Chapitre XIX – 1950, des couronnes et des couleuvres

https://doi.org/10.25965/ebooks.197

p. 281-297

Sommaire

Texte

Où l’on verra, si l’on ne le savait déjà, en quoi cet an de grâce 1950, non content de marquer incontestablement le mitan du siècle, revêt en outre une importance particulière. Ce qu’étant dit, le présent chapitre sera fait de contrastes, porteur en ces années-là du meilleur comme du pire (nouvelle histoire secrète, nouveau roman par lettres – une désolante histoire d’amour).

Que du bonheur ?

Le milieu du siècle vaut bien qu’on marque un temps d’arrêt. C’est un repère solide. À le considérer par le petit bout de la lorgnette, c’est tout premièrement l’année où je suis né. Le 19 mars 1950, très tôt dans la matinée, Chemin de Saint-Bernard à Sedan, Ardennes. Mon père, prof de lettres, avait été nommé à Charleville-Mézières, dans ses terres d’origine, juste après son mariage en 1945. Pourquoi Sedan précisément, je n’en sais rien. Marie ma sœur aînée y naquit l’année suivante, puis Claire en 48, et ainsi de suite.

Pour ma marraine – coïncidence heureuse – la date de ma naissance reste associée précisément à celle de l’annonce de son recrutement comme sténodactylo chez Cook où Monique l’avait précédée quelques années plus tôt. Enfin un emploi fixe. C’est encore Monsieur Robson, le voisin anglais de la rue de la Chine, qui a été le bon ange. Jusque là elle faisait de la couture à domicile. Son seul local, explique-t-elle dans l’interview, pour la confection et pour recevoir les clients, était la chambre qu’elle partageait avec Monique et Madeleine – enfin non, peut-être pas avec Madeleine qui était vraiment très malade, mais de toutes façons ça n’allait plus. Il en aura vu, ce petit appartement de la rue de la Chine, avant que je ne le connaisse et ne contribue à mon tour à le surpeupler. Ils ont dû en parler entre eux, les Robson, il fallait faire quelque chose pour Ginette. Chez Cook elle fut employée à la comptabilité. « Et alors tu sais, me raconte-t-elle, annonçant le point fort de l’histoire, ...je l’ai su quand tu es né ! » Trop de bonheur c’était, de se voir annoncer la naissance du filleul attendu, et le même jour d’apprendre qu’elle allait pouvoir entrer chez Cook après sa frangine.

(Deux bonheurs en un seul, à la hauteur de ces belles années cinquante où j’eus la chance de venir au monde. C’est vrai, j’aurais pu ne pas exister, l’ovulation aurait pu ne pas avoir lieu. Et en plus j’arrivais au meilleur moment, après trois guerres dont deux dites mondiales, et il n’allait plus y en avoir pendant un bon moment, de ces guerres à domicile, les suivantes resteraient gentiment à l’écart, pas moins terribles mais nous épargnant, nous fichant plus ou moins la paix, et l’économie se remettant à flot en ces années qu’on appellera les Trente glorieuses avec un T majuscule.)

Monique de son côté avait pris du galon. « J’étais au comptoir, les gens venaient, ils voulaient aller à Pétaouchnock, je leur organisais leur voyage, c’était mon boulot. Il fallait réserver des hôtelsSa hantise, intervient Ginette, toujours compatissante, c’est quand les gens changeaient d’avis, " Ah ben finalement j’y vais pas ", alors bon, elle avait réservé pour 30, il n’en fallait plus que 29, les billets d’avions et tout le reste… elle se cassait la tête… » Partie en stage de trois mois en Angleterre au bout de quelques semaines comme sténodactylo, Monique en était revenue avec une bonne maîtrise de l’anglais, suffisante pour lui permettre dans un premier temps de répondre au téléphone, ensuite d’accompagner des voyages, puis d’accéder au poste de chef de service des groupes et séminaires. Son plus beau souvenir : l’Afrique du Sud.

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Je me souviens du bureau, place de la Madeleine (1467), à l’angle du boulevard de la Madeleine et de la rue Royale, elles avaient dû m’y emmener. Ensuite ç’a été rue de Rome. Elles racontent, sans s’attarder aucunement sur tout ce que je devine en parcourant les archives, des cartes postales reçues de pays lointains, quelques échos de groupes ravis, quelques Messieurs que Monique a dû côtoyer dont certains, peut-être ont tenté leur chance auprès de cette belle femme pleine de vie. Elles me racontent leur carrière, cette histoire commune d’elles deux qui ne se sont jamais guère éloignées l’une de l’autre. Restent surtout les souvenirs communs.

Note de bas de page 1 :

C'est un souvenir qu'elle m'a fait partager, m'emmenant voir un film au cinéma, riche en couleurs (locales) et en sensations fortes, à bord des fameux traîneaux d'osier dévalant les pentes à toute allure.

M. : – Et Nénette, on a eu la chance de faire une croisière, à nous deux.
G. : – Ah oui... Non, moi j'ai payé à moitié...
M. : – Moi c'était gratuit. Alors c’était agréable quand même. On a été aux Canaries. Madère...
G. : – Oui, Madère avant. Oh... oh Madère !...1

Ainsi se déroule dans l’interview leur carrière chez Cook, en résumé rapide jusqu’à la retraite. Monique ne se souvient plus très bien, alors elle demande à sa sœur : « J’ai quitté en quelle année, 84 ? » (Ginette la chef opine du chef). 84, cela lui ferait 40 ans de carrière, si leur compte est bon, mais on a vu que non, elle n’a pas pu commencer en 44. Bref. Ginette, elle, aura travaillé nettement moins longtemps, ayant commencé plus tard et terminé plus tôt pour cause de maladie. Maladie ? J’ai compris qu’il s’agissait d’une dépression. Mais nous n’en avons pas vraiment parlé.

La mort de Madeleine

Mais je n’oublie pas que cette année-là, où je naquis et où ma marraine débuta chez Cook, fut aussi celle où mourut Madeleine. Le 19 novembre 1950. Madeleine avait vécu 33 ans. L’âge du Christ, paraît-il, et l’âge qu’avait Simon au retour de la Grande guerre. Il semble que sa maladie se soit aggravée à ce moment-là, jusqu’à une attaque fatale. On devine, à lire certaines phrases des courriers reçus à cette occasion, que ce ne fut pas complètement inattendu. Mais nous ne saurons pas tout. Geneviève en parle dans l’interview, dominée par l’émotion et le regret. Comme si on avait pu l’éviter. On a souvent du mal à ne pas se reprocher la mort de nos proches. Mais elle préfère ne pas en parler. « Le dernier jour, elle était sortie, le jour où elle a eu sa crise…Oh, ne parlons plus de ça, tiens ! » – semblant supposer que cela aurait pu ne pas arriver si elle n’était pas sortie.

Il y a dans les archives un abondant dossier sur la mort de Madeleine. Cela commence par le faire-part (2714) :

Vous êtes prié d’assister au Convoi, Service et Inhumation de Mademoiselle Madeleine Jeanjean,
décédée, munie des sacrements de l’Église, le 19 novembre 1950, à l’âge de 33 ans à Paris.

Qui auront lieu le Mercredi 22 courant. Le service religieux sera célébré en l’église N.-D de Lourdes, 128 rue Pelleport, sa paroisse. De Profundis ! On se réunira 47 Rue Pelleport, Paris-20ème, à 10 heures 30. – L’inhumation aura lieu au cimetière de Belleville dans le caveau de famille.

Note de bas de page 2 :

Dont « Mme Denise Jeanjean, en religion Sœur Marguerite-Marie des Sœurs de la Charité ».

J’abrège. L’invitation émane, en plus des parents et des trois sœurs2, de M. et Mme Édouard Jeanjean ce qui ne nous surprend pas bien que nous l’ayons un peu oublié, le demi-frère, depuis le temps que les archives n’en disaient rien, ils ne devaient pas se voir bien souvent Simon et lui (c’est dommage, on aurait aimé savoir ce qu’il devenait, Édouard, dans sa maturité). De M. et Mme Henri Laurent aussi, bien sûr, le parrain de Madeleine et la tante Jeanne. Et puis il y a aussi d’autres membres de la famille dont il faut bien avouer que nous ne savons pas grand-chose, notamment M. et Mme Georges Chardonnay (le cousin Geo, déjà rencontré dans ces pages, qui fut si proche des filles Jeanjean quand ils étaient enfants). Et encore Mademoiselle Nicole Guillot, autre cousine qui épousera Raymond Bauer et sera la mère de Magali, chère Magali, la plus fidèle parente de mes marraines, ses regrettées « mamies » comme elle les appelle encore.

Un avis de décès a d’ailleurs été publié dans l’Aube. Au milieu des cartes et des lettres de condoléances à n’en plus finir, des manifestations de sympathie – générant une liste pour les remerciements qui s’élève à 150 noms, dont certains que nous connaissons, souvenez-vous : Fernande Castagnet, Melle Pénard (la fameuse cheftaine Pénard des guides aînées, Dieu sait si j’en ai entendu parler), Thomas Cook & Sons, L’Initiative, Crinon, Les Amis de Bierville, les Sœurs de Saint Vincent de Paul, Juge, Lucas, l’Aube, famille Hotton, Raymond-Laurent, Reynolds, Robinet, Robson, Henri Sinjon, etc. Sans compter le bureau de tabac, le fleuriste… Je suis bien loin de 150. Que d’inconnus, que de relations de toutes parts ! Au milieu de toutes ces lettres, de ce déferlement de foi en une vie post-mortem – occasion, heureusement pour certains de reprendre contact, de donner des nouvelles, de faire part de leur changement de situation ou d’adresse, ou tout simplement de faire acte de présence amicale, cela ne peut pas faire de mal – je tombe en arrêt sur cette perle : Elle a dû entrevoir une vie meilleure et en bonne chrétienne qu’elle était, elle a dû faire volontiers le sacrifice de sa vie. Qui peut écrire des insanités pareilles ?

Il y a aussi le brouillon d’un début de lettre, manuscrite, probablement antérieure au décès de Madeleine. Je ne reconnais pas l’écriture de Simon, mais la lettre commence par le mot « Papa » raturé, il s’agit donc sans doute de Geneviève ou Monique. Cette lettre était adressée à Denise à qui l’on expliquait pourquoi, après avoir fait toutes les démarches possibles, on avait dû se résoudre à un hôpital laïque : « Dans les maisons de sœurs on ne prend que les vieillards bien portants. Si elle ne peut guérir nous la ferons sortir de là. J’ai oublié de te dire que c’était l’Hôpital Tenon. » La suite manque. Je ne sais pas pourquoi cette lettre se trouve au milieu du dossier en question. L’hôpital Tenon, situé juste en bas de la rue de la Chine, était l’hôpital de référence pour la famille Jeanjean. C’est là que Madeleine avait reçu l’ondoiement (2038), deux jours après sa naissance en 1917, et c’est là qu’elle exhale son dernier souffle. Exit Madeleine, Requiescat in pace.

Il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent...

Les mois, les jours, les flots des mers, les yeux qui pleurent
Passent sous le ciel bleu
Il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent
Je le sais, ô mon Dieu !

Note de bas de page 3 :

Victor Hugo, Les Contemplations.

C'est à la dix-huitième strophe du long poème À Villequier3. Vingt-deux autres encore vont suivre. Comment finir de ressasser la mort de sa fille ? Victor Hugo n’y parvient pas. Il prétend en avoir fini. Maintenant que du deuil qui m'a fait l'âme obscure – Je sors, pâle et vainqueur, écrit-il d’abord. L’homme ne peut qu’accepter l’inexorable loi. Mais rien à faire. Au bout de quarante strophes le poème prend fin, mais lui n’en finira jamais. Jamais il ne viendra à bout de son chagrin.

Blanche Jeanjean non plus, semble-t-il, pareillement ne put venir à bout de la mort de sa fille. Du chagrin de leur père Geneviève et Monique ne m’ont rien dit, mais leur mère... Comme elle a dû pleurer. S’en est-elle jamais remise ? Ce Manuel des Enfants de Marie, que Blanche avait reçu jadis des Sœurs de SVP, Filles de la Charité de N-D de la Croix de Ménilmontant (3668)… elle avait dû le donner à Madeleine, dont le nom figure à l’intérieur à plusieurs reprises. Ou peut-être le petit livre était-il toujours entre les mains de la maman accompagnant sa fille. Cela l’a-t-il aidée ? Mais pour Madeleine il n’y eut pas de miracle.

Peut-être faut-il que le chagrin choisisse une victime d’élection. Dans la famille Jeanjean il a choisi la mère. Dans la mienne, un quart de siècle plus tard, il choisira le père. Dois-je en parler ? J’ai bien peur, si j’ouvre la bonde, que cela ne déborde et nous éloigne un peu de notre sujet. Mais non, c’est bien le même sujet :

Dans notre famille comme dans celle des Jeanjean il y aura, comment dire ? Un maillon faible ? Une porte marquée d’une croix par l’ange de la mort ? Ne comparons pas. Mal disposée au moule Péchenart, ma sœur Anne-Josèphe a eu en partage la singularité et le fardeau d’une différence. Née en 52, deux ans après moi, belle comme tout, tapant dans l’œil aux mecs, malheureuse le plus souvent, elle aura tenté d’échapper à tout ça. Que faut-il incriminer, « tout ça », ou le déficit en lithium, la dépression, l’impuissance des médecins psychiatres ? D’ailleurs faut-il incriminer ? Elle aura tout essayé – fichant le camp à l’étranger, essayant ci ou ça, se maquillant d’abord, se peignant les ongles, c’était son genre à elle, pas celui de la famille (plus tard elle se serait percé la peau c’est sûr, et tatouée), puis vers la fin se maquillant de moins en moins, mauvais signe – elle aura tout essayé pour y échapper. Jusqu’à (je résume) décider d’y mettre fin définitive, en 1978, en ajoutant cette fois, à la différence des tentatives précédentes, tout ce qu’il fallait d’alcool et de médicaments ensemble pour qu’enfin « tout ça » s’arrête, là-bas, au Pouget dans l’Hérault, où elle vivait en ce temps-là, et où son corps repose à présent définitivement.

Pour notre père quelle souffrance, pour notre papa-silence, quelle culpabilité de n’avoir jamais trouvé les mots qu’il aurait fallu dire. Après la mort d’Anne-Josèphe une foule de paroles s’échangèrent, psychodrame familial, déplorant le silence du père comme s’il n’était pas suffisant de déplorer notre sœur suicidée. Et ensuite il ne pensait plus qu’à ça. À sa petite fille chérie qui avait tant souffert. Il était à la retraite, il peignait des tableaux la représentant, reproduisant les paroles qui (je ne sais plus d’où) venaient d’elle, et que nous avons fait apposer sur sa tombe : Ô Dieu lointain prends en pitié celle qui est pauvre et unique.

Note de bas de page 4 :

Abbaye cistercienne du Thoronet (Var).

Note de bas de page 5 :

Arthur Rimbaud, Illuminations, Enfance, II.

Et puis il a écrit dans un cahier. Tous les jours il y écrivait à sa fille, sa petite chérie. On a cru qu’il était vivant encore, comme avant, mais sa seule conversation ininterrompue était dans ces pages avec sa fille morte, une sorte de journal, adressé à elle seule. Il l’a fait en cachette de Blanchette, sa femme. Elle supportait mal de le voir s’y ensevelir, trouvait qu’il n’était pas raisonnable, pensait qu’Anne-Josèphe avait fait ce qu’elle avait à faire, qu’elle avait enfin la paix. Mais rien à faire, il n’était pas d’accord. J’ai essayé de lire ce journal où il s’accuse, se traite de salaud, redit sans cesse comme un refrain Ô Dieu lointain prends en pitié celle qui est pauvre et unique, cette phrase qui venait d’elle, et puis des mots tirés du Roi des Aulnes ...das ächzende Kind etc – des fragments de poèmes de sa plume, tout cela que j’ai essayé de lire, que j’avais renoncé à lire il y a des années – j’avais rangé le cahier, c’était trop lourd – et j’ai essayé à nouveau mais rien n’a changé les larmes m’étouffent – jour après jour il revient à ce rendez-vous permanent avec elle, on voit bien qu’il n’y a plus que cela qui compte, il dit qu’il prie comme un abruti, ne sachant plus à qui [il s]’adresse, il revient à l’horrible Thoronet, je ne comprends pas d’abord comment il peut parler ainsi de l’endroit dont la paix, dont la beauté sublime, dont l’acoustique sublime4… et puis je comprends qu’ils l'avaient visité ensemble un jour avec Anne-Josèphe et qu’elle était trop, trop malheureuse – c’est elle sans doute qui a dit ça, l’horrible Thoronet, comme elle avait écrit aussi dans ses graffiti désespérés qu’il cite, Mon père me manque si dur – et qu’il n’a rien su faire pour elle, et il est là à revivre tant et tant de moments de la vie de sa fille, à lui écrire Ma chérie, Mon petit poulet, Ma Minette, Ma Reine, à lui raconter les jours qui passent, notre vie, le lycée où il a parlé aux élèves du poème Enfance de Rimbaud – C’est elle, la petite morte, derrière les rosiers5 –, parlé avec insistance des chers disparus qu’on voit apparaître et se profiler en esprit sur les décors où nous les voyions jadis, aux élèves qui devaient le trouver fatigué, lui le super-prof, et puis les jours passent et il continue son cahier mais il a pris sa retraite, il n’habite plus à Versailles mais il continue de s’y adresser à elle seule, à lui dire combien il l’aime et qu’il aurait dû non seulement l’aimer mais le lui dire et le lui redire, à lui demander pardon, à revivre année après année ces derniers jours de la vie d’Anne-Josèphe où il se reproche de ne pas être venu la sauver, à lui souhaiter son anniversaire le 19 janvier 79 où elle aurait eu 27 ans, alors qu'elle ne les aura jamais, puis tous les ans et jusqu’à la dernière page où il a encore écrit : « 19/0I/83 – Trente & un ans ». Alors qu’elle n’a jamais eu plus de 26 ans. Fin du cahier. Et il est mort trois mois plus tard.

Il souffrait d’angine de poitrine. Angine, comme angoisse, ça serre, et un jour, paf, le cœur cède. Il a tenu cinq ans, jour pour jour, et il est mort, le même jour qu’elle, à Thilay dans les Ardennes où mes parents avaient choisi de retourner lorsqu’il a pris sa retraite. Il est mort dans les bras de Blanchette. D’insuffisance cardiaque, et mort de la mort de sa fille. Priait-il encore ? De nous ses enfants, il n’en est plus un seul qui y croie encore à ce dieu, on ne lui cause plus. Notre mère, elle, a vécu dix bonnes années encore, conduisant sa voiture et voyageant pour venir nous voir, les uns et les autres, au Chesnay, en Auvergne et ailleurs, là où nous habitions.

Voilà, c’est dit, pardon pour la digression.

Trouver chaussure à son pied ?

Note de bas de page 6 :

En fait, la seule « fleurette » (flirt) un peu sérieuse qui s’y trouve concerne… Denise ! C’est d’abord une belle lettre, soigneusement calligraphiée, datée du 14 mai 1928 (2245). Denise avait 15 ans. «Ma petite chérie, écrit son jeune amoureux, Me voici bien seul maintenant, je ne puis te parler et être à côté de toi. Comme ils ont passé vite ces trois jours, attendus depuis je ne sais combien de tempsToutes mes pensées s’envolent vers toi ainsi qu’une fumée légèreTe rappelles-tu comme c’était bon d’aller se promener ensemble… Mais ces jours passaient trop vite malgré qu’on les prolongeât jusqu’à quatre heures du matin, certains soirs (…) J’espère ardemment pouvoir aller te retrouver à la mer avec tes mignonnes sœurettes... Signé : Ton petit Jo qui t’aime beaucoup !» Il y a d’ailleurs, dans le même petit dossier intitulé « Enfants », un drôle de dessin humoristique signé G.C comme Geo Chardonnay (autre donc que « Jo ») Et au dos ces quelques mots, d’une écriture toute différente de celle de la lettre précédente : « Un cousin affectueux qui n’oublie pas sa petite Ginette et qui l’embrasse de tout son cœur». Ces petites choses ont été jugées dignes d’être conservées.

Revenons aux Jeanjean et aux années cinquante. Je ne puis m’empêcher, après ces tristes moments, de me mettre un peu à la place de Simon Jeanjean. Il reste trois filles dont l’une est « casée », c’est le moins qu’on puisse dire (ne disons pas recluse, mais cloîtrée oui, ou soustraite). Et les deux autres alors ? Enfin, de Monique ou Ginette, il va bien y en avoir une pour trouver chaussure à son pied !… J’avoue, quant à moi, que cette envie m’a parfois turlupiné d'essayer d’en savoir un peu plus sur la vie sentimentale, voire amoureuse – d’abord présente, puis passée – de ces deux demoiselles-là. J’y ai parfois rêvé rétrospectivement, en lisant quelques lettres bien tendres dans les archives, datant de leur prime adolescence6. Pour le reste il était écrit, apparemment, que cela resterait leur secret.

Laquelle, alors, des deux cadettes, va faire mentir ce satané destin ? On pourrait les confronter comme au début d’un match. Nous sommes en 1950. D'abord, Geneviève dite Ginette, 30 ans en 1950 (1454), ma marraine depuis ce 19 mars, promise à un poste de dactylo (comptable, ou quelque chose comme ça) à l’Agence Thomas Cook (dite aussi, parfois, « Wagons Lits Cook »). Fut-elle jamais frustrée de rester célibataire ? Pas grièvement, dit-elle. Quand j’ai évoqué cette question avec elle, dans le cadre de notre enquête biographique, elle m’a laissé entendre assez nettement que – contrairement à sa sœur sans doute – elle n’était pas douée pour faire une épouse. Trop indépendante, cabocharde, mauvaise élève, assez peu encline à s’engager sérieusement, même si, elle y insistait toujours, elle regrettait fortement l’absence de mixité qui avait marqué leur adolescence. Elle ne fut pas la seule de sa classe d’âge, loin s’en faut, à avoir vécu cela, et à s’être fait une raison. Voyez avec Fernande, toutes ces filles qui le restèrent…

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Ensuite Monique, 26 ans cette année (1456). Physiquement, elle ressemble beaucoup à son père. Signe particulier : chevelure blonde volontiers frisée ou bouclée, visage rond et formes généreuses. Physique avenant donc, depuis son plus jeune âge (finaliste, on s’en souvient, au concours du plus beau bébé Cadum). Déjà chargée d’un poste à responsabilité chez Cook, impliquée dans l’organisation et l’accompagnement de voyages lointains. Nous la savons volontaire, enjouée et apparemment sans complexes, rêvant et peut-être même se préparant à fonder un foyer.

Toutes deux sont d’ailleurs engagée dans toutes sortes de groupes et associations, dont le MRP et la CFTC (puis à la CFDT dans quelques années), Monique en vraie militante avec plus de constance que Ginette. Monique par ailleurs, semble avoir eu une vie professionnelle beaucoup plus mobile et rayonnante que sa grande sœur qui restera cantonnée dans les bureaux.

Je n’étais pas censé savoir ce que je vais raconter maintenant. Car elles ne m’en ont rien dit, même si elles se sont confiées à moi à ce sujet. Ce sujet douloureux n’a jamais été abordé avec Monique. Ma marraine en revanche, m’a touché un mot du grand malheur de sa sœurette. C’était au téléphone, je m’en souviens bien. Elle a tenu à ce que je connaisse cet épisode cruel. Elle aurait bien voulu que Monique vienne à en parler d’elle même, puisqu’avec l’interview l’heure était aux confidences. Que cela sorte, que Monique ne reste pas avec cela sur le cœur, bouclé à double tour. Mais cela n’est pas venu. Ginette m’a seulement dit qu’il y avait eu un homme, une promesse, des fiançailles. Et que cela n’avait pas marché, et que pour Monique ç’avait été affreux. Mais elle n’a pas tout dit. Ne m’a rien dit, en fait, de ce que j’ai trouvé dans les archives, cette liasse de lettres et ces papiers, conservés par leur père, je suppose. Elles devaient bien se douter que c’était là. Elles l’avaient su, mais le temps avait tout effacé. Sauf l’inquiétude de Ginette pour sa sœur qui avait été si malheureuse, et ce silence devenu trop lourd.

Unies comme elles étaient, laquelle des deux a eu l’idée de s’adresser « Au Seuil des Foyers » ? Je pencherais pour Monique. Vivant ensemble, chez leurs parents, il n’est pas exclu que ce sujet ait été mis sur la table, comme il en est dans les familles de tous les sujets intéressant la vie et la santé des uns et des autres. Ce que je vois, c’est qu’il ne restait qu’elles deux à la maison. Il a fallu quelques mois, quelques années après la mort de Madeleine. Et elles s’y sont mises ensemble. Les formulaires ne sont pas datés, mais ont été remplis en parallèle. C’eût été fortiche, que toutes deux fissent bonne pioche et dégottassent l’âme sœur. Encor eût-il fallu qu’à l’hameçon ça morde juste en même temps, ce qui est rarissime, tous les pêcheurs vous le diront. Mais l’une était sans doute plus motivée ou mieux placée que l’autre, et c’est elle qui s’est lancée dans l’aventure.

Il existait alors, préfigurant les sites de rencontre, toutes sortes d’agences matrimoniales d’obédiences diverses. La méthode en vaut une autre pour trouver un mari et fonder un foyer. Le 24 janvier 1951, Monique ou Geneviève, je ne sais, recevait une réponse de l’association catholique « Au Seuil des Foyers », qu’elle avait contactée, l’invitant à s’inscrire moyennant la somme de 1000F, à envoyer une photo et à suivre les instructions. Le prospectus est patriotique et touchant (2711) :

Le sort de la Patrie est entre les mains des jeunes foyers français. Plus ils seront nombreux et chrétiens, plus son relèvement sera sûr. Favoriser leur création doit être au premier plan des préoccupations des catholiques. – Encouragés par ceux qui ont la charge de la vie chrétienne en France, émus d’autre part par le sort de beaucoup de jeunes filles de grande valeur morale qui, le plus souvent à cause de leur réserve et de leur délicatesse, ne courent pas après les jeunes gens et ne fréquentent pas les milieux où l’on s’amuse, nous avons fondé « Au Seuil des Foyers »…

Les réponses au questionnaire d’inscription – celle de Monique dactylographiée, remplie à la main (2712) ; celle de Geneviève, manuscrite (2710) – sont par ailleurs personnelles et donc différentes, mais elles y ont évidemment travaillé ensemble. Incertaines quant à la date d’arrivée de leur père à Paris, qu’elles situent toutes deux en 1906 (et non pas en 1904 comme nous l’avons vu), elles sont plus précises sur ses activités présentes, que nous découvrons : Mon père a quitté son travail depuis un an et pour augmenter sa petite retraite, travaille l’après-midi à la Mutuelle des Avoués dont les locaux sont au Palais de Justice. Pour le reste, toutes deux souhaitent fonder un foyer chrétien et avoir des enfants. À la dernière question « Quelles sont vos préférences ? » Geneviève répond : Je souhaite rester près de Paris – ou à Paris – pour mes parents. Je ne suis pas une intellectuelle mais j’aime beaucoup lire et avoir l’esprit ouvert aux choses sociales et politiques. Et Monique : Bien qu’ayant toujours habité Paris, j’accepterais avec plaisir la vie en province et même à la campagne, mais mes connaissances agricoles sont plutôt nulles. J’aime me tenir au courant de tout mais je ne sors pas beaucoup. J’aime surtout la vie familiale et la campagne. On ne peut pas dire qu’elles se mettent spécialement en valeur.

L’histoire ne dit pas si Geneviève reçut des propositions de « Au seuil des Foyers ». La seule réponse en notre possession est adressée à Monique. Elle est datée du 19 février 1953 – date curieusement postérieure au premier courrier du potentiel fiançable. C’est d’ailleurs une copie manuscrite d’une écriture très brouillonne, indigne d’un secrétariat (2363). Les renseignements sont les suivants :

Note de bas de page 7 :

Plus jeune que Monique, née en 1924

Monsieur François-Xavier L*** de V***, taille 1m 76, né le 4 janvier 19297 (plus jeune que Monique). Études secondaires jusqu’en 5ème. Sous-officier Cavalerie. Père ingénieur mécanicien, mort pour la France. Mère institutrice libre, 9 frères et 2 sœurs… Références : M. le Curé de Vieille-Église Pas-de-Calais.

Ce qui vient ensuite, si j’ai d’abord été gêné de le dévoiler, c’est pour Monique qui jamais, semble-t-il, n’en parla à quiconque, préférant l’enfouir au plus secret d’elle-même. Jamais je n’aurais osé lui en parler. Mais à présent (à titre posthume) cette réticence cède la place et s’inverse en devoir, rejoignant la promesse faite aux sœurs de raconter l’histoire de leur famille.

Les lettres de cette série ne figurent pas à l’inventaire, pas plus que les suivantes, afin de préserver le secret sur la famille L*** de V*** (dont le nom et les prénoms n’apparaissent pas ici). Elles ne sont donc pas référencées.

Fiançailles épistolaires

Frizlar, le 1er février 1953,
Mademoiselle,
Je ne pensais pas vous poser tant de devinettes, mais je m’aperçois que les choses les plus élémentaires pour moi du fait de mon état ne le sont pas pour vous. – Oui, bien entendu, vous avez deviné juste, je suis militaire en occupation en Allemagne et j’ai le grade de Maréchal des logis. – Fritzlar se trouve au sud-ouest de Kassel dans la province de Hesse à sept km environ de Watern.
Votre lettre m’a été très sympathique et je m’excuse d’avoir attendu huit jours pour répondre...

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Ainsi commence la première lettre conservée. Elle sera suivie d’une trentaine d’autres en moins d’une année, soit une lettre par semaine en période normale, c’est-à-dire en dehors des temps de rencontres ou d’interruptions accidentelles. Des lettres longues en général – un à trois feuillets format A4 – rédigées fort correctement et d’une écriture très lisible sans ratures. Ce n’est pas la première puisqu’elle répond à une précédente. Je ne puis m’empêcher, pour ma part, de trouver ce militaire un peu raide dans ses bottes, et de craindre qu’il manque un peu de fantaisie. Il va ensuite procéder à une docte description des servitudes militaires présentées comme des grandeurs : « être de semaine dans un escadron », « de semaine de place », et autres définitions tout aussi passionnantes. Deux photos, dit-il – mais elles ont disparu – étaient jointes à cet envoi, l’une d’Indochine où il était précédemment en campagne, l’autre plus récente prise sur une plage bretonne, où vous pourrez voir que comme vous j’ai un air insolent de santé que rien n’a pu entamer. Enfin la lettre en vient à une présentation plus instructive : ses goûts – le sport, le plein-air, qu’il aime autant que Monique – et surtout ses motivations pour le mariage.

Je ne vais pas citer toutes les lettres, il y en a des pages et des pages. Les premières sont envoyées rue de la Chine, puis chez Cook place de la Madeleine. D’abord, faire connaissance. Lui se destinait à l’agriculture mais la guerre en a décidé autrement, il a maintenant bientôt sept ans de service. Il tient des propos modérés sur la guerre d’Indochine et sur les Annamites. Ce qui est certain pour moi c’est que j’ai trouvé là-bas des races très sympathiques avec lesquelles je m’entendais fort bien en faisant mon devoir de soldat français. Plus concrètement il dit être susceptible de retourner là-bas mais dans un avenir lointain. Monique, de toutes façons, peut se préparer à l’idée de devenir une femme de militaire en garnison. Ne vous inquiétez pas, la situation des femmes de sous-officiers en Allemagne est assez intéressante. Il lui présente ses frères et sœurs, les uns mariés et parents, les autres non, dispersés sur le territoire. Famille très catholique évidemment. Lui-même a été scout de France. Son premier totem était Escargot à roulettes mais cela ne lui convenait pas ; il fut nommé Ours flegmatique, ce qui n’était guère mieux vu son caractère enjoué, mais bon.

D’ailleurs catholique avant tout, conformément à l’esprit « Seuil des Foyers », il n’oublie pas la dimension militaire. « Sacrifice… vertu du soldat », tel est le titre d’un texte imprimé qu’il lui envoie, tiré d’un document religieux d’origine inconnue (bref extrait préludant à une pleine page de soumission dévote) :

Vous savez, Seigneur, que notre vocation de soldat n’a pas de sens si elle n’est d’abord la vocation de sacrifice… Il n’est que de nous regarder vivre. Trop souvent séparés de nos foyers, tiraillés entre cette constante disponibilité qui nous est demandée et nos devoirs les plus impérieux d’époux et de père, imposant à nos femmes la vie la plus rude : le nomadisme et la solitude (…) Vous savez que nous ne faisons presque jamais ce que nous voulons, etc.

Ils se sont rencontrés une première fois à Paris à l’occasion d’une permission. Lors de notre entrevue, j’ai pu vous paraître un peu froid ou trop réservé. Je n’ai simplement pas voulu vous laisser croire que je désirais forcer votre décision, mais il me semble que continuant à correspondre il serait tout naturel que nous nous tutoyions... Le gaillard semble décidé à rester aux commandes, tout en décrivant son idéal de vie conjugale comme parfaitement égalitaire. Se dit d’ailleurs enchanté du premier contact avec les parents Jeanjean. Il faudra envisager un déplacement officiel à Vieille-Église, ou de sa mère à Paris. Quant au tutoiement, Monique a dû le juger prématuré. Ils ne l’adopteront – du moins lui, puisque nous n’avons pas les lettres d’elle, mais la réciprocité ne fait aucun doute – ainsi que des formules enfin moins polies et plus amoureuses, qu’à partir de leur rencontre suivante. Mais celle-ci va se faire attendre.

(Tutoyer, vouvoyer, la belle affaire. On n’en finit pas d’épiloguer sur ce que cela induit ou suppose en français. Pas grand-chose, en fait. Je me souviens, parce que ma mère nous l’a raconté, qu’elle et mon père se sont donné du « vous » jusqu’au jour même de leur mariage en 45. En témoignent quelques belles lettres qu’il lui avait écrites et qu’elle a conservées, seule trace qui nous reste de cette préhistoire familiale. C’est très mignon.)

Je passe sur la narration du retour de François-Xavier de Paris à Fritzlar, en scooter s’il vous plaît, son « engin » comme il dit, ou sa « monture », qu’il bichonne amoureusement. Le trajet passe par Metz, ville qui leur servira ensuite de point de rendez-vous lorsqu’il le faudra. C’est une véritable expédition, qu’il termine fourbu et gelé après s’être arrêté tous les 25 km pour battre la semelle, mais il aime ça.

Sur un point au moins ces lettres me rappellent celles du soldat Jeanjean en 14-18. Je veux parler de la difficulté d’obtenir une permission, ou seulement de s’aventurer à prévoir quand cela sera possible. Le soldat L*** de V***, bien que déplorant les privilèges constamment accordés à ses collègues mariés – et aspirant à entrer au plus vite dans cette catégorie – semble cependant s’y résigner avec une abnégation dont Monique pourrait venir à se lasser. Car les promesses de permissions s’apparentent le plus souvent à un supplice de Tantale.

En avril, les lettres se font cependant plus précises quant aux projets de congés et de vacances communes pour l’été. La permission d’été est d’abord prévue pour début juin. On opte pour le Pays basque, chez le frère aîné. Votre sœur pourrait nous accompagner. Toutes considérations sur la morale mise à part (que diable entend-il par là, le F-X. ?) elle ne s’ennuierait pas du tout. Mais cela ne va pas aller comme une lettre à la poste. F-X. doit passer un « Brevet d’armes premier degré » (BPA) prévu – ? première nouvelle ! – pour la première quinzaine de juin. Pas question de le manquer, les impératifs militaires avant tout. Et ce qui risque bien d’arriver, c’est que les deux sœurs se pointent à Biarritz je ne sais combien de temps avant le valeureux soldat qu’on attendra comme le Messie. Elles connaîtront déjà son frère Michel et sa famille bien mieux que lui. Ce nonobstant il y croit mordicus, à leur projet de mariage. Il le répète à l’envi, et ça y est, Monique le suit sans réserve.

Encore un paragraphe extrait du courrier suivant. On y voit le réalisme de ce François-Xavier qui a l’air de bien se connaître – ce en quoi il ressemble un peu à Simon Jeanjean. De quoi inspirer confiance à Monique :

J’en reviens au sujet de ma future carrière. Je crois que nous pourrons y penser sitôt mariés, rien n’empêchera. Mais je suis un peu sceptique sur une décision prise plusieurs années à l’avance ; j’ai déjà fait tant de projets que je n’ai pu réaliser. “Fais ce que dois, advienne que pourra” est un peu ma devise...

Bon d’accord, advienne que pourra. Je trouve seulement qu’il y revient souvent, à sa carrière, plus qu’à celle de Monique dont il n’est guère question. Une exception cependant : sachant qu’elle est candidate aux élections municipales, il en demande tout de même des nouvelles en post-scriptum… avec un brin d’ironie proche de la condescendance :

Tâchez par la suite d’aller jusqu’à la députation, et une fois à la chambre prenez le balai, il y en a un bon coup à donner !

Cependant les jours passent, et s’approchent ceux où ils pourront se retrouver à Biarritz. Plaisir anticipé des balades le long de la côte. Il mettra le scooter aux bagages pour gagner du temps. . Pour le reste c’est un récit continu, où les sujets s’enchaînent. Frankenberg, ce village qu’il a récemment visité, où la plupart des noms de famille sont français, et où certains anciens parlent encore un patois hérité de l’époque de la révocation de l’Édit de Nantes. Les danses de salon qu’elle voudrait bien qu’il lui enseigne (car elle voit bien qu’il ne dédaigne pas certains amusements dont elle est peu coutumière). Les films qu’il a vus récemment : « Brelan d’as », « Il est minuit Docteur Schweitzer », qui selon lui offre une image contestable de la vie dans la brousse. La Guerre d’Indochine, mal menée par un gouvernement velléitaire – Je deviens de plus en plus anti-républicain (qu’en aura pensé Monique ?). Et, toujours, sa conception de la vie et ses projets. À la fin du mois de mai, il part pour Stetten passer son Brevet d’armes. Très nerveux, mais il sera reçu comme il l’a toujours été à ses examens. C’est dans le Haut Danube, un endroit délicieux, que n’est-elle là à ses côtés ! D’ailleurs, il n’est pas impossible que le succès au Brevet d’armes se traduise par une mutation. Quelle vie passionnante (à suivre).

(À propos de la guerre d’Indochine, on sait que la direction du MRP, le parti de Monique et des Jeanjean, en fit son cheval de bataille, ce qui déclencha une guerre en son sein, lui aliénant nombre de syndicalistes et d’intellectuels catholiques. Alors que le partenaire socialiste au sein de la majorité n’a cessé de déplorer la rupture des contacts avec Hô Chi Minh en 1946 et de critiquer la réinstallation au pouvoir de Bao Daï, ces réticences troublent les militants MRP de la fédération de la Seine. Le parti qui l’emporte est celui, belliciste, du très catholique Thierry d’Argenlieu, anticommuniste avant tout, à l’opposé du Général Leclerc qui redoutant l’enlisement dans la guerre, insistait pour que fût recherchée une solution politique. Trois députés, dont l'abbé Pierre, ont critiqué la dérive droitière et guerrière du MRP et quittent le parti en 1950… alors que les Jeanjean ont encore leur carte jusque dans les années 60. Monique y est fortement impliquée. Elle était au Congrès du MRP à Lyon en 1951 comme nous l’indique une photo [1463]. Et en cette année 1953 elle se présente aux élections municipales).

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La lettre suivante est envoyée à une nouvelle adresse, Villa Siminxar à Biarritz, où Ginette et Monique ont dû arriver ensemble, chez le frère de François-Xavier. Et comme on pouvait le craindre, non seulement le séjour à Stetten a duré plus longtemps que prévu, mais de retour à Fritzlar il va lui falloir assurer la permanence en l’absence du chef de peloton. Rien à faire, comme il insistait il s’est fait rabrouer et même traiter de paresseux. Total : un bon mois de retard. Les deux sœurs vont avoir le temps de faire ample connaissance avec le frère, sa femme et ses deux enfants. Elles découvriront en Michel – qui lui aussi est militaire, et qui a servi en Indochine – un être plutôt sympathique et enclin à la blague, relativisant le portrait que FX a cru bon de tracer de lui dans sa lettre.

De toutes façons ne craignez rien pour vous, vous êtes d’un parti qu’il tolère encore et vos idées sur la religion vous feront sûrement estimer de lui. Mais faites semblant un peu d’avoir des idées communistes, vous verrez... son poil se hérisser à vue d’œil, vous n’aurez que le temps de vous rétracter avant qu’il ne fasse un malheur. En rentrant d’Indochine, mon cher tendre frère voulait fusiller lui-même tous les communistes français ou prétendus français…

Déception ?

Ensuite les choses s’éternisent un peu. On imagine aisément la déception de Monique qui l’attend à Biarritz avec Ginette depuis le début du mois de juin. Il en sera encore, dans sa lettre du 16, à promettre de tâcher de venir le 10 juillet à Paris, où elles seront déjà rentrées. Vacances ratées décidément. Il enverra même encore une lettre rue de la Chine avant qu’ils ne se voient à Paris. Ce qui n’était pas prévu, c’est que ces curieuses vacances auront permis à Geneviève, plus encore qu’à Monique, probablement dépitée et stressée par l’absence de son quasi-fiancé, de nouer amitié avec Michel et Françoise, ainsi qu’avec leurs tout jeunes enfants. Dans une lettre de Michel, reçue en septembre par les deux sœurs, on apprend que le petit Jean-François parle d’elles et réclame souvent la chanson de Ginette, demandant quand vous reviendrez. Ginette a vraiment fait sa conquête et je crois que c’est réciproque. J’en témoigne à mon tour, ma marraine avait de l’amour à revendre pour les enfants et pour les gens.

Grosse déception pour Monique, certes. Mais comme dit son amoureux, Fais ce que dois et advienne que pourra, on ne va pas se laisser décourager pour si peu. La pièce suivante du dossier est un télégramme daté du 17 juillet, annonçant son retour sans encombres à Fritzlar. « Bien arrivé – François-Xavier ». Sans encombres, ou presque. En scooter comme la fois précédente, du moins n’aura-t-il pas eu trop froid. Ni trop chaud d’ailleurs car il a plu tout le temps, et il est arrivé à bon port malgré une crevaison à l’avant. Ces détails sont donnés dans le courrier daté du 19, gonflé d’optimisme. Je nage à certains moments dans une douce euphorie rien qu’à la pensée que nous serons mariés au mois d’octobre. Car les choses enfin se précisent, malgré tout. Le reste de la lettre est consacrée aux papiers et informations qu’il faudra réunir, bulletin de naissance, extrait de casier judiciaire, certificat de domicile légalisé, circonférence annulaire gauche première phalange. Un pas a été franchi, d’autant plus décisif, dirait-on, même s’il a fallu reculer (pour mieux sauter, forcément). Et puis ça y est, au fait, ils se tutoient. Cap sur le mariage au mois d’octobre. Passe le bonjour à tes parents et à Ginette pour moi. Et pour toi, mes plus tendres baisers.

Pour la suite je résume à grands pas. Lettre du 26 juillet : J’étais si impatient de te lire que j’ai dû payer une amende car il est interdit de lire à table… S’agissant des formalités à accomplir : Pour les papiers ce n’est pas la faute du régiment, c’est l’administration qui est lente… Ne t’inquiète pas pour la bague de fiançailles, envoie-moi ton tour de doigt, tu discuteras après. De toutes façons il faut bien que je prévoie les anneaux de mariage ; à moins que tu n’y tiennes pas non plus... Enfin : J’ai lu les journaux également au sujet de la rotation accélérée des cadres pour l’Indochine. Pour le moment nous n’avons aucun changement, et ne te fais aucun souci pour nous, mon tour de départ n’est pas près de revenir encore. Nous voilà rassurés.

(Et Monique n’aura eu garde de négliger ce post-scriptum – qui n’est pas sans me rappeler certains rappels impatients faits par un certain Simon Jeanjean à sa femme Blanche en 14-18 : « N’oublie pas la recommandation que je t’ai faite au sujet de l’adresse : S.P. 78.217, c’est tout. Merci »)

Que dire ensuite ? FX est très occupé par des manœuvres dont l’objet principal si j’ai bien compris, est le rodage des chars AMX, ainsi qu’à l’instruction des nouveaux pilotes. Le courrier suivant est largement consacré à un glossaire militaire à l’attention de Monique, visant à combler les lacunes de la future Madame L*** de V*** : « Régiment », « Escadron », « Peloton », « Groupe » et grades des différents officiers et sous-officiers avec le nombre de chevrons afférents de leurs insignes, se trouvent dûment définis. C’est très intéressant. On sent d’ailleurs la pression de la famille, c’est-à-dire de la mère de FX qui est très inquiète. Sa sœur Lucienne qu’il appelle Lulu est d’ailleurs en relation à Paris avec Monique. Une permission est à nouveau reportée, mais ils pourront peut-être se voir à Metz. Pour le reste, les détails du mariage, restaurant, invitations, sont déjà abordés. Mais ce ne sera pas avant le mois de janvier, date préférée par Madame Mère.

Il y a ensuite un temps mort dans les courriers, dû, comme nous l’apprendrons sans tarder, à un mouvement de grève mémorable qui dura tout le mois d’août. Celui-ci, amorcé aux PTT, toucha principalement la fonction publique, suite aux mesures annoncées par le gouvernement Laniel. Il fallait renflouer les finances, durement sollicitées par les guerres de décolonisation. Pendant les congés, les gens sont en vacances... – croyait-il que ses décrets-lois allaient passer comme une lettre à la poste ? En fait non, c’est raté. Le moment était plutôt mal choisi pour faire avaler une nouvelle couleuvre à des fonctionnaires dont le niveau de vie jusqu’en 1956 n’aura pas rejoint celui de 1930, restant fort inférieur à celui de 1936.

La première lettre suivante est datée du 6 septembre. Elle commence par un nouveau report : toujours pas de permission, ni de voyage à Metz. En revanche, les projets vont toujours bon train. Et pour continuer sur le terrain politico-social, nous retrouvons notre François-Xavier plein d’humour, toujours prêt à moquer gentiment sa « Monique chérie » : Maintenant ne t’inquiète pas pour les formalités de gendarmerie… Tu ne risques pas de te voir refuser quoi que ce soit ; surtout, bonne “ républicaine ”, tu ne peux que favoriser les choses et ma carrière ! (…) J’ai d’ailleurs souvent constaté que pour ma part étant royaliste, je suis souvent plus démocrate que beaucoup de républicains qui ne pensent en fait qu’à se défendre eux-mêmes en soutenant le régime, plus que le bas peuple dont ils se soucient fort peu… Royaliste donc, on l’avait compris ; et l’on peut apprécier cette expression de « bas peuple » qu’il utilise, du haut de son nom à particule, même désargenté – et même s’il s’empresse d’ajouter qu’en fait, nous nous rencontrons sur ces sujets-là comme sur tous les autres. Il faut bien que l’accord se fasse, coûte que coûte, sur le projet de mariage, objet de leur rencontre organisée par l’agence.

Et le projet ne cesse de se préciser. Le troisième feuillet de cette longue lettre est consacré au plan de l’appartement réglementairement dévolu aux sous-officiers mariés, auquel ils auront droit dans quelques mois. Il y aura deux étages à monter, un de moins qu’au 21 rue de la Chine.

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Juste avant celle-ci, Monique a reçu une lettre de Vieille-Église. La future belle-mère s'y confond en éloges pour celle qu’elle accueille à bras grands ouverts dans sa famille, déplorant un peu d’avoir si peu de nouvelles de son fils chéri qui semble, dit-elle, avoir perdu l’habitude de lui écrire ; mais s’en remet par ailleurs aux éloges unanimes des autres frères et sœurs, et se réjouit donc sans réserve. Cela va même plus loin, et je ne peux pas ne pas citer le paragraphe qui suit :

Mais si Michel et Bernard, dans une délicate attention, réservent à François-Xavier le soin de me faire votre éloge, ils modulent à l’égard de Mademoiselle Ginette un chant de si glorieuse conquête que j’en suis presque au regret de n’avoir plus un autre grand garçon qui me donnerait l’occasion de l’adopter comme fille en même temps que son inséparable sœur.

Inséparable, c’est bien le mot. À cette lettre s’en ajoute d’ailleurs une autre de Biarritz, le 14 septembre, longue lettre dactylographiée par Michel, avec un mot manuscrit de sa femme Françoise, adressée conjointement aux deux sœurs pour leur donner des nouvelles des uns et des autres. Autant dire qu’elles sont d’ores et déjà entrées dans la famille.

Alors, qu’a-t-il bien pu se passer pour que cela ne puisse aboutir ? La lettre du 16 septembre suivant déborde d’amour. Ma chérie – Dix jours sans t’écrire, tu dois trouver le temps long… Le jeune homme ne s’est jamais si bien senti. Lisant la dernière lettre de Monique, en pleines manœuvres, il arborait un tel sourire que son pilote (de char) en a fait la remarque à la cantonade. Si tu me voyais dans ces moments là, tu ne douterais pas que je t’aime… Tout en toi me plaît, ta simplicité, ta discrétion, comme ta confiance ou ton désir de plaire, en passant par ta volonté, etc. etc., ça n’en finirait pas. Et de poursuivre sur le travail quotidien du peloton AMX, sur ses mésaventures, deux poulies de tension cassées ; une mise aux arrêts malvenue, infligée pour une broutille par un supérieur à l’encontre d’un des soldats doué de mille qualités ; le travail de comptabilité auto qui ne lui plaît guère. Franchement, rien qui puisse laisser prévoir un revirement, ni dans cette lettre, ni dans la suivante, faite de menus propos sur ses activités et sur les jours qui passent, la remerciant pour ses encouragements, et regrettant même les raisons qui lui ont fait retarder le mariage…

Or ce sera la dernière à tout jamais que Monique recevra de lui.

La suivante de sa main conservée dans ce dossier n’est pas adressée à Monique, mais à sa sœur Lucienne, le 18 octobre 1953. Parisienne, Lucienne était en contact régulier avec Monique, c’est elle qui lui aura fait passer la lettre de son frère. Lequel s'y révèle en sa toute lâcheté. Qu’on en juge : après une entrée en matière plutôt sèche avouant son silence – Chère Lulu – J’ai reçu ta lettre ainsi que beaucoup d’autres que j’ai laissées sans réponse ces temps-ci’ – suivie de quelques propos d’importance secondaire, c’est seulement à la fin qu’il en vient là où le bât blesse, sans autre forme de procès, et l’on tombe de haut :

Une autre nouvelle qui motivait mon silence : je retournerai sans doute en Indochine au mois de janvier. Je compte venir bientôt en permission et m’expliquer sur ce point avec Monique. Je ne sais comment le lui écrire. J’espérais me marier enfin, mais je n’ai pas assez d’argent. Si l’occupation se terminait l’année prochaine, je ne sais vraiment comment je m’en tirerais avec femme et peut-être enfants (…) – Si tu le peux, touches-en deux mots à Monique. Je suis très ennuyé, surtout pour elle qui ne mérite sûrement pas que nous retardions encore – François-Xavier.

Finalement, si je me trouve gêné, plus que d’avoir trahi ce secret de Monique, c’est devant la veulerie de cet homme-là, tartuffe imbu soi-disant d’esprit de sacrifice et de vertu du soldat.

Fin de l’épisode

Et ce sera tout. On ne saura rien de plus. Monique a-t-elle eu droit à plus d’explications ? Son futur – qui ne l’était déjà plus – l’a-t-il rencontrée comme il prétendait le faire, et comme il eût été correct de le faire ? La suite nous en laisse douter. J’avais trouvé ce monsieur « Escargot à roulettes », à lire ses courriers précédents – alors que s’y affirmait un amour, un respect de plus en plus grand pour elle et un besoin de la voir et de partager sa vie – de plus en plus autoritaire et satisfait de lui-même. Si l’Armée est en général toute de droiture, écrivait-il dans une de ses dernières lettres, la brutalité y étouffe un peu la délicatesse du sentiment. De fait, on n’aurait pas pu craindre de revirement plus brutal. Quant à la droiture, proclamée ici et célébrée dans les mêmes jours par Madame Mère dans sa lettre, où se loge-t-elle ? Comment peut-il penser que son retour en Indochine puisse se solder par un simple retard apporté au projet de mariage ? J’espérais me marier enfin, écrit-il. Combien y eut-il d’autres tentatives ? Le dossier ne le dit pas. Monique a dû relire les lettres et les relire encore, le dépit amoureux le disputant au besoin d’y trouver des indices précurseurs de cette trahison. Que d’efforts n’avait-elle pas dû faire, déjà, pour accepter l’idée de devenir Mme L*** de V*** femme de militaire, et de le rejoindre en garnison en Allemagne ? Peut-être même conçut-elle l’idée de le suivre jusqu’au Sud-Est asiatique plutôt que de l’attendre telle Pénélope jusqu’à la Saint-Glinglin. On ne le saura pas. Les projets sèchement se sont arrêtés là. Et nous savons, Ginette me l’a dit, que sa sœur sombra alors dans le chagrin le plus noir – mais qu’on n’en reparla jamais.

Rien de plus. Le même dossier comporte seulement, après celles-ci, quelques lettres d’une autre écriture, signées d’un nom illisible, et appelant Monique « Chère grande amie » ou « Monique chère » (2407 et 2408). Une relation de travail sans doute. Ce ne fut pas la seule, à en juger par quelques photos témoignant d’une certaine jovialité – notamment à l’occasion d’un voyage anglais. Aujourd’hui je revis, une semaine en arrière, un voyage que je sais maintenant inoubliable, et ceci grâce à votre présence, si ce n’est pas une déclaration !… Et un peu plus loin : Que le taxi est triste le soir dans la nuit et dans la solitude ! C’est dans les mêmes jours que la déconvenue FX, et il y aura trois autres lettres du même, de Belfast et de Lyon. Quatre lettres en tout, espacées dans le temps jusqu’en 1955 et 56. Plus léger que le prétendant militaire, celui-ci conclut sa dernière lettre (la dernière du dossier, postée de Lyon en janvier 56, pour les vœux) par ces mots :

Note de bas de page 8 :

Signature illisible.

Monique, – je ne veux pas faire de projets pour 1957, je formule pour moi un seul souhait : venir vous embrasser à Paris. Pour vous mes vœux les plus affectueux et complets. Si vous voulez me faire plaisir, envoyez-moi un petit mot. – Votre ami – X.8

N’ayant en main que les lettres reçues, on ne sait pas si Monique y répondit. Trop honnête sans doute, étant promise à l’autre – ou trop amoureuse encore – pour donner quelque espoir à cet autre prétendant.

En revanche, quelques mois auparavant il y avait eu – dernière trace de l’affaire FX – une lettre de Monique elle-même. Celle-ci, envoyée en juillet 1956 à l’adresse codée et minimaliste <S.P. 78.217> : lui revint frappée du tampon « Retour à l’envoyeur ».

François-Xavier,
Recevrez-vous cette lettre, je ne sais pas. Je sais seulement que j’éprouve souvent le désir de savoir de vos nouvelles. Vous étiez pour moi un ami très cher, et ce silence absolu, aussi bien de vous que de votre famille, me désole…

On se met à sa place. Ce silence pouvait résulter d’une consigne donnée à toute la famille. Couleuvre bien dure à avaler si l’on considère l’amitié évidemment sincère qui s’était nouée et affirmée. Le contact ayant été officiellement pris entre les deux familles, Monique ne dut pas être la seule à ressentir ce scandale, mais ses parents aussi, probablement. L’auront-ils fait savoir aux parents du promis ? J’imagine assez bien Simon prendre la plume à ce nouveau sujet – mais Monique, sans doute, s’y être opposée fermement et définitivement. Voici la suite :

...Les journaux ne donnent pas souvent le nom des soldats disparus, et c’est très souvent que je pense : François-Xavier est peut-être dans ce combat. Je cherche votre visage sur les photos. La Guerre d’Indochine est terminée, mais maintenant il y a l’Algérie…

Je cherche votre visage… Retour au vouvoiement pour s’adresser à celui qui s’est éloigné. Qu’elle cherche en lui adressant ces lignes, vox clamans in deserto. Lignes jamais lues, reçues en retour comme un paquet de linge sale. Elle ne demandait pas grand-chose, pourtant, rien que quelques nouvelles.

...Ne croyez pas que je veuille renouer des relations que vous avez voulu cesser. Non, après ces trois années très dures, j’ai enfin acquis une sorte de résignation (…) – Une carte postale me suffirait si les circonstances ne vous permettent pas d’écrire plus longuement. Je vous assure que je vous aimais assez pour comprendre vos raisons et que je pouvais rester une amie puisque je ne pouvais être votre femme…

Car elle l’aimait. Je vous aimais, dit-elle, tout bonnement. Cette place qu’elle avait préparée pour un mari, c’était lui qui l’occupait. Résignation dit-elle, et pourtant, comment rester sans la moindre nouvelle d’un être cher ? Qu’on lui dise au moins s’il est mort, qu’elle fasse son deuil comme elle a fait celui de sa sœur. Mais non, rien, même la famille se tait, même les enfants c’est incroyable.

...Pendant longtemps j’ai pensé que Michel, pour qui j’avais tant d’amitié, n’avait aucune raison, lui pour cesser des relations qui avaient commencé grâce à vous (…) Je n’ai aucun moyen de lui écrire puisque son séjour au Pays Basque n’était que provisoire. Pour vous j’espère que le N° de Secteur Postal suffira et que cette lettre vous sera transmise…

Note de bas de page 9 :

E.O. pour Extrême-Orient

Bien sûr, c’est évident, l’adresse codée qu’il lui avait indiquée (il avait assez insisté pour qu’elle s’en tienne à ce code postal « S.P. 78.217 ») aurait dû suffire. La mention manuscrite « Parti en E.O.9 sans laisser d’adresse » ne convainc personne. S’est-elle dit, comme je le pense, que le destinataire avait dû donner ordre qu’on ne lui fît suivre aucun courrier émanant de Monique Jeanjean ? Il lui en aura fait du mal, celui-là.

...Vous vous demanderez peut-être pourquoi j’éprouve brusquement le besoin d’écrire. Ce n’est pas la première fois (…) Celle-ci partira. Tant pis pour ce que vous pourrez penser de moi.
François-Xavier, je vais commencer à compter les jours en attendant votre lettre ou le silence ! ! !
Croyez bien que je suis restée
Votre amie
Monique

Attendre, compter les jours, mais vivre. Ce sera difficile. Et ce n’est pas avec un militaire que Monique fera sa vie, mais avec sa sœur Geneviève, dite Ginette. Fin de l’épisode.

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Pour citer ce document

Péchenart, J. (2022). Chapitre XIX – 1950, des couronnes et des couleuvres. Dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.197

Péchenart, Jean. « Chapitre XIX – 1950, des couronnes et des couleuvres ». Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Limoges : Université de Limoges, 2022. Web. https://doi.org/10.25965/ebooks.197

Péchenart Jean, « Chapitre XIX – 1950, des couronnes et des couleuvres » dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives, Limoges, Université de Limoges, 2022, p. 281-297

Auteur

Jean Péchenart
Conservateur de bibliothèque, désormais à la retraite, titulaire d’une licence de Lettres classiques, d’une licence de Sciences de Éducation, et d’un DEA de Sciences de l’Information et de la Communication, Jean Péchenart a été successivement enseignant de lettres classiques en Moselle, Sarthe, Loiret et dans le Puy-de-Dôme ; puis comédien ; bibliothécaire-adjoint et formateur ; enfin conservateur au Service Commun de la Documentation de l’Université de Limoges (de 1993 à 2011), section Santé puis Lettres, et coordinateur pédagogique de la Licence professionnelle Métiers des Bibliothèques et de la Documentation. Plus récemment impliqué au Centre Régional du Livre en Limousin, enfin à l’Association des Amis de Robert Margerit. Auteur par ailleurs de quelques textes et articles, et de deux livres Tête-Bêche et Bon Voyage les Fechner, publiés aux éditions Solilang, collection Salves d’Espoir.
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