existentive de l’indice photographique étudie la possibilité de contracter l’existence du monde photographique qui s’est imprimé dans la photo, en tenant compte du fait que celui-ci, dans la majorité des cas, n’est plus un état de choses disponibles à l’observateur (aussi bien spatialement que temporellement). D’où le fait que la sémantique de l’index photographique se fonde sur une reconstruction indiciaire conjecturale ; cela explique aussi le fait que nous utilisons l’adjectif “existentif” et que nous ne parlons pas de valences existentielles. Il faut également noter que l’archéologie existentive s’impose à l’énonciation dans la mesure où les signes, tels que les produits, ne peuvent pas ne pas avoir un contexte d’instanciation. Dans cette perspective, l’archéologie existentive met en avant une responsabilité instanciatrice (plan de l’énonciation) et un potentiel de témoignage de la photo en tant que trace indiciaire d’un état de chose (plan de l’énoncé).

Si on a observé (Roche 1982, entre autres) que la trace photographique se place à l’enseigne d’une temporalité abstraite, contraire à la temporalisation anthropique, les anamorphoses chronotopiques (Machado 1999) dues à un mouvement du prophotographique plus rapide que l’intervalle d’ouverture de l’obturateur, relèvent sans aucun doute de l’index photographique, étant donné qu’elles permettent de reconstruire un devenir. Dans le deux cas, cependant, il y a la trace d’une aspectualisation temporelle fondée sur une base paramétrique qui n’est évidemment pas la base perceptive, mais celle du dispositif. Il en sort des effets de sens spécifiques qui vont moduler la circulation des valences existentives à l’enseigne de l’incidentalité et de l’accidentalité. D’un côté, l’instantané photographique semble sélectionner une section de temps normalement imperceptible, de l’autre l’anamorphose, ou en général le “mouvement”, semble mettre en jeu une coexistence fortuite d’instants normalement distincts au fil d’un processus.

Quand on réduit la mobilisation de la photo comme index à une trace de son instanciation, on n’en doit pas moins relever que la construction indiciaire du scénario de production réactive une triadicité complexe de relations : il y a en effet des traces du prophotographique, des traces de la stabilité relative du photographe et de sa vocation à cadrer, traces de la médiation technologique inhérente dans le dispositif photographique. La dissimilation de ces traces rend encore plus évident le caractère indiciaire de l’index photographique et les enjeux de signification sous-jacents.

3.3.6. La photo comme symbole

(i) « Je définis un symbole comme un signe qui est déterminé par son objet dynamique uniquement dans le sens où celui-ci sera ainsi interprété. […] Chaque symbole est nécessairement un légisigne » (Peirce 1904, C.P. 8.335, nous traduisons). Or, apparemment dans les écrits de Peirce le symbole photographique est passible de quelques problématisations théoriques à partir du moment où celui-ci envisagerait qu’aussi bien le signe que l’objet sont des généraux (Peirce 1903b, C.P. 2.249), c’est-à-dire des types, tandis qu’une photo tend à se référer à un individu (une photo renvoie à un certain homme ou à un certain paysage, et pas tant à un homme, à un paysage). Pour cela, on pourrait dire que Peirce a tendu à répertorier la photo à l’enseigne d’un symbole dégénéré, c’est-à-dire un dicisigne. Cependant comme nous l’avons dit concernant l’index photographique, l’instantané prélève un moment quelconque et habituellement inaperçu par la Gestalt dynamique d’un visage ; raison pour laquelle, la responsabilité d’instanciation de la photographie même est connectée à cette mise en circulation d’une suite d’images des sujets qui peuvent reconstruire l’identité visuelle d’un personnage uniquement dans leur intégrabilité et réduction isotopique à une idéale “représentation moyenne”. S’il n’y a pas cette standardisation intégrative idéale (à partir de laquelle on écarte dans les albums, si non à des fins de raillerie, les photos qui saisissent le représenté dans des poses intermédiaires “bouleversantes” – yeux mis clos, articulation apparemment non naturelle des lèvres, etc.), on poursuit tout de même la route de l’élection d’un seul déclic come idéaltype du portrait. D’ailleurs, à côté de cette argumentation pragmatique, on doit relever que chaque individu est doté d’une identité qui a quand même un côté standardisé (l’idem).

Par contre, il faut relever ici que la photo en tant que ressource symbolique met aussi en jeu la relation entre photo et scénario de production/implémentation sous l’égide d’une dissimilation et d’une moralisation des pratiques. De la même manière, le régime communicatif sous l’égide duquel la photo est mise en circulation prédispose, par exemple, son éventuel caractère “de témoignage”, véritatif, esthétique sur la base des connaissances et des opinions de ses consommateurs.

(ii) La photo peut être constituée comme une ressource symbolique à partir du moment où elle est non seulement reconnue comme le produit d’une famille de transformations qui a un fondement institutionnel et une implémentation conventionnelle, mais qui nourrit également le domaine social auquel elle est attribuée. En ce sens, la photo est reconnue comme un objet culturel à plein titre qui a derrière elle une détermination identitaire attribuable à des pratiques spécifiques, ce qui motive son “exploitation sémiotique” à l’intérieur de pratiques sociales. Nous pourrons soutenir que, sur le plan de l’énoncé, nous trouvons la reconnaissance de familles de transformations qui renvoient à une classe identitaire de sujets iconographiques (motifs). Dans les enchâssements énonciatifs, il est possible de reconnaître, par exemple, la pose des sujets représentés, interne à des stratégies de médiation communicative dans laquelle la photo circule. Sur le plan énonciatif nous aurons des styles. D’un côté, poser de telles questions sous l’égide du symbole peut cacher comment les motifs, les poses, les styles ont des aspects inéluctablement assez répertoriables sous l’icône et l’index ; de l’autre côté, nous devons ici rappeler que le symbole comporte une restriction de pertinence des ressources iconiques et indexicales sous le principe d’élection (motifs, poses, styles, tous choisissent, pour être identifiables, des traits électifs). Mobiliser la photo comme symbole veut donc dire découvrir ses propriétés culturelles électives et saisir comment celles-ci sont mieux saisissables sous un “chapeau” communicatif tel que le genre, auquel les photos peuvent justement être attribuées. La reconnaissance du genre et la restriction de pertinence des aspects symboliques trouve un point d’appui dans les solutions à haute icasticité figurative.

(iii) Il est important de comprendre l’optique d’une détermination identitaire de la photo en tant que telle ; celle-ci est saisie comme une ressource symbolique spécifique. La photo symbolise activement la praxis stylistique d’un photographe, se plaçant à l’intérieur d’une généalogie d’œuvres ; la même chose se dit pour les genres photographiques tels que, par exemple, les classes généalogiques de sujets iconographiques (le nu, la photo de paysage, le portrait, etc.). La photo d’identité des cartes d’identité relève d’une généalogie institutionnelle de production photographique spécifique ; la même chose peut être dite des radiographies qui sont utilisées dans les hôpitaux. Mais il doit être clair que la photo, saisie comme ressource symbolique, en clarifie seulement la destinalité virtuelle, tandis que le statut photographique en actualisera les potentialités discursives (par exemple, le fait que les radiographies peuvent autoriser certains diagnostics). Méthodologiquement, la mobilisation de la photo en tant que symbole comporte sa réduction à un corpus (paradigmatique identitaire) de façon à clarifier son potentiel représentatif des classes culturelles et à une pratique de façon à saisir la connexion élective (syntagmatique identitaire), bien que indirecte, c’est-à-dire médiate, entre les identités convoquées et les identités représentées.

3.3.7. La photo comme rhème

(i) Peirce définit le rhème « comme un signe qui est représenté dans son interprétant signifié comme s’il était un caractère ou une marque – ou s’il assumait une telle fonction » (Peirce 1904, C.P. 8.337, nous traduisons). Ceci clarifie encore mieux ce que Peirce avait affirmé précédemment : « un rhème est un signe qui, pour son interprétant, est un Signe de Possibilité qualitative » (Peirce 1903b, C.P. 2.250). Enfin, le rhème individualise la « forme vide d’une proposition » (ibid., C.P. 2.272, nous traduisons) qui est tout de même en mesure d’attribuer un squelette de positions actancielles (de « postes blancs »). L’ambiguïté est que le rhème semble aussi bien être un Terme qualifié par les places qu’il peut occuper qu’une proposition qui attribue des places vides à d’autres Termes. Ce qui est commun à ces deux perspectives sur le rhème, c’est le statut des identités sémiotiques prises en considération, au-delà de leur taille (nous savons que le signe est indifférent à cette dernière).

ii) En ce qui nous concerne, nous avons tenté de reconnaître le rhème comme la mobilisation du signe qui qualifie l’avènement de son autonomisation, c’est-à-dire de sa possibilité migratoire, allant imposer une forme aux objets culturels avec lesquels il s’articule localement. Pour cette raison, nous avons justement répertorié sous le rhème la question du statut des objets culturels ; nous savons que changer le statut d’un objet vaut à réinitialiser sa signification ; en ce sens, le rhème valorise la portée itérative du signe, sa capacité de faire faire quelque chose à l’interprète, représentant un délégué efficace. La photo rhématiquement entendue qualifie sa mobilisation selon un statut déterminé qui fait abstraction des termes liés à son intérieur. C’est la portée énonciative de la photo qui prédispose cela. Voici alors que le rhème photographique autonomise la figurativité exemplifiée en la ramenant à un jeu linguistique.

iii) Saisir la photo saisie comme ressource rhématique signifie l’encadrer sous une ramification d’interprétants qui l’identifient comme entité discursive susceptible de greffer différents axes isotopiques, sous des perspectives diverses. En ce sens, l’expression “ressource rhématique” est pléonastique étant donné que c’est justement la photo en tant que rhème qui s’offre comme une jonction des perspectives énonciatives diversifiées. La photo, à l’intérieur d’un scénario d’implémentation, se retrouve introduite dans un réseau de relations avec d’autres entités sémiotiques et, en même temps, elle-même se présente comme une configuration dotée de points de relations, c’est-à-dire comme une organisation diagrammatique qui est susceptible de régir des chaines discursives. Une photo de reportage, publiée sur la page d’un quotidien, n’est pas seulement insérée à l’intérieur d’un réseau de renvois mis en relation par le texte écrit, mais peut se poser comme un anneau connectif qui restructure les relations entre plusieurs articles selon les isotopies qu’elle exemplifie.

Note de bas de page 50 :

Voir le chap. 3 de la première partie de cet ouvrage.

Le rhème photographique peut effectivement profiler sa propre entrée en jeu dans un scénario d’implémentation seulement s’il est corrélé au type symbolique sous lequel il peut se produire. Voilà alors que le réseau diagrammatique discursif que celui-ci est en mesure d’actualiser se spécifie selon un statut particulier de la photo, qui clarifie le domaine social dans lequel celle-ci se prête à circuler (photo artistique, photo scientifique, photo publicitaire50, etc.). Pour la photo, avoir un statut signifie actualiser ses possibilités de faire fonction de texte ; en effet, grâce à lui, celle-ci se pose comme une démarcation stratégique d’une configuration dans le but de pouvoir réclamer sa sémantisation seconde, autonome par rapport à son appréhension perceptive, et posée sous l’égide d’une pratique instituée et d’un langage. La fongibilité discursive de la photo, unie à sa plasticité médiale (régulée par le légisigne photographique), semblent parfois la transformer en une jonction sémiotique ambigüe et ouverte à soutenir des thématisations discursives également opposées.

3.3.8. La photo comme dicisigne

(i) Pour Peirce, le dicisigne est essentiellement une proposition, effective dans son apparition et “heureuse” dans ses prédications d’existence (nous dirons qu’il réussit à moduler les modes d’existence des valeurs qu’il prend en charge sur le plan de l’énonciation). En effet, à bien y regarder, les positions de Peirce sont plus vagues parce que le dicisigne « n’est pas une assertion, mais un signe capable d’être asserté. Mais une assertion est un dicent. Selon mon actuel point de vue (je peux voir plus clair dans le futur) l’acte d’assertion n’est pas un pur acte de signification. C’est une exhibition du fait qu’il s’assujettit aux peines prévues pour un menteur si la proposition assertie n’est pas vraie » (Peirce 1904, C.P. 8.337, nous traduisons). Il nous semble ici évident que Peirce fait une distinction entre la structure de l’énonciation d’un texte (le signe mobilisé en tant que Dicent) et l’acte d’énonciation véritable qui répond d’une sémiotique des pratiques : bien sûr l’énonciation aussi, quand elle est en acte, est Dicent, mais en lui-même un dicisigne ne va pas au-delà des mouvements prédicatifs et d’assomption internes à lui-même. Ce qui est également la qualité de l’autonomisation discursive des signes et de leur stabilisation textuelle.

Comme nous l’avons déjà dit, Peirce a reconnu la photo comme dicisigne en tant que Tiercéité dégénérée, parce que susceptible de “tenir un discours” sur un individu et non sur un général. Peirce s’est beaucoup creusé la tête sur la possibilité de la photo de régir des prédications ; nous réserverons la clarification de ce point à un prochain paragraphe plus philologiquement orienté.

(ii) La photo est saisie comme dicisigne en tant que textualité qui est en mesure de prédiquer des valeurs en modulant leur modes d’existence ; par exemple, elle réalise des figures dans le champ et en actualise d’autres hors du champ, au moyen de rapports indexicaux entre les regards des observateurs énoncés. Par rapport au scénario d’implémentation, la photo est saisie comme un texte, au moins sous le respect de son attestation.

Le dicisigne photographique naît du réflexe même de l’activité de l’énonciation et c’est donc cela qui relève des mêmes enchâssements énonciatifs, des régences qui font “exister” des discours encaissés. En outre, le dicisigne, tel que la textualité, exemplifie la photo comme terrain de discursivité qui dépasse, à travers une sémantisation dépendante d’un jeu linguistique, la signification perceptive. Dans cette perspective, le dicisigne est ce qui permet de réaliser un réseau de relations intertextuelles et inter-référentielles (aboutness).

(iii) Étant donné que le dicisigne régule discursivement les modes d’existence de toutes les valeurs prédiquées, voici qu’à l’intérieur de l’énoncé les autres valences, outre les valences existentives, trouveront aussi négociation. Le dicisigne photographique crée ainsi un univers figuratif propre, à savoir un monde possible. Par rapport au scénario d’implémen-tation, le dicisigne photographique s’avère aussi être une manœuvre énonciative, chronotopiquement attestée, dans un domaine culturel. En ce sens, la photo peut accéder, par exemple, à un texte testimonial en vigueur dans un contexte communicatif donné, mais elle peut aussi très bien mettre en scène un univers figuratif fantastique.

La photographie peut être aussi pensée comme un texte qui abrite des discours divers ; en ce sens, elle peut avoir une nature poly-énonciative, mais également toujours construite pour des hiérarchisations et des enchâssements ; en outre, elle est régulée par une distribution du gradient d’assomption qui, même s’il est explicité discursivement, relève de la façon de mettre en perspective la discursivité même, c’est-à-dire de l’insérer à l’intérieur d’une argumentation.

3.3.9. La photo comme argument

(i) « Un Argument est un Signe qui, pour son Interprétant, est un signe de loi », et « qui tend à représenter son Objet dans son caractère de Signe » (Peirce 1903b, C.P. 2.252, nous traduisons). De ces deux assertions, il est clairement déductible que l’argument représente une forme de mise en perspective des interprétants mêmes (ils accèdent à des issues conclusives) et que sa prédication est toute interne au Monde du Signe, c’est-à-dire à la discursivité.

(ii) La haute réflexivité de l’argument le place comme une manœuvre tout interne aux trames d’une culture et enfin comme une mobilisation réflexive de celle-ci ; pour cela nous nous risquons à exemplifier l’argument grâce aux formes de métatextualité. Plus généralement, l’argument peut articuler des portions de culture distantes, il peut mettre entre guillemets leurs prétentions sémantiques en les jouant les unes contre les autres. Voici alors que pour mesurer la capacité de la photo à être mobilisée comme argument, on doit explorer sa capacité à opérer des tensions rhétoriques et à exercer un processus critique d’autres portions de culture.

(iii) La photo dicisigne rend pertinentes seulement certaines propriétés du texte photographique. La pratique qui régit ce texte peut aussi saisir le signe photographique comme une ressource en mesure d’expliciter ses propres manœuvres discursives, son propre statut, et son identité même en tant que configuration et en tant que produit. Par soucis de brièveté, nous pouvons généraliser ces capacités du texte en termes de tournures métatextuelles. En réalité, la photo comme argument entrouvre une série de questions qui devraient être distinguées et qui sont de la plus haute importance dans l’analyse de textes photographiques. Si le dicisigne photographique saisit la photo comme textualité en mesure de prédiquer les valeurs, la photo comme argument explique les potentialités intrinsèques de régulation de l’assomption énonciative de ces valeurs. Dans cette perspective, même si le statut du monde possible est régulé par le genre (photo comme symbole) et par le statut d’afférence (rhème), l’assomption des valeurs qui y circulent est fonction d’une compétition entre les attitudes propositionnelles qui soutiennent respectivement le monde de référence qui relie le scénario d’implémentation à l’énonciation et celui qui relie l’énonciation au monde textuel énoncé (Eco 1979 ; Basso 2006a).

Une grande partie de la production artistique est centrée sur des photos qui, partant du fait qu’elles sont considérées comme des textes, démontrent ensuite une capacité à tenir un discours sur les conventions culturelles mêmes qui sont en à la base (elles démontrent le fait qu’elles sont un signe énoncé à l’intérieur d’une culture donnée). Au-delà de la régularisation de l’assomption qui se pose entre dicisigne et argument, et de la métatextualité proprement dite, nous devons ici également répertorier des raisonnements figuratifs qui taillent transversalement et corrèlent les différentes constitutions de signes selon de nouvelles jonctions signifiantes. Le figural est la forme générale d’une rhétorisation du discours qui traite communément des valences constituées sous des pertinences diverses, en les remotivant à l’intérieur de la textualité en tant que terrain sémiotique destiné à consentir et à contracter une forme déterminée de production et de gestion de la signification. Comme nous l’avons déjà suggéré, Peirce a appelé musement la forme d’argumentation, de traitement commun de valences hétéroclites que nous pouvons aujourd’hui reconnaître à la base de la figuralité.

En ce qui concerne le scénario d’implémentation, la photo peut être saisie comme un texte agi dans une forme d’argumentation plus vaste (la photo portée comme preuve écrasante) ou au contraire comme un texte agent doté d’une organisation illocutoire et de potentialités perlocutives propres (stigmatiser un usage inconvenant de l’appareil photographique en en exhibant les effets collatéraux immédiats).

3.4. Classes de signes et pratiques

Le but qui a guidé toute l’élaboration précédente est de transformer la première typologie peircienne, relue en termes de mobilisation des signes à des fins de signification, en une carte théorique de questions qui peuvent être exploitées sur le plan de l’analyse et en mesure de mettre de l’ordre même à l’intérieur d’approches théoriques qui se sont développées dans le temps comme antithétiques. Globalement, nous pouvons dire que la relecture de la première typologie s’est finalement placée comme une sémiotique de la pratique interprétative de l’objet culturel. Si l’on veut, en suivant un angle d’autosimilarité, cette sémiotique de la pratique interprétative a soumis ses propres axes définitoires à une série de médiations, ou mieux elle les a filtrés à travers une série de gaines interprétatives. Nous avons en particulier développé interprétativement (Y) l’axe des dépendances du signe et (X) celui de ses restrictions de pertinence :

(I)

le signe en lui-même

Configuration

appréhension du signe

le signe en rapport avec l’Objet

Produit

reconduction du signe

le signe en rapport avec son interprétant

Discours

autonomisation du signe

(II)

Priméité

valences diagrammatiques

réinitialisation de la signification

Secondéité

valences existentives

stabilisation de la signification

Tiercéité

valences médiatives

optimisation de la signification

Conscients du fait qu’un développement philologique sur les catégories “signiques” peirciennes ne résout pas leur efficacité dans le domaine de l’analyse, nous avons forcé le plus possible une explicitation de la retombée explicative et heuristique de chaque mobilisation du signe. Le tableau qui ordonne et met ainsi côte à côte les trois premières trichotomies peirciennes est ainsi devenu une schématisation à plein titre dont le diagramme de relations internes se pose comme un moteur interprétatif et donc heuristique.

Il s’agit donc d’assumer la première typologie travaillée comme une cartographie de problématiques que l’étude de la photographie devrait toujours traverser. Par exemple, en guise de tableau mnémotechnique nous pourrons présenter de façon réductionniste une cartographie minimale comme celle qui suit :

Tableau no 4

Tableau no 4

Un tel schéma, tout au moins, explique, dans sa vocation traductive, comment le passage pour Peirce montre la nécessité de franchir les frontières d’une sémiotique du texte, comme par exemple d’inscrire la rhétorique dans une sémiotique des pratiques communicatives, ou de réimpliquer la signification de l’objet culturel dans son appréhension perceptive. En outre, il semble également exposer une fédération nécessaire entre approches disciplinaires sous l’égide de la sémiotique des cultures (Rastier 2001a), restituant un rôle évident, par exemple, à la philologie.

Or, il est clair que chaque objet culturel n’est autre que le produit de l’intersection de ces clés d’accès à sa signification. L’idée peircienne est alors d’arriver à une seconde typologie qui clarifie les signes circulant effectivement dans les pratiques communicatives. Une typologie de signes de ce genre devrait brider la façon dont les photos circulent sous une certaine identité culturelle. En effet, déjà dans l’élucidation de la typologie précédente, il émergeait de façon plutôt évidente que chaque classe de signes ne pouvait, en réalité, avoir une subsistance indépendante des autres. Chaque exemple fourni par rapport à des types de mobilisation “signique” s’est avéré exagéré, ou pouvait tout de même finalement s’avérer tel, parce qu’il négligeait inévitablement certains aspects de l’objet-photographie. Et pourtant, si les dix classes de signes à plein titre (voir tableau no 2) semblent être un point d’arrivée presque prévisible, leur malléabilité est beaucoup plus limitée, et leur individuation théorique se traduit mal dans leur effectivité au sein d’analyses. En outre, la syntaxe des mobilisations du signe semble être beaucoup plus heuristique que la répertorisation en un objet culturel dans une classe de signes stable, bien que stratifiée en son intérieur. Le risque est celui d’hypostatiser chaque objet culturel en le transformant en un objet typiquement théorique : voici alors qu’on se demande la “nature sémiotique” de la photographie, quand celle-ci peut être en vérité mobilisée selon différents stretching interprétatifs.

Les dénominations obscures n’ont pas aidé et n’aident pas le succès applicatif de ces dix classes. Dans tous les cas, nous ne renoncerons pas à exposer les dix classes en rapport à la photo, en répondant avec cela à une sollicitation directement peircienne, vu que le philosophe américain a expressément cité la photo comme un exemple de sinsigne indexical dicent et de légisigne symbole dicent. Si l’étude peircienne sur la photo ne s’est pas limitée à l’application et à l’exemplification de la classification des signes, il faut tout de même noter que c’est justement la répertorisation de la photo sous la classe du légisigne symbole dicent qui a conduit Peirce à une réflexion particulièrement tourmentée, mais de rare qualité, sur laquelle nous reviendrons ensuite. Pour l’instant, nous nous limitons à expliquer que nous n’accepterons pas l’idée que la photo puisse être répertoriée seulement à l’intérieur d’une catégorie de signes.

Méthodologiquement, il s’agit d’assumer que l’objet culturel “photographie” n’est pas un fait autoévident, mais qu’il répond au contraire d’un faisceau de perspectives constituantes. En ce sens, l’analyse de la photo ne pourra plus partir d’une sorte d’autotélie du texte, plutôt typique du domaine artistique, mais devra se doter de conditions d’accès à la signification dépendantes du scénario d’implémentation, de la pratique d’afférence, du statut, du genre et ainsi de suite. Sur ce point s’est, entre autres, justement battu Bernard Darras (2006a) qui, dans une optique peircienne, inviterait même à abandonner le terme d’“analyse” parce que trop prétentieuse par rapport à la prestation offerte par un sémioticien dans son étude d’un objet culturel. Ce dernier, en effet, concerne un domaine social spécifique et son intelligibilité répond souvent de compétences spécialisées que le sémiologue, en tant que tel, ne peut pas avoir la prétention de détenir ou de pouvoir substituer. Par exemple, le problème peut se poser de savoir ce que signifie analyser une radiographie sans la compétence spécialisée d’un médecin : Darras (2006b, p. 30) observe justement que la prestation du sémioticien devrait partir de certaines restrictions :

  1. « constituer avec méthode la théorie de ses limites et incapacité » ;

  2. « faire l’étude sémiotique du processus interprétatif déployé par tel ou tel médecin ou sémiologue et qui lui permet d’accéder à l’acte diagnostique ou thérapeutique (c’est l’étude du processus interprétatif de l’insider) ;

  3. adopter une approche comparative et montrer comment le processus interprétatif du médecin est proche, éloigné ou différent de celui que développent le chimiste, le chaman, le psychanalyste ».

Note de bas de page 51 :

Sur ce point, voir Fontanille (2008).

Note de bas de page 52 :

Darras (2006b) offre une exemplification de celle qu’il appelle une enquête sémiotique en l’opposant à l’analyse classique du sémiologue structuraliste qui n’offre rien d’autre qu’une interprétation particulière en la faisant accéder à l’universel (ibid., p. 66). Maintenant, ce qui est intéressant dans l’approche de Darras, dans sa comparaison d’un panel d’interprètes avec deux photographies aux connexions ambiguës (ce sont les portraits d’une même personne à deux moments différents ou peut-être de plusieurs personnes différentes), et qui place la sémiotique à l’intérieur d’une pratique expérimentale; cependant, une fois qu’on a reconnu cela, on doit souligner que l’enquête est en réalité le mandat posé aux interprètes en les mettant à l’intérieur d’une situation où il y a une insuffisance manifeste de savoirs collatéraux pour adresser une instruction identitaire ; elle se base surtout sur une motivation artificielle. Quant au sémioticien, Darras ne peut pas manquer d’ancrer et d’expliquer les différentes interprétations non seulement sur la subtilisation délibérée d’un savoir collatéral (annulation de n’importe quel paratexte ou légende), mais aussi sur l’organisation des deux photographies présentées, sur le fait qu’elles sont justement “photographies” et sur les valeurs figuratives et plastiques qu’elles exemplifient (ibid., p. 74). En outre, trouver des « familles de parcours interprétatifs » par rapport au corpus de réponses interprétatives fournies par le panel signifie conduire une analyse comparative. Étudier les dynamiques de négociations des interprétations à l’intérieur du panel (ou focus group) est se donner un autre objectif descriptif. Peut-être y a-t-il la nécessité de souligner la différence entre une analyse textuelle et une analyse de pratiques, vu qu’elles ne peuvent pas suivre une même méthodologie ; cependant, il est aussi important de sauvegarder la spécificité de l’expertise sémiotique, sous peine que celle-ci n’ait plus une capacité de se différentier par rapport à une expertise psychologique et sociologique. Ceci dit, on peut accorder à Darras que l’introduction de l’expérimentation dans les pratiques sémiotiques dote l’analyse d’un moment laboratoriel de constructions de l’objet d’étude par “provocation” in vitro de résultats ; la syntaxe entre expérimentation et analyse peut bien sûr être qualifiée comme une enquête sans opposition mais au moment de l’analyse. Sur le rapport plus général entre analyse et interprétation nous nous permettons de renvoyer à Basso Fossali (2007).

Si ces observations sont certainement partageables, on doit sans aucun doute en ajouter d’autres en bagage. L’expertise sémiotique d’un objet culturel peut se conjuguer avec un savoir spécialisé et, dans tous les cas, une analyse n’est même plus orientable si elle ne ramène pas son propre objet à des médiations linguistiques, institutionnelles et technologiques propres (d’ailleurs, sans savoir collatéral on ne va nulle part) ; les diversités perspectives des savoirs spécialisés se comparent toutes avec une organisation de l’objet culturel et la commensurabilité même entre processus interprétatifs dépend de l’explication des facteurs de résistance posés par ce dernier (d’ailleurs, ces mêmes médecins s’intéressent à rendre explicites les façons dont ils mettent en signification leurs textes spécialisés, des images scientifiques aux comptes-rendus des essais sur les médicaments, jusqu’à la communication avec leurs patients). Passer à une sémiotique des pratiques interprétatives ne signifie pas simplement problématiser habitus et croyances, en transformant l’expertise sémiotique en une interrogation philosophique (d’ailleurs, on ne demande pas au sémioticien une interprétation de l’objet qui dépasse celles faites par les spécialistes du domaine, mais pas non plus de s’ouvrir à une dérive des contextes interprétatifs : il s’agit de décrire comment se construisent les formes de détermination réciproque entre textes et pratiques, entre pratiques et stratégies, et ainsi de suite51). Le résultat ultime des enseignements peirciens est certainement celui de saisir la mobilisation inépuisée de l’identité des objets et des sujets culturels, les soustrayant tant à un quelconque relativisme sans enracinement qu’à une quelconque hypostatisation ontologisante, mais c’est aussi celui de ne pas renoncer à l’identification des étapes transformatives, dans l’ordre que prennent les objets culturels au fil de leur constitution locale en tant que signes. En ce sens, le travail sémiotique se pose pour nous comme une expertise sui generis et la typologie des signes reste, avec toutes ses limites, la cartographie de restrictions, mais aussi de déterminations observatrices dont le sémioticien, en tant que tel, se dote. En tant que science des médiations, attestée sur le dégagement et l’explication des formes d’assomption des objets culturels et sur le comparativisme entre celles-ci, la sémiotique n’a pas comme objectif une « enquête », une détermination résolutive d’enjeux de significations, mais bien une expertise des plates-formes qui permettent un enracinement négotiel de ces dernières52.

3.4.1. La photo comme qualisigne iconique rhématique

Peirce avait l’habitude de réduire la dénomination de la première classe des signes à qualisigne. La motivation de cela était alors donnée par le fait que l’icône et le rhème ont comme condition le qualisigne, c’est à dire le signe en lui-même. Ensuite, le qualisigne ne peut pas donner lieu à d’autres combinaisons, vu qu’il est ou une appréhension instable d’un signe ou seulement possible, c’est-à-dire qu’il ne peut pas comporter des valences existentives et encore moins se rattacher à des valences médiatives (il est au contraire totalement sous la dépendance de la modulation de son appréhension perspective, momentanée, fugace).

Dans cette classe, la photo est un objet matériel dont on examine la production et l’implémentation, sur base d’un statut déterminé et d’une exemplification précise de qualités sensibles susceptibles de s’organiser sous des diagrammaticités figuratives ou plastiques. Dans des contextes communicatifs déterminés, et surtout à l’intérieur de textes syncrétiques ou multimédiaux, la photo est constamment en compétition avec d’autres formes textuelles pour faire partie ou pour construire un réseau discursif (rhème) ; mais celle-ci est aussi examinée comme une ressource possible qui occupe un certain espace pour la textualisation (en tant que configuration qui doit être apprise), et qui est susceptible de créer des circuits expérientiels mémorables (en tant qu’icône).

Pensez à l’étude des qualités sensibles et de la résolution diagrammatique qu’un hypothétique manifeste photographique, exposé dans les rues et sous les plus diverses conditions de lumière, devrait être en mesure d’exemplifier pour s’avérer perceptivement efficace, pour affecter une inter-référencialité possible d’expériences et pour entrer dans le réseau statutaire des textes implémentables dans un scénario social donné.

Le qualisigne iconique rhématique réapparaît de fait chaque fois que le parcours de sémantisation retrouve le signifiant photographique même comme un interprétant des choix énonciatifs. En ce sens, le qualisigne iconique rhématique réapparaît toutes les fois que la photo montre sa récalcitrance et sa reconnexion possible à d’autres pratiques et domaines d’afférence. En ce sens, la photo comme jonction interprétative, étudiée précédemment, réapparaît à chaque fois que celle-ci prospecte d’autres possibilités d’orienter une signification, par rapport à l’énonciation qui devrait la gérer : en ce sens, nous l’avons déjà vue à l’œuvre comme ressource communicative, si ce n’était qu’avec cela elle serait déjà une occurrence concrète. Cela nous conduit à la deuxième classe de signes, c’est-à-dire sinsigne iconique rhématique.

3.4.2. La photo comme sinsigne iconique rhématique

Peirce donnait comme exemple du sinsigne iconique rhématique un diagramme individuel ; pour offrir un autre exemple, concernant notre recherche, nous pensons aux photos qui sont utilisées dans le sport d’équipe pour exemplifier une disposition sur le terrain qui pourrait s’avérer bonne dans certaines phases du jeu.

Note de bas de page 53 :

En réalité, la formulation devrait tenir compte de la distribution des valences sur le plan de l’énoncé et sur le plan de l’énonciation, tout comme nous l’avons fait dans notre examen attentif de la typologie précédente sur les différentes mises en perspective du signe photographique. Nous évitons ici de complexifier davantage.

Il s’agit d’un exemplaire photographique doté d’une détermination figurative propre et d’une identité numérique rapportée à un scénario d’implémentation spécifique, qui est en mesure de contracter des relations discursives en exemplifiant des propriétés et des diagrammes susceptibles d’entrer dans un circuit expérientiel53. Cette classe semble identifier la photo souvenir à exemplaire unique d’un album de voyage, étant donné qu’elle se prête à entrer dans un circuit mémorial exemplifiant certaines propriétés d’un lieu, mais en les sélectionnant et en les transfigurant à l’intérieur d’une discursivisation de son expérience propre qui est toujours renouvelable. Le statut de photo souvenir la destine à être le support d’un réseau de remémorations discursives qui priment sur le gradient de détermination figurative de la photo même. La photo souvenir n’est garante d’aucun potentiel de témoignage d’événements et de lieux mais se retrouve à sémantiser une apparence, en outre soustraite, grâce au déclic, à son changement. La photo souvenir ne rappelle cependant pas une expérience mais s’offre statutairement comme si elle était un analogon en miniature du lieu visité. Donc, elle devient une base pour rénover une expérience à assimiler à la mémoire de l’expérience touristique. Naturellement, la photo souvenir est seulement une des manifestations culturelles du sinsigne iconique rhématique photographique.

3.4.3. La photo comme sinsigne indexical rhématique

Pour cette classe, Peirce a utilisé le terme de vestiges. En réalité, le sinsigne indexical fournit une promesse d’indexicalité seulement en raison de l’événement local à la base de son instanciation, et peut donc seulement construire une trace dont on puisse témoigner et non un simulacre des entités représentées en mesure de construire une circulation identitaire par rapport à elles-mêmes. Le cas échéant, on pourrait parler de vestiges du voyage et d’une coexistence entre cette trace et des scénarii dont la reconstruction dépend d’une archéologie indiciaire. L’absence de la pertinence iconique spécifie une suspension des valences diagrammatiques, ce qui signifie que la photo touristique est celle qui n’a pas comme ambition première de montrer la morphologie des lieux ou d’exemplifier les traits physionomiques des personnes, parce que ceux-ci sont évidemment donnés pour connus ou stéréotypés.

Toutes les photos de voyage ne sont pas des souvenirs et, dans de nombreux cas, elles se retrouvent à faire fonction d’attestation de la coexistence de la personne représentée dans une certain paysage. C’est le cas prototypique de la photo touristique, pour autant que celle-ci soit susceptible de diverses déclinaisons. En elle-même, elle ne prédit rien discursivement, mais elle prime simplement sur la promesse d’indexicalité propre à la photo en tant que telle. Si le sinsigne est pertinent, c’est parce que la valeur de la photo touristique est confiée à l’ostension, à l’implémentation d’un exemplaire et non à sa reproductibilité : elle doit donner “spectacle” d’elle-même et donc valoir pour chacune de ses nouvelles “exhibitions”. Sur le plan de l’énoncé, c’est ensuite la conjoncture non reproductible entre facteurs et acteurs coexistants qui est mise en valeur. En outre, la photo touristique se prête à être narrativisée à travers des discours qui sont chaque fois affectés comme côté présentationnel ; pour cette raison, celle-ci reste rhématique, c’est-à-dire simplement déterminée par un statut.

Cela nous fait comprendre qu’un cas de sinsigne indexical rhématique est celui des photos artistiques abstraites qui montrent les vestiges d’une rencontre entre l’appareil photo et une instanciation matérielle photographiée sans que la morphologie de cette dernière ne puisse plus être déduite. Plus généralement le sinsigne indexical rhématique est ce qui peut modaliser la signification de la photo selon le « ça a été » barthésien et son articulation avec le punctum qui laisse à l’accidentalité du moment l’exploitation des concaténations discursives dans lesquelles la photo peut entrer.

3.4.4. La photo comme sinsigne indexical dicent

Peirce affirme explicitement que la photo peut être saisie comme sinsigne indexical dicent, dans la mesure où elle prédit l’existence de l’objet dont elle est signe : « on peut, ainsi, donner comme exemple du Sinsigne Dicent ordinaire […] une photo […]. Parce que l’on sait que cette dernière est l’effet de radiations venues de l’objet, elle devient un indice et fort riche en informations » (Peirce 1903b, C.P. 2.265, p. 184).

Un exemplaire photographique est saisi comme le produit d’une syntaxe d’instanciation qui est pensée réguler et garantir l’irradiation de valences existentives, de sorte que la détermination des contenus figuratifs pourra être le point d’appui d’une prédication discursive capable de réguler les modes d’existence d’un paysage de figures actancielles. La photo n’est pas comme une girouette qui prédit directement la présence aérienne du vent au cours d’une syntaxe expérientielle mais en tant que sinsigne indexical dicent elle peut accéder à une narrativisation reconstructrice d’une transformation de valeurs. Dans cette perspective, la photo met en signification le hors champ, la vectorialité des mouvements “congelés”, elle active un possible intertexte et une inter-référence avec d’autres niveaux d’expérience.

La photo est stabilisée comme un sinsigne indexical dicent à l’intérieur de pratiques qui l’assument comme preuve indiciaire bien que l’épistémologie investigatrice exige que soit évalué le type de technique utilisée et donc le type de photographie (légisigne symbole dicent), puisque celle-ci pourrait s’avérer être un photomontage ou une mise en scène. Intérieurement à un domaine plus acritique parce que finalisé à la persuasion comme le domaine publicitaire, la photo est implémentée comme un potentiel de témoignage du produit dont on fait la réclame, et donc comme un substitut narratif d’une relation expérientielle directe avec l’objet de valeur. Cependant, la simple photo devrait accéder au témoignage d’un type d’objet et non pas cette simple occurrence du produit photographié et cela pousse la photo vers le légisigne ; tout comme la photo publicitaire exemplifie certaines propriétés du produit, ce qui la pousse vers l’icône.

Le sinsigne indexical dicent semble être le barycentre des occurrences photographiques mais celui-ci se révèle par contre hautement instable, ou bien parce qu’il remet en jeu un circuit expérientiel (iconicité) ou bien parce qu’il est examiné selon une configuration standard (légisigne) ou bien sur base d’une étude critique de la pratique photographique (symbole). Pour cette raison, celui-ci tend à poursuivre une prédication d’auto-confirmation : à travers la superposition de la date et de l’heure du déclic ou au moyen de l’autographation, ou alors il poursuit l’absolutisation de son occurrence : c’est le cas du polaroid ou des vieux daguerréotypes.

3.4.5. La photo comme légisigne iconique rhématique

Note de bas de page 54 :

D’une interview de Mario De Biasi publiée dans Il Gazzettino, édition de Belluno, samedi 19 août 2006, p. xv.

Il s’agit de la photo comme configuration-type par laquelle se mettent en valeur les qualités et les relations diagrammatiques qu’elle est en mesure d’exemplifier, au-delà de la variabilité des simples occurrences concrètes (par exemple, la dimension d’éventuels exemplaires qui la manifestent ne sera pas pertinente), et en fonction de leur fongibilité à l’intérieur d’une pratique culturelle donnée. Un des grands photographes italiens vivants, Mario De Biasi, a confessé prendre ses photos « en pensant à la mise en page ». Pour De Biasi, l’« harmonie entre les pages » est si fondamentale qu’il prend toujours ses photos « aussi bien à la verticale qu’à l’horizontale54 ». La transcendance de l’œuvre (elle vit de plusieurs variantes – légisigne) entend être fonctionnelle à l’harmonisation diagrammatique (iconicité) entre elle-même, le support d’implémentation (le livre) et d’autres photos (aspect rhématique).

À bien y regarder, préparer des photos pour des installations, signifie toujours se confronter à elles en termes de légisigne iconique rhématique, mais nous pouvons plus généralement reconnaître une certaine stabilité de ce type de signe dans la photo insert ou utilisée comme image en regard, selon le statut que ces photos assument dans la pratique qui les implémente et le réseau de relations contractées avec les textes co-occurrents.

3.4.6. La photo comme légisigne indexical rhématique

Par rapport à cette classe, Peirce aurait surtout souligné la relation indiciale que les œuvres photographiques et les didascalies propres à une exposition peuvent contracter dans un scénario d’implémentation, sans tenir compte de leur contenu. Tous les types de paratextualité photographique pourraient être ici répertoriés, parce qu’il y a une sorte de connexion exécutable et en même temps statutaire.

Les photos comme légisignes indexicaux rhématiques sont celles qui sont destinées, sous un statut déterminé, à faire fonction, au-delà des diverses impressions et formats sous lesquels elles peuvent se produire, de fondement pour une reconstruction archéologique indiciaire. Dans cette perspective, les photos sont, par exemple, reconnectées à l’implémentation d’une source d’archives d’images pour permettre une reconnaissance éventuelle par rapport à certains caractères exemplifiés : ce sont les photos signalétiques utilisées par la police ou le corpus de photos qui documentent une activité théâtrale ou une performance, pour exemplifier une classe de manifestations identitaires (dans la photo signalétique, une posture d’épaules particulière, idiosyncratique, peut valoir comme reconnaissance, malgré que d’autres aspects du corps représenté – barbe, couleur de cheveux, lunettes, etc. – soient bien différents de ceux qui sont connus par expérience directe). En termes plus techniques, cette classe comporte une indexicalité dégénérée, c’est-à-dire qu’elle active une indiciarité basée sur la catégorie inférieure, la rhématique : nous aurons alors une reconduction à l’expérience seulement possible, et non déterminable (on voit les deux principes différents qui informent l’index et le rhème, l’un sous la modalité de l’actuel, l’autre sous la modalité du possible).

3.4.7. La photo comme légisigne indexical dicent

Si l’on s’en remet à Peirce, le légisigne indexical dicent n’est autre que le type auquel on peut ramener un sinsigne dicent individuel. Il serait toutefois simpliste de se limiter à observer que c’est donc cela qui renvoie l’exemplaire positif d’une photo à son négatif.

Avant tout, nous avons vu que le légisigne problématise la configuration-type de la photo en termes de transcendance (Genette 1994). D’un côté, le légisigne est ce qui confère une circulation conventionnelle d’une photographie en tant que preuve, sa capacité à être invoquée comme valable, exploitable en contexte, de l’autre côté, celui-ci peut renvoyer, comme configuration-mère d’une famille de transformations, à une praxis énonciative qui érode la singularité de l’événement instanciateur et la force prédicative de la photo telle que la gestion autonome des valorisations. Le légisigne indexical dicent est celui qui a derrière lui des protocoles de production photographique qui en entament chaque singularisation dans la constitution des valeurs ; si cette classe répond de l’optimisation de l’investissement de la photo à l’intérieur de pratiques institutionnelles du domaine scientifique, juridique, médical, elle s’offre aussi comme un lest, une force gravitationnelle, qui tend à assujettir toutes ces poussées interprétatives qui tendent à rétablir un caractère auratique à la photo par rapport à son “mystère” productif.

La photo comme légisigne indexical dicent émerge aussi chaque fois qu’elle se prédispose à être admise par une praxis qui exige une étude critique de son instanciation. En effet, dans ce cas, la photo est mise en signification en raison de la technique productive qui en est à la base, chose qui gradualise la prédication d’existence sur la base du type de processus dont elle est “trace” (instantané, photo retouchée, photomontage, etc.). Dans cette perspective, le légisigne indexical dicent doit “recevoir”, sur le plan discursif, la promesse d’indexicalité liée à son instanciation protocolaire telle que le produit signique opérationnel à l’intérieur d’une pratique donnée : c’est seulement ainsi qu’il peut régler sa capacité prédicative qui diversifie les modes d’existence des valeurs proposées.

3.4.8. La photo comme légisigne symbole rhématique

Nous avons une photo en tant que légisigne symbole rhématique chaque fois que celle-ci est considérée comme une configuration-type reconductible à un produit symbolique spécifique susceptible de trouver sa manifestation dans un scénario d’implémentation en raison de son statut. C’est le cas d’une photo-manifeste politique, à “tirer” à de nombreux exemplaires, également de tailles différentes, et qui peut être implémentée uniquement après autorisation dans les espaces publics opportunément réservés. Généralement, la photo est considérée en tant que symbole rhématique en raison de sa reconduction à une production typique d’une culture. C’est une photo qui répond d’une généalogie d’instanciations, dans une tradition culturelle, au-delà de celle de la différentiation des domaines sociaux. En ce sens, une photo considérée comme exemplification d’un genre et d’un statut social est mise en jeu comme légisigne symbole rhématique. Sous ce type de signe, nous pouvons aussi observer l’afférence de l’énoncé photographique à motifs iconographiques qui prévoient non seulement une thématisation récurrente dans un intertexte (topos) mais aussi une déclinaison figurative plutôt stéréotypique. Une conventionalisation ultérieure peut aussi concerner le style, dans le sens où celui-ci se cristallise, par imitation d’une œuvre-mère, à travers la réduction au dénominateur commun minimum des compétences de tous les exécuteurs successifs au premier. En ce sens, la photo plus stéréotypique parvient aussi à une anomalie stylistique qui déclenche l’inflation de la singularité événementielle du déclic, la paternité d’instanciation mais aussi l’autonomie signifiante ; en ce sens, les praxis énonciatives peuvent exproprier un légisigne symbole dicent de sa particularité prédicative, en assumant des stocks de sens pour les praxis énonciatives auxquelles il est ramené (aspect rhématique)

3.4.9. La photo comme légisigne symbole dicent

La photo n’est pas citée comme exemple de ce type de signe dans la classification de 1903 ; cependant, comme nous le montrerons dans un approfondissement successif, Peirce examine la possibilité de la considérer comme symbole dicent dans certains écrits de la même période.

Nous avons une photo en tant que légisigne symbole dicent chaque fois que celle-ci est considérée comme un objet culturel doté d’une propre règle opérationnelle de circulation communicative et en mesure, en tant que produit symbolique spécifique, de prédire de manière autonome des valeurs en vertu de sa propre organisation discursive. C’est la façon la plus conventionnelle de saisir la photo comme une œuvre dotée d’une organisation textuelle propre, d’une afférence à des genres et d’une régulation légisignique de ses modes de manifestations. Le texte photographique est en mesure de gérer, sur le plan de l’énoncé, des valences de chaque type et d’activer des connexions intertextuelles et inter-référentielles.

La photo comme symbole dicent doit “recevoir”, d’une façon ou d’une autre, l’inter-référencialité expérientielle qui est à la base de sa production symbolique, mais cela se fait de façon interne à la gestion de sa propre signification, c’est-à-dire, en termes contractuels, de positionnement de son propre énonciateur. Mais cela pousse déjà la photo vers l’argumentation au moyen du gradient d’assomption du monde possible affecté.

3.4.10. La photo comme légisigne symbole argument

La photo, en circulant avec une identité et une transcendance objectale propre (légisigne) et en renvoyant à une certaine pratique symbolique, est en mesure de mettre en perspective son appartenance culturelle même. L’interprétabilité de la photo fait ici un saut qualitatif étant donné qu’elle s’offre comme une tournure discursive qui affecte une observation de second ordre sur la signification. La photo en tant qu’argument s’avère capable de remettre en discussion le rapport entre type et occurrence, les frontières entre pratiques culturelles habituellement distinctes, de se mettre en discussion comme produit autonome ou hétéronome d’une culture, de réfléchir sur tout ce qui fait partie de la mémoire culturelle et qui est sédimentation de cette même expérience sensible, de l’événementialité et de la temporalité phénoménologique. La photo comme légisigne symbole argument est ce qui la met en jeu sur un scénario d’implémentation comme un objet théorique, doté de cette capacité autoréférentielle et de ce niveau de signification métatextuelle qui, parfois, lui ont été heureusement reconnus.

3.5. Une relecture des dix classes de signes

Bien que nous ayons tenté d’exemplifier les différentes classes de signes, et bien que nous nous soyons efforcés de rendre compte de la manipulation culturelle de la photo sous l’exercice de pratiques diverses, il reste l’impression que la proposition typologique peircienne est plus un exercice de bravoure qu’une base méthodologique. Ou mieux, encore une fois, les exemplifications fournies pour rendre les classes moins abstraites semblent conduire à beaucoup de questions qu’il est difficile de confiner à l’intérieur de la catégorie “signique” qu’on tente de leur attribuer. Au fond, il suffirait d’affirmer que la photo, comme tout objet culturel, doit être étudiée selon les trois catégories générales de la sémiotisation (les catégories cénopytha-goriques) et que les convocations de la photo à l’intérieur de pratiques spécifiques peuvent être cartographiées, à travers leurs manœuvres syntaxiques, grâce aux manipulations assertives du signe que nous avons précédemment reconceptualisées et rendues, il nous semble, suffisamment opérationnelles. De plus, les dix classes de signes s’avèrent peu convaincantes, à commencer par le fait qu’elles sont apparemment l’exacte condition de l’intersection ubiquiste de la Priméité, Secondéité et Tiercéité. En effet, le Qualisigne, les trois Sinsignes et les six Légisignes sont concentrés sur une ou deux de ces catégories, et seul le Légisigne Indexical Rhématique semble les contenir toutes les trois. L’hypoicône même, notion insérée justement pour confirmer l’insubsistance d’une icône comme un signe à part et les symbioses des trois catégories cénopythagoriques, ne trouverait pas d’autre espace dans cette classification sinon justement sous le Légisigne Indexical Rhématique. Un autre point problématique est que seules trois classes de signes (les Sinsignes) sur dix font fonction de manifestation possible (détermination d’occurrence) de toutes les autres. En outre, Peirce lui-même a explicitement argumenté qu’une classe de signes donnée en implique d’autres : par exemple, « le Sinsigne [Indexical] Rhématique […] implique nécessairement un Sinsigne iconique », un Sinsigne Dicent « doit impliquer un Sinsigne Iconique » (Peirce 1903b, C.P. 2.256, 2.257, nous traduisons). Voici alors que l’autonomie de chaque classe de signes est plutôt compromise, donnant l’idée que l’identification d’un objet culturel, tel que la photo, sous une classe plutôt que sous une autre, est constitutivement une exagération, vu qu’une dérive d’implication y est sous-jacente. Et surtout, la relation implicative réprime la “supériorité” hiérarchique des classes pleinement imprégnées de Tiercéité, vu qu’elles ont nécessairement besoin de la Secondéité pour entrer dans le domaine de l’expérience et dans le domaine de la possibilité pour pouvoir comparer et traduire ce qu’elles ont tendu à dissimuler. La perte d’autonomie des classes, ou mieux leur impossibilité à délimiter une entité sémiotique, semble finalement donner un coup final à leur prétendue heuristicité et même le tracas de Peirce consécutif à leur formulation, exprimé avec de nouvelles typologies (Peirce 1908a), semblerait appuyer le fait que celles-ci ne peuvent pas marquer un point d’arrivée.

Avant d’abandonner ce guêpier, il vaut tout de même la peine de faire une tentative, semblable à celle tentée précédemment sur l’autre typologie, c’est-à-dire de ramener la classification des dix classes de signes à une schématisation qui nous permette de saisir une éventuelle heuristicité déjà à partir de l’organisation diagrammatique de celle-ci. Que met en effet en évidence le choix de Peirce de croiser les trois trichotomies initiales, partant du principe que les Tiercéités peuvent comprendre les catégories inférieures de Secondéité et de Priméité mais ne pas être comprises par ces dernières. Dans le tableau no 2 nous avions déjà reproduit la schématisation des classes affectées par Peirce lui-même (1903b, C.P. 2.264) ; lui aussi, à travers la mise en valeur de certains bords et la “pertinentialisation” des sommets du triangle, avait tenté de faire émerger des régularités : par exemple, la ligne marquée entre carrés adjacents servait à remarquer le fait que ceux-ci identifient des classes avec une seule sous-classe similaire (le rhème, le légisigne, l’index), tandis que ceux dépourvus de ligne marquée ont au moins deux sous-classes partagées. Ces mises en valeur n’ont pas conduit à des reliefs interprétatifs particuliers, tout comme d’autres schématisations renvoyées à l’« arbre de Peirce » (cf. Proni 1990, p. 153). Tentons donc une nouvelle schématisation :

Tableau no 5

Tableau no 5

Ce schéma a pour qualité de rendre moins obscures les dénominations ou mieux, de les encadrer comme une sorte de sténographie de positions à l’intérieur d’un espace topologique où, dans l’axe des ordonnées, nous avons l’intensité de sémiotisation, qui va d’un principe faible d’assimilation à un maximum d’électivité et, dans celui des abscisses, l’extension de sémantisation qui, selon une corrélation inverse, procède d’un maximum (principe d’exemplification) à un minimum (principe de formativité). Si les trois sinsignes sont les seuls à avoir une détermination effective et donc directement exécutable (ce sont des occurrences), nous devons nous rendre compte que les triplettes à plus basse intensité de sémiotisation sont informées par une matrice rhématique et sont déjà à l’intérieur, donc, d’une dimension discursive. Voici alors que malgré que nous ayons des triplettes qui ne se placent pas à l’enseigne d’une Tiercéité qui décide des formes (de fait toutes celles qui ne sont pas des légisignes), les dix classes sont toutes déjà internes à un terrain interprétatif, à un cadre d’autonomisation de valeurs (elles dépendent d’une gestion d’interprétants). Chaque triplette représente ainsi un relais identitaire d’une entité culturelle qui vit de ses transformations interprétatives, de ses mobilisations. Et pas seulement, des triplettes de gauche vers celles de droite, nous avons des transformations préfiguratives, tandis que de la droite vers la gauche, des transformations implicatives. En résumé, le schéma montre que les triplettes ne sont pas des signes mais des stations interprétatives en mesure de clarifier leur nature par rapport aux stations précédentes et que la gestion de la signification du signe est toujours sous l’égide d’une multiplication des accès au sens. C’est une autre façon de dire que la sémiotique peircienne est réfractaire à toute sémantique à dictionnaire et encore plus à toute hypostatisation ontologique sur la nature des choses. En ce sens, même la photographie est dans un réseau encyclopédique mobile et inépuisable, et ne peut être définie, ni limitée à une des triplettes.

Si dans le schéma, l’espace topologique en haut à gauche est laissé vide c’est parce que la corrélation entre un maximum d’intensité et un maximum d’extension de la sémiotisation porte à une sorte de « vertige prothétique » des qualités exemplifiées par l’environnement, ce qui ne permet plus aucune délimitation de jeu linguistique. Il est tout aussi intéressant de noter que le cadran central du schéma qui réunit les sinsignes se place comme l’intersection de recomposition et détermination, c’est-à-dire qu’il se place comme une zone d’équilibre tensif entre programmation et accidentalité, c’est-à-dire comme un terrain d’effectivité, le seul où s’enracinent vraiment les substances dépendantes d’une forme sémiotique, mais encore et toujours informées par des qualités supranumériques disponibles à d’éventuelles “re-pertinentialisations”. Que le terrain principal de la sémiotique est le domaine de la formativité, on le voit par les différenciations et les spécialisations majeures des triplettes (les légisignes sont bien au nombre de six), celles-ci complexifient et sous-spécifient les sinsignes qui devront par la suite tout de même s’offrir comme leurs manifestations : ce n’est pas par hasard que nous avons dit que les légisignes sont à l’enseigne du principe de dissimilation.

À ce propos, une autre notation extrêmement intéressante, suscitée par le schéma, est l’intersection antiphrastique entre le principe d’assimilation et celui de dissimilation ; dans le légisigne iconique rhématique, on enregistre en effet un condensé possible de frictions terminologiques entre courants sémiotiques. L’iconique chez Greimas est une figurativité à haute conventionalisation, c’est-à-dire qu’il est tout entier tendu vers le légisigne ; l’icône chez Peirce est au contraire partisane d’une réinitialisation d’appréhensions analogiques, au-delà d’une médiation quelconque. Dans la dimension autonome du discours, garantie par le rhème, le légisigne iconique rhématique peut alors tenter de statuer l’analogie, de dissimiler les formes d’assimilation et de là, les formes de projection diagrammatique (le légisigne iconique rhématique, comme on le voit dans le schéma, finit par impliquer le qualisigne). De cela, on déduit que la gestion la plus complexe du sens, la gestion figurale, est comme par hasard celle que notre schéma décrit comme la plus dense d’implications, c’est-à-dire celle qui coule le long des deux côtés les plus courts du triangle, de l’argument (légisigne symbolique argument) en bas jusqu’au légisigne iconique rhématique et de là, comme nous l’avons vu, jusqu’au Qualisigne. De fait, l’argumentation a comme formes électives les figures rhétoriques, qui ont une reconnaissance statutaire, au-delà de ce qu’elles réussissent localement à exemplifier (légisigne iconique rhématique), et s’appuient sur les potentialités diagrammatiques des signes mêmes dont elles se servent (qualisigne). L’argument possède alors en interne une grande partie de toutes les autres triplettes. Or, étant donné que la majeure partie de nos communications contracte des valences modales (parmi lesquelles leurs complexifications épistémiques, déontiques, etc.), on peut se demander, une fois que la taille du sens s’égalise au niveau des substrats sémiotiques qui régissent nos mouvements discursifs, si l’aspect argumentatif n’est pas, au fond, ubiquitaire. Nos objets de discours sont d’autres discours, si bien que l’identité même des objets communs est mise en discussion.

À partir de ce raisonnement, nous pouvons nous demander si la photo n’a pas elle aussi un statut généalogique négocié à l’intérieur d’une culture ; en particulier, celle-ci peut être considérée, et cela survient normalement, comme un objet de communication qui montre donc une organisation en mesure de coaguler transpositivement les relations effectives entre les interlocuteurs dans des relations discursives. Si nous appliquions le schéma à peine dessiné à l’identité “signique” des textes, voilà que nous pourrions trouver, à nouveau cartographiée, une série de problématiques thématisées de façon éparpillée par des approches sémiotiques variées.

Tableau no 6

Tableau no 6

Ce schéma peut ici être montré comme une pure suggestion transpositive entre modèles théoriques ; il a le défaut de ne respecter aucunes interprétations des classes explicitées par Peirce lui-même et d’être sûrement trop influencé par un modèle textualiste. Disons alors que cette schématisation est elle aussi trop influencée par une enveloppe interprétative qui déplace la pertinence sur le texte et qui enrichit et en même temps déplace son heuristicité. En outre, des dénominations propres apparaissent aussi à notre révision de la première classification, comme “statut”, ou “genre”, tandis que la textualité devient, justement, un centre gravitationnel. Nous pourrions dire que ce schéma raffine et précise simplement certains éléments du genre (c’est une instance au travail dans le texte, il est par lui-même une macro-proposition qui décide des valeurs traitées dans ceux qui seront les énoncés qui le concentrent) et du statut (qui ne prédique pas quelque chose sur les valeurs, mais qui les inscrit à l’intérieur d’un cadre électif – une idée générale comme dirait Peirce). Signalons en particulier que le schéma tient compte d’une conception de l’énonciation en acte comme articulée sur trois axes fondamentaux : l’assertion qui régule le mode d’existence des valeurs, l’assomption qui régule la force illocutoire et la déclinaison figurative qui régule la densité de relations internes au monde possible textuel (cf. Fontanille 1999a) et qui – comme nous le savons – se cramponnent de façon parasitaire sur le monde de l’expérience pris en référence par l’interprète (cf. Eco 1979).

En résumé, cet ultime schéma est ici proposé si la photo est saisie comme un composé intégré de signes, c’est-à-dire comme un texte ; l’analyse que nous avons menée dans le paragraphe précédent, non seulement respecte majoritairement l’organisation peircienne, mais considère la photo comme signe pris en charge par des pratiques, et pour ces raisons nous l’avons elle-même vue glisser d’une classe de signes à l’autre. Voici alors que les deux propositions interprétatives données aux dix classes de signes peuvent coexister et s’offrir comme une tentative interprétative autonome, l’une de l’analyse de la photo en tant qu’objet culturel, l’autre de l’analyse du texte en tant que tel. Cette dernière, en outre, est étendue bien au-delà de l’immanence du texte, aussi bien à travers l’aire supérieure du schéma, celle identifiée par les légisignes symboliques qui exercent une détermination d’instances culturelles globales sur la manifestation locale du texte, qu’à travers l’aire de l’inter-référence et de l’équivalence, qui restituent la textualité à une comparaison d’abord hétéronomique et ensuite dissolutive de sa propre identité (un texte, réduit au qualisigne, s’ouvre à sa traductibilité en quelque chose d’autre).

3.6. Considérations sur la portée de la relecture des typologies peirciennes

Du point de vue méthodologique, il n’est pas très important de considérer ces types de signes comme des classes dans lesquelles répertorier les photos à analyser. Cette typologie doit être l’occasion de dynamiser la façon avec laquelle l’analyse considère la photo, étant donné qu’elle est mise en signification à l’intérieur de pratiques spécifiques qui ne peuvent pas du tout se résoudre dans l’interprétation du texte esthétique. S’il est probablement vrai que l’interprétation esthétique, surtout si elle est interne au domaine artistique, offre à la théorie un cadre de complexification maximale, vu la relative autonomisation de la prédication discursive et la saturation sémantique asymptotique des traits qui peuvent être rendus pertinents, la sémiotique structurale n’a largement pas respecté le devoir de rendre compte d’autres pratiques dans lesquelles les objets culturels sont mis en signification. Notre relecture de la typologie peircienne permet de mieux éclairer les relations entre les perspectives de sémantisation que la sémiotique a su, au fil des années, distinguer (des lectures plastiques aux lectures figuratives et figurales, de l’appréhension perceptive de la configuration sensible de l’objet à l’identité transcendante de ce dernier, de la mémoire discursive aux tournures métatextuelles). Réciproquement, la typologie peircienne reste prise au piège dans l’enchevêtrement, parfois confus, des casse-têtes du philosophe américain, du moins tant qu’elle n’est pas rabattue sur la recherche sémiotique actuelle et relue sur la base des distinctions de problématiques qu’elle a péniblement opéré.

Le lecteur le plus attentif aura remarqué que les typologies dont nous avons débattu sont en mesure de se problématiser et de s’éclairer réciproquement. La première a offert des perspectives sur le signe photographique qui le saisissent comme une jonction interprétative et une ressource inépuisée de pertinences, au point que le cadre théorique qui en est sorti est une mobilisation de la signification photographique sous l’égide d’études spécifiques. La seconde typologie nous a, au contraire, introduit à la négociation stabilisée du signe photographique en tant qu’admis par une certaine pratique, nous révélant cependant que cette dernière a une syntaxe interne propre qui finit par construire des glissements constitutionnels du signe photographique dans la décomposition progressive de son identité. Peirce lui-même avait remarqué que les types de signes qu’il avait identifiés étaient des composés pour lesquels chacun des types en présupposait d’autres ou servait de supplément à un autre. Dans leur intersection, les deux typologies dessinent des conditions d’accès à la signification des objets culturels qui offrent en même temps un discernement théorique des conditions d’une stabilisation identitaire et un complexe d’étude qui permet d’en suivre la mobilisation. Au fond, cela répond de la dialectique identitaire entre une mêmeté (le soi-idem) et une ipséité (soi-ipse) ainsi qu’une articulation entre interprétation et usage des objets culturels. Les conditions culturelles d’identification et de transformation d’un objet culturel, si elles ont des contraintes matérielles, ne répondent tout de même pas d’une détermination ontologique, mais de l’organisation en devenir et à des niveaux multiples d’une sémiosphère où coexistent des pratiques concurrentielles et divers scénarii d’implémentation.

Note de bas de page 55 :

C’est un point sur lequel nous avons décidé de ne pas de rentrer dans le fond pour ne pas appesantir l’examen critique attentif ; mais il est clair que notre réinterprétation critique des critères à la base de la typologie finissent par se refléter dans les critères d’exclusion des classes en raison de leur impossibilité à se soutenir. Du reste, cela ne fait que rendre plus évident que notre intention n’est pas du tout de mettre à notre compte une typologie des signes dans laquelle encadrer le cas de la photographie ; il s’agit au contraire de penser que dans les ruines présumées de la plus sophistiquée des classifications des signes se cachent des briques encore précieuses pour la recherche actuelle.

Le fait d’avoir raisonné sur la constitution de la photo en tant que signe à travers les typologies peirciennes ne s’est ainsi pas révélé un exercice en soi ; c’est surtout la systématisation peircienne, dans l’ouverture d’un guêpier de syntaxes entre constitutions “signiques”, dans la remise en question de l’autonomie des types “signiques” individuels, dans l’affirmation d’insubsistance de bien 17 classes55, qui apparaît comme une boîte de Pandore seulement parce que les “maux” qui en sortent ne sont que les tracas d’une théorie qui ne veut pas être réductionniste.

Avec la témérité appropriée, nécessaire pour affronter le flot de l’idioscopie peircienne, nous avons au moins été en mesure de passer du citationnisme du Peirce vulgate, pour “clore la discussion” sur l’ontologie et sur la référence inéluctable de la photo, à la convocation de la classification des signes pour remettre la photo au centre de tous les fronts de la recherche actuelle. La photo redevient épicentre de questions, non pas en tant qu’“exemple théorique”, mais au moyen de la diffraction de textes photographiques attestés, de techniques inventées et adoptées, de perspectives de “pertinentisation” de la photo dans des pratiques spécifiques, etc. La démonstration de cela est l’objectif primaire de notre étude.

À l’intérieur de ce cadre critique où la photo ne s’avère pas du tout “parquée” dans un type de signe, on peut mieux apprécier l’analyse tourmentée de la photo de Peirce. À travers la photo, il se heurte à la question de la possible autonomie de l’énoncé visible (non graphématique) en vue de sa signification. D’où son indécision dans la reconnaissance de celui-ci en tant que symbole dicent, c’est-à-dire dans la possibilité de lui attribuer le même statut que les propositions linguistiques. Au premier abord, il lui semble que la photo peut exemplifier des qualités sensibles et fonder des analogisations par inter-référence, que la photo peut tout au plus supporter une prédication d’existence de ce qui l’a produite, mais que, pour entrer vraiment dans les “jeux propositionnels”, elle doit se doter d’un “titrage” (étiquette) : voici, sous un portrait, le nom de la personne représentée (dans ce cas uniquement, Peirce reconnaît sans problème un symbole dicent ; cf. Peirce 1903c, C.P. 2.320).

Il est inutile de lui reprocher cette hésitation étant donné que l’autonomie de la signification des textes visuels a été reconnue d’une manière non controverse, dans la sémiotique structurale, seulement à la fin des années 1970, et que dans le domaine de la philosophie et de l’esthétique de tradition anglo-saxonne, ce problème a occupé le débat jusqu’à nos jours. Nous ne nous embarquerons naturellement pas dans la reconstruction de ce double nœud historico-critique, mais il semble plutôt intéressant d’expliciter au moins que Peirce s’est creusé la tête sur cette question à travers la réflexion sur la photographie. C’est un devoir philologique que nous lui devons, après être intervenus aussi massivement pour opérer une traduction et une relecture tendancieuse de ses typologies. En outre, il est clair que la typologie des signes n’est pas l’unique thématisation scientifique qui lui a suggéré une réflexion sur la photographie ; nous devons alors, nécessairement, rouvrir le cadre de notre examen.

Note de bas de page 56 :

Après la parution italienne des deux premières éditions de ce livre, Roberto Signorini, disparu prématurément, est intervenu avec un travail de reconstruction philologique de tous les matériaux peirciens qui peuvent concerner une sémiotique de la photographie, agrémenté de commentaires sur des auteurs (Brunet, Lefebvre, Hookway) qui ont récemment abordé à nouveaux frais la théorie de la photographie à la lumière de l’ensemble de la théorie sémiotique peircienne. Notre contribution est mentionnée, mais écartée parce qu’elle cherche une conciliation avec la sémiotique structurale et se rattache à une sémiotique textuelle. Or, non seulement notre contribution, déjà dans les versions précédentes de la présente en langue française, se plaçait en polémique avec une sémiotique strictement textualiste, non seulement elle présentait Peirce comme avant-coureur d’une sémiotique des pratiques, mais elle proposait la reconstitution d’une théorie de la photographie déjà présente, quoique de façon très concise, dans les écrits peirciens, chose aucunement mentionnée par Signorini, malgré le fait que ses conclusions aillent précisément dans cette direction.

4. La théorie de la photo chez Peirce56

4.1. L’énoncé photographique

Si nous reprenons le passage que nous venons de citer (C.P. 2.320), qui appartient à un écrit de 1903 (Syllabus), c’est-à-dire contemporain de la classification des signes déjà commentée, nous nous apercevons que celui-ci fut détaché et situé délibérément dans les Collected Papers dans un chapitre intitulé « Propositions ». Cela ne fait que souligner que, juste après l’exemplification du portrait qui désigne le portraituré par une étiquette, Peirce convoque à nouveau la photographie en la qualifiant de dicisigne assez proche de la proposition ; cette dernière – cela mérite d’être rappelé « est, en bref, un Dicisigne qui est un Symbole » (ibid., nous traduisons), à savoir, pour la précision, un Légisigne Symbole Dicent (dans notre relecture il s’agirait d’une classe propositionnelle, d’un genre). De ce constat découle sans doute le plus lumineux passage sur la photographie de tous les Collected Papers. Peirce pousse la photo jusqu’aux abords de la « quasi prédicativité », c’est-à-dire jusqu’à la possibilité d’être constituée de façon autonome comme symbole (dicent), puisqu’il est difficile de reconnaître dans le texte visuel les traits qui caractérisent la proposition (quantificateurs, opérateurs logiques, etc.). Cette fois, puisque nous ne tentons pas une lecture critique précise, il convient de citer le passage, également dans sa version anglaise originale, en signalant notre subdivision arbitraire en cinq parties.

[1] A better example is a photograph. The mere print does not, in itself, convey any information. But the fact, that it is virtually a section of rays projected from a object [2] otherwise known, renders it a Dicisign. Every Dicisign, as the system of Existential Graph fully recognizes, is a further determination of an already known sign of the same object. It is not, perhaps, sufficiently brought out in the present analysis. [3] It will be remarked that this connection of the print, which is the quasi-predicate of the photograph, with the section of the rays, which is the quasi-subject, is the Syntax of the Dicisign; [4] and like the Syntax of the proposition, it is a fact concerning the Dicisign considered as a First, that is, in itself, irrespective of its being a sign. Every informational sign thus involves a Fact, which is its Syntax. [5] It is quite evident, then, that Indexical Dicisigns equally accord with the definition and the corollaries (Peirce 1903c, C.P. 2.320).

Note de bas de page 57 :

Rappelons que Barthes disait que la « photo est littéralement une émanation du référent » (Barthes 1980, p. 126).

(1) « Une photographie est un meilleur exemple [d’un dicisigne, qui quoique de nature indicielle, semble se rapprocher de la proposition]. La simple impression en soi [épreuve] ne communique pas une information. Mais le fait qu’elle est virtuellement une section de rayons projetés57… ». On pourrait commencer la réflexion en explicitant le fait que la photo n’est pas une empreinte en tant qu’exemplaire photographique, reproduction imprimée (print), ou encore sinsigne indexical dicent, mais en tant qu’on peut la ramener à son type, c’est-à-dire à son négatif (légisigne indexical dicent) : cela expliquerait le fait que Peirce ait ressenti le besoin de se référer en l’occurrence à l’épreuve et non à la photo en général. C’est le négatif, en effet, une fois institué en matrice, qui contrôle et explique le rapport de contiguïté, le lien direct que l’épreuve particulière préserve avec l’objet imprimant. Toutefois, l’instrument légisignique est fondamentalement lié au statut attribué à l’épreuve (légisigne indexical rhématique), à son caractère informatif (légisigne iconique rhématique). Ces liens impliqués entre le dicent, le rhématique et l’iconique, sous l’axe des légisignes (on se référera à nouveau au tableau no 5), peuvent trouver un parallèle sur le plan de l’exemplaire photographique particulier (sinsigne), lequel, renvoyant à son propre légisigne correspondant, pourra hériter des valences existentielles et des valences diagrammatiques que la forme « dicent » du sinsigne pourra précisément se charger d’énoncer. À son tour, cette capacité énonciative est reconnue seulement par une sémiotisation symbolique, par une tiercéité interne au Monde du Signe (légisigne symbolique dicent). L’acharnement théorique est donc en effet régi par le doute qu’il y ait des potentialités propositionnelles dans des signes (sinsignes indexicaux dicents) qui n’ont pas déjà été ramenés conventionnellement à une classe propositionnelle codifiée et dès lors à des critères explicites de reconnaissance d’un sujet et d’un prédicat.

On note encore l’ambiguïté à propos du caractère informatif de la photo : d’une part, elle peut être imputée au versant iconique mais, de l’autre, elle a besoin d’une aboutness, d’être une exemplification attribuable à quelque chose ; voici alors que l’informativité est liée également à l’indicialité, en particulier aux rayons imprégnants, véritable objet dynamique a quo de l’institution du signe photographique.

Note de bas de page 58 :

Cf. Fontanille (2003)

(2) « … d’un objet par ailleurs connu, en fait un dicisigne. Tout dicisigne, comme le système des graphes existentiels le montre pleinement, est une nouvelle détermination d’un signe déjà connu ailleurs du même objet. Cela n’apparaît peut-être pas suffisamment dans la présente analyse » (nous traduisons). Dans ce second extrait l’aboutness est explicitée ; pour qu’il y ait informativité on doit se référer à quelque chose de connu ailleurs, à une instruction identitaire déjà ouverte, à un réseau de nœuds interprétatifs. Ce second extrait insère la photo dans un parcours interprétatif qui est (ou peut être) une syntaxe expérientielle, toutefois non tournée vers le futur, comme dans le cas de l’index pointé, mais vers le passé : l’objet est pensé comme déjà connu ailleurs. Ce qui explique que le parcours rétrospectif qui garantirait seulement une promesse d’indexicalité peut se suturer avec une reconstruction indiciaire ou en tout cas avec la possibilité d’attester une connexion entre objet et épreuve photographique par le biais d’un autre interprétant. On note que l’interprétant qui est en jeu n’est pas une théorie de la photographie mais un accès alternatif à l’objet (le problème dans ce cas n’est pas la remontée ascendante vers le caractère symbolique de la photo, mais l’implication descendante rhématique) ; naturellement nous pouvons penser également un tel accès comme une constitution perceptive précédente (plan de l’expérience sémiotique) ou comme un renvoi encyclopédique (plan de l’existence sémiotique58), mais il est un fait que dans les deux cas on a besoin d’une médiation, et donc d’un passage par la tiercéité (légisigne indexical rhématique). On comprend alors ainsi que la sémantisation de la photo peut enfin arriver à saisir celle-ci comme une occurrence-type, qui dépend d’une pratique symbolique régie par des matrices capables d’affirmer un lien actuel entre deux portions de culture.

(3) « On remarquera que ce lien de l’épreuve, qui est le quasi-prédicat de la photographie, avec la section des rayons, qui est le quasi-sujet, est la syntaxe du dicisigne » (nous traduisons). Il s’agit d’une affirmation qui constitue une ouverture théorique vers ce que nous appellerions avec Jacques Fontanille syntaxe figurative de la photographie. L’instanciation de la photo est conçue comme scénario énonciatif qui informe le processus de signification de celle-ci. Il est fondamental de relever l’usage de l’atténuation désignative fournie par le « quasi » antéposé à « prédicat » et à « sujet » ; encore une fois, Peirce précise délibérément qu’il prend en considération l’exemplaire particulier, notamment l’épreuve positive (print). Comme nous l’avons déjà dit, le sinsigne doit être vu comme ayant la capacité de traiter de valeurs d’existence, de pouvoir réguler la prédication et l’assomption de valeurs. Mais cela suscite un passage ultérieur par la tiercéité, tant en ce qui concerne la certification statutaire de l’objet photographique comme empreinte (légisigne indexical dicent), qu’en ce qui concerne la pleine reconnaissance d’une construction propositionnelle (légisigne symbolique dicent). Au niveau du sinsigne nous en sommes encore à une sorte d’exemplification analogique de la propositionnalité et à une détermination syntaxique saisie au sein d’une syntaxe expérientielle (respectivement la version rhématique et iconique d’un sinsigne).

(4) « … et comme la syntaxe de la proposition, c’est un fait concernant le dicisigne considéré comme premier, c’est-à-dire en soi indépendamment du fait qu’il est un signe ». Peirce non seulement appréhende la problématique de la syntaxe figurative, mais il pense qu’à cet égard l’épreuve photographique, produite concrètement, est quelque chose qui décide du dicisigne en tant que tel, de sa potentialité prédicative, encore avant même d’être dissemblable et attribué à une classe de signes (versant légisignique). Il y a prédication déjà au niveau de la densité figurative, avant les restrictions de forme des légisignes, avant la prédication garantie par les spécialisations des signes qui fonctionnent comme sujets et comme prédicats. À travers la photo, Peirce est prêt à admettre qu’un sinsigne indexical dicent équivaut à une proposition, mais il n’apporte pas de réponse à la question de savoir si l’on doit ou non directement admettre que la photo puisse être élevée en toute circonstance à un légisigne symbole dicent. En pratique, la question à laquelle Peirce est confronté est celle à laquelle s’est heurtée la sémiotique visuelle des années soixante et soixante-dix, quant à l’autonomie ou non de la sémiotique visuelle par rapport à celle des langages verbaux.

Note de bas de page 59 :

Nous reprenons l’exemple du passage peircien immédiatement successif à celui qui vient d’être commenté.

(5) « Ainsi tout signe informationnel implique un fait qui est sa syntaxe. Il est donc tout à fait évident que les dicisignes indiciaires s’accordent également avec la définition et les corollaires » (Peirce 1903c, C.P. 2.320, p. 178) La définition et les corollaires sont relatifs au Dicisigne, mais la conformité de la photo avec ceux-ci n’est finalement rien d’autre que l’acceptation de son caractère propositionnel. La connexion indicielle est ce qui garantit qu’il y ait une prédication dans un énoncé visuel. Pour reprendre l’exemple de Peirce, en le renvoyant contre ses propres positions théoriques, on pourrait admettre que la photo exemplifie un homme grand, mais n’est pas en mesure d’affirmer avec des moyens spécifiques « C’est un homme grand »59 ; or, cette éventuelle insuffisance prédicative est de toute façon rachetée par un autre versant, celui de la syntaxe instanciative qui est en mesure de prédiquer l’existence (« On atteste l’existence d’un homme grand »). Ce qui manque est l’élection du trait « grandeur », par rapport à d’autres traits de l’homme, mais cela ne prive pas la photo d’une prédication d'existence de ces derniers, de leurs relations internes et de leur rapport au fond ; en somme, le versant iconique demeure fortement affirmé, en même temps que le versant indexical, obtenu par le potentiel prédicatif du dicisigne photographique. Or, du moins dans la reconstruction interprétative que nous avons tentée, le dicisigne est la clé de voûte d’une autonomisation des signes, de leur interconnexion sur un plan d’interprétants qui s’érige à médiation discursive. Dès lors, même si le dicisigne n’est pas interprété par son statut ou par une classe codifiée de propositions (la grammaticalisation garantie par le légisigne), celui-ci demeure en soi déjà une détermination discursive qui dispose d’une capacité syntaxique autonome de relier des sujets et des prédicats et de moduler les modes d’existence des valeurs (par exemple, en actualisant quelque chose qui, quoique restant hors champ, semble manifester une certaine co-présence par rapport au scénario représenté).

Nous ne souhaitons pas, dans les raisonnements menés ici, forcer l’interprétation de ce passage théorique fondamental dans le vaste corpus peircien ; en tout cas, dans le contexte de la sémiotique structurale, une tension entre plan de l’énoncé et plan de l’énonciation suffit pour attribuer à un texte sa capacité de moduler les modes d’existence des valeurs et leur assomption, et d’ailleurs le « format » de la proposition linguistique n’est pas nécessairement le prototype de tous les jeux linguistiques. Mais, pour en rester à Peirce, il est significatif d’appréhender une perspective intersémiotique dans son insistance sur la propositionnalité ; en effet, selon le père de la sémiotique américaine :

Une proposition consiste en un acte de signification, qu’il soit retenu ou non, peu importe son mode d’expression. Cet acte de signification réside dans la portée de n’importe quel signe qui devrait signifier qu’une certaine représentation iconique ou une image (ou bien tout autre équivalent) est un signe de quelque chose désigné par un certain signe indiciaire ou un équivalent (Peirce 1902b, p. 255).

Note de bas de page 60 :

Sur l’interprétation du MS 599, quoique dans une optique interprétative différente de la nôtre, voir Fisette (1996, pp. 160-62). Pour le reste, le manuscrit n’est généralement pas pris en compte dans le débat sur la sémiotique de la photographie. Il n’apparaît pas non plus dans le matériel inventorié par Signorini (2009).

On le voit60, ce qui semble être la syntaxe interne à la photographie devient le modèle général de la prédication, ou en tout cas la structure portante de celle-ci, à tel point que sa signification peut être conservée même si la substance expressive des signes est modifiée. Les propositions servent à ancrer (indicialité) des exemplifications (iconicité) de façon telle qu’elles se situent dans une appartenance, une aboutness (tiercéité). Certes, le problème qui demeure est précisément d’attribuer à la photo une syntaxe interne et non de devoir la suppléer avec des légendes et autres signes verbaux. C’est un argument qui doit en tous les cas être considéré avec beaucoup de prudence, parce que, comme il n’existe pas de phrases isolée, sauf dans les exemples d’un manuel de grammaire, de même, il n’existe pas non plus de photographies indépendantes d’un scénario culturel, d’un corpus d’objets, etc. Tout objet culturel est intégré au sein d’un circuit de Tiercéité externe, mais l’enjeu, dans la discussion sur les propositions, est qu’il peut y avoir un circuit de Tiercéité même interne, c’est-à-dire une structure de signification en abyme.

Il s’avère vrai (et c’est une vérité qui s’impose) que toute proposition est susceptible d’expressivité, que ce soit par le moyen d’une photographie simple ou d’une photographie composée, avec ou sans stéréoscopie, avec ou sans élaboration cinéscopique, et ce, en conjonction avec quelque signe, ce qui devrait démontrer la connexion de ces images avec l’objet par le biais de quelque indice ou d’un signe, ou bien en vertu d’une expérience dirigeant l’attention, apportant quelque information, ou indiquant quelque source d’information ; ou encore, en faisant appel à quelque icône semblable s’adressant à des sens autres que la vue et lié à des indications du même ordre ; dans tous les cas, le signe établit une connexion entre l’icône et de tels indices (Peirce 1902b, p. 256).

Note de bas de page 61 :

Dans le manuscrit 599, cité ici, le problème classique de la négation est également convoqué, autrement dit de l’application de la négation à une image, à sa portée informationnelle, voire exemplificative. L’iconisation, la production d’images mentales, est « comme prendre une photographie » de quelque chose à un certain moment, sur laquelle on applique ensuite la négation (Peirce 1902b, p. 256). Les relations intradéictiques internes à l’image ne semblent pas encore résoudre totalement les doutes peirciens sur l’éventuelle capacité propositionnelle de la photo, parce que dans la traduction intersémiotique entre un passage de l’Évangile et sa « photographie » (mentale ou concrète) l’opérateur de négation continue à faire problème. L’argumentation peircienne est viciée par le fait que la phrase incriminée « Vous y trouverez […] un ânon sur lequel aucun homme ne s’est encore assis » n’exige pas, dans un contexte de traduction intersémiotique (d’iconisation) l’illustration d’un homme assis sur un âne et ensuite sa négation, mais la gestion du mode d’existence de l’actualisation (un âne sellé, une main d’homme posée sur la croupe de l’âne et cachée par sa silhouette comme s’il était sur le point d’y monter, etc.). Naturellement, ceci n’est qu’un exemple parmi tant d’autres qui peuvent démontrer la possibilité de nier des valeurs de la part des images.

Le signe interne qui relie icône (exemplification de relations) et indice (déictiques internes) est quelque chose qui doit déployer exactement une médiation entre les deux niveaux différents dans lesquels icône et indice se situent, à savoir ce qu’on appelle en sémiotique structurale plan de l’énoncé et plan de l’énonciation. On pourra souligner que chez Peirce cette connexion médiatrice est à son tour une relation diagrammatique, et que celle-ci, plutôt que d’être saisie sur le plan purement textuel, est saisie sur le plan cognitif d’un procès d’iconisation qui reconstruit un scénario où nous reconnaissons de toute façon un plan d’observation et un plan observé, des relations verticales et horizontales – pour reprendre des expressions utilisées au début de notre excursus (§ 2.1.2.). Nous devons en outre remarquer qu’ici la photographie est utilisée comme interprétant de la proposition, voire comme terme figural pour indiquer ce qui peut lui garantir une expressivité, c’est-à-dire un plan de manifestation. En outre, on doit noter que dans un passage qui ne concerne pas du tout la photographie mais mène au contraire une analyse d’un fragment de l’Évangile (Matthieu, 21.2), Peirce s’étend, de façon apparemment subreptice, sur la photo selon une série de modulations techniques (photo composée, stéréoscopique, élaborée de façon cinéscopique) : cette façon de s’attarder sur des solutions techniques semble démontrer que le problème n’est ici pas seulement cognitif (iconiser par l’imagination), puisque l’expressivité de la proposition peut se concrétiser en différentes formes d’exemplification textuelle (photo simple, photo composée), par construction perspective (stéréoscopique) ou par une syntaxe de points de vue (cinéscope61).

On le voit, ici émerge un cadre théorique qui est très éloigné de la vulgate qui relègue la photo au statut d’icône, d’indice ou de symbole ; certes, pour l’éclaircissement des positions peirciennes on a eu recours à tout un parcours qui précède l’examen de cet extrait fondamental du Syllabus, mais il nous semble indubitable qu’il y ait un gain non seulement exégétique, mais aussi heuristique, en dévoilant une théorisation de la photo au sein du corpus des écrits peirciens et la pleine actualité de ses thèses par rapport au débat contemporain sur la sémiotique visuelle. Pour conclure cette section de notre recherche, nous présentons quatre questions techniques-photographique qui ont ou auraient pu revêtir un rôle important dans la réflexion peircienne.

4.2. Quatre aiguillons technologiques

4.2.1. Les photos instantanées

Note de bas de page 62 :

On comprend alors qu’on ne puisse assigner à Peirce l’idée de l’instantanée photographique comme une coupe synchronique, idée défendue par un sémiologue de la photographie tel que Philippe Dubois (1983-1990, p. 149 sqq.)

L’expression « photo instantanée » était déjà diffusée dans les années 1860, par exemple dans la région de Brighton, surtout autour de la figure d’Edward Fox Junior ; une telle expression était motivée par l’utilisation de la découverte la plus récente en fait de techniques photographiques, à savoir l’adoption de nouvelles gélatines en mesure de garantir l’impression de l’image malgré une durée minimale d’ouverture de l’obturateur. Plus généralement, l’expression « photographie instantanée » finit par indiquer dans les dernières décennies du xixe siècle des expositions de moins d’une seconde : du point de vue praxéologique cela impliquait une intervention unique sur le dispositif, un seul « clic ». Or, dans certains extraits peirciens consacrés à la photographie, le philosophe américain a ressenti le besoin de préciser que sa réflexion sur la photographie était surtout centrée sur l’instantané (on pense au paragraphe le plus galvaudé des Collected Papers, c’est-à-dire le § 2.281). L’explication apparemment la plus logique de cette précision est que l’instantané semble exagérer de façon asymptotique deux points d’arrivée du dispositif : (i) garantir une préhension totalement mécanique, donnée par la fermeture automatique de l’obturateur, selon des vitesses qui n’auraient pas non plus été gérables de façon praxéologique (soit avec la pose B, qui demande une fermeture activée manuellement) ; (ii) garantir la sauvegarde d’une préhension et d’une correspondance point par point de la photo par rapport à la réalité reproduite, de sorte qu’on peut enfin saisir l’image instanciée comme une sorte de « coupe synchronique » (rappelons que Peirce au § 2.320 affirma que la photo est « virtuellement une section de rayons projetés »). Il est un fait que ces deux explications rapides ne vont pas du tout de soi, si bien que nous pouvons maintenant retourner avec plus d’attention à ce « virtuellement ». Mais pour le premier point (i), il est difficile de trouver des preuves textuelles suffisantes, même s’il apparaît plutôt clairement que Peirce appréhende la photo comme un instrument certificatif et donc qu’on peut juger comme une optimisation la plus grande indépendance du déclenchement par rapport aux variables contingentes offertes par le corps et par l’action pragmatique du photographe sur le dispositif ; sur le second point (ii), Peirce est en revanche tout prêt d’être démenti. Il suffit de prendre un extrait contemporain du § 2.281 de What is a sign?, à savoir le § 2.441 de la Short Logic (les paragraphes renvoient toujours aux Collected Papers) – celui-ci aussi déjà cité et commenté antérieurement (voir plus haut le § 3.2 du notre essai) –, pour voir explicité le fait que la photo instantanée est également pensée comme une intégrale d’intervalles d’exposition : « Even what is called an “instantaneous photograph”, taken with a camera, is a composée of the effects of intervals of exposure more numerous by far than the sands of the sea »62.

Note de bas de page 63 :

Grâce également à l’inventaire de tous les passages peirciens consacrés à la photographie accompli par Signorini (2009, p. 99), il est apparu que Peirce connaissait l’existence des expériences de Muybridge, et en raison du fait qu’il avait traduit Exposition d’instruments et d’images relatifs à l’histoire de la chronophotographie d’Etienne-Jules Marey. Rappelons, en outre, que dans les années1880 se situent aussi les premières tentatives d’utiliser une sorte de “photofinish” dans le contexte sportif, en particulier hippique.

Note de bas de page 64 :

Cf. Kleim (1970, p. 47).

Note de bas de page 65 :

On se réfère à ce qui a été dit un peu plus haut (§ 4.1), comme commentaire du § 2.320 des Collected Papers.

Évidemment, les expériences sur la fixation des sections immobiles du mouvement, déclenchées au millième de seconde, par Eadweard Muybridge n’avaient pas convaincu le philosophe américain ou l’avaient amené en tout cas à la conclusion que nous venons de citer63. On note que Peirce ressent le besoin de préciser « taken with a camera ». Entre la fin des années 1880 et la première moitié des années 1890, Peirce assiste à la diffusion des premiers appareils photographiques portatifs (comme le Kodak), dotés de la nouvelle technologie à la gélatine de bromure qui permet facilement des déclenchements au vingt-cinquième de seconde. Celui qui avait lancé sur le marché de tels appareils était son compatriote George Eastman, lequel forgeait le premier slogan publicitaire de l’industrie photographique : « Poussez sur le bouton, nous ferons le reste »64. Il est possible que Peirce voyait dans l’instantané une version dépoétisée de la photographie, une technique qui permettait l’émancipation des canons « artistiques » qui avaient exploité les expositions nécessairement prolongées des premiers dispositifs pour obtenir des effets « embrumés » dignes de la peinture. Ceci dit, on doit en tout cas remarquer que si Peirce fait porter la critique sur la correspondance point par point en raison du procès instanciatif effectif (il reste cependant un intervalle temporel dans le déclenchement), il ne devait pas moins être conscient du fait que, du point de vue des valeurs iconiques, les expositions plus prolongées créaient des superpositions de configurations (ou en tout cas ce que nous pouvons appeler de nos jours des anamorphoses chronotopiques), en mesure d’influencer de façon notoire la signification photographique et son assomption : des configurations illusoires émergent et l’ancrage dans le “présent” de l’instanciation se perd par définition, embrassant une durée qui donne à l’inscription de traces sur la pellicule une profondeur temporelle disparate. Non seulement les valences existentielles sont compromises, mais en raison de la conception peircienne de la signification la tension interne au sinsigne photographique entre aspects « dicents », « rhématiques » et « iconiques » qui le portaient au seuil de la propositionnalité à plein titre (légisigne symbole dicent)65 vient à se perdre.

4.2.2. Les photos polaroïd

Note de bas de page 66 :

Kleim (1970, p. 28).

Vu que le procédé du polaroïd a été élaboré en 1947 puis optimisé au début des années soixante-dix, l’idée d’avoir un positif immédiatement disponible de la photo qui vient d’être prise était sans doute une chose inconcevable pour Peirce. Toutefois, il est bon de noter que les plaques au collodion humide, utilisées au milieu du xixe siècle, exigeaient un développement plus ou moins immédiat et surtout “sur place”, et permettaient même d’obtenir directement des positifs, quoique de mauvaise qualité66. C’étaient en revanche les photos à la gélatine de bromure qui imposaient un développement en laboratoire.

Face à une photo polaroïd à peine développée, ou en tout cas devant un positif immédiatement tiré après le déclenchement, nous retrouvons la photo comme indice qui nous renvoie à une région du monde que nous avons en même temps sous les yeux : dans ce cas la photo récupère cette disponibilité à régir une syntaxe expérientielle, permettant de saisir sur le vif la relative correspondance (morphologique, luministique, etc.) entre espace photogra-phique énoncé et espace-ambiant photographié, ainsi qu’il arrive pour l’index pointé. Il est tout à fait évident que la réception d’une photo relative à un espace inconnu et à un temps imprécisé change considérablement les régimes et les axes de sa signification. Comme on l’a dit, la constitution de la photo comme dicisigne ne clôt pas le débat sur sa “promesse d’indexicalité” (cette dernière reste sub iudice) ; or la vérification de l’objet représenté et la documentation reconstitutive du procès d’instanciation sont maintenant pensés comme possibles, ou bien cette promesse est relatée à la mémoire signifiée d’un procès d’instanciation, dont le statut discursif montre que, parfois, elle peut mentir. Ce qui est en jeu ici, ce sont naturellement les valences existentielles par rapport à la portée informative (dans la terminologie peircienne) garantie par l’iconicité ; sur ce dernier point nous évitons de préciser à nouveau avec quelle prudence cette terminologie doit être assumée, vu l’ubiquité de la Tiercéité dans la signification. Ce qu’il est important de souligner est le fait que, pour parvenir à la prédication, autrement dit au dicisigne, la photo doit – sinon relier électivement deux portions de culture comme le (légisigne) symbole dicent – pouvoir être au moins ramenée aux actants co-impliqués dans la syntaxe figurative de l’instanciation. C’est la raison pour laquelle Peirce veillait dans le § 2.320 (Peirce 1903c) – déjà étudié en détail – à souligner (en italiques) le fait que l’objet de la relation “signique” doive être « connu par ailleurs », c’est-à-dire de remarquer, par conséquent, que la photo, pour être un dicisigne, doit être l’ultérieure détermination d’un signe connu du même objet. Si ce n’est pas le cas, le “moteur” de la sémiosis ne se met pas en marche et la quasi-proposition de la photographie reste non signifiante, puisque, pour obtenir une “résolution minimale” du sens, elle doit être « composée », c’est-à-dire sous-tendue de connexions de doubles (ou de multiples) accès qui se déterminent réciproquement (et vont constituer, par exemple, ce que nous définissons comme un parcours interprétatif) (cf. Peirce 1906b, C.P. 4.572). Le problème spécifique pour la quasi-proposition de la photo est que ce qui est prêt à prédiquer se place sous l’égide de valences existentielles (Secondéité) tandis que son Objet (voire l’actant instanciateur, ou le sujet de la quasi-prédication pour le dire avec Peirce) est absent. On peut achever le circuit prédicatif par la triangulation médiée par les connaissances encyclopédiques de l’objet, par les expériences antérieures de celui-ci, par un accès expérientiel direct de l’objet. Dans tous les cas un parcours indiciaire s’ouvre qui peut induire à la recherche d’un type imprimant et d’un individu (autrement dit, il n’aura pas seulement une identité spécifique, mais aussi numérique) ; un tel parcours se situera dans la perspective d’une certaine pratique qui rend sensée de manière spécifique l’enquête et ses enjeux. Seule la photo polaroïd, à peine sortie de l’appareil, peut être dite “indicielle” (et non indiciaire) par la syntaxe expérientielle qui se rend disponible et qui guide le parcours de sens ; normalement une photo ouvre au contraire un parcours indiciaire au sein duquel elle se place comme une promesse d’indicialité conjuguée au passé. Cela ne signifie pas qu’au sein de certaines pratiques celle-ci ne puisse pas gagner le statut de texte testimonial (pensons au reportage journalistique) ; mais un texte testimonial est précisément convocable devant le “banc des accusés” à n’importe quel moment et ne manque pas, éventuellement, de rétracter ce qu’il avait promis, ni de se parjurer. Le fait que la photo continue à exemplifier des configurations et ait une mémoire signifiée de sa propre instanciation explique que devant la plus évidente démonstration du manquement à ses propres promesses (répétons que celles-ci s’installent seulement au moment où l’on assigne la photo à une pratique spécifique) la photo peut continuer à garantir le sens ; si ce n’est que précisément les configurations et la mémoire signifiée seront soumises à d’autres valences et à d’autres assomptions (sous l’égide – pour utiliser la terminologie greimassienne – d’autres embrayages énoncifs et énonciatifs). Par exemple, la photo fallacieuse d’une victoire guerrière exemplifierait, en raison de l’élaboration fictionnelle, selon quelles valeurs le sujet de l’énonciation (le pouvoir décisionnaire) se représente idéalement comme victorieux et quel degré de “dignité” et de “valeur” il attribue à l’ennemi.

4.2.3. Photomontages

Tout attesté peut être falsifié et toute attestation exige, pour être rejetée comme acte linguistique inefficace, d’être ou montrée du doigt pour vice formel ou d’être prouvée mensongère. Quand une photo est dévolue à une pratique qui l’implémente sur la scène sociale comme texte testimonial, elle demande à être falsifiée (Basso 2001).

Note de bas de page 67 :

Naturellement, sur le plan des pratiques, on peut prendre en considération l’habitus interprétatif, de sorte que, au-delà de la conscience théorique, il faudrait admettre que la photo soit interprétée comme un “prélèvement” de réalité, par rapport auquel le montage semble compromettre l’inter-objectivité entre dispositif et réalité. Tout cela signerait toutefois la fin de l’examen critique de la réalité, la démobilisation du projet sémiotique, lequel accepte – ou devrait accepter – sa nature normative, ou si l’on veut, régulatrice. La classification des signes nous enseigne qu’on ne doit pas résoudre le problème d’une sémiotique des pratiques en explicitant quelles sont les habitudes interprétatives à l’égard de la photo, mais en montrant le mode selon lequel on rend la photo localement pertinente en tant que signe. La reconnaissance de la détermination du local par le global nous amène d’ailleurs à attribuer un rôle aux statuts selon lesquels les textes circulent au sein d’une culture donnée.

Note de bas de page 68 :

C’est un cas qu’Eco (1990, p. 176) appellerait « faux diplomatique ».

Or, le photomontage, et non seulement en termes de surexposition multiple, était déjà en vogue au xixe siècle. On dissertait sur l’« art du photomontage » comme pratique célébrée au milieu du xixe siècle, et les débats étaient nombreux, comme les succès de quelques illustres spécialistes (tel que Henri Peach Robinson). D’autre part, la photographie “contrefaite” avait déjà servi à composer d’“excellents” faux pour de “bons” motifs politiques. Parler de photographie “contrefaite” ne signifie pas qu’on produise un faux à partir d’une photo historiquement attestée, mais qu’on ait contrefait le processus d’instanciation qui entre en friction avec la façon dont celui-ci est conçu et mis en valeur par une certaine pratique : par exemple, prendre des photos pour documenter. Un processus productif “impur” était ainsi en jeu qui porte un faux témoignage par rapport au statut qu’on lui attribue : celui d’attester, celui d’être un texte testimonial67. Le contenu de la photo peut être vrai ; supposons, par exemple, que les Américains sont allés sur la Lune, mais que, tellement émus, ils ont oublié de prendre des photos, de sorte qu’après coup on réalise des photomontages qui se font passer pour des photos prises sur la Lune : nous aurions une fausse attestation de quelque chose qui est véridique (naturellement qui est véridique seulement parce qu’il y d’autres documents qui l’attestent ou une communauté qui, à travers d’opportunes prothèses perceptives, pense avoir eu accès à l’événement de l’alunissage68). Notons, toutefois, que le problème théorique le plus important ne concerne pas le rapport entre ce qu’on affirme sur la photo et son procès d’instanciation, mais le fait que la mémoire signifiée par la photo occulte un autre type de procès d’instanciation qui a effacé ou camouflé les propres traces. Afin qu’elle puisse être négociée comme “photo document”, il ne faut pas qu’elle manifeste, au niveau des traces de l’énonciation, le fait d’être un photomontage. Ce qui est indubitable est le fait que la photo et le photomontage montrent que la syntaxe d’instanciation du texte peut participer à sa propre signification. En même temps, nous trouvant dans la majeure partie des cas face à des textes photographiques produits en d’autres temps et lieux, nous nous servons davantage de la mémoire discursive et du statut d’implémentation culturelle du texte que de la reconstitution du processus d’instanciation effectif (le risque est entre autre une mise en abyme indiciaire relative à l’instanciation “véridique” des documents certifiés par d’autres). Cela signifie que le même procès d’instanciation, qui serait à la base de la connexion physique entre signe et objet et donc d’une sémantique de la trace, finit par être dévolu à une photo comme symbole, dès lors que nous avons l’intervention d’un interprétant culturel dans l’attribution de la même constitution objectale (cf. Peirce 1902a) : « puisqu’il s’agit d’une photo ». Dès lors, de l’indicialité nous sommes passés à la promesse d’indexicalité et enfin à une sorte de statut indexical attribué à un texte photographique au sein d’une certaine pratique, statut qui exige – quoiqu’on puisse rencontrer le risque d’un possible rejet du régime de sémantisation que celui-ci prescrit – d’être falsifié.

Malgré l’intérêt profond que présente le photomontage – l’ampleur des problématiques sous-tendues n’a été qu’effleurée – Peirce ne s’en est pas occupé, et même Eco, dans son célèbre essai sur « Faux et contrefaçons » (Eco 1990, pp. 162-192) n’y prête pas d’attention spécifique. Mais cela sert seulement d’exemple valable dans un double sens : démontrer que les catégories et raisonnements sémiotiques peirciens peuvent être transférés à d’autres cas textuels (non seulement comme des cas-type, mais aussi comme des cas-occurrence), et que ces derniers peuvent exiger un affinage de la théorie, de sorte que celle-ci puisse enfin se révéler heuristique. Il serait inutile ici d’empêcher la soudure entre une vocation interprétative et une vocation structurale-générative, étant donné que la première a posé de façon contradictoire un hiatus entre l’examen théorique de cas-modèles (même en termes de Gedankenexperiment) et la caractérisation critique d’une simple interprétation, tandis que la seconde s’est attardée à établir un lien problématique entre analyse textuelle et tendance spasmodique à généraliser la portée de l’analyse particulière dans le modèle général. En fait, le cas du photomontage ne fait qu’exemplifier le fait qu’on puisse considérer, d’une part, l’articulation effective de la théorisation de Peirce autour de la photographie sur le fond de la complexité de sa pensée, de l’autre, le questionnement et les nécessaires analyses de cas dont ce genre de théorisation ne s’est pas occupé, mais auxquelles elle se prête bien. En somme, à partir de Peirce, la sémiotique de la photographie se déploie comme champ d’investigation très ouvert, mais à condition de ne pas repartir de vulgates réductionnistes ou d’amnésies d’école qui tendent à obscurcir, à leur tour, les gains conceptuels de l’école structurale.

4.2.4. La photographie composée

Note de bas de page 69 :

Voir sur ce point le matériel philologiquement rassemblé par Signorini (2009, p. 135 sqq.).

Note de bas de page 70 :

Nous avons développé cette notion en particulier dans Basso Fossali (2009), surtout dans l’optique d’une sémiotique de la perception.

À plusieurs reprises nous avons relevé l’intérêt de Peirce pour ce genre particulier de technique photographique qu’est la composite photograph. Fortement élaborée conceptuellement et expérimentée par Francis Galton69 sous l’égide d’un darwinisme social auquel Peirce n’aurait jamais pu adhérer, la photographie composée a servi au sémioticien américain également à des fins métaphorico-explicatives de l’appréhension perceptive et cognitive. En effet, la photographie composée conjugue attestation et généralisation, singularité et familiarité. La photographie composée devrait être le résultat d’une superposition de photos qui vise à la typisation d’une classe identitaire (par exemple, dans le cas de Galton, des criminels) par isotopisation de caractères résistant à l’idosyncraticité des visages et des attitudes. Or il n’est pas vrai que Peirce ne s’intéresse pas à cette généralisation iconique de la photo composée par voie d’un abstractive et éliminatrice (cf. Peirce 1903d, C.P. 4.463), mais il l’inscrit dans un procès de “cartographie”, de syntaxe interprétative “économique”, sans compromissions préventives sur le plan du contenu. Pour cela, la photo composée devient chez Peirce celle que nous définissons comme instruction identitaire70, où la composante iconique ouvre une memorabilité livrée à l’expérience future, tandis qu’elle repose sur une stratification d’exemplifications diagrammatiques liées par analogie. La photographie composée est ainsi une classe ouverte de photographies, une famille de transformations dont les nouvelles “attributions” motivent un ajustement des traits définitionnels, en maintenant toujours la sémiotisation “vivante” et toujours renouvelée (cf. Peirce 1898a, C.P. 7.499).

On doit aussi dire que l’intérêt de Peirce pour la photo composée va bien au-delà de sa technique et de l’actualité dans le débat scientifique à la fin du xixe siècle ; en effet, chaque photographie instantanée est, à son tour, l’intégrale des intervalles d’expositions, une stratification imperceptible d’appréhensions différentes par rapport au devenir dans le monde représenté (voir le § 2.441 des Collected Papers cité à plusieurs reprises). Et on peut le dire également de la perception, laquelle ne peut jamais être réduite à la “photographie” d’un état de choses, mais doit toujours être ramenée à une photo composée qui procède, guidée par la schématisation de l’imagination, aux ajustements indiciaires qui soudent localement les croyances : « [pour le pragmaticiste] toutes ses croyances peuvent être représentées, en substance, dans les schémas de son imagination ; c’est-à-dire, comme des photographies composées de séries continues de modification d’images ; ces composés s’accompagnant de résolutions conditionnelles relativement à la conduite » (Peirce 1905a, C.P. 5.517, p. 120). Cela nous ramène à ce que nous avons avancé au début de cette étude (§ 2.1.2.), à savoir que toute constitution de sens est confrontée à un scénario opératif-opérable de valeurs, où les « croyances-habitudes » (ibid., p. 123) se heurtent à « quelque nouvelle expérience » (ibid., p. 124) traversée par la contingence et incitant à passer de l’action (prise d’initiative) à la réaction. L’intégrale des expériences ne correspond donc pas à une « abstraction préscisive » (ibid., p. 131), c’est-à-dire séparative et éliminatrice d’une accommodation toujours transformative et qui revivifie les enjeux de la signification, précisément parce que placée sous l’égide de la confrontation avec un espace d’implication. Ce faisant, la composite photograph devient la métaphore d’une adéquation serrée à l’espace expérientiel conjuguée à l’effectualité d’une relation mobile, due précisément aux mobilisations pragmatiques, à la succession de « prises sur la réalité ». Pour cette raison, nous souhaitons attribuer à Peirce une position épistémologique qui tente de dépasser réalisme et idéalisme, à travers ce que nous avons appelé un réalisme constitutionnel (cf. § 2.1.4.). Celui-ci se mesure à une légalité des valeurs qui est à double dépendance, autrement dit qui dépend d’un couplage entre système vivant et environnement et qui ne se résout pas tour à tour localement, mais qui tend à une familiarisation, à l’élaboration d’habitudes interprétatives adéquates à une dialectique de valeurs opérables et de valeurs opératives (Basso Fossali 2002 ; 2009).

4.3. La photographie comme métaphore explicative

Note de bas de page 71 :

Peirce 1905a, C.P. 5.115. Le recours métaphorique au cinéma (moving picture), comme a signalé Signorini (2009), vante au moins une autre occurrence significative du corpus des écrits peirciens, à savoir in Peirce 1906d, C.P. 4.8-11.

Note de bas de page 72 :

Cf. Peirce 1906c, p. 163. On renvoie en outre à Paolucci (2010), où ce genre de problématiques est profondément disséqué.

Note de bas de page 73 :

Peirce 1905a, C.P. 5.117. Voir également une allusion tardive (1909) à la même question dans C.P. 6.334.

Note de bas de page 74 :

Voir Peirce (1895, C.P. 2.279),

Le fait que Peirce ait élaboré une réelle théorie de la photographie est chose démontrée par la transposition métaphorique de certaines questions cruciales de sémiotique générale sous l’égide de la photographie : celle-ci devient l’explicans d’un explicandum. En particulier, dans les écrits sur les Graphes Existentiels nous assistons à une inversion de la convocation de la photographie, utilisée pour expliquer un concept sous forme analogique : dans ce sens la « page blanche de l’assertion » peut être considérée comme « une pellicule sur laquelle il y a, pour ainsi dire, une photographie non développée des faits de l’univers » (Peirce 1903e, C.P. 4.512 ; cf. Fabbrichesi Leo 1993, p. 147, nous traduisons). C’est un passage dont l’interprétation est controversée ; toutefois, on peut déduire que l’analogie avec la photo dérive de l’idée d’avoir un continuum expressif spéculaire au continuum du monde, sans que cela ne comporte en soi de réfléchissement. La page blanche de l’affirmation est une photo non développée, mais le développement est une détermination (du moins une adaptation) réciproque (a) de deux continuums. Loin d’être en proie à un réalisme ingénu, Peirce souligne la « plasticité » du monde de l’affirmation : « Lorsque nous découvrons qu’une proposition est vraie, nous pouvons la mettre n’importe où sur la feuille, car nous pouvons imaginer que le continuum original, qui est plastique, soit tellement déformé qu’on peut mettre n’importe quelle proposition à n’importe quel endroit de la feuille au choix. » (ibid., nous traduisons). Pour un pragmaticien il est opportun de retenir que « Toutes ses croyances peuvent être représentées, en substance, dans les schémas de son imagination ; c’est-à-dire, comme des photographies composées de séries continues de modifications d’images » (Peirce 1905a, C.P. 5.517, p. 120). Le continuum du plan de l’expression photographique s’ajoute à l’idéal d’un « cinéma » (moving picture) qui soumet le devenir à la continuité71. Dès lors, toute idée dans la conscience se constitue non comme une « photographie instantanée », mais comme « une photographie composée de plusieurs photographies quasi instantanées. Plus l’idée est composite, c’est-à-dire plus elle est généralisée, plus puissante et semblable à une chose, plus il y a de troisième facteur de conscience. » (Peirce 1896, MS 17, p. 9, nous traduisons). L’analogie avec une intégrale photographique d’instantanées (composite photograph) explicite le fait que par la médiation de la Tiercéité on procède à la reconstitution d’un continuum qui puisse répondre plastiquement du continuum du monde. On comprend bien que la photographie est convoquée pour mettre en œuvre une position épistémologique qui se place à mi-chemin entre réalisme et construc-tionnalisme, et que la diagrammaticité et l’inscription locale de l’épreuve particulière doivent se confronter au continuum par le biais d’une tension asymptotique à l’intégration de saisies discriminantes infinies. Le couplage structural chez Peirce s’exprime sous forme d’appareillage de déterminations du continuum propre de chaque Univers, de celui de l’Effectualité Brute, à celui des Idées et à celui des Signes par rapport à une page phémique d’inscription. La détermination est interminable parce qu’elle est ouverte à d’ultérieures déterminations possibles et parce qu’aucune détermination ne se sépare jamais définitivement de ce dont elle se distingue72 : dans nos termes, on dira que la garantie d’expérimentabilité s’articule à la garantie de formativité, à savoir le principe de détermination exemplifié par la photographie n’est jamais séparable d’un principe de dissemblance qui rende justice de l’exemplification “signique” en reconstruisant un continuum par recompositions successives. Si nous revenons à notre tableau no 5, nous voyons que la photographie préside à une signification “signique” non élective (la propositionnalité de la photo s’affirme même restant en deçà de la troisième ligne supérieure, celle identifiée par un principe électif), une signification dans laquelle il y a une contingence interprétative, quelque chose de non réductible à un code et en mesure de garantir une formativité expérientielle en direct et non pré-confectionnée. C’est une relecture qui réexamine, en le recadrant, l’adage barthésien qui considère la photographie comme une production sémiotique dans laquelle l’homme brille par son absence et qui en même temps éclaircit la prédilection peircienne pour la vocation certificative de la photo. Toutefois, même quand celle-ci a un statut scientifique spécifique, sont usage heuristique optimisé est donné non par ce qu’elle prouve isolément (sinon pour désambiguïser ce qui semblait une hallucination73), mais par ce qui garantit au moment où elle entre dans un corpus de photographies liées à un même scénario et généralisables comme une intégrale photographique, une composite photograph ou enfin une carte tirée d’un tel corpus74. Par inter-référentialisation interne des photos on construit un modèle éventuel du monde (inter-réferentialisation externe).

L’appariement entre univers et « pages » d’inscription respectives inter-référentialise des composés, et non des entités simples ; cela nous confirme l’idée que dans le Peirce de la maturité l’iconicité n’est pas du tout réductible à un échantillonnage de propriétés. L’hypo-icône exemplifie des relations diagrammatiques et le fait par le biais d’une médiation “cartographique” qui généralise les univers inventoriés, au sens où il recourt à des simplifications, même au prix de certaines falsifications (narcotisation de propriétés négligeables selon la pertinence assumée). « Quoiqu’une icône ne soit pas, à proprement parler, générale du fait qu’elle est pure icône, cependant toute icône doit, dans ce sens particulier, plus ou moins “généraliser”. Même une photographie procède ainsi » (Peirce 1908c, MS 300, p. 52, nous traduisons). De la même façon, la relation indicielle propre d’une “trace” photographique ne peut pas non plus être réduite à un tableau de conséquentialité processuelle originaire entre antécédent et conséquent (empreinte). La trace photogra-phique est mise en circulation comme « une icône généralisée avec une légende symbolique ou étiquette, qui lui sont assignées indexicalement » (ibid.), c’est-à-dire, elle est implémentée à l’enseigne d’un certain statut et la perception de sa portée indicielle et informative reste en lice jusqu’à ce que la “promesse” ne soit pas, par rassemblement de preuves indiciaires, soldée. Mais, lorsque cela arrivera, ce qui sera “restitué” aura précisément déjà été filtré par d’ultérieures médiations de médiations.

La photo est à tel point révélatrice de la manipulation des signes et de la syntaxe entre types “signiques” que Peirce peut parfois, au lieu de la cataloguer comme exemple d’une classe, le présenter comme terme explicatif : « L’icône […] est la photographie dont l’index constitue la légende. » (Peirce 1896, MS 16, p. 13, nous traduisons). Dans le manuscrit 296, Peirce affirme que « le Système de Graphes Existentiels maintient son rôle de photographie de la Pensée puisque la Forme conceptuelle que le Graphe décrit ne peut pas rester davantage dans le champ de la conscience que le Graphe ne peut rester sur la Feuille phémique » (1908d, nous traduisons). La photographie est ce qui peut expliquer, par analogie, que le système des Graphes fonctionne comme cartographie simplificatrice de la logique diagrammatique de la pensée ; en outre, la nature de trace événementielle qui s’inscrit sur un support éclaire l’advenue de la pensée, son œuvre instantanée d’organisation formelle qui toutefois ne cesse de se reconstituer, de se remettre en jeu selon un enchaînement interminable de “déclenchements” : ce n’est pas par hasard que les Graphes Existentiels sont définis comme un film (moving-picture) de la pensée (Peirce 1906d, C.P. 4.11). La photo composée de myriades d’autres photos n’est alors autre qu’un enchaînement de médiations de médiations qui profilent la dynamique interne de chaque famisigne. Le schématisme et le rapport type/token trouvent une résolution théorique plus avancée et substitutive précisément en passant par la photographie : à la base du famisigne photographique (famille de transformations) nous ne trouvons pas une généralisation qui conduise à un prototype abstrait non existant, mais la stratification et l’accommodation d’une succession vivante d’occurrences qui continuent à apporter leur informativité diagrammatique et leur prégnance existentielle. Même la perception d’un objet, médiée par la modulation du point de vue, par des photos déclenchées tandis que ne suis plus en train de regarder et par des expériences successives, devront donc constituer une « photographie composée de percepts » (Peirce 1901a, C.P. 8.144, nous traduisons).

Il est vraiment difficile de penser que Peirce ait confié un rôle explicatif à l’exemple photographique sans que son statut théorique ne soit éclairci. Personne ne peut donc s’attribuer le primat d’avoir assumé les catégories sémiotiques peirciennes pour une théorie de la photographie ; c’est une prérogative qui revient au philosophe américain même.

5. Peirce à l’appel des théories de la photographie

Nous ne jugeons pas aveugle ou réducteur de repartir de la classification des signes, ou encore de la grammaire spéculative, au lieu d’embrasser avant tout les “grandes” idées philosophiques qui informent la pensée peircienne. Ces dernières, au contraire, sont surtout des prises de position qui dépendent également du contexte historico-philosophique dans lequel Peirce se mouvait ; l’héritage majeur qu’il nous a laissé est l’élaboration fine de telles prises de position, élaboration qui souvent arrive à les préciser, voire à les faire comprendre différemment ; en outre, c’est au niveau de la production conceptuelle que la traductibilité des modèles et l’examen croisé de leur portée heuristique peuvent être pratiqués.

Or, s’il est vrai qu’il aurait été possible de constituer une sémiotique de la photographie indépendamment de la classification des signes peirciens, historiquement le contraire s’est produit, car l’inertie et l’indécision de la reprise de la théorie peircienne pèse sur la possibilité de réagencer globalement la recherche. D’où la nécessité de régler ses comptes avec Peirce. Notre modeste contribution tente de montrer la complexité de la réflexion peircienne, en reprenant l’idée d’Umberto Eco (Eco 1975, p. 283) de relire sa classification en termes de « modes de production du signe », bien que le parcours que nous avons tracé soit légèrement différent. La « faillite presque complète » en même temps que le « succès partiel » (ibid.) de la classification peircienne sont déjà intrinsèques au fait que telle typologie n’est qu’un grand champ de bataille théorique, où les signes sont “attaqués” sur différents fronts.

Or, pour débusquer des prises de positions de ceux qui se défendent derrière l’option d’école et utilisent les idées des pères fondateurs dans une version lyophilisée et comme épice pour leur propre “cuisine” intellectuelle, il a été nécessaire de mener l’examen à fond. Par contre, il vaut maintenant la peine d’affronter brièvement certains passages de théoriciens de la photographie – des sémioticiens, pour certains d’entre eux – qui ont repris avec un certain sérieux les enseignements peirciens. Le point de vue adopté serait le suivant : précisément là où la recherche téméraire de Peirce a “semé” ses propres épigones (nous renvoyons clairement à la complexification inépuisée de la typologie des signes), une vaste couche de problématiques émerge qui ont été seulement effleurées à toute allure, avec pour seul bagage la trichotomie icône/index/symbole. Ce qui émerge notamment est le fait qu’on tende à conceptualiser la photo comme un type de signe, alors qu’on devrait la penser plutôt comme constituée en tant que signe au sein d’une certaine pratique. Plus en général, la sémiotique peircienne a, programmatiquement, toujours tendu vers la plus grande complexification, de sorte que le programme typologique qui l’informe ne vise pas à une économie des cas d’après la possibilité de les subsumer sous des types, mais plutôt à procéder à une vaste cartographie culturelle.

5.1. Les points cardinaux de la théorie philopeircienne de Dubois

Philippe Dubois, auteur d’un des livres de référence sur la sémiotique de la photographie (L’acte photographique, 1983), identifie comme enjeu théorique fondamental pour aborder le propre objet d’étude le rejet conjoint tant de la position qui voit la photo comme « miroir du monde », que celle qui l’esquisse comme « codification des apparences ». Si on conceptualise la première hypothèse en termes de représentation par ressemblance et la seconde en termes de représentation par convention générale, on aura, selon Dubois, d’une part, une réduction de la photo à l’ordre de l’icône et, de l’autre, son rattachement à l’ordre du symbole. Tentons de synthétiser les positions influentes de Dubois en une dizaine de points cardinaux.

I. La trace d’un réel. Un troisième angle d’approche, le plus fructueux, selon Dubois, est celui de penser la photographie comme un index, c’est-à-dire comme représentation garantie par une contiguïté physique du signe par rapport à son référent, comme « trace d’un réel » (Dubois 1983-1990, p. 40).

II. La possible non-identificabilité. La photo, dans une telle perspective, peut n’avoir aucune ressemblance avec l’objet imprimant (autrement dit, aucune iconicité). La photo est définie, en effet, par un processus qui a laissé des traces qu’on ne peut pas nécessairement ramener à la configuration du référent : le « réel » particulier peut demeurer inidentifiable et repérable seulement comme antécédent causal de la trace.

III. La dépendance de la photo de pratiques culturelles. Dubois reconnaît qu’« en amont et en aval de ce moment de l’inscription “naturelle” du monde sur la surface sensible, il y a, de part et d’autre, des gestes tout à fait “culturels”, codés, dépendant entièrement de choix et de décisions humaines » (p. 47).

IV. La photo comme image-acte. Chez Dubois il y a une pleine connaissance de la dépendance de la photo des pratiques culturelles, également parce que le cadre théorique général dans lequel il évolue est une pragmatique de la photographie qui la saisit comme acte énonciateur à plein titre, voire comme une image-acte.

V. Le moment de l’indicialité pure. Toutefois, Dubois insiste beaucoup sur l’existence d’un « moment » de pure indicialité, en total « oubli des codes », qui est la fixation (photonique, dirait Schaeffer 1987) de la trace photographique.

VI. Instanciation sans ingérence humaine. On remarque l’affirmation suivante « C’est là, mais là seulement, que l’homme n’intervient pas et ne peut intervenir sous peine de changer le caractère fondamental de la photographie » (p. 47).

VII. Singularité, désignation et attestation. Enfin, Dubois impute à Peirce la conception de la photo comme un signe indexical qui maintient avec son objet référentiel une relation « marquée d’un quadruple principe, de connexion physique, de singularité, de désignation et d’attestation » (p. 48). Cela éclaircirait « la dimension essentiellement pragmatique de la photographie (par opposition à sémantique) » (ibid.).

VIII. Le signifié extrinsèque de la photo, c’est-à-dire pragmatique. « Les photographies, à proprement parler, n’ont guère de signification en elles-mêmes : leur sens leur est extérieur, il est essentiellement déterminé par leur rapport effectif à leur objet et à leur situation d’énonciation […]. La logique de l’index que l’on repère aujourd’hui au cœur du message photographique joue pleinement de la distinction entre sens et existence : la photo-index affirme à nos yeux l’existence de ce qu’elle représente (le « ça a été » de Barthes) mais elle ne nous dit rien sur le sens de cette représentation ; elle ne nous dit pas « cela veut dire ceci » (pp. 48-49).

IX. La langue blanche entre punctum et hérédité. À en croire Barthes, si on devait dire que la photographie est une langue, elle serait définissable comme une « langue blanche », sans connotations, attestative ; elle est tellement “décisive” dans sa genèse qu’elle ne supporte pas de déviations ou d’ultérieurs “remplissages”. C’est précisément pour cela qu’elle est en mesure de révéler des émergences de valeurs qui s’imposent au récepteur (punctum). La photo se prête dès lors à être assumée comme témoignage qui nous appelle à comparaître en tant qu’héritiers de son contenu figuratif (« ceci est ma mère »).

X. Conséquences antitextualistes. De tout cela dériveraient deux exigences programmatiques – symétriques mais opposées – qui préludent au congé de l’analyse du texte photographique : (1) ce qui compte n’est pas « analyser des photographies » mais « la photographie  comme dispositif théorique, “le photographique”, si on veut, [...] comme quand on parle de “poétique” par rapport à la poésie », ou mieux encore comme « catégorie de pensée » (Dubois 1983-1990, p. 57) ; le cas échéant, (2) ce qu’on doit étudier est l’efficacité de la photo : l’efficacité qui suscite, le plaisir qui garantit, la mémoire qui sollicite.

Dubois déclare ne pas prendre en considération les théories peirciennes en elles mêmes (ibid., p. 60), mais comme « un instrument conceptuel » (ibid.) ; il est certain en tout cas que la trichotomie peircienne icône/index/symbole organise l’argumentation de Dubois et de celle-ci sont tiré par déduction des conséquences, comme celles exposées ci-dessus, lesquelles sont résumées par le même auteur dans l’idée que la photo ne peut être considérée seulement en tant que message, mais également comme acte de production : « On ne peut pas penser la photographie en dehors de son inscription référentielle et de son efficace pragmatique » (ibid., p. 64).

Dubois, comme quelques années avant lui Rosalind Krauss, se sert de Peirce à des fins spécifiques, à savoir pour élaborer une théorie de la photographie ; l’opération est ambiguë, toutefois, parce que Peirce avait déjà situé la photographie dans sa théorie des signes, comme le reconnaît Dubois lui-même (ibid., p. 50). Ce n’est donc pas une manœuvre théorique inédite que de ramener le photographique à l’indexicalité ; on devrait alors d’autant plus souligner le fait que la sémiotique de Peirce ne puisse pas être pliée à un pur usage instrumental, puisqu’elle doit au contraire figurer comme la première perspective critique légitime sur la théorie de la photographie.

Avant tout, l’assurance d’un moment d’indicialité « pure » est assumée élégamment pour justifier une contiguïté physique et donc une dépendance ontologique entre l’empreinte photographique et un réel ; mais Peirce avertissait précisément que cela n’est pas suffisant pour ne jeter quelque lumière sur la nature de ce réel (Peirce 1906b), voire il faut absolument qu’il y ait d’ultérieurs accès interprétatifs à l’Objet, la portée référentielle de la photo restant en lice. De façon plus générale, il y a un faillibilisme propre à n’importe quelle inférence reconstructive relative à un enchaînement causal et à un scénario de production. Par contre, dans la théorie de la photographie philopeircienne la contiguïté physique devient subrepticement pivot fondateur d’une désignation et d’une attestation sans le passage par une tractation énonciative de la force illocutoire de la photo, voire la capacité prédicative même de celle-ci est niée, vu qu’elle ne signifie rien en elle-même. L’insistance peircienne sur le sinsigne dicent précède de quatre-vingts ans cette régression théorique de la sémiotique incapable de reconnaître une organisation discursive à la photographie, sans doute sous prétexte que le projet d’une projection du modèle linguistique verbal sur les langages visuels s’est révélé impraticable. Prétendant qu’il n’existe pas de tension entre énoncé et énonciation photographique en mesure de moduler la prédication et l’assomption des valeurs exemplifiées, des chercheurs comme Dubois ont confié la communication photographique à une perspective hétéronome de signification, à une inclusion de la photo dans un scénario d’implémentation littéraire ou théorique-verbale en mesure d’actualiser son usage. Les précautions peirciennes en matière de signification de valeurs d’existence (l’indexicalité avec ses différentes formes) deviennent chez Dubois affirmation tout court d’existence du référent ; en outre, la possibilité prédicative de la photo, entrevue par le philosophe américain, est exclue par les néopeirciens parce qu’ils ne reconnaissent pas de structures discursives autonomes.

Si l’on se réclame, en revanche, d’une efficacité “directe” de la photo en raison de la nature du dispositif, cela sonne comme un démenti avoué de la vision peircienne qui mettait partout en œuvre une médiation, une tiercéité. Il n’y a aucune transparence de la photo par rapport à son instanciation, éventuellement il peut y avoir une familiarisation avec le medium et des circuits fiduciaires nécessaires à la réduction de complexité de la communication sociale (Luhmann 1968).

Chez Dubois, on assiste par contre à l’assomption de la photo comme “catégorie de pensée” ; il la réduit à une “idée” (tandis qu’il convoque d’autres catégories pour l’expliquer), à un “dispositif théorique” (tandis qu’il en prédique l’événementialité et la matérialité) à la photographicité (tandis qu’il déclare la dépendance de pratiques culturelles). De manière contradictoire, il assume une conception pragmatique de la signification photographique au sein d’un modèle interprétatif, mais ensuite (i) il renvoie à une syntaxe productrice standard et non déclinée en usages distincts, (ii) il conçoit l’exemplaire photographique individuel comme quelque chose qui hérite un statut d’une classe productive et non de sa dépendance d’une pratique sociale, (iii) il assume, en définitive, le signe photographique comme quelque chose qui résout simplement sa signification dans son procès d’instanciation.

L’analyse de la constitution locale du signe photographique au sein de pratiques spécifiques serait en revanche la vraie “cartographie” des pivots d’un parcours interprétatif selon une approche pragmatique. Par contre, on tend à réduire la photo au moment pur d’indicialité. Si celle-ci est la “nervure” de la signification, et indubitablement elle peut l’être, cela dépend d’une perspective spécifique d’interprétation qui assume le procès d’instanciation, ou le met en perspective sur base du mode selon lequel il y a accès, par voie directe ou par reconstitution, ou précisément par le fait qu’il n’est pas reconstructible (“c’est une photo qui a emporté avec soi son secret”). Si je trouve une photo dans le tiroir, j’ai une perception actuelle de celle-ci, mais non certes de son procès d’instanciation : s’il y a quelqu’un dans la photo qui fixe l’objectif j’aurai l’actualisation d’une relation inter-déictique fictive entre l’espace énoncé et mon espace d’expérience ; si je vois que je suis en train d’y laisser d’abondantes traces de doigts, je les lirai comme indices (traces actuelles) de mes mains souillées ; si j’observe le papier et la température de la couleur, je me ferai une idée du fait qu’il s’agit, admettons, d’un polaroïd du début des années 1970, et croyant qu’il appartient probablement à mes parents – relativement inexpérimentés en matière de technique photographique – je suis prêt à l’assumer comme n’étant ni un montage photo, ni une photo à statut esthétique, mais une prise occasionnelle qui représente quelque parent ou ami, même si je ne les reconnais pas. Dans ce dernier cas, je suis déjà en train de constituer la photo comme signe indiciaire, voire comme objet matériel qui contient une stratification d’énonciations dans le temps (l’impression, le développement, la détérioration par consultation récursive dans le temps, l’apport de facteurs environnementaux qui en ont endommagé le support et les pigments, etc.), à tel point que je serai probablement contraint d’identifier des signes qui peuvent être ramenés tantôt à l’une, tantôt à l’autre de telles “énonciations”.

Note de bas de page 75 :

C’est le terme utilisé par Husserl (1926).

La lecture indiciaire d’une photo ne réduit pas du tout la signification à des inférences du type “si → alors” : elle souligne plutôt la nature exploratoire de la gestion du sens dans le temps et le fait que l’indice soit constitué comme tel seulement dans un cadre indiciaire, c’est-à-dire dans une constellation d’indices (de même que le médecin diagnostique une maladie à partir d’une constellation de symptômes). L’indice ne vit que dans un réseau de relations fictives et dépend de la tentative de saturer la sémantisation des configurations inter-actantielles qu’on peut constituer seulement dans une certaine perspective (intérêt thématique75), même lorsqu’elles sont directement éprouvées puisque l’événementialité est toujours en soi déficitaire par rapport au sens (on a une transformation de valeurs, mais selon quelle valence ?). Tracer un parcours relationnel entre indices n’est pas du tout un simple geste inférentiel qui reconstruit un enchaînement causal ; on procède plutôt par accumulation de “preuves écrasantes” (par exemple, celles-ci pèsent seulement en tant que strates indicielles qui justifient la rationalité de la thèse de l’accusation en tant qu’interprétation plus “dense” que les thèses de la défense). Ce qui émerge est que l’indicialité débouche tout au plus dans une « tenue du sens » locale ; cette dernière est en même temps “possession” (c’est un sens cultivé), “contenance” (c’est un sens densifié et entassé dans la mémoire), habitude (au sens peircien : c’est un sens régulateur), résistance (c’est un sens qui reste valable dans le temps), point d’appui (c’est un sens qui soutient). L’indiciarité, avec lequel se confronte également l’analyse textuelle, est “promesse d’indexicalité”, “reconstruction conjecturelle d’indicialité”, parce que ce n’est qu’en perspective qu’elle pourra saturer par connexions sémantiques chaque relief, identification, ou repérage par le biais d’un scénario qui se proposera, par inter-référence, comme modèle possible du procès d’instanciation qui s’est réalisé dans le passé. De même qu’on ne peut pas nier la contribution de l’inférencialité à la gestion du sens, il n’est pas possible non plus d’occulter la constitution pertinente et locale des signes, les perspectives de sémantisation et d’assomption, les stratégies économiques du traitement et de la reconfiguration continue du sens dans le temps.

5.2. Figurativité istanciative et figurativité énoncée

Note de bas de page 76 :

Nous devrions préciser ici “ce qui, à un certain niveau, devient pertinent sur le plan de l’expression et ce qui, au même niveau, devient pertinent sur le plan du contenu”.

Dubois parle de la photographie comme « image-acte » et « image-icône », même en termes synonymiques, pour indiquer que sa sémantique est inséparable du procès d’instanciation. Mettant de côté la contradiction entre volonté de définir le photographique indépendamment de l’iconicité pour parler ensuite d’image-icône, concentrons-nous sur l’expression « image-acte ». Sur le plan du signifiant, d’un point de vue peircien, nous pouvons affirmer que chaque signe-occurrence est un produit : il a donc en mémoire un acte d’instanciation. Soutenir à raison, comme le fait Rastier, que la sémantisation passe toujours par le signifiant en tant qu’il se pose comme un des interprétants incontournables du texte, ne signifie pas délier acte instanciateur et acte locuteur, mais en revanche les faire confluer dans un parcours interprétatif ; néanmoins, cela ne signifie pas éluder l’importance de leur distinction (on pense combien les stratégies de l’assomption du signifiant et celles du signifié76 peuvent être divergentes entre elles ; il suffit de penser, d’une part, au lapsus, de l’autre, à l’ironie).

Mais c’est surtout au niveau de la déclinaison figurative que certains distinguos se précisent : la syntaxe figurative de l’instanciation n’est parfois plus superposable à la syntaxe figurative de l’énoncé, comme le démontre entre autre la dissemblance entre une lecture figurative et une lecture plastique du texte photographique (dans ce dernier cas il est typique de mettre en œuvre une lecture de l’énonciation plastique, autrement dit de penser cette dernière comme dépendante d’une dramatisation du procès d’instanciation). Mais la sémantisation plastique n’est pas non plus généralement tout à fait superposable à la syntaxe figurative d’instanciation mise en mémoire dans le texte ou attribuée par son statut.

Toute la gêne théorique provoquée par ces niveaux de la signification textuelle, qui sont toutefois propres à une multiplication des accès au sens, semble se résoudre dans le cas de la photographie dans leur apparente coïncidence. Soutenir cela signifierait toutefois penser que les règles d’actorialisation figurative sur le plan de l’énoncé sont les mêmes que celles qui sont à l’œuvre sur le plan de l’instanciation : la configuration de l’objet s’est tracée et la configuration-trace, quoique dans l’appauvrissement de propriétés, sauvegarde une même règle d’actorialisation, surtout à cause de la projection, point par point. Mais c’est le même Dubois qui ne veut justement pas assumer l’idée d’une indexicalité qui régirait la restitution iconique ; la connexion indicielle peut subsister et s’exhiber même au prix du renoncement à toute lecture figurative possible de la photo-énoncé. Par là, Dubois en arrive implicitement à rendre dissemblable la syntaxe figurative d’instanciation des photos (c’est-à-dire, la mémoire inscriptive dont on déduit indiciairement l’imprimant de l’empreinte), laquelle reste du point de vue de la sémantique fondamentale une image-acte, une figurativité énoncée (à savoir “ce qu’on voit dans la photo”). On doit noter encore que la syntaxe figurative de l’instanciation ne prévoit pas seulement l’objet imprimant, mais des actants de contrôle comme la lumière ; voire, il serait plus correct de prétendre le contraire : il y a une impression de la lumière médiée par des objets qui en filtrent, bloquent ou relancent la diffusion. Cela rend raison d’une “dramaturgie” de l’instanciation avec des rôles de protagoniste inversés par rapport à l’actorialisation figurative de la photo-énoncé, où la lumière devient seulement condition de possibilité du “visible”. On ne devrait pas oublier à ce stade le rôle du support, dont la matière réagit à la lumière : la pellicule semble vouloir réduire les réactions chimiques de sa propre matière à la pure inscription de son enveloppe. Dubois convoque significativement l’analogie avec le bronzage, mais l’analogie avec la peau doit être prolongée jusqu’à la texture de la photographie analogique, qui possède ses propres patterns comme d’ailleurs la photo digitale (les pixels).

Dans tous les cas la syntaxe figurative de la production photographique peut s’avérer totalement démunie face au scénario figuratif énoncé. Il suffit d’un “nocturne” sur le plan de l’énoncé figuratif obtenu par simple réglage de l’obturateur pendant un déclenchement diurne pour démontrer que la syntaxe figurative istanciative peut être impuissante à expliquer la syntaxe énoncée. Mais pas seulement : la mémoire instanciative signifiée par le texte (et pour cela appelée discursive) ne coïncide pas nécessairement avec le processus qui a “réellement” été à la base de la production photographique. Une photo bougée peut signifier un faire énonciatif perturbé par une (é)motion, tandis qu’elle répond, dans la technique de réalisation, à un déclenchement hypercalibré pour obtenir exactement cet effet.

Par rapport au « ça-a-été » barthésien, qui serait propre à la sémantique de la photo, on doit relever que c’est seulement le “déclenchement” qui “a été”, et en tant qu’ontologie négative d’un fait instanciatif, tandis que le « ça-a-été » du scénario figuratif n’est constitué qu’à partir de la photo et réattribué au passé à travers les garanties futures d’une archéologie menée interminablement à terme.

L’irradiation des valeurs existentielles par le biais de la connexion indexicale se heurte, par exemple, à des problèmes d’identification et de repérage, dont dépendent des critères de “bonne composition” d’une photo. Il suffit d’essayer de photographier depuis une distance de cinquante centimètres un morceau de mur blanc de sa maison pour exhiber sa photo comme “texte testimonial” (et non comme exemplification de son ascétisme esthétique) et voici que l’irradiation des valeurs existentielles par rapport au mur s’avérera insignifiante, dès lors que, privé d’un quelconque rapport figuratif interne, même la minime constitution de valeurs spatiales (en termes dimensionnels) viendra à manquer. Hormis ce cas étrange, mais qui fait comprendre qu’il est difficile que des valorisations spécifiques de l’acte même de photographier soient établies par rapport à la possibilité d’identifier un paysage figuratif, nous pouvons assumer des cas bien plus répandus où le problème est l’identité de sujets et d’objets dont la configuration serait révélée par la photo : typique le geste de déchirer les photos, pour autant qu’elles soient “certificatives”, accompagnées de phrases du type “ce n’est pas moi celui-là”, “on ne dirait vraiment pas que c’est elle non plus”, “vu d’ici on ne comprend rien de ce que c’est réellement”. Certes, de tels exemples peuvent être assumés dans le signe de la photo “tellement fidèle au réel qu’elle en devient ingrate” ; mais on doit noter en premier lieu que la photo a été soupesée comme index en fonction d’autres accès expérientiels (médiés ou non) à l’objet représenté ou dans la perspective de pouvoir identifier des traits dont la nature reste en lice. En outre, la photo peut être refoulée en tant qu’elle saisit quelque chose de non éprouvable ; typique le raisonnement : “je ne suis pas photogénique, mais je me console car les gens me voient en mouvement et ainsi je fais valoir mon expressivité”. Dans le domaine filmologique on tend à rejeter l’analyse du photogramme individuel, puisqu’il n’est pas saisissable lors de l’expérience perceptive du film. De même, la photo peut être refoulée dès lors que personne ne saisirait la réalité de telle façon ; le dispositif serait fidèle dans son inter-objectivité, mais infidèle à l’égard de la phénoménologie de l’expérience.

5.3. La photographie comme art de l’index

Note de bas de page 77 :

Régis Durand, réfractaire à la théorie de la photo comme ready made, prétend qu’il est désormais acquis que l’image photographique est « bien loin d’être purement indicielle. Son statut sémiotique se situe plutôt entre icône et indice, et c’est sans aucun doute de cette indétermination qu’elle tire une grande partie de ses potentialités » (Durand 1995, p. 130). Toutefois, Durand avance cette affirmation quelques lignes après avoir énoncé (quoique de manière succincte) que le statut de l’image photographique évolue dans le temps, que l’idée d’une image sans code est fallacieuse, que le dispositif dépend d’une certaine conception culturelle ; autrement dit, après avoir apporté beaucoup d’eau au moulin de l’interprétation symbolique de la photo. Le mérite de Durand est cependant celui de soutenir que la photo n’est aucunement condamnée au présent de l’indicialité en acte ou à l’« avoir été » de la trace, mais qu’elle peut déployer les assises temporelles de la signification les plus diversifiées (ibid., pp. 132-33). Le précieux travail de Durand met au jour le fait que le simple rappel de la vulgate peircienne rend les positions théoriques plus indécises qu’elles ne l’auraient été sans (du reste, de façon significative, Durand ne place même pas Peirce en bibliographie).

Note de bas de page 78 :

Sur les formes de médiation et leur syntaxe nous nous permettons de renvoyer à Basso Fossali (2007 ; 2008b).

C’est précisément avec l’aval présumé de la sémiotique peircienne qu’une théorie de la photographie comme ready made77 s’est imposée. La connexion indexicale de la photo passerait outre le niveau symbolique et restituerait « le langage de l’art à l’ordre des choses » (Krauss 1977). Voire, un véritable « art de l’index » (ibid.) se profilerait qui a comme premier enracinement le photographique, né comme technique d’impression sur support photosensible, et son élaboration poétique plus cristalline chez Duchamp. De l’esthétique métaphorique du Classicisme on passerait, avec l’avènement de la Modernité « indicielle », à une esthétique métonymique. La réflexion théorique-générale devient dès lors également le pivot d’un encadrement historique, à tel point que s’ajoutent à la vision de Krauss celles de nombreux autres chercheurs, prêts à relier l’index à l’idéologie et à la politique et l’icône au symbolique et à l’intemporel (Durand 1995, p. 126) et à noter le raffinement poétique du ready made selon lequel la photographie est pensée comme « mode de présence de l’objet » (ibid.). La photo s’instancie à travers une appréhension qui soit la plus neutre possible et en même temps digne de foi, de sorte que le déclenchement se pose comme un prélèvement de l’objet, lequel est ensuite libre de signifier par lui-même ou en tout cas au sein d’un nouveau contexte, par rapport auquel la photo s’est posée comme simple intermédiaire. Autrement dit, la photographie est absoute de toute prétention de médiation linguistique précise (elle est tout au plus « langue blanche »), elle est insérée dans des formes de médiation institutionnelle qui la transcendent (par exemple, le domaine de l’art) et rendue pertinente uniquement en tant que médiation technologique78.

Dubois, plutôt que d’accorder une dimension indicielle (les traces de l’instanciation comme mémoire signifiée) propre à chaque texte, entend dégager, contrairement à Krauss, une orientation de la production artistique contemporaine qui se relie à la peinture des origines, puisque celle-ci naquit comme représentation par contact (Dubois 1983, p. 116).

De telles reconstitutions historiques généralisantes nous intéressent peu en l’occurrence, elles sont d’ailleurs extrêmement discutables, puisqu’elles prêtent le flanc à d’innombrables contre-exemples. Ce qui nous préoccupe, ce sont les forçages théoriques selon lesquels

c’est le référent en tant que tel, dans sa matérialité spatio-temporelle, qui devient à lui-même sa propre représentation. La proximité physique entre le signe et son objet se fait alors totale identification. […] l’“œuvre” alors ne nous dit pas autre chose que ce qui la fait être œuvre. Toute la sémantique du message tient dans sa seule pragmatique » (Dubois 1983, pp. 114-115).

Note de bas de page 79 :

Voir l’étude de M. G. Dondero sur la photo de théâtre publiée dans la version italienne de cet ouvrage et Dondero (2007-2008).

L’argumentation de Dubois – qui a comme fond théorique la photographie, le ready made, le land art et la performance, ainsi que la peinture des origines, parce que tout cela forme un ensemble d’expériences connexes à un art de l’événement indiciel – est paradoxale parce qu’il passe d’une sémantique de l’ostension de l’objet (le référent est saisi comme signe de lui-même) à la sémiotique d’implémentation publique d’un artefact qui peut l’ériger en œuvre d’art, en en transformant la sémantique uniquement parce qu’il en modifie le statut. Ce sur quoi se base la sémantique de l’œuvre est-il alors l’objet exhibé ou l’acte de la performance ? Certes, on pourrait avancer que l’“ostension” photographique (pour faire crédit aux thèses débattues ici) est à son tour une performance, mais cela ne ferait que démontrer la non-transparence de l’événement performateur, et non la transparence référentielle. En outre, les pratiques réceptives des performances, précisément parce qu’éphémères, ont bien peu à voir avec la persistance de la trace photographique, sinon par le fait que cette dernière est souvent utilisée précisément pour les documenter. Personne ne réduirait, toutefois, une performance à sa documentation, et n’accéderait à son signifié en considérant les photographies comme non transparentes79. En troisième lieu, toute événementialité ne décline pas un processus d’impression, et donc ce n’est pas parce qu’une performance est liée à un advenir “ici et maintenant” qu’elle peut être cataloguée sous la même classe que les photographies. Enfin, le théâtre est depuis toujours lié à un advenir scénique qui n’exclut en rien sa “métaphoricité”, sa symbolicité ; la même chose peut être dite des performances et de la photographie elle-même.

Note de bas de page 80 :

Texte de la « Préface » de Duchamp ainsi cité par Krauss (1990, p. 76).

L’indicialité semble donc entrée dans le champ de la théorisation photographique, certes à juste titre (Peirce l’enseigne lui-même), mais avec pour effets collatéraux beaucoup de confusion conceptuelle, ou du moins de réductionnisme théorique, sans doute dans le but d’identifier des périodisations ou des tendances de l’art contemporain. L’approche au photographique de Rosalind Krauss, médié par La Mariée mise à nu par ses célibataires, même (à savoir Le Grand Verre) de Duchamp, pourrait témoigner pleinement de ce réductionnisme. La proximité statutaire de cette œuvre célèbre par rapport à la photographie serait donnée (1) par la présence réelle et irréfutable des objets contenus dans le Grand Verre (présence, entre autre, renforcée par la transparence de ce dernier), (2) par la dépendance de la signification de l’œuvre de son titre didascalique qui « élucide le lien narratif entre ses élements » (Krauss 1990, p. 76), (3) par le paratexte intitulé « Préface » de 1934, c’est-à-dire postérieur de huit ans à la première exposition publique de l’œuvre, qui fait allusion à un « Repos instantané […] d’une succession […] de faits divers […] pour isoler le signe de la concordance entre […] ce Repos […] et […] un choix de Possibilités80 », (4) par la présence de parties conçues soit utilisant la photographie, soit par la trace indicielle offerte par la poussière qui s’est déposée sur l’œuvre pendant qu’elle se trouvait dans le studio de l’artiste. Il est difficile d’objecter à Krauss le manque d’autonomie sémantique de l’œuvre de Duchamp, vu que l’usage tranquille des paratextes duchampiens successifs, qui expliquent ou racontent la genèse de l’œuvre, est régie théoriquement par la relation du Grand Verre avec la photographie, laquelle ne réussirait pas à signifier toute seule si ce n’est par le biais des intitulées et des didascalies. Certes, quand on mortifie la sémiotique du texte visuel par le biais des béquilles verbales dont on doit se doter, il va alors sans dire qu’il en dérive des avilissements en chaîne ou une réduction du signifié de l’œuvre à la poétique, en particulier aux écrits de poétique. Soutenir que le Grand Verre met des objets in praesentia du spectateur apportera sûrement son sceau à une torsion significative dans la pratique artistique de Duchamp, mais non une nouveauté au sein des beaux-arts, vu que la sculpture et l’architecture ont toujours donné lieu à une réception de ce type et dramatisé leur intervention sur la matière, l’intersection tensive entre lumière et formants, l’implémentation dans un lieu public, etc.

Note de bas de page 81 :

Par exemple, on note que l’excellente réflexion sur la photographie aérienne amène Rosalind Krauss (1990, p. 97), à des affirmations totalement contradictoires par rapport à celles envisagées avant : « La photographie aérienne nous met en face d’une “réalité” transformée en un texte, en quelque chose qui nécessite une lecture ou un décodage. Il y a césure entre l’angle de vision sous lequel la photo a été prise, et cet angle de vision qui est requis pour la comprendre. La photographie aérienne dévoile donc une déchirure dans le tissu de la réalité, une déchirure que la plupart des photographies prises au sol essaient à grand peine de dissimuler. Si toute la photographie promeut, approfondit et encourage notre fantasme d’un rapport direct au réel, la photographie aérienne tend – par le moyens mêmes de la photographie – à crever la baudruche de ce rêve ».

Que Duchamp se soit fortement intéressé aux calques et aux traces est un fait notoire ; qu’on puisse passer à travers sa poétique pour en distiller une portée théorique générale sur la spécificité photographique et sur son impact dans l’histoire de l’art est une question bien plus douteuse. Si la finesse interprétative de Krauss à l’égard de l’œuvre de Duchamp et de la présence massive de l’indicialité dans l’œuvre de celui-ci est louable, sa tentative de relever des sauts paradigmatiques dans l’histoire des arts est une maladie typique de la chercheuse avide de discontinuités révélatrices fuyant l’effort de caractériser des relations, sachant bien que la tâche est inépuisable81.

Ainsi, le centre argumentatif de la théorie de Krauss, ou du moins celui qui fut surtout retenu, se fonde sur la relation entre « prélèvement photographique » comme trace de l’objet et ostension publique de l’objet trouvé. Dans les deux cas nous aurions une « capture de l’objet » qui rompt avec les codes représentationnels. D’une part, on veut savoir si les opérations duchampiennes visent à mettre l’objet à nu ou si, en revanche, elles proposent de dénuder les conventions artistiques, de l’autre, si le prélèvement indiciel trouve vraiment un objet « présymbolique », étranger ou aliéné par les codes culturels, et si l’opération de « titrer de façon didascalique » et de l’implémenter dans un espace muséal ne signifie peut-être pas une immédiate réinsertion et un ultérieur assujettissement aux conventions. La « spécificité physique de l’indice » (ibid., p. 85) n’a rien à voir avec la différence statutaire de deux objets indiscernables, dont l’un a été élevé au rang d’œuvre d’art : ils sont tous deux des occurrences, donc dotés chacun d’une identité numérique. Si ensuite on comprend que l’urinoir de Duchamp devient un exemplaire non reproductible parce qu’autographique, ceci n’a rien à voir avec la photographie dont le régime de l’œuvre est à objet multiple.

Duchamp assimilait l’implémentation d’une œuvre à un instantané photographique, et Krauss explique que l’« effet d’instantané » peut être ramené soit au « déraillement du discours ou [à] la dysfonction dans le domaine du langage », soit à l’acte linguistique comme événement (ibid., p. 85). Il est clair que Duchamp se réfère à la performativité de l’exposition qui provoque “instantanément” un changement de statut de l’objet. Mais alors la photographie est utilisée ici en termes analogico-métaphoriques, et si l’on veut aller jusqu’au bout du parallélisme, cela concerne l’implémentation et le déclic photographique, provoquant performativement non la restitution d’un réel, mais exactement une “repertinentisation” culturelle de l’objet.

Par contre, Krauss commente la chose en soutenant que « l’immédiateté du Ready-made est logiquement reliée non seulement à l’effondrement des convenances linguistiques (ou semble l’impliquer) mais encore à l’abandon de cette idée selon laquelle le langage aurait un sens qui lui serait propre et qui existerait indépendamment de la volonté d’un locuteur donné » (ibid., pp. 85-86). Avant tout, le ready made démasque des conventions culturelles, et à la limite il les tourne en dérision, mais il ne les fait pas s’écrouler ; en second lieu, la signification linguistique, depuis Saussure, a toujours été pensée comme liée à l’activité des locuteurs et donc aussi comme une mémoire sociale ; en troisième lieu, l’intention du locuteur, quand bien même il serait le plus explicite possible, ne résout aucunement le problème suivant : celui-ci doit se confronter avec le caractère public des interprétants (c’est précisément sur eux que doit aussi se reposer Duchamp s’il veut accéder à un minimum d’intersubjectivité). Du reste, quant à l’intentionnalité, son droit de cité en art équivaut à la disqualification de ce dernier par la réédition d’un prométhéisme romantique de l’artiste-génie, oracle de la vérité ou d’un quelconque absolu.

Certes, on pourrait avancer que photographie et théorie du terrain ont dû se confronter et rompre par rapport à une pensée sémiologique, qu’elle soit culturellement implicite (verbocentrisme), ou scientifiquement explicite (théorie des codes), qui se manifestait comme profondément réductrice. Toutefois, on doit relever – comme on l’a déjà dit – qu’on exacerbe ce réductionnisme si on assume des positions qui prêchent la non-autonomie sémantique d’un texte photographique et sa dépendance par rapport à une didascalie (tout texte, quelle que soit sa nature peut dépendre de paratextes, ou entrer en relations intertextuelles et, quant aux titres, il en existe dans tous les types de communications et ils font partie de l’œuvre, de même qu’une image en regard fait partie d’un texte de biologie). En même temps, on ne doit pas confondre les conceptualisations sémiotiques erronées de la photographie avec la mauvaise édification de modèles généraux, nocifs pour la conception même de la langue naturelle et des textes verbaux.

Il est assez curieux de noter que, tandis qu’on peut accepter des substitutions de paradigmes dans certaines disciplines, sans nuire à la légitimité de leur perspective de pertinence sur un phénomène, en ce qui concerne la sémiotique, la falsification des thèses structuralistes des années 1960 doit équivaloir à une sépulture de ses ambitions, d’ailleurs perçues comme entrave par rapport aux théories de terrain. Les “fautes” sémiotiques, à bien y regarder, sont encore mineures si on pense que le retour à Peirce (ou au Saussure des inédits) peut être exhibé comme un acte de régularisation opportune par rapport aux vulgates simplificatrices. Encore plus curieux : le fait que des théories qui se veulent anti-textualistes et pragmatiques finissent par se poser une question comme qu’est-ce que la photographie ?, pensant pouvoir la résoudre sur base d’une “nature” instanciativo-technologique. Précisément en tant que positions pragmatiques, elles devraient se poser la question de savoir comment un dispositif a été investi au sein de pratiques spécifiques, et appréhender le produit photographique comme la stratification tensive et irrésolue entre “pertinentisations” en compétition, endiguées localement selon des négociations locales.

Note de bas de page 82 :

Nous pensons, par exemple, aux interventions éclairantes de Jean-Louis Comolli (1972) que Dubois cite lui-même (1983, p. 31).

Note de bas de page 83 :

Sur ce point voir également Batchen (1999, p. 198) : « nous devons considérer la photographie comme la représentation d’une réalité qui n’est elle-même rien d’autre qu’un jeu de représentation » (nous traduisons).

Dubois est un excellent chercheur également dans le domaine du cinéma ; comment se fait-il qu’il n’ait pas entendu la critique du réalisme ingénu ou d’un certain documentarisme, mise en chantier par les Cahiers du cinéma entre la fin des années 1960 et le début des années 197082 ? Comment ne pas comprendre que la réalité sociale est une grande mise en scène et que la reproduire photographiquement et l’exposer à un public qui est partie intégrante de cette réalité ne signifie pas du tout la désancrer d’une sémantique culturelle? Quand bien même il y aurait un moment d’indicialité pure, la réalité retracée est une réalité qui est médiée par ses structures d’autoreprésentation83.

Note de bas de page 84 :

Dès lors qu’on peut trouver des passages peirciens qui prétendent que des procès inductifs peuvent s’étayer sur la photographie (cf. Peirce 1903c, C.P. 2.642), exactement comme ils peuvent s’étayer sur les miroirs, il est certain que Peirce aurait considéré que le sentir vrai de l’« enregistrement » photographique trouvé dans une archive dépend d’une inférence hypothétique (abduction), dès lors qu’il s’agit de « supposer quelque chose d’un genre différent de celle que nous avons directement observée et souvent quelque chose que nous serions incapables d’observer directement » (ibid., C.P. 2.640, nous traduisons). Ce raisonnement est expressément étendu par Peirce aux sciences des traces, telles que la géologie. Rien n’empêche alors que nous puissions nous forger un habitus par induction par le fait que chaque photo déclenchée par nous exhibe des connexions indicielles avec la portion d’espace enregistrée, tandis que nous devons nous confier à une abduction et à un sentir vrai par rapport aux photos que nous trouvons implémentées au sein d’un circuit médial qui nous permet de remonter seulement indiciairement à la production de la photo.

Note de bas de page 85 :

Une telle vision de la photo comme relique est propre également à Barthes et explicite chez Dubois.

Note de bas de page 86 :

La photo digitale n’a pas du tout construit une solution de continuité par rapport à la photo analogique quant au statut indiciaire ; la possibilité de mentir a toujours été propre au signe photographique, sans que par cela cessent les pratiques selon lesquelles elle est définie comme “document” (et ceci n’arrivera même pas pour les photos digitales). Dans la syntaxe productive de la photo analogique et de la photo digitale il n’y a pas de facteurs qui les rendent statutairement différentes en termes sémiotiques. Dans ce sens on ne peut pas épouser tout court les thèses de Mitchell 1992, mais il est vrai en revanche que le statut de l’objet photo se modifie dès l’instant où nous le concevons comme un pur et simple data set reconfigurable perspectivement à des fins d’exploration. Le problème est que nous ne sommes plus face à une image, mais à un environnement virtuel où se créent des images.

Claudio Marra (2000) définit non seulement la photographie comme « un morceau de réalité », mais il pense qu’il est incorrect de saisir l’articulation entre le fonctionnement d’un dispositif et son opérationnalité dans des pratiques de signification, ou il proclame encore le paradoxe embarrassant qui consiste à définir le signe comme n’étant ni arbitraire, ni pleinement conventionnel, ignorant évidemment la longue tradition linguistique des signes partiellement motivés, comme par exemple les onomatopées ; il se prévaut de Peirce et de sa théorie de l’index en ne saisissant pas que même pour le philosophe américain la médiation de la Tiercéité est ubiquiste ; il polémique avec Eco parce que celui-ci soutient que les photographies « bien que n’étant pas des miroirs, “on décide de les lire presque comme si elles en étaient” » (nous traduisons), montrant du doigt le vice d’un als ob régulateur (donc emblème du pragmatisme), sans relever que le sémiologue italien est simplement en train d’argumenter la distance entre l’indicialité et l’indiciarité, vu que l’antécédent, dans la syntaxe d’instanciation, ne peut être éprouvé directement84. Nous n’avons pas l’intention d’objecter l’indubitable existence de retards théoriques et méthodologiques dans l’étude de la photographie, mais il est très important, pour aller en profondeur, de ne pas troubler les eaux. Par exemple, il est clair qu’une conception de la photographie comme message est rétrograde, mais cette notion de message n’est plus pertinente pour tout objet culturel – hormis au sein d’une nouvelle médiologie. Quoiqu’en se situant à l’intérieur d’une pragmatique de la photographie, Marra conçoit la photo comme un analogon du réel faisant croire que ce statut est général et non négocié localement à l’intérieur de pratiques spécifiques. De la même façon, il est sûrement éclairant de saisir la photo comme relique85, mais uniquement quand celle-ci s’articule avec une pratique de culte, ne fût-ce que celui dédié aux proches qui nous ont quittés. Dans une autre intervention, Marra (1990) déplore le fait que les approches formalistes se soient basées sur le hardware des dispositifs, c’est-à-dire sur leur matérialité d’objet, et non sur le software conceptuel qui peut associer des médias différents. Au contraire, il semble que les positions de Marra (2000) sont étroitement liées à la nature matérielle de la trace photographique, tandis que les approches sémiotiques ont relevé le “software” discursif entre formes expressives différentes. En effet, chez Marra (1990) la photographie exemplifierait, pour l’époque contemporaine, non tant un procès matériel d’instanciation, mais une « macro-poétique : la réalité dupliquée, l’automaticité productrice, le temps réélaboré » (nous traduisons). Une telle macro-poétique anticipe sur les images informatiques qui « doivent être considérées comme une forme de réalité simulée avec laquelle on se confronte » (nous traduisons), et non comme un territoire de simulacres discursifs. Au-delà du fait que la notion de simulacre se déploie exactement dans une circulation de valeurs identitaires entre mondes de référence à différents statuts, le rapprochement de la photographie avec la réalité virtuelle semble accentuer son appartenance à un monde possible, quoique posé, par translation de l’enracinement de l’expérience, comme propre monde de référence régulatrice. La post-photographie digitale signe une réelle discontinuité avec la photographie analogique (et même digitale) dès l’instant où elle devient un data set disponible, par implémentation informatique, pour un nombre infini de textualisations selon les perspectives les plus différentes86 (Hansen 2004, pp. 94-95). Mais c’est exactement cela qui fait de la post-photographie digitale une chose bien éloignée d’un « fragment de réalité », et plutôt un répertoire d’images possibles (ibid., p. 96) en mesure de la modéliser. Du ready made nous sommes donc arrivés à une photographie à décliner selon des points de vue multiples, qui tour à tour la textualisent et la rendent perceptible, bien que celle-ci, comme data set, reste quelque chose à exécuter indéfiniment dans une liberté radicale par rapport aux positions réelles d’un observateur.

Note de bas de page 87 :

La photographie digitale, et surtout la post-photographie, n’ont que récemment problématisé la perception comme syntaxe figurative incorporée dépendant d’une écologie de la signification (cf. Hansen 2004).

Pour résumer, la théorie de la photo comme ready made implique : (a) une totale déformation de la théorie peircienne (après ce qui précède, je crois que cela peut se passer de commentaire) ; (b) une déproblématisation de la perception, vu que cette dernière est toujours dépendante d’une sémiose et d’une écologie de la signification87 (même les cognitivistes comme Neisser ont compris la leçon de Gibson, et même les gestaltistes ont mis en évidence la « tension à la prégnance ») ; (c) l’acceptation que l’ordre des choses soit déjà un ordre de signification, un paysage d’objets qui les relie à des pratiques (penser pouvoir les appréhender autrement signifie accéder à un horizon nouménique étranger à la dépendance historique de notre compétence d’acteurs sociaux) ; (d) une imprudente élection de cas sui generis – ou encore la séparation, le déplacement et l’éventuelle recontextualisation d’un objet comme un des “coups” particuliers du ready made – tandis qu’il est plutôt évident que ceci arrive à chaque pratique linguistique (le système linguistique est une abstraction par rapport à la parole, raison pour laquelle toute suite énonciative qui a eu droit de cité dans un cours d’action sémiotique est passible d’être décomposée, extraite et rejouée dans un autre contexte : les types linguistiques ne sont que des famisignes, autrement dit des familles de transformations ; (e) une explicitation manquée du fait que même l’ostension de l’objet (il s’agit toujours de cela) se pose comme un mode de production “signique”, enchâssé à l’intérieur du mode de production sémiotique de la photo ; c’est-à-dire, d’une part nous avons une énonciation énoncée qui régit l’ostension, de l’autre, l’instanciation de la photo même (ne pas distinguer ces deux syntaxes, placées à deux niveaux différents, signifie ne pas comprendre que la photo puisse faire bien autre chose qu’exhiber l’objet dynamique qui se trouve éventuellement à la base de son instanciation). Enfin, les rapports réellement prégnants entre photographie et ready made (changement statutaire de l’objet, métadiscours sur les conventions qui rendent deux objets indiscernables différents, etc.) finissent par démontrer exactement le contraire d’une théorie indicielle déproblématisée comme celle qui envisage la photographie comme analogon ou trace ontologique de la réalité.

5.4. Éléments controversés des contributions philopeirciennes à la théorie de la photographie

Tandis que la reprise de la division entre sémantique et pragmatique ne nous semble nullement fructueuse puisqu’une théorie sémiotique de la gestion du sens établit des dépendances croisées entre elles, il est épistémologiquement important de distinguer une sémiotique des textes d’une sémiotique des pratiques vu que les modes d’investigation des unes et des autres diffèrent inévitablement au niveau méthodologique. Les théories de la photographie d’obédience peircienne, au delà des déproblématisations de la sémiotique du philosophe américain, ont eu un impact décisif, non seulement pour mettre en évidence l’importance inévitable de la mémoire signifiée du procès d’instanciation, mais aussi pour focaliser l’attention sur les pratiques au sein desquelles la photo circule, également parce que cela détermine, inévitablement, le système de pertinence selon lesquelles on peut la constituer.

Une phrase caustique de Denis Roche (1982, p. 73) est placée en exergue au livre de Dubois (1983, p. 5) : « Ce qu’on photographie, c’est le fait qu’on prend une photo ». Roche – comme nous verrons dans le chapitre qui lui est consacré – est un explorateur de la temporalité en photographie. En particulier, il y a des photos chez Roche qui manifestent la survenue du déclic par rapport à une réalité qui n’a pas eu le temps de “poser” (le “contretemps” d’un auto-déclenchement délibérément mal calibré), ou bien, dans une tout autre perspective, la répétition de la prise d’une photo du même paysage à des années de distance, ré-adoptant entre autre le même point de vue. L’investissement sémantique du faire photographique au sein d’une pratique spécifique (par exemple, activité artistique, scientifique, reportage, etc.) est une chose qui doit être différemment interrogée par rapport à l’analyse des structures de signification du produit photographique. D’une part, on doit noter que le programme d’une pratique ne cesse de vouloir être visible sur la surface de ses produits, de l’autre, on doit remarquer que ramener la photographie au faire ne signifie en aucun cas liquider une sémantique, puisque tout cours d’action gère le sens même de sa propre production. Quant au fait que le déclic photographique porterait l’événement de sa production à charge de sa signification publique et de la co-implication du sujet instanciateur dans la situation référentielle (Dubois), on ne voit pas quelle spécificité elle peut acquérir puisque tout acte de langage, et en général toute production culturelle, ont une sémantique qui est liée également au moment et à la circonstance de sa production. La valorisation d’un produit à l’intérieur d’un scénario d’implémentation et de réception ne se pose pas sur le même plan que la gestion des valorisations que le produit même, avec ses articulations internes, médie. Toutefois, des articulations entre la dimension globale de la pratique et la dimension locale des textualités adoptées se posent. C’est donc précisément par le biais d’un certain angle perspectif ou d’un “bougé” qu’on cherche à augmenter la signification d’un degré majeur de co-implication du photographe dans la scène qu’il a prise.

Note de bas de page 88 :

C’est ce que note également Dubois (1983, p. 91).

Calculer le “rendu” photographique (la réaction du dispositif à certaines conditions d’éclairage, de mouvement du pré-photographique, etc.) signifie penser précisément qu’on est en train de construire une image différente de ce qu’on est en train de percevoir88. Dire banalement qu’on est de toute façon en face de l’événement de l’empreinte photographique en tant que telle n’a pas une valeur différente que prétendre qu’un peintre remarque l’inscription du trait du pinceau sur la feuille. Dans les deux cas l’acte a une performativité : il fait être quelque chose qui se destine à être un signifiant articulable avec des contenus.

Les photos sont des événements singuliers, mais leur choix d’archivage et d’implémentation dépend d’actes d’élection d’une photo donnée comme représentant d’une classe ou comme œuvre autographique (dans les deux cas il y a une médiation sur la représentativité d’une photo, voire d’un certain exemplaire photographique identifié par une coupe ou par une certaine impression du négatif).

L’“extraction” temporelle de la photo (instantanée) et sa fixité sur le plan du signifiant sont exactement ce qui augmente la possibilité de la mettre en œuvre comme image, c’est-à-dire comme terrain d’une discursivité qu’on cherche à définir seulement après coup. On note ex post les possibilités d’exemplification des photos et l’efficacité testimoniale selon laquelle elle peut être contractée en raison de certains de ses aspects (par exemple, une telle complexité du cadre de co-occurrences figuratives qui peuvent dissuader de l’idée d’une mise en scène). D’ailleurs, comme on l’a déjà dit, la portée indiciaire de la photo ne fait même pas défaut quand elle est falsifiée, puisqu’il est possible d’abduire l’idéologie sous-jacente à la façon de mettre en scène une “réalité” contrefaite. Mais cela ne fait que confirmer le fait qu’à la transparence présumée de l’acte photographique se substitue la médiation de niveaux d’énonciation enchâssés.

Il est plutôt étrange d’observer que le livre de Dubois, L’Acte photographique, emprunte une photo de Michael Snow (Authorization, 1969) comme son “emblème”, puisqu’elle serait « la mise en acte de la photographie même ». La photo de Snow a été obtenue par une mise en abyme de déclics d’autoportrait au miroir tour à tour distribués sur le miroir même jusqu’à décréter une sorte de destitution de la tâche : il n’y a plus de surface spéculaire disponible qui puisse restituer l’image du photographe et l’unique autorisation possible est de continuer à photographier des autoportraits. La photo de Snow se prête bien à être invoquée comme exemple de la capacité de la photographie à construire un pli méta-textuel en mesure de parler de la photographie même, et en particulier du statut de l’autoportrait en photographie ; en somme, une photo argument, pour reprendre Peirce. Par contre, c’est l’emblème d’un livre qui veut présenter la photo comme traversée par un moment d’indicialité pure, qui ne signifie rien en soi si elle n’est pas reliée à l’acte. Mais dans la photo de Snow l’acte est régi par le discours argumentatif (raisonnement figural) qui met en perspective la signifiance de la procédure technique qui en est à la base. C’est la photo même qui autorise à voir ce qu’on est délégitimés, par définition, à construire à la place de l’artiste, c’est-à-dire tous ses autoportraits possibles. En même temps, l’autoportrait en en abyme finit par narrativiser la tentative d’une purification de l’image par la médiation visible des dispositifs (miroirs et appareil photographique) au prix, cependant, de l’effacement du visage même. C’est exactement ce qui rapproche la photo de Snow du corpus de Roche étudié dans un chapitre monographique de la troisième partie de ce livre.

Note de bas de page 89 :

Voir le chap. 1 de la première partie de cet ouvrage.

Dubois cite souvent Roche, non tant comme photographe, mais comme théoricien de la photographie qui a anticipé la récupération théorique de l’indexicalité comme base explicative de sa nature ; Roche (1982) a surtout pointé le quid du photographique dans l’accomplissement de l’action du déclic, et non tant dans le produit de ce déclic89. En se posant la question de savoir « avec quoi une photographie peut-elle avoir quelque chose à faire, dès lors qu’on la prend » (ibid., p. 50), Roche expose le problème du réseau de relations dans lesquelles elle entre. Avant tout, pour Roche elle entre dans un circuit d’incorporation, qui fait que dispositif et machine désirante du corps trouvent un parcours commun de résolution (une détente) et de relance. Mais c’est précisément cette incorporation du dispositif qui attribue à l’acte photographique tout autre chose qu’une valence inter-objectale et laconiquement reproductive : la syntaxe de l’empreinte est déjà dramatisée et jouée selon des valences anthropiques.

Roche amène Dubois à admettre le caractère séparé de l’empreinte photographique, sa distance temporelle par rapport au déclenchement, voire le fait qu’elle ne coïncide pas rigoureusement avec une ruine parce qu’elle ne partage pas l’identité numérique avec l’objet représenté (elle a une identité propre, le cas échéant, en tant que négatif photographique). Dubois arrive ainsi à prétendre, via Roche (1981), que « c’est dans l’instant même où la photographie est prise que l’objet disparait. La photographie rejoint ici le mythe d’Orphée » (Dubois 1983, p. 89). Le “différé” de la photographie la livre à une “fluctuation” de son assomption épistémique (ibid., p. 90), selon un paradigme indiciaire.

Ces déviations argumentatives créent le paradoxe interne au livre de Dubois qui voudrait définir la photographie comme « une véritable catégorie épistémique irréductible et singulière », mais, en revanche, le fait de la caractériser par ses particularités la réduit à la catégorie générale des index ; au lieu d’assumer les relations dans lesquelles la photo entre en raison de son différé, il en assujettit la sémantique à la pragmatique du simple actionnement d’un dispositif ; au lieu de décliner la photo selon les pratiques qui l’assument, il la pense comme une idée. Après avoir défini la catégorie du photographique sur la base d’un moment d’indicialité pure, Dubois parle de l’acte photographique comme d’un coup linguistique interne à un jeu dont dépendent les effets performatifs. En somme, la richesse indubitable du livre de Dubois est corrélative de ses contradictions internes, des prises de position instables à travers lesquelles se dévide son discours, suivant de façon rhapsodique un parcours théorique qui n’a pas atteint en son sein de définition éclaircissante.

Note de bas de page 90 :

Du reste, c’est Rosalind Krauss même (1990, pp. 37-56) qui montre que la photographie peut entrer dans des espaces discursifs différents et peut être pratiquée de façon à refigurer certaines catégories interprétatives normalement utilisées par la critique d’art.

Barthes, Krauss, Dubois partent d’une fulguration conceptuelle pour une ontologie de la trace qui s’imposerait au récepteur en deçà de n’importe quelle interprétation ; la photo ne deviendrait un objet théorique qu’au moment où elle est appréhendée comme « témoignage muet », une « tache aveugle par rapport à l’interprétation ». Mais c’est précisément ce point de départ qui n’a rien de peircien, vu que la perception de la photographie ou son appréhension affective passent par des interprétants (Tiercéité) par le biais de mouvements abductifs. La même chose vaut pour l’enregistrement, étant donné que celui-ci restitue quelque chose seulement à travers une médiation et la sélection d’un certain égard, et est compris comme tel seulement au sein d’une pratique de négociations donnée90.

Note de bas de page 91 :

Cf. Manovich (2001, p. 362).

Les recording arts (ou media arts91) n’outrepassent en aucun cas la médiation d’une Tiercéité, ni ne se servent d’un dispositif indifférent, tant il est vrai qu’entre eux sont en jeu de perpétuelles négociations sur la possible transposition intermédiale ou des tractations sur le changement des supports. Les signes, et parmi eux les traces, continuent à être une ressource ouverte par rapport aux pratiques, aux perspectives d’énonciation et aux tensions entre énoncé et énonciation même, en ne s’opposant pas par là, dans l’absolu, à la codification informatique des données.

Note de bas de page 92 :

Voir le chap. 3 de la première partie de cet ouvrage.

Celui qui a adopté une telle perspective, en restant en contact étroit avec la leçon peircienne, est Jean-Marie Schaeffer (1987), lequel est parti précisément de la « flexibilité pragmatique » de la photo, surtout par rapport à sa réception (ibid., p. 10). Toutefois même en partant de telles prémisses, Schaeffer enracine le spécifique photographique dans la trace photochimique et émancipe l’image photographique du fait d’être une restitution d’une vision anthropique, déjà modelée culturellement. La photo enregistre quelque chose d’événementiel ou un état de fait selon une appréhension qui n’est pas superposable à celle de la perception humaine de sorte qu’elle peut aller au-delà de ce qui est normalement visible. Dans cette perspective on affirme que la photo n’est pas image de l’image phénoménologiquement perçue du monde. L’indicialité pure de la photo est la dimension photonique de la photographie (qui est d’ailleurs digitale d’un point de vue informatif) ; d’une part, Schaeffer s’empresse de dire qu’en réalité l’image pertinente, l’image photographique, est comprise comme vue analogique et assumée au sein de pratiques qui ne sont pas intéressées à mettre en valeur les réactions photosensibles en tant que telles (les études astronomiques des étoiles, par contre, vont dans cette direction) ; de l’autre, il continue à enraciner la sémantique de la photo dans sa nature de signe « naturel92 ». Schaeffer s’insurge contre les sémiotiques du code et leur volonté de repérer une conventionnalité ubiquiste dans l’appréhension des photographies ; par contre, il revendique le fait que c’est la transposition d’une vision physiologique, anthropologiquement universelle, qui permet que les figures “enregistrées” photographiquement soient reconnaissables.

Or, soutenir qu’il existe des procédés chimiques et physiques au sein d’un dispositif, ne signifie pas annihiler le caractère culturel de ce dernier. La notion même d’“appareil” prévoit qu’en amont et en aval de ses syntaxes transformatives il y ait une perspective de sémantisation anthropique (d’une part, les fins, de l’autre, l’évaluation des résultats) ; sans parler ensuite de son élaboration conceptuelle, éminemment culturelle. En second lieu, tant l’iconicité analogique que l’indexicalité déterminable (indicialité) exigent la médiation d’une Tiercéité ; les classes d’objets reconnus sont des famisignes dépendant d’une habitude expérientielle qui, si elle n’est pas forgée par des stipulations conventionnelles, ne dépend pas moins de la stratification mémorielle de l’immersion dans l’environnement et de l’élection de prégnances sémantiques par rapport aux interactions qu’elle y a éprouvées (ceci est déjà partie intégrante de la sémiotisation du monde) ; en outre, comme Schaeffer l’admet lui-même (ibid., p. 41), les indices fonctionnent comme tels uniquement si on dispose d’un savoir relatif à l’arché photographique, autrement dit au processus d’instanciation, et même dans ce cas, on accepte quelque chose comme “photographie” seulement en le cataloguant au sein d’une classe comprise comme famille de transformations (chaque nouvelle insertion est susceptible ensuite de modifier les faisceaux de pertinences qui sous-tendent la classe).

Note de bas de page 93 :

Comme nous l’avons déjà rappelé, certains auteurs, dont Schaeffer et Van Lier utilisent index seulement pour l’indexicalité linguistique ou dans tous les cas intentionnelle et conventionnelle ; par contre, les traducteurs de Peirce utilisent index comme terme générique qui recouvre tous les types de signes délimités par la Secondéité.

Schaeffer distingue : a) les empreintes de l’indice, dans ce sens que les premières sont reliées au statut matériel de l’image, le second à son statut sémiotique ; b) la réception d’une image comme indice de l’identification référentielle de ce dont elle est l’indice ; c) l’indice de l’index93, dès lors qu’ils ont un régime sémiotique différent, le premier référentiel et non conventionnel, le second symbolique et conventionnel (ibid., p. 49). « L’identification référentielle n’est que rarement exigée pour une réception adéquate de l’image photographique » (ibid., p. 51), tandis qu’en revanche on prévoit la reconnaissance d’une nature indicielle, voire de la naturalité de l’indice, puisque celui-ci n’a rien à voir avec les pratiques communicatives mais avec des « phénomènes intramondains » (ibid.).

Schaeffer prétend que la relation entre signe et objet, c’est-à-dire le renvoi “signique”, n’est pas de l’ordre de la signification, mais admet que celle-ci soit reconnue sur la base d’un « savoir sur le “monde” » (ibid., p. 52). Le fait que la médiation encyclopédique ne soit pas reconnue comme de l’ordre de la signification s’explique, tout au plus, par l’identification de cette dernière avec le “signifié en langue”, précisément celui d’une sémiotique des codes. Mais la prise de position de Schaeffer n’est pas innocente justement parce que l’irradiation des valeurs existentielles, donnée par l’assignation d’un nature indicielle à une photo, est évidemment une question de gestion de la signification de celle-ci qui ne peut être détachée de la pratique en cours. La médiation du savoir sur l’arché photographique n’est autre que la connaissance typique des lois qui concernent le monde physique ; celles-ci relèvent d’un savoir négocié, comme tout le savoir scientifique, et la ré-objectivation d’un modèle interprétatif de la réalité ne nous rend pas la nature, mais une nature signifiée par une médiation culturelle. La polémique de Schaeffer est donc vaine, parce qu’il envisage la vérification du phénomène indiciel du “point de vue de Dieu”, tandis que la photographie circule sous un régime indiciaire. La production photographique est ensuite réduite à l’instant du déclic et à l’impression relative de la lumière sur la pellicule, en oubliant que cette réduction est un tractation doxastique du “standard” génétique d’une photo, tandis que n’importe quel photographe est conscient du fait que la photo est susceptible de témoigner de maintes autres interventions et sélections de matériel (cf. Sonesson 1989).

Si Schaeffer fait une distinction entre photonique et photographique, il finit par reléguer ce dernier à l’exercice d’une appréhension analogisante quasi-perceptive : quoique s’intéressant à la réception de la photographie, il prétend en fait que l’espace photographique est calibré sur le modèle de l’espace perceptif, comme si la photo était un prélèvement d’un scénario phénoménologique accessible autrement ou dont on aspirerait à la saturation exploratoire-perceptive. Cela comporterait, comme l’affirme également Dubois, un écart par rapport à la peinture qui au contraire instaure un univers figuratif et donc renverrait de manière différente à son hors-champ (ibid., pp. 120-21). Mais alors la photo ne peut-elle accéder elle aussi à la négociation des mondes possibles, n’existe-t-il peut-être pas de photos à statut fictionnel ?

Après avoir polémiqué avec les positions anti-iconistes d’Eco, Schaeffer parle de l’image photographique comme appartenant au « champ quasi perceptif » (ibid.), ce qui la fait beaucoup ressembler à l’idée de « stimuli de remplacement » dont parle le sémiologue italien. Toute cette approche est toutefois fallacieuse dès lors que, précisément parce que Schaeffer a montré que le dispositif photographique ne fonctionne pas comme la perception, l’instant de la photographie n’a rien de phénoménologiquement réel et par contre il n’est pas du tout vrai que la temporalité de la dimension iconique coïncide ou dépende forcément du temps physique de la formation de l’empreinte. La photo, parce qu’elle est objet matériel, est perçue en tant que telle (il n’y a rien de quasi-perceptif) ; si la surface de la photo est saisie comme représentation bidimensionnelle d’un monde figuratif tridimen-sionnel, c’est dû au fait qu’un enchâssement énonciatif est désimpliqué selon lequel un point de vue interne à la photo régit une certaine déclinaison figurative, à savoir un cadre de relations entre des éléments que je peux assigner à des “familles” figuratives qui font partie de la compétence expérientielle du sujet. De la même façon, dans les anamorphoses chronotopiques, j’infère le temps d’exposition par le biais de la comparaison avec la “bande” visible d’objets dont on peut calculer expérientiellement la vitesse standard (par exemple, un homme qui marche) saisie à une certaine distance. Si l’on peut parler d’iconisation du temps dans « l’entraînement anamorphique de la bande » c’est précisément parce qu’il y a une textualisation qui me permet d’abduire indiciairement l’intervalle d’exposition. La détermination contraignante de l’intervalle d’exposition est déduite de façon inversée sur le plan de la réception photographique. Par contre, l’icône photographique exemplifie une vectorialité transformative et même une rapidité par les postures des corps et par les gestes, un ensemble de relations temporelles qui ne sont pas déterminées par l’indice photographique. Prétendre que le temps de l’icône photographique dépend de son indicialité (ibid., p. 67) contredit le principe même d’analogie perceptive par lequel on souhaite expliquer sa « lecture ». Et d’ailleurs la tensivité des mouvements dans les poses se déduit communément en peinture comme en photographie.

Schaeffer avance encore que dans l’image photographique c’est « le savoir sur l’arché qui est responsable, du moins en partie, du fait que nous la mettions en relation [...] avec un regard correspondant » (ibid.). Le renvoi au positionnement de l’appareil de prises de vue ne signifie pas l’assignation de l’image au regard subjectif du photographe ; élève de Metz, Schaeffer thématise ici la question de l’impersonnalité de l’énonciation, mais pour affirmer que la photo ne se structure pas comme un message et donc qu’elle ne dépend pas d’un fonctionnement sémiotique, puisqu’elle se présente comme une vue correspondant, éventuellement, à un regard qui mobilise des interrogations sur l’arché ou sur la portée informative de l’icône. Évidemment Schaeffer n’envisage pas les messages verbaux comme un terrain de négociation de la signification, mais comme le passage de l’intentionnalité signifiante de l’émetteur, raison pour laquelle la photographie lui semble en revanche comme l’ouverture d’un cadre quasi-perceptif qui s’ouvre aux “pertinentisations” les plus diverses et idiosyncrasiques du récepteur.

Le grand mérite de Schaeffer est d’avoir attiré l’attention sur les pratiques photographiques (ce dont rend compte le premier long chapitre sur les théories photographiques en le valorisant opportunément) ; toutefois, par rapport à l’enquête sur la tradition peircienne de la théorie de la photographie, ici menée, la position du philosophe français aboutit à une série d’impasses. D’une part, L’Image précaire de Schaeffer représente un des sommets, sinon le sommet le plus avancé de cette tradition, de l’autre il témoigne d’une double paralysie qui additionne la méconnaissance de la portée de la sémiotique discursive (en premier lieu celle d’origine greimassienne) avec une lecture plutôt réductionniste de la leçon peircienne, à laquelle d’ailleurs il voudrait remonter. Si la filiation peircienne des théories de la photographie a permis une fondamentale remise en jeu de la mémoire instanciative et des pratiques d’afférence, elle risque cependant d’ancrer le propre discours théorique dans une opposition entre l’événement physique de l’empreinte et les pratiques culturelles et de réduire la portée de Peirce à une spéculation sur le spécifique photographique (en deçà des pratiques mêmes dans lesquelles la photographie s’exprime et est négociée), ainsi que, dans le meilleur des cas (Schaeffer), dans une typologie qui n’a en soi aucune condition méthodologique d’accès à la signification photographique, voire qui la nie en faveur de la classification des jeux linguistique où la photo peut se ranger (ce qui omet sinon de saisir la capacité de la photo à réorienter, ou du moins à modeler, la pratique dans laquelle elle est inscrite en raison de son organisation interne).

Note de bas de page 94 :

Pour une reconceptualisation de la notion de monstration voir Shaïri et Fontanille (2001).

La notion schaefferienne de quasi-perceptif, qui qualifie l’espace photographique, se base sur une idée d’étrangeté de la perception à la signification et en particulier à l’articulation entre expression et contenus. Le stimulus de substitution de la photographie serait curieusement corrompu par la surimpression, laquelle « interdit la transposition quasi perceptive et facilite du même coup une “lecture” signifiante de l’image » (ibid., p. 118). Tandis qu’une seule empreinte est externe à tout “symbolique”, la superposition de traces semblerait la transformer en un terrain discursif, étant donné qu’elle renvoie à une stratégie d’énonciation. Mais soit cela révèle que le cas standard (une seule empreinte) peut construire une transparence de l’énonciation, soit, comme le fait Schaeffer, on finit par corréler le photographique pur avec les conditions d’une quasi-perception a-sémiotique. Au lieu de saisir le mode de constitution de la photo au sein des différentes pratiques, la position de Schaeffer reste ancrée dans l’arché indicielle, chargé de soutenir une pure monstration94 à comprendre quasi perceptivement, et à laquelle se superposent des “messages” hétéronomes, dépendants du canal médiatique qui véhicule la photo, ou des signifiés stéréotypiques qui préexistent au déclic (ibid., p. 155). La photo serait ainsi expropriée en faveur d’une circulation communicative de signifiés “lisibles” exogènes à elle ; elle serait victime d’une inter-discursivité, tandis qu’en soi elle n’est qu’une image.

Note de bas de page 95 :

Voir le chap. 3 de la première partie de cet ouvrage et les observations de M.G. Dondero sur les images pieuses.

L’étude des règles socialisées d’utilisation de l’artefact photographique débarrassent le champ de tout examen de l’organisation discursive interne à la photo. En particulier, comme nous avons vu dans la « Géographie de la recherche », il s’agit de désimpliquer les règles normatives extrinsèques, qui définissent localement les frames réceptifs de l’image photographique au sein d’une implémentation publique, et les règles constitutives intrinsèques de l’identification d’une image en tant que photographique (Schaeffer 1987, pp. 108-110). Ces dernières sont (1) l’identification de l’image comme empreinte, (2) la modélisation spécifique de la figuration iconique qui en dérive (le quasi-perceptif), (3) la thèse d’existence. Les règles constitutives limitent les possibilités normatives d’insérer efficacement les photos au sein d’un contexte communicatif donné. Par exemple, dans la production iconographique-religieuse, la thèse d’existence des acteurs empruntés à la photo affaiblit quelque peu leur fonctionnalité représentationnelle en qualité de personnages sacrés, et c’est pour cela que l’Église recourt peu à cette technique expressive95. Pour Schaeffer, la thèse d’existence est un « schéma de validité » de la photographie en tant que tel, de sorte qu’il n’y a pas de possibilité de représenter photographiquement quelque chose qui n’existe pas, dans le sens où on n’a trace que d’un « réel » (ou du moins vraisemblable) imprimant (ibid., p. 127). L’indicialité (l’indexicalité déterminable) devient un obstiné de la théorie de la photographie contre ce qui est considéré comme une dérive herméneutique discursive qui l’exproprie de sa spécificité ; dans ce sens, le réel représenté peut être une machination, mais l’index photographique le représentera précisément comme une machination existante. De la même façon, la thèse d’existence ne traduit jamais la photo en un texte testimonial du moins jusqu’à ce que la photo soit insérée dans une corniche verbale qui lui permet d’articuler trace et quasi-perception iconique avec une affirmation sur le monde (ibid., p. 146).

Après ce long parcours sur les textes peirciens, il n’est pas nécessaire de montrer que de telles thèses s’avèrent plutôt rétrogrades ; mais ce n’est pas tant par rapport au manque d’adhérence philologique à la thèse du philosophe américain qu’il faudrait continuer à débattre ici des textes fondamentaux comme ceux de Dubois et de Schaeffer, mais plutôt par crainte que l’obsession du repérage d’un spécifique photographique finisse par démentir les possibilités mêmes de signification de la photo (auxquels servent les béquilles discursives empruntées au discours verbal ou au contexte médial) et par la racheter sur le plan, typiquement barthésien, de son intraitable. Ce n’est pas le lieu ici de proposer une ligne théorique propre, même s’il semble plutôt clair qu’une sémiotique des cultures devrait procéder à une sémantique historique des classes culturelles (dont celle de la photographie), que le renvoi à la signicité est fonctionnel à la description de l’utilité sémiotique des artefacts, ou qu’une sémiotique des pratiques doit désimpliquer des relations et des formes de gestion de la signification, sans se réclamer d’une ontologie ou d’une effectualité immédiate ou processuellement transparente à la perception.

Il ne s’agit en aucun cas de nier le pouvoir positionnel de la photo dans le fait d’être “enregistrement”, mais celui-ci est amorcé et traité selon des perspectives de constitution du signe photographique qui ne se résolvent pas nécessairement dans une sémantique de la trace. Toutes les constitutions, précisément parce qu’elles sont dépendantes des pratiques, ont une normativité et la classe culturelle “photographie” se fonde et pourra subsister dans le temps bien au-delà de la stabilité du dispositif (la technologie digitale le démontre) et sur la base d’une généalogie socialement définie d’objets qui participent d’une commune médiation identitaire, toujours en devenir. Peirce n’est pas le philosophe qui peut étayer une théorie du spécifique photographique, mais au contraire une logique de compréhension de la façon dont nous élaborons et dont nous relions pragmatiquement les photos à des fins de signification.

5.5. Le débat après l’“engouement” indiciel

À l’époque de la première rédaction de cette étude (2001) certaines contributions à la sémiotique de la photographie, placées dans une perspective peircienne, nous étaient demeurées inconnues ; d’autres contributions sont apparues successivement à la première édition de cette étude. Si l’ambition de notre recherche n’a jamais été, depuis les débuts, de donner un aperçu critique exhaustif, il est cependant vrai que des travaux comme ceux de François Brunet ne pouvaient et ne peuvent que revendiquer droit de cité au long de notre investigation théorique. Dans ses essais consacrés à Peirce et à la photographie, Brunet (voir en particulier Brunet 1996) a défendu une thèse différente de la nôtre, à savoir que le père de la sémiotique américaine n’aurait pas développé de “véritable” théorie de la photographie (ibid., p. 307), mais qu’il ne s’en est pas moins servi de façon explicative précisément pour problématiser ses typologies, pour exercer une critique d’un catalogage trop hâtif des photos sous un régime informatif (iconique), ou attestatif (indiciaire), ou pour donner l’essor à des enquêtes philosophiques. Il y a trois indications qui trouvent une certaine affinité avec les thèses que nous avons exposées, et qui contiennent déjà en soi une portée plutôt explosive par rapport de la convocation de Peirce dans les théories de la photographie des années 1980.

Note de bas de page 96 :

Brunet avance que l’usage de la photographie dans une optique d’exemplification amène Peirce à présenter sa nature sémiotique ambiguë, ne s’imposant ni comme « un bon exemple d’icône, ni [comme] un bon exemple d’index » (Brunet 2000, p. 318).

Avec Brunet nous assistons surtout à un détachement de la “vogue” consistant à assigner à Peirce une vision de la photographie d’un point de vue exclusivement indiciel ; du reste, le travail de Schaeffer (1987) est reconnu (cf. Brunet 1996, p. 297) comme une position significative et en partie déjà émancipée par rapport à ce genre de tendance96 et à même de souligner le rôle joué par les pratiques. Ce que Brunet souligne, pour sa part, surtout dans les dernières contributions, est le rôle joué par les folk theories de la photographie, diffusées dans les différentes communautés culturelles et au long de différentes phases historiques ; en effet, l’interprétation même de la photo en tant que telle dépend de ces folk theories, c’est-à-dire d’un savoir collatéral qui nous informe par d’autres voies, à savoir à travers des interprétants, non seulement de l’identité des Objets représentés, mais aussi de l’identité culturelle de la photo comme technique et forme de communication.

Sur ce point on remarquera que Brunet (2000, p. 322) avance que « c’est la “connaissance collatérale” de l’objet qui fait de la photographie un dicisigne, autrement dit, qui lui permet de communiquer une information sur cet objet ». Le même Brunet admet que Peirce allait jusqu’à accorder à l’image une signification indépendante du support du langage verbal (que celui-ci soit convoqué par un intitulé, une légende, un paratexte ou autre) ; quant au fait de se servir d’un savoir collatéral, un savoir nécessaire à la photographie pour lui donner une portée informationnelle, on ne peut pas ne pas souligner que cette performance “hétéronome” coïncide avec le régime normal de l’interprétation (cf. Brunet 2008, p. 40). Ce dernier repose sur un réseau mobile d’interprétants, autrement dit, il se base – pour revenir à notre terminologie – sur des instructions identitaires, sur une aboutness qui coagule des appartenances autour d’une jonction des propres connaissances. Toutefois, pour Brunet, Peirce est seulement intéressé à citer la photo comme exemple ancré dans un savoir commun, diffus et d’actualité à l’époque, en mesure de lui permettre une référence tacite, voire comme support analogique dans une perspective didactique. Si nous partageons avec Brunet l’opportunité de montrer comment, dans une optique peircienne, il est nécessaire de s’éloigner d’une théorie du spécifique photographique, pour décliner au contraire la photographie sous l’égide des pratiques qui l’assument et en définissent un statut et une éventuelle portée informative, nous sommes en revanche opposé à dévaluer la contribution théorique de Peirce sur la photographie, en la transformant, comme le fait Brunet, uniquement en un avertissement pour les théorisations successives (il n’y a aucune “nature” du moyen à expliquer). Peirce a abordé certaines questions fondamentales qui ont traversé le débat interne à la sémiotique visuelle, même récentes, et il ne s’est pas limité à pointer la dimension pragmatique de la signification photographique, mais il a spécifié les modes de mobilisation “signique” de la photo et les différentes assises signifiantes qu’elle assume au sein d’une pratique (voir nos relectures de ses typologies), ainsi qu’il a implicitement problématisé l’articulation entre pratiques de production de la photo et pratiques d’usage.

L’obstination avec laquelle Brunet veut souligner l’usage quasi didactique de la photographie pour exemplifier des questions théoriques, centrées sur la classification des signes, se heurte à la constatation que Peirce est le premier à déclarer que la photo ne peut être classée ni sous l’icône, ni sous l’index (ibid., p. 318), et ne peut être ni un « modèle d’image exacte », utilisable par la science, ni un analogon de nos processus mentaux (p. 323). Les réticences de la photo à être cataloguée sous une classe typologique ou instrumentale semblent précisément certifier que son apparition sur la table théorique de Peirce ne se résout pas du tout dans sa fonction d’interprétant doté d’une évidence explicative telle qu’elle peut être citée comme exemple démonstratif tacite et non controversé. Brunet lui-même ne peut pas ne pas remarquer que Peirce raffine son renvoi à la photo : instantané et image composée sont deux techniques spécifiques qui mènent Peirce à souligner, d’une part, la stratification et la mobilité interne également à un réseau diagrammatique de relations seulement apparemment arrêtées par une saisie locale et, de l’autre, l’intégration continue des saisies. La contribution de Brunet nous semble donc surtout thérapeutique, surtout à cause de la façon dont il cherche à démonter tant les réductionnismes définitionnels, que les exagérations de l’intérêt accordé à la contribution peircienne à la photographie.

Affirmer que rien dans l’image photographique ne garantit son caractère photographique, que ce caractère relève non d’une structure physico-technique mais d’un savoir pragmatique [le savoir collatéral), revient nécessairement à opérer un déplacement radical : car alors la photographie perd le caractère autocertifiant auquel on a souvent identifié, au XIXe comme au XXe siècle, sa singularité logique et le principe de ses usages sociaux (Brunet 2000, p. 328).

Brunet s’intéresse à une histoire des conceptions de la photographie et au poids que celles-ci exercent sur les pratiques, et vice versa ; dans cette optique son travail global, bien au-delà des études consacrées à Peirce, est de grande importance. La légitime vision historico-sociale de la théorie peircienne amène Brunet à reléguer au second plan tant les questions discursives qui font des textes photographiques mêmes une base de négociation pour leur assomption (on ne peut nier que leur organisation ait quelque pouvoir modal sur leurs récepteurs), que la reconnaissance même d’une autonomie des langages visuels. En outre, Brunet (ibid., p. 326) s’empresse de souligner que Peirce n’était pas tant intéressé à affirmer le caractère symbolique des photos, mais du reste, accentuant le rôle du savoir collatéral dans la saisie même de la photographie en tant que photographie, Brunet est le premier à valoriser les médiations conventionnelles qui dépendent des pratiques et donc la pleine sujétion de la photographie à la tiercéité du symbole. Ceci s’explique peut-être par le fait que Brunet ne veut pas revenir au sujet de la polémique anti-iconiste et aux règles négociationnelles de similarité (argument fort des thèses d’Umberto Eco, quoique cité maintes fois) ; il prétend au contraire défendre, de façon plus vaste, le rôle du savoir collatéral, lequel – il faut le dire –, s’il n’est pas ancré dans une pratique spécifique et dans une description précise de la mobilisation du signe photographique, risque de devenir un autre terme pour horizon herméneutique. Ce sont précisément l’acharnement théorique de Peirce et son épistémologie “constitutionnelle” (cf. § 4.5) qui empêchent alors de faire confluer immédiatement le père de la sémiotique américaine dans une koinè herméneutique et dans les pratiques explicatives typiques des cultural studies.

Si la vision “culturaliste” de la photographie, à la Brunet, met presque au second plan son enracinement iconico-indexical (« ressemblance contrainte par une causalité physique », ibid., p. 325), il y a d’autres chercheurs qui ont apporté une contribution importante à la théorie de la photographie, comme par exemple Henri Van Lier qui, par contre, voudrait aller jusqu’à mettre en question le nom même de “photographie”, vu que celle-ci ne dépendrait pas d’un acte humain, mais d’un « agent physique » qui ne sait « ni dessiner ni écrire », à savoir la lumière. C’est pour cela qu’il faudrait parler de « photo-effet » ou d’« effet-photo » (Van Lier 1991, p. 12). L’outrance naturaliste fondée sur l’enracinement « photonique » de la production photographique et, en revanche, l’outrance culturaliste restent en vérité des extrémismes acceptables dans une perspective peircienne. Et la typologie des signes du sémioticien américain, au lieu de sembler être un exercice classificatoire stérile, s’élève à une “cartographie” des différents déplacements de pertinence des théories de la photographie mêmes. Par contre, la mise en exergue d’une des constitutions du signe photographique au détriment des autres fonde le vice d’hypostasier certains traits des photos en les déconnectant des autres.

Or, Van Lier a également ressenti le besoin de se confronter à la théorie peircienne et, dans la lignée de ce que nous avons avancé (cf. § 2.5.), il a argumenté avec force la différence entre index et indice, ramenant le premier surtout à l’indexicalité et à des index pointés, c’est-à-dire aux signes intentionnels. De façon irréprochable Van Lier arrive à définir les photographies « comme des indices éventuellement indexés : indices pour le côté nature et le côté technique des empreintes photoniques ; index pour le côté sujet (le photographe) choisissant son cadre, sa pellicule, ses révélateurs, son papier d'épreuve » (ibid., p. 81). Admettons même que la photo, d’un certain point de vue, soit un “effet”, cela n’empêche qu’elle reste une promesse d’indicialité et le procès productif même qui en est à la base est dépendant d’une rétroduction, autrement dit d’un raisonnement hypothético-déductif, d’un paradigme indiciaire. Puisque Van Lier reconnaît pleinement le rôle des pratiques, de celles qu’il nomme « conduites photographiques », il ne nous semble pas exagéré de penser que les caractères indiciaires des photos ne renvoient pas aussi à celles-ci et pas seulement à l’étroite détermination physico-chimique et optique.

Note de bas de page 97 :

Renvoyer ici à Van Lier a le mérite de lui attribuer un rôle fondamental dans le développement des thèses “indicialistes” de la photo, mais dans l’économie de cette étude, il n’est certainement pas possible de caractériser plus en détail sa position, qui s’insère dans un cadre théorique pour le moins original.

De même, Van Lier souligne l’opposition entre une vision sémiotique qui procède de l’objet vers le signe et une autre qui en revanche procède du signe vers l’objet, identifiant cette dernière avec la koinè saussurienno-structuraliste tandis qu’il identifie la première, du moins en partie, avec la tradition peircienne. Pour notre part, notre excursus devrait avoir souligné que chez Peirce la Tiercéité est ubiquitaire, et que ce sont des objets dynamiques (ab quo du procès interprétatif) qui poussent la production de signes, pas moins que leur signification, leur propre instruction identitaire ne dépend d’un enchaînement d’interprétants. L’opposition sèche entre Peirce et le structuralisme ne peut alors reposer sur de telles bases, ou en tout cas n’est pas prudente97.

Après l’exténuation d’un débat sur l’indicialité photographique, Dominique Chateau (2007) a eu le beau rôle en concluant que toutes les tentatives d’utiliser la plus fameuse trichotomie peircienne pour définir la photographie – ou pire, l’art – sont mal placées puisque icône, index et symbole sont des propriétés générales de toutes les images. Du reste, instantanés, photos composées, etc. sont toutes des techniques spécifiques qui renvoient – comme nous l’avons dit – à une « méthode conventionnelle » (Chateau 2007, p. 110). Selon Chateau, il est en outre erroné d’attribuer à la photo une « excellence » iconique par rapport aux autres productions de signes, autrement dit elle ne possède pas forcément un degré d’iconicité majeur par rapport à un tableau ou à une bande dessinée. La densité même de traits “signiques” ne présage pas en soi d’une reconnaissance figurative rapide, et il est donc préférable de parler d’« aspects d’iconicité », plutôt que de « degrés » (ibid., p. 117). Certes, nous devrions faire remarquer que la reconnaissance passe déjà par des médiations de tiercéité, tandis que l’iconicité est plus liée à l’exemplification de patterns relationnels entre propriétés ; cela dit, il est vrai que l’abstraction peut signifier optimisation de l’exemplification et donc du degré d’iconisation. Or, Chateau, en confrontant la photographie avec le cinéma, montre que ce dernier possède une sorte d’indicialité interne, un renvoi continu d’une image à la précédente ; cela tient le régime spectatoriel sur le fil d’un présent en cours, laissant en partie dans l’ombre la rétroduction qui ancre la signification du texte à la reconstruction indiciaire du procès de production du filmé, et concentrant en revanche fortement le spectateur sur le caractère iconique du texte, sur les exemplifications relationnelles en acte. La photographie peut recréer de la même façon un effet de présence (et non un renvoi à ce qui « a été ») mais seulement dans certaines conditions, non réductibles à l’éventuel caractère analogique de l’empreinte photographique par rapport à son objet : « si l’indicialité photographique suffit à fonder son iconicité, l’efficience de l’iconicité exige que l’indicialité soit en suspens pour le moment, c’est-à-dire au moment où le spectateur se concentre sur l’effet d’image et éprouve la simple présence de ce qu’elle représente » (ibid., p. 124).

En ce qui nous concerne, une telle observation pénétrante doit être ramenée à l’idée qui a guidé notre excursus, c’est-à-dire qu’il y a une multitude d’accès à la signification photographique qui passent à travers une syntaxe de mobilisation de son caractère “signique” et une succession de constitutions au fil du passage d’une assomption pratique à l’autre (ce qui comporte, nécessairement, également un changement statutaire).

Note de bas de page 98 :

Sur ce point Sonesson (1989) était déjà intervenu efficacement.

La dépendance des pratiques, déjà mise en lumière de façon convaincante par Schaeffer (1987), est réitérée également par un chercheur comme Lefebvre (2007), certainement un des plus lucides dans la reprise de la leçon peircienne dans le domaine de la communication visuelle et en particulier photographique : une telle dépendance des pratiques empêche de penser un « degré zéro » du signe, parce que celui-ci est toujours déjà saisi au sein d’un parcours interprétatif. En particulier, il est remarquable que ce chercheur prête attention à l’indétermination de la communication photographique (celle-ci peut cohabiter avec un flou désignatif, avec une incertitude dans l’attribution des valeurs d’existence, etc.). En outre, Lefebvre semble porter à rémission définitive la “fièvre” indicielle ; en premier lieu parce qu’il en réduit la portée par rapport à certaines mobilisations de la signification photographique : « Toutefois l’indexicalité n’acquiert une importance seulement lorsqu’un signe (une photographie) est interprété de telle sorte que sa valeur épistémique est censée reposer principalement sur le lien existentiel dont il est le représentant » (Lefebvre 2007, p. 2, nous traduisons). En second lieu, parce que la détermination existentielle qu’on a coutume d’attribuer à la photo (le certificat du « ça-a-été » barthésien) est d’abord diffractée dans des liaisons indicielles les plus diversifiées (non seulement par rapport au scénario “pré-photographique”, mais aussi par rapport aux variables du dispositif, à l’utilisation de détails, objectifs, filtres, etc.98), et ensuite généralisée à n’importe quel objet culturel : « tout objet mondain possède un potentiel indiciel indéterminé » (ibid., nous traduisons).

6. Conclusions

Notre longue investigation théorique à travers les écrits de Peirce et leur réception nous a permis de distiller une série d’acquis, dont nous présentons ici un petit rappel, du reste aucunement exhaustif :

  1. la photo est un objet culturel, en tant que tel constitué à partir d’une Tiercéité interprétante qui médie l’accès à sa signification ; l’élaboration historico-conceptuelle de la photo a donc une importance que l’expertise sémiotique ne peut négliger ;

  2. la photo peut être amenée à signifier différemment selon des pratiques qui l’adoptent ; dans ce sens nous assistons à une syntaxe de sa constitution en tant que signe qui l’insère au sein de parcours d’interprétation précis ; c’est la tâche de l’expertise sémiotique de décrire cette syntaxe de constitutions et la gestion du sens qui rend cohérents les passages et gouverne le ductus interprétatif ;

  3. la photo, parce qu’elle est négociée, peut mettre en œuvre deux caractéristiques qui tendent à indexer sa forte plasticité sur les pratiques qui l’investissent ; d’une part, ses potentialités exemplificatives ne peuvent s’émanciper totalement d’un objet ab quo et plus en général de conditions de production ; de l’autre, son potentiel indiciaire ne peut avoir une efficacité indépendamment des caractères exemplifiés ; l’expertise sémiotique doit donc désimpliquer le territoire de tensions entre iconicité et indexicalité et leurs liaisons réciproques sous l’égide de données perspectives de pertinence ;

  4. la photo est en mesure d’élever ses propres caractères iconiques aux patterns diagrammatiques d’un jeu linguistique qui cherche à brider les autres identités culturelles. Dans ce sens la photo est reconnue comme discours ; et ce, avant tout, en tant que représentation capable de “détourner” la contribution qu’elle apporte à l’instruction identitaire de la propre classe (celle d’être une photographie) vers les autres instructions identitaires assignées à ce qui est représenté ;

  5. la possibilité de construire des propres assises déictiques (points de vue, gradation de focale, etc.) ouvrent à la photographie une capacité à réguler les formes de prédication et d’assomption des valeurs représentées (plan de l’énonciation énoncée), et donc à accéder à la discursivité ;

  6. attribuer à la photo des potentialités discursives ne peut signifier, pour l’expertise sémiotique, se limiter à une étude de l’immanence textuelle, mais doit renvoyer de telles potentialités, à leur tour, à un cadre interprétatif qui les assume selon des statuts et des genres ; ou encore, les potentialités discursives de la photo doivent enfin être récupérées au sein d’une finalisation et d’une optimisation des pratiques qui les adoptent ;

  7. l’autonomisation relative des potentialités discursives, en particulier représentationnelles, de la photo ne peut jamais devenir un objectif de signification qui laisse de côté ou même simplement subordonne d’autres accès à sa signification qui passent par son appréhension perceptive en tant qu’objet matériel ou par son appréhension en tant qu’organisation plastique indépendante des relations corporelles et de représentances figuratives qu’elle remplit.

La stratégie argumentative de notre excursus s’est fondée sur la tentative de montrer comment de tels acquis théoriques deviennent également opératifs sur le plan méthodologique, et ce, en intégrant certains points arrêtés de la sémiotique discursive de dérivation structuraliste avec l’ample hérédité peircienne. La soudure théorique, certes parfois laborieusement obtenue, promeut dans les points rappelés ci-dessus un mandat d’investigation ultérieur, mais du moins les différents fronts de recherche pourront peut-être faire dialoguer les “écoles contraires”, en rendant plus solide un destin disciplinaire, celui de la sémiotique, qui aujourd’hui paraît plus précaire par rapport à son glorieux passé.

Certes, la comparaison et l’intégration entre des perspectives théoriques tellement différentes, comme celle de Peirce et le structuralisme (en particulier greimassien), peut tenir seulement à condition de reconnaître cet objectif pragmatique, et peut paraître plus faible aux yeux de qui veut prôner une perspective historique et une archéologie conceptuelle spécifique. Cette attitude est naturellement tout aussi légitime et utile pour la discipline, à laquelle nous avons tenté du reste de répondre, ne manquant pas de donner, là où c’était possible, dans l’approfondissement philologique et dans la reconstruction complexe de la pensée peircienne. Toutefois, notre excursus n’est pas exempt d’évidentes déproblématisations, par exemple dans la convocation insuffisante d’autres classifications de signes ou encore dans la thématisation défaillante des différents types d’interprétants : ce sont des choix discutables, mais avisés quant aux objectifs que nous nous étions fixés. Mieux, le parcours entrepris entre en résonance paradigmatique avec d’autres parcours possibles, plus justifiés sur le plan historique et qui auraient garanti sans doute des résultats utiles, quoique moins centrés sur les préoccupations strictement “disciplinaires”. Nous renvoyons surtout à la comparaison entre la vocation de la photographie dans les écrits peirciens et dans les écrits contemporains de Husserl. Une confrontation serrée aurait à l’évidence jeté une ultérieure (et différente) lumière sur les acquis énumérés ci-dessus.

Dans les leçons hivernales du semestre 1904-1905, Husserl était engagé, comme Peirce, dans l’éclaircissement des potentialités de signification des signes à travers l’iconisation, c’est-à-dire une exemplification de propriétés qui pouvait être ancrée, indexicalement, dans quelque chose d’autre que le support de représentation, autrement dit au signe en tant qu’occurrence matérielle ; pour tous deux cette problématique ne pouvait être résolue immédiatement en une question de convention, de stipulation symbolique. Nous nous permettons de nous arrêter en conclusion sur ce point (qui d’ailleurs est le quatrième de la liste qui précède) précisément parce que c’est celui-ci qui reste, en fin de compte, le plus obscur. Chez Peirce l’icône a un rôle fondamental, parce qu’elle est la mobilisation d’un signe de façon telle qu’il n’y a aucune assomption préalable sur l’instruction identitaire à laquelle elle peut donner suite ; l’iconicité est pour cette raison une ressource pour instituer de nouvelles classes de Tiercéité, c’est-à-dire un lieu renouvelable de “découverte”. Or, deux questions importantes s’imposent : la première est que la mobilisation iconique d’un signe n’annule pas son archéologie, à savoir l’instruction identitaire dont il est une part, raison pour laquelle, afin de fonctionner comme représentant de quelque chose d’autre, pour être versé au compte d’une instruction nouvelle, hétéronome, il est nécessaire qu’il opère ce que Goodman aurait appelé une exemplification métaphorique ; le second problème est que ce genre d’exemplification est certes guidée par une restriction de pertinence, mais dans les jeux représentationnels, comme ceux médiés par la photographie, on ne se limite pas à rendre pertinent pour l’exemplification un “squelette” diagrammatique très abstrait, mais un nombre remarquablement dense de caractères. Ces deux mouvements sont paradoxaux et propres à la représentation, parce que, d’une part, la photo s’ouvre à une instruction identitaire “autre” que celle qui le concerne proprement, ou plutôt concernant le “représenté” ; de l’autre, cette métaphorisation est conjointe à une telle densité de traits adoptés pour l’exemplification que le “virement” devient presque une “vampirisation”. D’où la construction d’effet d’identification identitaire, où la photo devient par exemple “l’aimé” représenté, comme dans le punctum barthésien. À cela s’ajoutent, d’ailleurs, les restrictions posées à l’autonomie exemplificative de la photo de la part de l’objet ab quo et des conditions de production (troisième point de notre liste) ; comme si la tension indicielle opérait une sorte de dé-métaphorisation de l’exemplification. Tant Peirce que Husserl saisissent ces complexes mouvements internes à la signification photographique et à sa mobilisation également sur le plan de pratiques de connaissance, même si elles sont guidées par de simples enjeux affectifs ou en revanche cognitifs. Par rapport aux catégorisations simplistes de la photo dans une classe de signes, la mission de la théorie peircienne – mais nous pourrions trouver un analogon également chez Husserl – consiste à saisir les tensions entre exemplification iconique, reconduction indiciaire et assignation symbolique au fil des procès d’interprétation qui portent sur des instructions différenciées et médiées par la photo. Du reste, le concept de signe est un concept qui saisit toute entité sémiotique, chaque objet culturel à la croisée des parcours de signification autonome et hétéronome. D’une part, il y a une syntaxe de décomposition de son identité, d’intégration après délégation en séries d’interprétants (l’objet s’élève au centre gravitationnel de la signification) : de l’autre, une syntaxe interne à une instruction identitaire hétéronome, où la “représentance” est métaphorique (l’objet entre dans un champ gravitationnel autre). La photo est devenue un objet théorique chez Peirce comme chez Husserl parce qu’elle semblait exhiber mieux que n’importe quel autre objet cette tension entre autonomie et hétéronomie, entre métaphorisation et dé-métaphorisation, entre capitalisation exemplificative ouverte et capitalisation archéologique restrictive de sa signification sous l’égide de pratiques d’assomption différentes.

Note de bas de page 99 :

En même temps représentant et représenté ne sont pas réductibles à la photographie en tant qu’objet matériel qui – pour en rester à l’exemple de Husserl – peut être accrochée au mur et qui peut être mobilisé – pour remonter à Peirce – bien autrement que pour ses potentialités iconiques, mais au contraire, par exemple à cause d’aspects rhématiques (dans les environnements domestiques elle revêt un rôle ornemental et peut être remplacée par d’autres choses pendues au mur) ; du reste, il faudrait ajouter également les pertinences différentes qui peuvent l’investir, et en ce sens son exemplification pourrait être ramenée aux modalités plus ou moins correctes et efficaces esthétiquement de pendre quelque chose au mur.

Chez Husserl la photo a trois dimensions phénoménologiques : a) c’est un objet matériel ; b) elle s’offre comme objet représentant ; c) elle cède la place à un sujet représenté (Husserl 1905, § 9, p. 19). Or les jeux de représentation, régis par l’objet matériel, se fondent sur un dédoublement de l’exemplification : l’une, autonome, renvoie à la photo en tant que représentant, et l’autre, hétéronome, ramène la photo au représenté. Voici l’écart entre deux instructions identitaires ; laquelle, si elle ne se posait pas – comme le note Husserl (ibid., p. 20) –ne donnerait pas lieu non plus à un jeu représentationnel : il doit y avoir une conscientisation d’une différence entre le représentant et le représenté. Pour autant que la photographie semble “vampiriser” l’autonomie du représentant pour y voir immédiatement le représenté, celle-ci met tout de même en tension une diversification et une substitution de caractères entre les deux (elle est bidimensionnelle, hypostasie les styles kinesthésiques des personnes représentées, transforme l’échelle dimensionnelle des objets, peut se limiter à un rendu en noir et blanc, etc.) Mais ce que Husserl souligne est que, si le représenté peut exister sans représentant, le contraire est vrai également : la dissemblance entre les deux revient à la même constitution99. Si bien que la Tiercéité, peu importe si elle dépend déjà de conventions, d’une institutionnalisation des jeux de représentation, s’offre non seulement comme articulation de Priméité et Secondéité, mais aussi comme opératrice de bifurcations, comme médiatrice d’instructions identitaires dissemblables à partir des même constitutions de signes. Ce qui offre à la mobilisation des interprétants des centres gravitationnels diversifiés.

Note de bas de page 100 :

Déjà en 1898 (manuscrit K I 67, rédigé entre le 3 septembre et le 4 octobre 1898, et inséré dans Husserliana, vol. XXIII, p. 132) Husserl avait noté que « la personne qui apparaît dans la photographie (non la personne effigiée) peut être en effet différente de la personne “réelle” » (nous traduisons) en l’exemplifiant par le biais de propriétés propres et différentes ; en même temps nous pouvons « en principe avancer qu’il y a une chose “réelle” qui existe selon la façon dont la photo la présente ». En note Husserl avance que ces deux caractéristiques (iconique et indicielle) sont en conflit.

Note de bas de page 101 :

La dépendance du signe des instructions identitaires s’avère réaffirmée ainsi que leur entrée en éventuelle résonance grâce à celui-ci ; par là nous avons mieux expliqué ce que nous avions affirmé au début de notre excursus, c’est-à-dire que les signes ne sont que des nœuds offerts à l’interprétation, voire des connecteurs entre des parcours interprétatifs. La culturalisation, du reste, est un ancrage de second ordre des identités distinguées perceptivement, mais aussi un potentiel d’autonomisation relatif et de nouvelles dissemblances régies par les relations discursives.

Le seeing-in (ibid., § 14, p. 53), le fait de voir un représenté dans le représentant, n’est que l’exacerbation d’une solution tensive entre les deux et n’est pas du tout déterminé unilatéralement par l’aspect indexical de la photo, parce qu’il est filtré par les potentialités d’exemplification effectives (Priméité) et par l’égide d’une Tiercéité, mise en jeu par une pratique, qui règle le gradient de bifurcation de leurs identités respectives. L’exemple proposé par Husserl est en ce sens simple et significatif, mais aussi capable de déchaîner une série d’observations ultérieures historiquement bien connues : « La Madone de Raphaël que je contemple dans une photographie n’est évidemment pas la petite image qui apparaît photographiquement » (ibid., § 12, p. 26, nous traduisons). La photo reste une simple image, tandis que part une bifurcation, qui fait que je peux aller soit vers l’appréciation de la qualité de la reproduction photographique (instruction autonome), soit vers l’appréciation médiée de l’original pictural (instruction hétéronome). La réduction du représenté au représentant est minorisée par exemple sous le régime de la reproductibilité de l’œuvre d’art qui n’admet pas de répliques d’exemplaires autographiques vu qu’ils sont pensés comme irremplaçables. Nous savons que dans le traitement de Benjamin l’indicialité de la reproduction photographique n’avait pas du tout pour but de gouverner ou de magnifier le rapport indexical avec l’œuvre, argumentant en revanche une perte de l’aura de l’original. Les rapports entre iconicité et indexicalité sont une tension100 qui se résout par négociation au sein d’une certaine pratique et d’idéologies déterminées. Ce que Husserl a à cœur de souligner est que face à la photographie d’une œuvre d’art nous avons « deux apparences distinctes, voire même pas deux apparences distinctes » (nous traduisons). Il y a déjà dans la mobilisation de l’image photographique une syntaxe de saisies afin que son potentiel représentatif soit activé, et cela dépend d’une différente canalisation de son potentiel d’exemplification et d’une bifurcation de la gestion des valeurs indexicales et de leur potentiel de rattachement à une appartenance identitaire spécifique101. Les savoirs collatéraux sont convoqués pour supporter l’une ou l’autre de ces canalisation, mais comme Peirce l’a expliqué, le potentiel d’exemplification d’une photo ne dérive pas nécessairement de l’existence réelle d’un sujet représenté ; la bifurcation représentationnelle peut alors séparer malgré le fait que le représenté n’ait pas d’autres “suffrages” exemplificatifs ou en ait de douteux (incertitude de reconnaissance). La bifurcation est interne : un potentiel de signification de la photo, l’émergence d’une aboutness ouverte est soutenue par l’imagination (on est en train de “feindre”, autrement dit de forger une autre détermination identitaire possible). L’autotélie (relative) du texte photographique à vocation esthétique peut affaiblir une telle bifurcation au point de faire du représenté le représentant, ou peut encore résoudre la représentation selon une gravitation de la signification qui s’attarde sur l’objet artistique même (la célèbre autoréflexivité). Mais il y a des tensions – comme nous l’avons dit – qui vont en sens contraire, jusqu’à vampiriser le représentant à l’entière faveur du représenté, jusqu’à faire de l’objet matériel placé comme substrat de ces constitutions représentationnelles une “chair” de substitution du sujet représenté (fétichisme de l’objet photographique). Ce qui doit être étudié, ce sont les tensions entre exemplification et rattachements indexicaux (ibid., § 14, p. 51), sans penser que les extrémismes locaux, illustrés ci-dessus, définissent, l’un plutôt que l’autre, une vocation présumée du moyen photographique, ou pire, un spécifique photographique.

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Pour citer ce document

Basso Fossali, P. (2011). Peirce et la photographie : des abus interprétatifs et des retards sémiotiques. Dans Sémiotique de la photographie. Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.249

Basso Fossali, Pierluigi. « Peirce et la photographie : des abus interprétatifs et des retards sémiotiques ». Sémiotique de la photographie. Limoges : Université de Limoges, 2011. Web. https://doi.org/10.25965/ebooks.249

Basso Fossali Pierluigi, « Peirce et la photographie : des abus interprétatifs et des retards sémiotiques » dans Sémiotique de la photographie, Limoges, Université de Limoges, 2011, p. 143-291

Auteur

Pierluigi Basso Fossali
Pierluigi Basso Fossali est professeur de Sciences du langage à l’Université Lumière Lyon 2. Actuellement, il est directeur du laboratoire ICAR (UMR 5191) à l’ENS de Lyon, coordinateur du Conseil Scientifique du Séminaire International de Sémiotique à Paris, Vice-président de la section 07-Sciences du langage au CNU et porteur du projet ANR Augmented Artwork Analysis. Il a été président de l’Association Française de Sémiotique (AFS) de 2017 à 2022. Il a publié onze monographies et une synthèse de ses positions théoriques est disponible dans la monographie Vers une écologie sémiotique de la culture (Lambert-Lucas, 2017).
Ses recherches s’inscrivent à l’intérieur d’un projet de sémiotique des cultures qui vise à articuler trois approches épistémologiques : (i) l’étude des relations entre médiations linguistiques et expérience perceptive, (ii) l’analyse des stratégies énonciatives et figuratives des textes et (iii) l’attestation et la description des pratiques de création et d’interprétation d’objets culturels par rapport à des institutions de sens spécifiques (domaines). En ce sens, son projet scientifique est unitaire et se développe sans discontinuité depuis la publication du livre Il dominio dell’arte (Meltemi, 2002). Parmi les initiatives éditoriales les plus récentes, on peut rappeler les directions d’un numéro de Langue française (n. 206, 2020) et d’un numéro de Langages (n. 221, 2021) consacrés aux discours programmateurs, aussi bien que les directions de l’ouvrage Créativité sémiotique et institution du sens dans la dialectique entre l'individuel et le collectif (Pulim, 2021) et des Actes du Congrès de l’AFS, (Dés)Accords. À la recherche de la différence propice. Association Française de Sémiotique (2021).
Université Lumière Lyon 2
https://orcid.org/0000-0001-8460-2049
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