Chapitre XII – Le jour des crêpes 1936

https://doi.org/10.25965/ebooks.190

p. 189-203

Sommaire

Texte

Que peut ressentir un fervent catholique comme notre Simon, habité par une foi profonde, bien au-dessus de toute autre conviction, lorsque sa fille aînée, qui fut d’abord sa fille unique et qu’il commença par chérir comme telle, d’abord lui annonce son vœu d’entrer dans les ordres, c’est-à-dire de se retirer du monde et de sa famille, puis met ce vœu à exécution ? C’est ce que l’on apprendra ici, et qui eut lieu en 1936, année d’ailleurs gravée dans la mémoire nationale.

Une décision mûrement réfléchie

C’était le jour des crêpes, le 2 février. J’ai été l’accompagner avec papa...
On s’était battus. Papa l’avait fait attendre un an, je crois.

C’est Ginette qui raconte, avec émotion. Monique l’écoute. Elles ont reconstitué pour moi le parcours scolaire de Denise jusqu’au cours complémentaire et au brevet. Se souviennent (difficilement) qu’après le brevet leur sœur aînée a étudié dans une autre école, et qu’ensuite elle a fait deux ans, n’a pas atteint la troisième année (le brevet supérieur), mais que cela lui a tout de même permis ensuite d’enseigner et de devenir infirmière. Elles en arrivent maintenant au moment terrible où Denise les quitte définitivement, le 2 février 1936. C’était le jours des crêpes. Un jour qui aurait dû être gai...

Elle avait annoncé sa décision l’année précédente, à la fin des vacances d’été qu’ils avaient passées ensemble à Annecy. Elles se souviennent même du moment précis, c’était juste après la visite de l’église, là… Elles ont oublié le nom de l’église, c’était probablement la basilique de la Visitation qui domine Annecy, représentée dans l’album n° 3 (5417 à 5421) ce qui permet d’imaginer la scène. Je remonte à ces vacances d’été dans les Alpes. On y voit un groupe tantôt assez nombreux, jusqu’à une dizaine de personnes, tantôt réduit à la seule famille Jeanjean, où manquent parfois Madeleine et Geneviève. C’est elle, Geneviève, cette grande fille en robe légère à fleurs. Elle avait 15 ans, son père 49, Denise 22. On les voit en toutes sortes d’endroits, Annecy, Aix-les bains, la Grande Chartreuse, « sur notre terrasse à Veyrier-du-Lac »…

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Sur un des clichés (5433), ils sont en excursion à la Mer de glace, se tenant par la main et grimpant péniblement. Ils avaient pris le petit train à crémaillère, et ont fait un pique-nique sur le même chemin comme on le voit sur deux photos voisines. Je m’arrête sur celle-ci : les Parisiens, mal équipés pour la montagne et surpris par les conditions naturelles (ce qui n’est pas très « scout »), tirent à hue et à dia, le père en avant avec sa canne, Ginette en arrière, les deux filles en escarpins et socquettes blanches. Elle est parfaite cette photo. Prise à la sauvette et pourtant tout y est. Une sorte de panique, le brouillard, un mouvement vers le haut, le père avec sa tête qui sort du cadre, les deux parents solides, en noir et en parallèle, un autre mouvement en sens inverse, de Ginette bien sûr, toujours à rebours, qui part en sens inverse alors que Monique entre ses parents s’efforce d’aider au mouvement. C’est à se demander même s’ils n’ont pas posé exprès pour la photo, pour s’en amuser. C’était Madeleine si je ne me trompe, qui prenait la photo… ou peut-être Denise, les suivant en contrebas sur le chemin. J’y vois quant à moi, d’un tout autre point de vue, confusion et tiraillement sous un ciel couvert.

Ils avaient dû prendre une location à Veyrier. Et ce furent donc leurs dernières vacances ensemble, puisque jamais Denise ne revint les voir à la maison, sinon très tardivement rue de la Chine après la mort de sa mère. Elle ne mangeait jamais devant nous. Même un bonbon hein… Elle était stricte au point de vue… Mais bon, comme dit Monique, elle a fait ce qu’elle devait faire. « Ce qu’elle devait faire », chacun l’entendra à son gré, comme une remarque résignée, à la Jacques-le-Fataliste, ou comme acquiescement à une vocation transcendante. Appel de Dieu, disent les croyants...

Note de bas de page 1 :

Avec une initiale en minuscule, comme "guides" ou "jeannettes", en dépit de l'homonymie avec le prénom et de la référence transparente à Bernadette Soubirous (Sainte).

De toutes façons la chose était prévisible. De longue date déjà, disons depuis l’âge de 16-17 ans, Denise appartenait aux « bernadettes »1, une organisation, comment dire ? ...parareligieuse – comme on dit paramilitaire – de jeunes filles se destinant à entrer dans les ordres. On les a vues sans cesse, les bernadettes, avec leur béret blanc. À Trégastel d’abord – à moins qu’il n’y eût que des Jeanjean à Trégastel ; comme toutes les filles portaient ce même genre de chapeau blanc, on s’y perd un peu – puis de pèlerinage en pèlerinage, en 1932 à Ars, Rouen-Bonsecours, Liège, Paray-le-Monial et autres lieux (5219 à 5231)… puis à Pâques 1933, à Lourdes et autour, Cirque de Gavarnie, Dax, etc. (5238 à 5255) – c’est-à-dire sur les terres de leur sainte patronne, dans sa grotte, dans la prairie où Bernadette gardait ses moutons, assise sur l’herbe sanctificatrice. Enfin à Pouy, bien sûr, près de Dax, où est né Saint Vincent de Paul. Non loin de Lourdes, ça tombe bien.

Les bernadettes

Les bernadettes ne sont jamais désignées explicitement dans les légendes des photos, tout au plus par la lettre B. : les B. au Mt St Michel 1934 Pâques, les B au gr. 38 à Ozoir ascension 1935, etc. Curieux effacement. Comme si elles étaient déjà un peu retirées du monde, à l’instar de leur patronne, la petite Soubirous : ne disait-elle pas qu’elle aurait voulu être un balai qu’on range dans le placard ? On la comprend d’ailleurs, elle, l’obscure bergère propulsée d’un seul coup sous les projecteurs, au sommet du hit-parade des croyances mariales.

Et si ce n’était que cela... Revenant sur les albums et les archives, on ne cesse en ces années trente de croiser les bernadettes. Non seulement chez les sœurs de Croissy-sur-Seine, mais à tout bout de champ à travers des excursions, pèlerinages touristiques ou voyages d’études pour jeunes nonnes en apprentissage, appelons cela comme nous pouvons.

Tout d’abord, ce beau programme imprimé à l’en-tête des « Bernadettes, 16 rue Bleue » et des « Amis des bernadettes ». Il s’agit d’une Matinée d’entraide donnée… le 18 février 1934 à l’occasion de leurs prochains pèlerinages sous la présidence de M. Le chanoine Beaussart... (2627).

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Nous sommes en 1934, l’année précédant l’annonce par Denise à ses parents de sa décision finale. L’objet principal de la soirée si je comprends bien, est de financer les pèlerinages des bernadettes. Une quête est prévue à l’entracte, solution simple et lucrative. La première partie, concert musical varié avec solistes (hautbois, harpe, chant…) s’ouvre sur un Chant des Bernadettes et se termine par une Marche des B... pour chœur et orchestre ! Les bernadettes n’ont peur de rien. Il y a même une Cantate à Sainte Bernadette – paroles composées par une valeureuse B. sur une musique de Beethoven. Il s’en serait retourné dans sa tombe, Ludwig Van, s’il n’était encore plus sourd mort que vivant. En seconde partie, deux pièces de théâtre, de Pierre Dumaine et Edmond Rostand. Le lieu est la salle des fêtes du Parc des expositions, excusez du peu, et je suppose que le public – amis, familles, prêtres – est venu d’un peu partout, comme les B. Les groupes sont désignés par les chiffres entre parenthèses auprès des noms des interprètes. Le public, forcément acquis, a dû applaudir à tout rompre, et réclamer des bis à n’en plus finir.

Note de bas de page 2 :

Album n°8 venant à la suite de celui des « guides ».

S’ensuit un dernier pèlerinage, en Italie, qui eut lieu l’été suivant et auquel est consacré un album entier du fonds Jeanjean2. Un bel album, solide et à peine usé celui-là, avec feuilles intercalaires translucides. Présentation très soignée, photos standard d’abord, puis cartes postales assorties, pour la plupart, de légendes soigneusement dactylographiées et collées. Au début on voit Denise et les bernadettes jusqu’à la neuvième page, à partir de laquelle il n’y a plus que des monuments et des paysages sans intérêt pour nous. L’objet du voyage était à la fois touristique et officiel. Après être passées par Milan et Venise, elles se rendirent à Florence puis Assise en « réception chez le Podestat » (6917), avec accueil en fanfare, façon Renaissance), puis furent reçues à Rome (1471) en « audience à Castel Gandolfo », par le pape ou au moins par le Nonce apostolique. C’est ensuite une collection d’illustrations – petites photos et cartes postales techniquement parfaites – classiques et purement informatives, bref un simple livre d’images, au demeurant surabondantes, en sorte que certaines ont été collées directement sur les intercalaires.

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N° 1471 (très grand format 49 x 16 cm – coupée en deux)

Note de bas de page 3 :

N°183 de l’album n°8.

La carte n° 70833 était décollée, et écrite au verso. C’est une carte d’Assise, représentant la Basilica S. Francesco veduta della Rocca. Elle a été envoyée par Denise à ses parents à Fort-Mahon, le 5 octobre 1934 :

Note de bas de page 4 :

Ici quelques mots sur Assise, mais arrachés avec la colle et donc illisibles.

Chers tous, nous voici à Assise (...)4 – Notre couvent domine un peu la ville et nous découvrons de fort belles choses. On y est bien nourri comme d’ailleurs aussi à Florence, Venise etc. C’est la 1ère journée aujourd’hui mercredi que nous ne prenons pas le train c’est bien reposant. Mais par contre nous descendons et grimpons tout le temps. Ce matin nous avons été aussi à St Damien 1er couvent des Clarisses – c’est primitif mais beau (…) – Amusez-vous et ayez aussi chaud que nous ici – Denise.

Écrivez-moi à Rome, on y est demain.

La dernière phrase laisse à penser qu’elle devait y rester quelque temps, à Rome, et que la poste faisait diligence. Ce qui nous confirme l’absence de Denise à Fort-Mahon en 1934. Je ne peux m’empêcher de comparer – ou d’opposer – cette carte à celles que son père pouvait rédiger pendant la guerre. Aucune urgence ici. Denise consent à parler de la nourriture mais s’intéresse peu à ce qu’il y a dans son assiette. Elle ressemblait pourtant beaucoup à son père, s’intéressant à toutes sortes de choses, et était supposée devenir une excellente mère de famille, comme elle avait été une grande sœur attentive. Elle avait pris sa carte du PDP cette année-là, comme papa et maman. Était-ce pour donner le change ? N’ayons pas ces pensées péjoratives. De toutes façons ce sera la dernière fois (les sœurs, à la différence des chanoines et des curés, ne peuvent pas faire de politique).

Et on s’en tiendra là pour les bernadettes. J’y vois une sorte de fan-club de Jésus et de Sainte Bernadette Soubirous... mais pas encore « novices ». Le noviciat : dans la fonction publique on appelle cela un stage, un an à l’essai avant la titularisation ; les fonctionnaires commencent par être « stagiaires » (mais ce n’est pas encore un engagement pas encore pour la vie). Les sœurs de SVP, si je ne me trompe, faisaient leur noviciat à la Maison mère, 140 rue du Bac à Paris. Il est possible que je me trompe, qu’il y ait eu plusieurs lieux de noviciat, ou encore que Denise Jeanjean n’ait pas été précisément sœur de SVP ou Fille-de-la-charité. Ce qui constituerait une variante notable dans l’histoire des Jeanjean. Car Denise fera son noviciat non pas rue du Bac mais à l’Haÿ-les-Roses.

La séparation

Ce que je sais, que m’a raconté Geneviève, c’est qu’elle l’accompagna avec son père directement à l’Hôpital Saint-Michel en ce 2 février 36 de triste mémoire, le jour « des crêpes », c'est-à-dire de la Chandeleur (fête des chandelles). Ils la quittent à l’Hôpital Saint-Michel, et elle entrera au noviciat de l’Haÿ-les-roses.

Je ne connais la « carrière » de Denise que par la narration de ses sœurs dans l’interview. Elle avait obtenu son brevet supérieur, ce qui lui a permis d’exercer les fonctions d’institutrice tout en préparant – au prix d’un gros travail qui en dit long sur sa motivation – le diplôme d’infirmière. C’était ce qu’elle voulait faire, et c’est ce qu’elle a fait. Elle aimait beaucoup s’occuper des gens, aller les voir chez eux, elle devait donc être infirmière libérale. C’est une drôle de démarche, de se cloîtrer chez les sœurs pour pouvoir s’occuper des pauvres gens à l’extérieur. Mais comme disait Monique, elle a fait « ce qu’elle devait faire ». Elle allait voir les gens chez eux… à l’exception de ses propres parents, suivant les vœux qu’elle avait prononcés. Et c’en fut fini de Denise chez les Jeanjean. Elle quittait sa famille pour une autre. N’est-ce pas ce que font tous les adultes, de quitter leurs parents et de s’en aller ailleurs ? Au fait, j’ai su, mais oublié quel nouveau nom elle avait pris en tant que religieuse. Sœur Marie-Quelque-chose...

Note de bas de page 5 :

Genèse, chapitre 2, verset 24.

Note de bas de page 6 :

Mathieu, chapitre 19 verset 29.

(C’est incroyable ces enfants qui quittent tout, qui répondent à l’appel du Prophète. Que les enfants quittent leurs parents et même s’en arrachent, rien à redire, c’est dans l’ordre des choses et même écrit dès le début : l’homme quittera son père et sa mère... – dit le livre de la Genèse5 – ...et s’attachera à sa femme et ils deviendront une seule chair, d’accord, pas de problème, on est dans le sociobiologique le plus consensuel. Ensuite les propos se durcissent, dans les évangiles. Avec Jésus, plus besoin de femme, surtout plus de sexe, tu fais ton salut en quittant tes parents, en rompant avec tout le monde, ...Et quiconque aura quitté, à cause de mon nom, ses frères, ou ses sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou ses terres, ou ses maisons, recevra le centuple, et héritera la vie éternelle6. Radicalisation complète : tu dois tout quitter pour faire ton salut. Opposition totale avec la famille, avec Travail-Famille-Patrie (TFP). Tout quitter, partir on the road, encore cela peut aller, il faut bien que jeunesse se passe, mais entrer en religion... les musulmans appellent cela djihad qui signifie abnégation, lutte ou résistance. L’abnégation, passe encore, mais que sa fille quitte tout, même pour la vie éternelle, comment pourrait-il l’accepter, Simon Jeanjean ? Simon fils unique, rêvant à de grandes maisons pleines de petits enfants. Denise a tellement suivi son papa à la messe, tellement adhéré à tout ça, à TFP, au PDP, voilà qu’elle a basculé de l’autre côté. Bien fait pour lui ? Les enfants n’en ont rien à faire de leurs parents. Les enfants aiment la vie, les douceurs et les câlins. Ils grandissent comme ils peuvent. Pour certains la vie est trop difficile, ce n’est pas un cadeau, alors ils font ce qu’ils ont à faire, ils s’en vont, ils se tirent, ils se tirent une balle dans la peau quelquefois, et de toutes façons dans la peau de leurs parents. Il faut bien vivre, on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs.)

Et puis ensuite... elle ne venait jamais rue de la Chine. On la voyait à l’extérieur, raconte Geneviève dans l'interview,

Note de bas de page 7 :

Partie entre guillemets : Blanche Jeanjean est décédée en août 1962.

une fois par mois à peu près. Mais… on ne l’a jamais ratée. Et quand maman était malade (elle ne pouvait pas bien se déplacer), [Denise] venait chez les sœurs, rue de Ménilmontant, pour que maman puisse la voir. Et puis fut un temps, maman était partie7, et papa était souffrant... on (qui ?) lui a donné la permission de monter à la maison… Elle n’était jamais venue rue de la Chine !… Elle ne mangeait jamais devant nous… pas le droit. Et alors papa lui a dit : – On fait un thé ? Denise lui répond : – Eh bien oui !… Papa était… heureux … Tu te rappelles ? (Monique acquiesce).

C’est incroyable, cette séparation. L’album 3 se termine sur quelques photos prises à l’Haÿ-les-roses en 36. Curieuses photos tristounettes (5508 à 5515). On y voit Denise novice habillée en noir, jupe courte, bas noirs et chapelet au côté sur un pas de porte, avec un grand sourire épanoui (5511) ; deuxièmement les parents et les filles, Geneviève et Monique (5510), attablés à l’extérieur sous un parasol (la photo est prise par Denise) ; troisièmement les mêmes, posant comme des piquets dans plusieurs endroits, dont un espace herbeux (5513).

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Homme gisant dans l’herbe

Et puis il y a une quatrième photo de ce même espace, avec quelqu’un gisant en vrac au milieu des herbes hautes, c’est Simon Jeanjean, avec le nez enfoncé dans le bras et caché dans les herbes. La photographe a peut-être trouvé drôle de lui voler cette image, mais ce n’est pas drôle, on se dit qu’il était saoul de fatigue. Et de tristesse aussi, peut-être. Denise est la seule à avoir le sourire, sur ces photos, les autres ont l’air perdu. En visite mais pas chez eux, et les yeux dans le vague.

Homme gisant dans l’herbe. Comme tombé là, peut-être mort. Photo quasi-abstraite. Il y a l’herbe haute, dérangée au premier plan par ce corps à demi-enfoui, veston froissé, une oreille, une main émergeant à droite, et au-delà c’est un champ d’herbe jusqu’au fond flou, quelques maisons et apparemment un horizon urbain. Paris. L’homme est-il mort ? Du dormeur du val, Rimbaud nous fait d’abord croire qu’il respire, jouissant d’un doux printemps florissant. De celui-ci au contraire on pourrait croire qu’il est mort, à s’en tenir à cette image en noir et blanc ou plutôt en gris dégradé du noir complet du bas au blanc vide en haut se confondant avec le cadre.

Arrivé à ce point je me souviens de la phrase de ma marraine, au début de l’interview, La race des Jeanjean s’éteint. Et maintenant les Jeanjean sont morts. Il est mort, elles sont mortes. Et je me demandais en étudiant leur histoire, Qui a tué les Jeanjean ? Qui a tué ces gens si vivants, qui a privé ce patriarche de tout espoir d’une descendance ? On répondra la guerre, les blessures, la maladie. On dira Dieu l’a voulu, comme disent ceux qui croient au ciel, Dieu a donné et puis Dieu a repris. Et disent ceux qui n’y croient pas : c’est la religion qui a volé la première fille, la maladie la deuxième, et les deux autres ont été les dernières des Jeanjean.

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(5509)

Pâle dans son lit vert, il dort. On dirait qu’il est mort, dans son lit vert en noir et blanc. Je songe en regardant cette photo. La seule où il est couché. Une des seules où il ne soit pas tourné vers l’objectif, où il ne sache pas qu’on est en train de capter son image, où il n’en soit pas maître, avec ses cheveux en pétard son corps massif ses yeux bigleux, et pour mieux y voir, la tête en arrière et le front haut. Debout avec sa femme, avec ses filles ou au milieu d’un groupe, assis devant un repas, un banquet, un verre, tous ces bons souvenirs d’eux qui pour nous se perdent dans la nuit du temps.

C’est forcément lui, Simon Jeanjean, qui est sur cette photo. Et si on me disait que ce n’est pas lui, ou qu’il n’était pas couché mais en train de se tordre de rire en se roulant dans l’herbe, ou seulement qu’il n’était pas triste, je ne le croirais pas. Je songe en regardant cette photo. Les sœurs cadettes m’ont raconté la catastrophe. Je ne m’y attendais pas. Je pensais qu’il aurait dû s’en réjouir, de sa fille nonne. Même ma mère osait dire ça, qu’elle aurait aimé avoir un fils prêtre. Qu’un de ses fils devienne un prêtre, non mais franchement… Donner son enfant à Dieu, je croyais naïvement que cela pouvait être une joie. Ma mère avait déjà une sœur nonne, pourquoi pas une fille, ou un fils prêtre ? Alors que Jeanjean non, c’est un des pires malheurs qui lui soient arrivés.

Des « événements un peu troubles »

Je ne m’y attendais pas. Mais elles ont tellement insisté, ses filles, sur cette tristesse affreuse, que je m’en suis persuadé au point d’en exagérer l’importance. J’en viendrais presque à placer toute l’année 36 sous le signe du jour des crêpes, ou plutôt… du crêpe des jours, de la couleur de la robe de Denise. Du coup je peins Trente-six en noir. Je parcours les archives, j’écoute l’interview et je me demande pourquoi on y trouve si peu de choses sur les mouvements sociaux de 36, sur le Front Populaire. Je pourrais me contenter de remarquer que le PDP, parti centriste, ne faisait pas partie de la coalition de gauche (à la différence des Radicaux ou de la Jeune République de Marc Sangnier). Je pourrais m’en tenir à la seule phrase de Geneviève évoquant cette période. Phrase particulièrement vague, dont l’objet n’est d’ailleurs que d’expliquer le déménagement vers la rue de la Chine : Papa en 36 il a dit, comme les événements étaient un peu troubles, en 36 il a dit : On déménage. Parce que pour les filles c’est pas bon. Et voilà tout 36 ramené à des « événements un peu troubles », et à la prise de voile de Denise.

Note de bas de page 8 :

Simone Weil : la philosophe (1909-1943), à ne pas confondre avec Simone Veil, sa presque homonyme (1927-2017) qui aujourd’hui pourrait faire oublier la première.

Ai-je bien compris ? Les sœurs Jeanjean, longtemps après ces années-là, m’ont dit leur histoire et leur vérité. Elles ont condensé, ainsi en va-t-il des souvenirs, les choses se collent, se touchent, se mélangent. Je n’ai pas pensé que la syntaxe ça trompe, pas pensé que « en 36 » était l’année du déménagement, mais pas forcément celle de la décision de déménager, que celui-ci n’avait pas pu se faire en un coup de cuiller à pot comme les crêpes. Les événements un peu troubles n’étaient peut-être pas ceux de 36, qui correspondent mal à ce qualificatif. Mai-juin 36, c’était l’ébullition heureuse, les « grèves de la joie », comme disait Simone Weil8. Alors que des « événements troubles », il y en avait eu bien assez dans les années précédentes (on pense plutôt à février 34), et il y en aurait encore. Mais bon, j’en étais resté là, aux événements troubles de 36, invention historique de Geneviève Jeanjean. Et au grand malheur de Simon Jeanjean. Comme si lui-même était resté couché dans l’herbe, et qu’il eût sombré dans la dépression, ce qui l’eût détourné d’une actualité pressante, laquelle par conséquent lui eût échappé. J’avais cru, à voir le visage défait de Jeanjean sur certaines photos, s’amaigrissant, ses cheveux blanchissant – ce qui en 36 ne va pas tarder à venir – pouvoir en inférer un drame taraudant, qui ne pouvait être que celui que je connaissais et que m’avaient raconté ses filles longtemps après. Telle était ma théorie passagère et friable. Pure fiction romanesque.

Note de bas de page 9 :

Cf. Chapitre précédent.

(Pure projection, aurait pu dire le Docteur Freud, venant de moi dont les tendances dépressives n’ont rien à faire ici… ni Freud d’ailleurs. Pourtant ce n’est pas de moi seulement qu’il s’agit. Ma mère Blanchette Péchenart, au printemps 1968, s’impliqua si ardemment à l’exaltation ambiante, et sans doute aussi s’inquiéta tant pour ses enfants, que son esprit s’en fut battre la campagne. C’était plus grave et plus spectaculaire encore qu’à Vauhallan, quand dépression et solitude lui avaient rendu la vie impossible, en suite de quoi nous avions déménagé au Chesnay9. La dépression, savez-vous, est une vraie maladie. L’oiseau de l’âme y laisse des plumes à tout jamais. Ma sœur, encore plus tard, y a laissé la vie. Ma mère, en 68, perdit carrément les pédales, à un point tel qu’il fallut l’interner dans une « maison de repos » médicalisée où elle put, sinon revenir au calme, du moins apaiser ce délire où elle restait perchée. Je relève donc au passage cette erreur qui fut sans doute la mienne, de rapprocher de la sorte les « événements » de mai 36 avec ceux de mai 68, d’imaginer qu’ils eussent pu avoir cet effet à l’identique. Bref, laissons là cette idée selon laquelle Simon Jeanjean serait tombé et resté vautré dans un trou d’où il n’aurait pas été fichu de sortir pour vivre les événements de 36.)

Simon Jeanjean n’avait rien d’un dépressif, il avait bien d’autres problèmes à régler et de médicaments à prendre. Il n’est pas mort, ni en quatorze, ni en trente-six. Seulement épuisé, cette fois par la bataille contre la décision de sa fille. Bataille perdue. Quand il se relèvera, son empreinte restera marquée dans l’herbe comme fait celle d’un chevreuil passager, marquée juste un petit moment pour disparaître ensuite. Il reprendra le train et le métro, avec les filles qui lui restent, laissant l’aînée à l’Haÿ-les-roses et à cette vie qu’elle a choisi. Une tristesse de plus, raison de plus pour vivre.

Voyage au Mont Sainte-Odile

L’album n° 3 (album du bonheur) se termine à l’Haÿ-les-Roses, quelques mois après ce jour mémorable de la Chandeleur 1936 où Denise a cessé de faire partie de la petite famille Jeanjean pour entrer dans une autre. Le suivant commence à Coucy-le-Château et à Soissons, dans l’Aisne donc. C’est le début d’un voyage touristique fait par Simon et Blanche dans le Nord et dans l’Est. Je ne vois les filles sur aucune photo. On peut supposer que Monique et Geneviève étaient en camp de guides ; et Madeleine je ne sais pas, peut-être en cure quelque part au grand air, peut-être en famille, avec son parrain, l’oncle Henri Laurent...

Les photos sont nombreuses de ce voyage. Soissons… Tahure… Laon (où Simon a fait son service militaire)… Reims, la cathédrale… Est-ce un voyage organisé ? C’est bien possible. En train peut-être. J’ai retrouvé des formulaires SNCF de demande de billets annuels, signés d’Alfred Lucas, le patron de la SBV. Les Éparges… Douaumont… Tranchée des baïonnettes…Verdun, monument aux morts… C’est donc justement en cette année 36 que l’ancien combattant fait son pèlerinage. Il est membre de l’Union Nationale des Combattants (UNC) au moins de 1922 à 1934, comme l’atteste sa carte de membre (2031-2032).

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C'est sans doute un voyage organisé – par l'UNC, pourquoi pas ? – auquel il participe avec Blanche. Il y a des photos de Domrémy, la fontaine (probablement celle de l’Arbre des Fées, la fontaine guérisseuse, il y a une plaque)… Metz (seulement deux photos. Simon n’aura pas eu le temps de s’y attarder pour montrer à Blanche les lieux de sa prime jeunesse)… Luxembourg… Turckheim (tiens ! Un autocar. Mais toujours pas de groupe. Les photos représentent souvent Blanche seule, avec son chapeau, quelquefois Simon, ou les lieux inanimés)… Sainte-Odile… La Schlucht… Gerardmer…

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Nous voici dans les Vosges. Arrêt au Mont Sainte-Odile, haut-lieu de pèlerinage (5627). Ici fut fondé le monastère de Hohenburg, par Odile, abbesse mérovingienne du même nom. Odile de Hohenburg, « fille de la lumière » si l’on en croit une étymologie hasardeuse du nom Odile, est la sainte patronne de l’Alsace. On lui a ensuite fait dire de bien drôles de choses, dans un curieux document intitulé « Prédiction de Sainte-Odile ». Écoute o mon frère car j’ai vu la terreur des forêts et des montagnes… La prédiction a été recopiée par Simon Jeanjean sur sa machine à écrire – sous le titre « Prédilection » suite à un drôle de lapsus digiti – et conservée sur papier pelure, quasiment illisible en son état présent (2637)…

L’épouvante a glacé les peuples. Il est venu le temps où la Germanie sera appelée la nation la plus belliqueuse de la terre...

Se déroule ensuite une longue prophétie effrayante. Le texte en question fut publié en 1916 par un journaliste nommé Stoffler qui le prétendait « très connu en Alsace », déjà du temps de Francis Bacon et de Mabillon, biographes anciens de la sainte.

Elle est arrivée l'époque où surgira de son sein le guerrier terrible qui entreprendra la guerre du monde et que les peuples en armes appelleront l'Antéchrist, celui qui sera maudit par les mères pleurant, comme Rachel, leurs enfants, et ne voulant pas être consolées...

Note de bas de page 10 :

Voir site internet <Nostradamusmichel.com>

C’est évidemment une vaste supercherie, mais on croit n’importe quoi quand on a envie de croire10, jusqu’à la virginité perpétuelle de Marie. Quant à Simon Jeanjean, je suppose qu’il s’en délecte sans souci d’authenticité. Drapée de majesté pseudo-biblique et conforme grosso modo aux développements en cours de l’histoire, la prédiction doit flatter sa détestation des Boches.

Vingt peuples divers combattront dans cette guerre. Le conquérant partira des rives du Danube… La guerre qu'il entreprendra sera la plus effroyable que les humains auront jamais subie. Ses armes seront flamboyantes et les casques de ses soldats seront hérissés de pointes... La suite donne espoir, promettant la victoire des forces alliées, le pays du conquérant sera envahi de toutes parts, ex omnibus partibus... La région de Lutèce sera sauvée elle-même à cause de ses montagnes bénies et de ses femmes dévotes ( ! ? !). Mais attention, Malheur pourtant encore à ceux qui ne craindront pas l'Antéchrist ! Car il suscitera de nouveaux meurtres !…

Note de bas de page 11 :

Post-scriptum au sujet du Mont Sainte-Odile : Bien des années plus tard, ce lieu béni fut cependant victime, en 1992, du crash d’un Airbus sur ses flancs, lors d’une manœuvre d’atterrissage à l’approche de Strasbourg.

Qu’on se le dise. Je ne sais pas à quelle époque Simon se procura ce texte ; il l’a classé avec d’autres discours de propagande afférents aux horreurs hitlériennes et à l’Occupation. De toutes façons, ils n’ont pas dû y rester bien longtemps les parents Jeanjean, au Mont Sainte-Odile11. Car le périple ne s’arrête pas là. Ensuite ce sera le château du Haut-Königsburg, Ribeauvillé, Mulhouse. Le classement n’est probablement pas chronologique. Ensuite de nombreuses photos, dont une série acquise dans le commerce, évoquent le site du Hartmannvillerskopf et le Grand Ballon. Et ainsi de suite de sommet en sommet, jusqu’à Belfort et Besançon, fin de la série.

Les photos suivantes, datées de septembre 1936, me font penser que les Jeanjean n’ont pas lésiné sur les vacances cette année-là. La suite est en compagnie des filles. Nous sommes maintenant à Jougne dans le Jura, dans la région frontalière de la Jougenaz (autrement orthographiée Jougnena), plus précisément au lieu-dit La Ferrière. Ils ont dû prendre une location dans un lieu d’hébergement collectif, car les photos évoquent des lieux familiers sans autre localisation : En barque sur l’étang, le grand château, le ping-pong, la maison du garde, la grotte, la tonnelle, Café de la douane... Il y a aussi un grand portique où deux filles s’en donnent à cœur joie sur des balançoires – Monique et Geneviève, bien sûr. Et encore, deux vues prises à l’intérieur en contre-jour (mais toujours pas de photos d’intérieur, tout est pris en lumière naturelle) : à la fenêtre du dortoir, et à la fenêtre de la salle à manger. Sur d’autres photos apparaissent des amis qui étaient là en vacances avec eux. Sur d’autres encore ils visitent des sites divers – Saut du Doubs, Neufchâtel, Interlaken – on ne reste pas à la maison les deux pieds dans le même sabot. La Ferrière a remplacé Fort-Mahon, dont la dernière édition remonte à 34, et en 35 nous avons vu les vacances dans les Alpes. Je me souviens que Geneviève m’avait expliqué cela : pour des raisons de santé – pour Madeleine, sûrement, et puis pour elle-même qui avait « viré sa cuti » – ils n’allaient plus à la mer mais à la montagne, en altitude. La Ferrière sera leur nouveau lieu de vacances pour quelques années encore.

Nous voilà bien loin des « événements ». La seule mention qui en soit faite par Simon se trouve dans la conclusion d’un long courrier adressé ultérieurement au PDP et écrit à la va-vite, dicté par un certain emportement. On y voit à quel point il fut peu solidaire du Front Populaire, en raison non pas de ce que le peuple de gauche considère et célèbre à juste titre comme des acquis sociaux définitifs – les congés payés, la réduction du temps de travail, les conventions collectives – mais plutôt de son échec économique. Il s’agit d’une note envoyée au PDP le 15 mai 1939 (2333). L’échec était alors patent, Blum ayant démissionné, Daladier échouant ensuite à son tour, à « remettre la France au travail », et les priorités politiques déjà se déplaçant sous la pression de l’extérieur. Simon Jeanjean exprime vigoureusement un point de vue documenté sur les récents décrets-lois gouvernementaux, point de départ, écrit-il, [de] toute une campagne de réaction sociale. Voici la conclusion de cette note :

Note de bas de page 12 :

La phrase est reproduite sans correction. J’ai renoncé à corriger la syntaxe un peu anarchique.

Les statistiques truquées sur le chômage ne trompent personne, il suffit d’interroger autour de soi pour se rendre compte que les affaires sont dans le marasme. Les bruits de guerre, Hitler et Mussolini ne sont pas les seuls coupables. – Il ne faudrait pas que la défense nationale serve de prétexte à une politique de lutte de classe, de la classe dirigeante contre la classe ouvrière qui est également la grande consommatrice des mesures qui frappent trop durement cette masse tue en même temps le commerce, l’industrie, augmente le chômage et nous conduira à un deuxième « Mai 1936 »...[sic]12

Mai 1936, il ne le porte décidément pas dans son cœur. Et encore moins la lutte des classes. Pas question, pour Jeanjean et pour les Démocrates populaires, de mettre en opposition la classe dirigeante contre la masse populaire. Pas question d’aller aux affrontements violents, selon eux fauteurs d’anarchie. Pour la plupart des catholiques, le fond du cœur est anti-communiste. C’est le seul point, dirait-on, sur lequel ils ne peuvent pas transiger. Rien, dans les archives de Simon Jeanjean, ne semble permettre de relativiser ce clivage, quoi qu’il en ait été par ailleurs dans les faits. Et que sa fille Ginette, devenue une très vieille dame, ait pu évoquer le Printemps 36, vu au prisme de sa lointaine adolescence, seulement comme « des événements un peu troubles », on peut le croire de toutes façons.

Rue de la Chine (je me souviens)

D’où le déménagement vers la rue de la Chine. Il fallait faire quelque chose, quitter enfin l’affreux Cent-quarante, trop agressif pour les enfants, depuis le début et surtout dans ces années 30, comme un vase de désagréments s’emplissant d’eaux troubles, et la goutte du Printemps 36 l’a fait déborder. Ce sera un petit appartement, au 21 rue de la Chine, 3ème étage. On dira « rue de la Chine » simplement, comme on disait « 140 Ménilmontant ». Finie la promiscuité, les hurlements, la saleté, le voisinage sordide, les parents au moins ont dû s’en trouver bien soulagés. Pour le reste, la rue de la Chine est à deux pas, à une ou deux stations de métro près. La vie quotidienne des Jeanjean n’en fut pas chamboulée. Pour ce qui est de l’espace habitable, je ne suis pas sûr qu’ils y aient vraiment gagné au change. Plus confortable certes que celui du 140, le nouvel appartement était plutôt exigu. On peut même se demander si la famille aurait pu y loger durablement avec Denise dans le cas où elle eût continué de vivre avec eux.

21 r de la Chine, vue récente

21 r de la Chine, vue récente

(Appartement Jeanjean : 3e étage, fenêtre au-dessus du lampadaire)

J’ai un souvenir net de la rue de la Chine. C’est là que s’est fixée, en ma mémoire d’enfant, une certaine image de la famille Jeanjean, celle des parents et des deux filles, tels que je les connus dans les années cinquante et au début des années soixante, autour de mes dix ans. J’aimais bien ces brefs séjours où sans doute j’étais le roi. Je n’appréciais pas spécialement l’odeur de tabac et de renfermé qui imprégnait les murs mais j’ai aimé la retrouver à Lardy bien des années après chez les deux vieilles dames – telle quelle, en fidèle petite-madeleine-de-Proust. Le vieux monsieur bénin en charentaises qu’était alors Simon Jeanjean, myope comme une taupe ou pire encore, m’y accueillait gentiment. Je le revois lisant son journal, avec une loupe ; on se demande bien ce qui aurait pu l’empêcher de lire le journal. Il était âgé, fatigué, je ne voyais que ses charentaises et je me faisais une idée totalement erronée du monde des Jeanjean, ne le jugeant qu’à l’aune de ces critères-là – odeur, charentaises, exiguïté – par opposition à ma très-généreuse, très-rayonnante famille où la circulation était incessante. L’appartement était au troisième étage. On y entrait, si je m’en souviens bien, en laissant sur la gauche une cuisine toute petite où l’on pouvait tout juste prendre un petit déjeuner à deux, et ensuite cela donnait dans le salon-salle-à-manger qui n’était vraiment pas bien grand non plus. Au sol un beau plancher méritait qu’on se déchausse et qu’on utilise des patins – je m’y amusais bien à l’âge que j’avais et ça faisait sourire le vieux monsieur. À droite une fenêtre ouvrait sur la rue et à gauche au fond on accédait aux deux chambres – celle des parents en face, à gauche celle des filles (ou l’inverse, je ne sais plus), chambre où j’ai dû loger avec elles alors, c’est incroyable, lorsqu’elles avaient déjà trente ans passés – et à la petite salle de bains. Je n’étais pas bien grand non plus et pourtant cela me semblait minuscule. Il y avait aussi, classiquement, une ou peut-être deux fenêtres au fond donnant sur la cour, qui devaient permettre d’apporter un minimum d’air frais et, de temps en temps, de chasser un peu l’odeur de tabac froid. Car ils fumaient toujours autant, les parents, autant l’un que l’autre. Ils avaient la cigarette au bec en quasi-permanence, comme l’eut ensuite ma marraine, Ginette, jusqu’aux approches de la fin – à la différence de Monique qui arrêta de fumer assez tôt, et ensuite elle se contenta d’inhaler passivement la fumée rejetée par sa sœur ; en revanche je ne sais plus si les deux sœurs fumaient à la maison avec leurs parents, du temps de la rue de la Chine. Dans la salle à manger étaient les deux armoires-bibliothèques jumelles, blanches, à ouvertures grillagées, et dans la chambre l’armoire à glace, tous meubles qui se sont retrouvés ensuite, bien plus tard, dans le grenier de Lardy (et les autres meubles où étaient-ils, la table des vieilles couturières et autres impedimenta venus de Metz ? Ce n’est pas possible, il devait y avoir une cave, rue de la Chine, pour loger tout cela). Je vais essayer de dessiner le plan. C’est approximatif ; par exemple je ne sais plus si les toilettes (salles de bains et W.C.) donnaient sur la salle à manger ou sur les chambres...

J’y ai été hébergé souvent, surtout du temps où nous habitions à Aubergenville et à Vauhallan. Ma marraine a dû être contente lorsque nous avons quitté les Ardennes pour la région parisienne. Dès le premier été – j’avais 6 ans – il y a eu les vacances en Ardèche. Ensuite je ne sais plus comment s’organisaient les déplacements de Seine-et-Oise à Paris. Les parents ne lésinaient pas sur les voyages, je suppose qu’ils m’amenaient en voiture – la Simca Deluxe, puis la petite Opel Record – et que ma marraine me ramenait avec la 2CV. Ensuite cela a été plus facile, du temps du Chesnay, par les gares Versailles-rive-droite et Saint-Lazare.

image

Note de bas de page 13 :

Georges Perec, Je me souviens, Hachette, 1978.

Je ne peux m’en remettre qu’à mes propres souvenirs pour évoquer la Rue de la Chine. Je pourrais y aller de ma petite série de « Je me souviens », à la façon de Georges Perec13. Je me souviens de Simon Jeanjean, de son œil bigleux derrière ses lunettes, tout là-haut au sommet de son grand corps qui me semblait immense, de sa crinière blanche et hirsute, auréole en bataille, de son visage empâté à la Michel Simon, je me souviens de sa femme, la mère de ma marraine, de ses lunettes aussi et de sa clope accrochée au milieu du bec (mais je ne sais plus comment je l’appelais, pas Blanche en tout cas et encore moins Blanchette, réservé ma mère). Je me souviens du Métro Pelleport, comme une descente aux enfers, ou remontée dans l'autre sens, vers le jour, avec ses escaliers infinis que nous prenions quand l'ascenseur était bondé ou en panne. Je me souviens de Dubo… Dubon…Dubonnet peint en grandes lettres noires sur les flancs des boyaux souterrains et défilant sous mes yeux à la lumière du métro qui passait, je me souviens des entrelacs ornant les portières, des sièges en bois ciré et de l'odeur du métro d'alors. Je me souviens du Gaumont-Palace de la Place Clichy, où ma marraine m'emmena voir La conquête de l'ouest en cinémascope, et Sous le plus grand chapiteau du monde, et puis un film sur Madère avec des traîneaux en osier descendant à toute vitesse, comme si c'était nous qui descendions à toute vitesse et ça faisait un peu mal au cœur.

Mais n’allons pas trop vite, nous sommes en 36. Ginette a 16 ans, Monique 12, et les parents sont tels qu’on les voit sur les photos. Blanche est encore cette femme peu souriante apparemment, un peu dans les nuages et attentive à la fois, porteuse encore d’un peu de cette distinction Wattebault dont on aime à se gausser, et non pas la gentille petite pomme fripée qu’elle sera dans ses dernières années, les seules où je l’ai connue, et tracassée sans doute, je le sais maintenant, par une douloureuse maladie des os. Mais en 36 pas encore, ni dans les années suivantes. Les deux parents travaillent encore et s’activent sans cesse. Ils ont perdu une fille. En novembre 36 Simon part quelques jours à Arras pour le Congrès du PDP. On n’en a pas fini avec les « événements troubles ». Il doit passer des heures, parfois, sur sa machine à écrire, le soir après le travail quand il n’est pas parti en réunion. Sauf problèmes de santé (l’albumine, les yeux, sa jambe)… et sauf le dimanche.

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Pour citer ce document

Péchenart, J. (2022). Chapitre XII – Le jour des crêpes 1936. Dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.190

Péchenart, Jean. « Chapitre XII – Le jour des crêpes 1936 ». Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Limoges : Université de Limoges, 2022. Web. https://doi.org/10.25965/ebooks.190

Péchenart Jean, « Chapitre XII – Le jour des crêpes 1936 » dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives, Limoges, Université de Limoges, 2022, p. 189-203

Auteur

Jean Péchenart
Conservateur de bibliothèque, désormais à la retraite, titulaire d’une licence de Lettres classiques, d’une licence de Sciences de Éducation, et d’un DEA de Sciences de l’Information et de la Communication, Jean Péchenart a été successivement enseignant de lettres classiques en Moselle, Sarthe, Loiret et dans le Puy-de-Dôme ; puis comédien ; bibliothécaire-adjoint et formateur ; enfin conservateur au Service Commun de la Documentation de l’Université de Limoges (de 1993 à 2011), section Santé puis Lettres, et coordinateur pédagogique de la Licence professionnelle Métiers des Bibliothèques et de la Documentation. Plus récemment impliqué au Centre Régional du Livre en Limousin, enfin à l’Association des Amis de Robert Margerit. Auteur par ailleurs de quelques textes et articles, et de deux livres Tête-Bêche et Bon Voyage les Fechner, publiés aux éditions Solilang, collection Salves d’Espoir.
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