Les petits cailloux de Simon Jeanjean | Jean Péchenart

Chapitre X – 140 Ménilmontant – besoin de vacances !

https://doi.org/10.25965/ebooks.188

p. 151-170

Rien n’est jamais acquis à l’homme, ni la paix, ni la garantie à aucun moment d’un avenir radieux, tel qu’en semblait promettre à ses locataires la magnifique Cité Bonnier, avec ses centaines de jolis logements sociaux et sa magnifique architecture. Non, cela n’aura rien d’un long fleuve tranquille. Heureusement qu’il y a les vacances, moments épanouis de vie familiale et sociale. Continuons de feuilleter les albums, et de les confronter avec le récit des deux vieilles dames.

Sommaire

Texte

La Cité Bonnier

Note de bas de page 1 :

Des ascenseurs dans des HBM ? Cela ne serait venu à l’idée de personne à l’époque. Par la suite, récemment, ceux-ci ont été ajoutés, le plus souvent en extérieur.

Avec Monique en plus, c’était vraiment trop serré à la Villa Faucheur. Geneviève avait ce souvenir de sa petite enfance : On était quatre dans ce petit logement. La cuisine, c’était un petit boyau comme chez Fernande… moi, je jouais sous la table de la salle à manger. Je m’en souviens. Il n’y avait pas d’autre place pour jouer. Fernande était leur grande amie, ma mère aussi (elles se sont connues en 39, toutes les quatre, on y reviendra). L’appartement qu’habitait Fernande à Saint-Mandé était effectivement minuscule, on ne pouvait s’y croiser sans frotter. Mais Fernande vivait seule, alors que les Jeanjean étaient quatre avec leurs parents, soit six en tout dans le petit appartement de la Villa Faucheur, dont le bébé Monique pendant deux ans à partir de sa naissance. Dans la suite de l’interview, les deux vieilles dames ont évoqué le souvenir du logement suivant, le 140 Ménilmontant comme elles disaient, haut lieu de la légende (c’est le cas de le dire car ils habitaient au quatrième étage – sans ascenseur évidemment1).

Le déménagement eut lieu en 1926, dès la mise en service de la Cité Bonnier, remarquable ensemble immobilier dont la construction dura de 1922 à 1928. Situé, donc, au 140 rue de Ménilmontant – une même entrée et adresse postale pour 584 logements – ce sera le plus grand ensemble d’Habitations à Bon Marché (HBM) de l’Entre-deux-guerres. Le dossier de demande de relogement des Jeanjean avait dû être déposé à l’OHBM suffisamment à l’avance, dès que cela fut possible. Le quartier, certes pittoresque, mais soumis à un afflux migratoire plus ou moins contrôlé, était en grande partie réputé insalubre. De même en était-il à coup sûr des coteaux proches (qui furent carrément rasés, puis remplacés beaucoup plus tard par le Parc de Belleville).

Note de bas de page 2 :

Patrick Kamoun, Un siècle d’habitat à « bon marché », Informations sociales, 2007/5, n°141, pages 14-23.

Les HBM avaient été créées par loi Siegfried du 1er décembre1894, qui destinait ces habitations salubres et à bon marché… à des personnes n’étant propriétaires d’aucune maison, notamment à des ouvriers et employés vivant principalement de leurs salaires2. Cette définition devait rester en l’état jusqu’aux années quatre-vingt. Au départ l’objectif était de loger des salariés et des familles. Les Jeanjean remplissaient ces deux conditions. Il importait en première urgence de reloger toutes les populations dont les habitations devaient être démolies pour cause d’insalubrité. À Paris, c’était le cas évidemment pour plusieurs catégories sociales, dont les habitants de la Zone. Les fortifs, déclassées et démolies à partir de 1919, laissèrent souvent place à des HBM construites en briques rouges, destinées aux populations les plus sensibles. On verra plus concrètement comment la cohabitation avec celles-ci fut vécue par les Jeanjean.

Les HBM Rue de Ménilmontant - ©paris-promeneurs3

Note de bas de page 3 :

Photo et informations tirées de : http://www.paris-promeneurs.com/Architecture-moderne/Les-HBM-de-la-rue-de-Menilmontant

Les HBM Rue de Ménilmontant - ©paris-promeneurs3

Note de bas de page 4 :

Bernard Marrey, Louis Bonnier : 1856-1946, Bruxelles, Mardaga, Institut français d'architecture (coll. Architectes), 1988.

Quoi qu’il en soit, la cité du 140 rue de Ménilmontant a fière allure. Sa mise en œuvre a été confiée à Louis Bonnier (1856-1946), architecte voyer de la Ville de Paris depuis 1884, responsable à ce titre, de la mise en place d’une réglementation pour le logement social, et superviseur en 1912 du premier concours d’HBM de la Ville de Paris. Son œuvre le rattache d’abord clairement à l’Art Nouveau. Bernard Marrey, auteur d’une monographie sur Louis Bonnier, le caractérise en ces termes : Fortement influencé par l’architecture anglaise et flamande, son style allie au rationalisme constructif un dosage savant de pragmatisme quasi rustique et d’imagination pleine de fantaisie. Pour la fantaisie, on peut préciser que Bonnier était peintre et aurait aimé en faire carrière mais qu’il préféra embrasser celle d’architecte. Il y excelle d’ailleurs de façon audacieuse et originale. Le rationalisme constructif consiste à débarrasser l’architecture de tous les modèles culturels et n’accepter pour ornement que ce qui souligne la structure de l’édifice et en facilite la compréhension4. Cette caractéristique s’applique aussi bien à l’Art Nouveau qu’on a qualifié aussi de « style nouille », qu’à l’Art Déco qui s’est épanoui ensuite dans les années Vingt. Si la piscine de la Butte aux Cailles, réalisée en 1924 par Louis Bonnier, témoigne bien de cette transition, le « Cent-Quarante », avec sa décoration à figures géométriques, sa sobriété, et sa fonctionnalité, verse clairement du côté de l’Art Déco.

La cité est construite sur une parcelle de 12 000 m² de fort dénivelé. Elle compte une trentaine de bâtiments, disposés en peigne pour faciliter la circulation de l’air, le long de la rue de Ménilmontant. Les logements sont chauffés et pourvus de l’eau courante. Pas d’ascenseurs. C’est un très bel ouvrage, construit en briques agencées en motifs, frises décoratives, jeux d’arcs et de volumes variés, sur un soubassement de pierre meulière qui résistera à l’épreuve du temps. Trop beau pour ce standing ? Certains n’ont pas manqué de le dire, et de fait, le confort intérieur, aussi bien conçus que fussent les appartements, n’égale pas le chic donné à voir aux passants. Les passants ne peuvent d’ailleurs que passer, les bâtiments étant enclos de murs et fermés par une grille offrant un accès unique, laissant à franchir ensuite plusieurs centaines de mètres à l’intérieur des grilles pour accéder à certains logements. En 1927, le premier bilan du Conseil municipal sera très critique sur ce point. D’après le site internet « Paris Promeneurs », c’est un signal d’alarme qui n’empêchera pourtant pas les architectes et urbanistes de réaliser pendant les Trente Glorieuses de grands ensembles avec les problèmes de sécurité et de ghettoïsation bien connus aujourd’hui.

Note de bas de page 5 :

https://www.parishabitat.fr/Pages/rehabilitation-le-renouveau-du-140-menilmontant.aspx.... Le programme s’articule autour de 3 axes : l’amélioration de la lisibilité de la résidence et la qualité de service ; le traitement des pieds d’immeubles et y développer des activités économiques, culturelles et associatives ; l’aménagement des espaces publics pour que chacun puisse se les réapproprier. Phase chantier : 2021 à 2023. Il y a aussi, entre autres, un projet de rénovation des ascenseurs. Mais je ne sais pas quand ces ascenseurs ont été installés.

Erreur fondatrice, malheureusement, et qui se renouvellera au fil de plans d’urbanisme visant à loger les populations ouvrières fréquemment issues de l’immigration. Loger, intégrer, ou caser dans des cages à lapins ? On a vu de tout, marquant durablement le paysage urbain et la société. Du pire et du meilleur aussi. Citons à titre d’exemple dans les années 20 et 30, les formes diverses que prirent les HBM, notamment les cités-jardins lancées par Henri Sellier en Île-de-France, s’inspirant des théories d’Ebenezer Howard, à l’origine de belles réalisations. En 1950 les HBM deviendront HLM, continuant d’empiler les pauvres à la verticale autour des grandes villes. Aujourd’hui, en 2020, le 140-Ménilmontant n’a pas cessé d’être un problème. Un nouveau plan de travaux est lancé par Paris-Habitat, en partenariat avec les différents services de la ville de Paris, et la mairie du 20e, visant à mieux intégrer la résidence du 140 Ménilmontant au quartier...5

Au reste, nous allons voir comment l’expérience du Cent-quarante fut vécue par la famille Jeanjean. Monique et Geneviève en avaient un souvenir très vif. 1926 à 1936, c’étaient les années de leur prime jeunesse. Elles le racontent très bien dans l’interview.

Une certaine violence

Mais alors il y avait un peu de tout hein dans ce… comme population. Parce que... ils avaient vidé ce qu’on appelait la ceinture de Paris, les... c’était genre bidonvilles quoi, qu’il y avait autour de Paris, et alors ils avaient vidé tout ça, et mis dans ces maisons-là. Alors tu vois, on a rencontré des gens bien, sympa, mais y avait quand même… Je cite les termes de l’interview. C’est Geneviève qui parle. Les mots lui manquent. Ce qui ressort vivement, c’est l’inconfort, bien sûr, mais aussi la promiscuité, cette difficulté qu’il y avait à cohabiter avec toute une violence inhérente à la grande pauvreté, qui collait à la peau des gens venus de la Zone.

Et puis le gigantisme de l’ensemble, ce fameux 140 ...Nous on était au numéro trente… l’escalier trente (appartement n°335)… tu vois le nombre de bâtiments… Monique : – Pour entrer dans ce… dans cette… il fallait faire un grand parcours dans la… Geneviève : – Oui ; Pour arriver à la rue de Ménilmontant il y avait au moins cent mètres. C’étaient des grands bâtiments… remarque, au point de vue construction c’était bien, tu vois ce que je veux dire, la construction elle-même. Je suis sûre que c’est encore en bien meilleur état que ce qu’ils ont fait en soixante. On peut le confirmer et le répéter, ce sont de très beaux bâtiments.

Cela dit, elles avaient quelque fierté à évoquer les détails de la vie matérielle, pour elles c’étaient de forts souvenirs. Les Jeanjean, donc, habitaient au numéro 30, 4ème étage, un logement proportionné aux besoins d’une famille avec quatre enfants : deux chambres, celle des parents et celle des filles où il y avait même une armoire en plus des deux lits biplaces. Pas de table (mais il y avait quand même la place pour la voiture de ta poupée ! dit Geneviève à Monique en riant). Pour l’eau courante, minimum vital. Il y avait les waters, mais il n’y avait pas de robinet dans les waters, ...il y avait uniquement l’évier de la cuisine. Ils avaient acheté un tub, tu sais, qu’on faisait chauffer sur le gaz, et puis le collier autour du cou, pour nous doucher. Le tub, je connais en effet, c’étaient les cuvettes et les baignoires en zinc de l’époque. J’ai le souvenir d’une baignoire de ce type, que nous utilisions 30 ans plus tard dans ma propre famille, cette année où nous avons dû « camper » à Aubergenville dans l’attente d’une habitation en construction, et je ne peux m’empêcher d’établir un parallèle entre ces deux situations familiales – une baignoire taille enfant, mais il y en avait aussi pour les adultes. Pas de changement, ou si peu, depuis la baignoire où Marat prenait son bain quand il fut poignardé par Charlotte Corday. En revanche pour le « collier autour du cou », là je ne vois pas. Comment cela pouvait-il fonctionner, en l’absence d’eau chaude au robinet de la cuisine ? Elle précise : Il y avait un tuyau qui jetait l’eau chaude, et puis on avait l’eau qui nous descendait dessus, voilà. Il devait donc y avoir un premier récipient en amont, probablement posé sur la cuisinière, avec une réserve d’eau chaude maintenue à la température voulue.

Les filles allaient à l’école à plus d’un kilomètre de là, en bas de la rue de Ménilmontant. Elles le racontent dans l’interview :

Note de bas de page 6 :

On peut relever l’hésitation, sans surinterpréter ce lapsus assez courant, qui peut simplement consister à dénombrer les autres en omettant de se compter soi-même. Considérons que les quatre filles Jeanjean, au moins à une certaine époque, allaient à l’école ensemble.

G. – Papa a eu la bonne idée de nous envoyer... il ne voulait pas qu’on aille à l’école qui était à côté… M. – Il y avait une école qui était mieux. Il connaissait la directrice, et donc il fallait qu’on aille là, parce que l’école qui était en face du 140 Ménilmontant était mal famée. G. – Bien sûr, y avait tous les gosses du 140. M. – Alors du coup, on partait toutes les trois, toutes les quatre6, en courant, toujours, parce qu’on était en retard, pour faire notre voyage… G. – C’était loin, on mettait bien vingt minutes pour y aller. M – On déjeunait là-bas, on amenait la gamelle... G. – Au début on a mangé à la cantine, et puis après j’ai dit « Moi je mange plus à la cantine ». Maman nous faisait des gamelles. Elle nous les remplissait trop, et ça débordait, quand la cantinière faisait (...on l’appelait la cantinière) ...faisait chauffer ça débordait. « Dites à votre mère d’en mettre moins ça déborde ! ».

C’est drôle, ces petites choses dont on se souvient. Changements liés souvent à des caprices d’enfant, c’est du moins ainsi que les parents les perçoivent, cela peut occasionner quelques affrontements, et souvent des changements de parcours dont on se souvient. Moi je ne mange plus à la cantine. Ça c’est bien Ginette : pas question de cantine, pas de colonies de vacances, en voilà une qui sait ce qu’elle ne veut pas. J’ai toujours été difficile pour manger. Ça a commencé de bonne heure. Tu sais les haricots, avec les germes, ça me faisait penser à des asticots et alors ça m’écœurait. Enfin, il ne me faut pas grand chose, tu me diras…

Les voisins ? Il y avait de tout, comme elles disent. Geneviève raconte une histoire qui l’a frappée : Il y avait des demi-toits au quatrième étage, qui coupaient la façade, on les voyait par la fenêtre On a vu des gosses se sauver par le demi-toit parce que leur père les battait. Et les gosses se sauvaient par le toitun toit qui était large de cinquante centimètres. Cette histoire emblématique du mauvais voisinage occupe une place de choix dans la légende familiale et a dû être abondamment racontée depuis ce temps. C’est là plus qu’une goutte d’eau (ou de Pernod, l’absinthe étant interdite par la loi) qui a fait déborder le vase de colère de Simon Jeanjean. Ils furent plusieurs voisins à s’émouvoir de telles scènes récurrentes liées à l’alcoolisme, et c’est lui qui leur servit de porte-parole auprès de la direction de l’OHBM. Il y a là quelques courriers qui valent la peine d’être cités.

Jeanjean prend la plume

Jeanjean prend la plume, ou plus précisément la machine à écrire. La lettre suivante (2208) nous apparaît sous forme de copie dactylographiée sur papier-pelure, sans signature. C’est l’exemplaire qu’il a conservé, parmi tant d’autres que nous pourrons lire ensuite. Faisons connaissance ici avec un Jeanjean écrivant, non pas des courriers privés, mais des documents destinés à des institutions ; il ne mâche pas ses mots. Nous en reverrons bien d’autres, plus tard, relevant du champ syndical ou politique, où il fait preuve de la même précision et de la même fermeté. La machine à écrire sera d’un usage constant, dont subsistent ce papier usé, ces caractères de couleur bleue souvent noyée, parfois illisibles.

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(2208)

Paris, le 26 juillet 1926 – Monsieur le Directeur de l'Office des Habitations à Bon Marché -- rue du Cardinal-Lemoine - PARIS -
Monsieur le Directeur, - Les locataires soussignés, habitant 140, rue de Ménilmontant, ont le regret de vous signaler le scandale continuel causé par :
1° Les époux LEPERE, habitant le 2ème étage de l'escalier 19 : Mari et femme s'enivrent de concert à peu près régulièrement tous les samedis et dimanches (et parfois aussi la semaine), en rentrant en état d'ébriété, causent un scandale intolérable par les propos orduriers échangés.
2° Par Monsieur SOREL, habitant le 5ème étage du même escalier : Alcoolique furieux qui, chaque fois qu'il rentre ivre, et cela se présente fréquemment, adresse à tue-tête des injures grossières à ses enfants.
Cette situation se complique actuellement par la mésentente entre les époux LEPERE et Monsieur SOREL, et samedi soir, une dispute suivie de batailles et de coups, accompagnés de propos absolument inconvenants, a duré jusqu'à minuit et demi. – Les soussignés estiment que cette situation est intolérable et que les conversations tenues à tue-tête par ces trois personnages sont un scandale permanent pour les enfants et jeunes filles habitant l'immeuble et ils vous seraient très obligés de bien vouloir prendre les mesures opportunes pour faire cesser cette situation.
C'est dans cet espoir que nous vous adressons, Monsieur le Directeur, nos respectueuses salutations.

Cette copie non signée ne nous donne aucune idée du nombre de noms que pouvait compter ce collectif de locataires. Sans doute le rédacteur Jeanjean fit-il du porte-à-porte pour les recueillir, ou s’adressa-t-il à des voisins qu’il connaissait déjà d’une façon ou d’une autre. Il n’est pas étonnant, en tout état de cause, que Monique et Geneviève, alors âgées respectivement de deux et six ans, n’aient pas eu connaissance de cette démarche. Dans tous les cas les Jeanjean, à peine arrivés au Cent-quarante et confrontés à cela, n’ont pas dû être, comme on dit, déçus du voyage. Et ce n’était pas fini. Le courrier suivant (2209) concerne l’histoire racontée dans interview par les deux sœurs, soixante-dix ans plus tard et rapportée plus haut.

Note de bas de page 7 :

Tiret = passage à la ligne dans l’original.

PARIS, le 30 Mars 1927 – Monsieur le Directeur de l'OFFICE DES HABITATIONS à BON MARCHE
Monsieur le Directeur –7Une fois de plus, les locataires soussignés ont le regret de vous signaler le scandale que cause Monsieur SOREL, escalier 19 - 5ème étage, et le danger que courent les locataires, du fait de ce Monsieur. – Ses crises de folie venant à la suite de l'ivresse, qui ne se produisait il y a encore quelque temps, [que] en moyenne une fois par semaine, surviennent actuellement 3 ou 4 fois par semaine. – Hier, une nouvelle crise provoqua un scandale intolérable vers 22 h 30. Des cris et des appels "au secours" retentirent et l'on put apercevoir cet énergumène poursuivant ses enfants en chemise, à travers le logement. Rentré ivre, il les avait réveillés, les frappait et les poursuivait. – Pour échapper à sa brutalité, un de ses fils passa par la fenêtre d'une chambre et s'aidant de l'avant-toit qui surplombe le 4ème étage, s'échappa en rentrant par la fenêtre des W.C. et put sortir du logement. – Un enfant de 13 à 14 ans, moins grand, sortit également sur cet avant-toit, mais en raison de sa taille, ne pouvant prendre le même chemin, dut séjourner sur ce toit pendant un temps assez long. – Une petite fille s'apprêtait à suivre l'exemple de ses frères, et ce ne fut que sur les conseils des voisins qu'elle rentra dans la chambre. – À ce moment, l'éclairage du logement s'éteignit et des projectiles de toutes sortes ; bouteilles, etc... passant par les fenêtres, s'abattirent dans la cour, risquant de blesser les locataires. – Entendant les protestations de ce[s] dernier[s], SOREL rétablit la lumière et armé d'un couteau, menaça "de descendre ceux qui n'étaient pas contents" ; le tout, accompagné d'injures les plus ordurières. .../…

[page suivante] Ce scandale ne cessa qu'à l'arrivée des agents. SOREL étant descendu, fut appréhendé, mais à l'heure actuelle, est déjà relâché. – Cette situation ne pouvant se prolonger plus longtemps, ces scènes continuelles bouleversant femmes et enfants, qui sont réveillés, comme dit plus haut, plusieurs fois par semaine, nous vous serions très obligés, Monsieur le Directeur, d'agir en provoquant l'internement de ce fou, ou en lui appliquant le règlement qui prévoit le renvoi des locataires reconnus en état d'ivresse. – Dans cet espoir, veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l'assurance de nos sentiments les plus distingués.

On imagine mieux, à cette lecture, les avant-toits dont parlait Geneviève, par où l’enfant, tel James Bond – mais nous sommes plutôt dans Zola – était passé d’une fenêtre à l’autre. On les voit distinctement ces avant-toit, sur place ou sur les photos, comme une marche séparant le quatrième du cinquième étage, et marquant un changement de couleur de la brique, jaune en-dessous et rouge ensuite. Et c’est assez effrayant.

J’ai évoqué Zola. J’aurais pu dire Céline. Il y a dans Voyage au bout de la nuit une page atroce et sordide :

Note de bas de page 8 :

L.F. Céline, Voyage au bout de la nuit, Gallimard (Folio), p.337-339.

...Cent ivrognes mâles et femelles peuplent ces briques et farcissent l’écho de leurs querelles (...), après les déjeuners du samedi surtout. C’est le moment intense dans la vie des familles. Avec la gueule on se défie et des verres plein le nez (…) C’est au troisième que ça se passait, dans la maison de l’autre côté. Je ne pouvais rien voir mais j’entendais bien (…) Quand ils étaient seuls le père et la mère (...) ils se disputaient d’abord longtemps et puis survenait un long silence. On en avait après la petite fille d’abord, on la faisait venir. Elle le savait (…) Ils l’attachaient d’abord, c’était long à l’attacher, comme pour une opération. Ça les excitait. « Petite charogne » qu’il jurait lui. « Ah ! la petite salope ! » qu’elle faisait la mère (…) « T’auras beau faire petite vache, t’y couperas pas. Va ! T’y couperas pas ! » qu’elle reprenait la mère… tout excitée. « Tais-toi maman, que répondait la petite doucement. Tais-toi maman ! Bats-moi maman ! Mais tais-toi maman ! (…) Et ça dure et ça dure, et ça dure, et c’est de pire en pire. Car ils sont excités, ces deux-là, et il leur faut aller jusqu’au bout. C’est ainsi qu’ils faisaient l’amour tous les deux que m’a expliqué leur concierge, dans la cuisine ça se passait contre l’évier. Autrement, ils n’y arrivaient pas.8

Comme on le voit bien, les brutalités des voisins du 140 passaient les bornes du supportable aux yeux de Jeanjean et aux oreilles de ses filles. Dix ans plus tard, en guise de lettre d’adieu, il adressera un courrier bien frappé à la direction de l’OHBM, en réponse à une réclamation suite à l’état des lieux. J’aimerais pouvoir le citer en entier mais il tient sur deux pleines pages serrées en interligne simple. En voici quelques extraits significatifs : (2212-2213)

Note de bas de page 9 :

Article concernant la consommation d’eau : devenue excessive du fait de lavages nécessités par l’état lamentable des parties communes, etc.

Paris le 7 Décembre 1936 – Monsieur le Directeur des Habitations à Bon Marché de la Ville de Paris – 49, rue du Cardinal Lemoine – PARIS
Monsieur, – Je reçois en date du 30 Novembre, une lettre du chef du recouvrement de l'Office me réclamant 94,51F pour diverses dégradations constatées dans le logement que j'occupais, 140, rue de Ménilmontant, ce, en vertu de l'engagement de locations signé en 1925. Cet engagement (...) s'il comportait pour moi des devoirs… m'assurait certains droits dont je n'ai pu bénéficier du fait de l'incurie de votre administration.
Prenons au hasard quelques articles du règlement.
Article 3: "L'ivresse est un cas de renvoi immédiat" mais... pendant les dix années où j'ai habité l'immeuble il ne se passait pas de semaine où plusieurs fois nous [n'] étions réveillés par les invectives de ménages de pochards se querellant en des termes à faire rougir un sapeur, tant pis si les enfants entendaient et retenaient. – Article 4: "Les locataires devront veiller à ce que les enfants ne salissent pas les escaliers, ne crayonnent pas sur les murs, ne fassent ni dessins ni inscriptions" mais... l'escalier 18 lavés [sic] le jeudi matin, étaient avant le soir même souillés de toutes façons d'urine, de crottes, soient par les chiens [sic], (interdit par l'article 7). Il y avait même un chien de garde, qui (…) Quant aux murs des escaliers, repeints et nettoyés une seule fois en dix ans, ils étaient couverts d'inscriptions injurieuses et ordurières de papillons, ces derniers collés même sur les portes palières, et les lumières manquant presque continuellement à un étage ou à un autre, on rapportait .../…

(page suivante) le soir chez soi, des souvenirs lesquels parait-il portent bonheur, mais ne font pas celui de la ménagère. Qu'a fait l'Office, qui "devait tenir rigoureusement la main à l'observation des prescriptions de l'article 4 " ? – On me facture une indemnité pour trou de verrou à la porte palière. Cet appareil aurait-il été nécessaire si on avait été assuré de sa tranquillité (...) – Faut-il parler de l'article 8 ?9 (...) – Est-il nécessaire de s'étendre plus longtemps, si les concierges ont transmis à l'office toutes les réclamations qu'ils reçoivent d'une partie des locataires, vous savez aussi bien que moi que "loin de jouir des logements en bon père de famille", l'autre partie des habitants s'y comportent comme des barbares en pays conquis. –

L'exaspération est sensible, sous une telle accumulation de griefs, que j'ai dû renoncer à les citer tous. Et la conclusion est claire et nette :

Loin de vous devoir ce que vous me réclamez, j'estime que je serais en droit de réclamer à l'office des dommages intérêts pour troubles de jouissance du fait de la négligence de vos services à appliquer des prescriptions édictées par vous et jamais observées, c'est pour toutes ces raisons que je me suis vu dans l'obligation de quitter le logement et c'est pour toutes ces raisons que j'ai le regret de vous déclarer que je refuse net de payer quoi que ce soit. – Recevez, Monsieur le Directeur, mes respectueuses salutations. – M. JEANJEAN – 21, Rue de la Chine – PARIS

On peut supposer que les services de l’Office n’ont pas insisté dans leur réclamation. La description faite par Simon Jeanjean de cette petite ville dans la ville, de ses miasmes, esclandres et vices plus ou moins cachés, laisse comprendre qu’il ait voulu y soustraire ses petites chéries. Elles en avaient évidemment moins vu que leur père. Ce qu’elles en avaient retenu, c’est que cela devenait vraiment trop difficile. Quand Geneviève revenait des « guides» (branche féminine des scouts de France) dans les années trente, elle ne pouvait plus faire tout le parcours depuis la grille jusqu’au numéro 30 sans se faire embêter à cause de son uniforme. En fait, il a bien dû ronger son frein et se ronger les ongles, le père Jeanjean, dans l’attente d’une nouvelle solution de logement. Dix ans au 140 Ménilmontant, quelle purge !

« Laissez venir à moi les petits gâteaux »

Il fallait que la vie au 140 fût vraiment dure, me dis-je, moi qui ai connu le très modeste 21 rue de la Chine, pour qu’ils l’aient définitivement préféré et y aient passé le restant de leurs jours. Je veux parler au moins de Simon et de Blanche. Quelle désillusion ce dut être, après la Villa Faucheur, que cette merveilleuse Cité Bonnier dont on attendait tant mais qui leur fut un enfer, à fuir à tout prix. Alors que les filles, quant à elles, n’avaient pas que de mauvais souvenirs du 140, loin s’en faut, bien au contraire cela devait avoir son charme.

Note de bas de page 10 :

La commune de Vauhallan, limitrophe de Saclay, est en partie rurale. L’autre partie héberge le CEA (Commissariat à l’Énergie Atomique). Cette partie du département de "Seine-et-Oise" a été renommée Yvelines (conservant le numéro 78).

Note de bas de page 11 :

Coïncidence géographique : la commune d’Aubergenville jouxte celle de Bazemont, où vivaient les braves cousins cités à plusieurs reprises par Simon dans ses courriers de guerre. Coïncidence thématique : la proximité des bonnes sœurs. Pour les Jeanjean on les a retrouvées et retrouvera à chaque étape de leur vie. Pour les Péchenart, je note la présence, sur la commune de Vauhallan, du Couvent de Limon, dont je ne garde pas que de bons souvenirs. Je ne saurais affirmer que le choix de Vauhallan par mes parents ait été indépendant de la proximité des bonnes sœurs.

(Ici s’impose une comparaison avec le destin de ma propre famille. Souvenir d’une semblable galère. Mon père, reçu à l’agrégation de lettres classiques en 1956, est nommé au Lycée Hoche à Versailles, où je serai élève deux ans plus tard. Mes parents ont six enfants. Premier fils après deux sœurs j’avais alors six ans. La construction d’une maison à Vauhallan, Seine-et-Oise10, confiée à la Société « Terre et famille », a pris du retard. Nous sommes logés provisoirement dans un lieu pittoresque et totalement inconfortable, au deuxième étage du château d’Acosta, situé sur la commune d’Aubergenville au milieu d’un grand parc, quel beau terrain de jeux. Mais il n’y avait pas l’eau courante, il fallait monter les seaux à la main, corvée pour notre père. Et la galère ne s’arrête pas là... Notre installation dans la nouvelle maison, l’année suivante, se solda par une Bérésina désespérante. Dépression nerveuse pour ma mère, fusil meurtrier que d’urgence on dut changer d’épaule. D’où la solution de remplacement deux ans plus tard enfin, au Chesnay près de Versailles. Je pourrais m’étendre encore sur ce genre de coïncidence ou de comparaison11, mais fermons cette parenthèse, revenons aux Jeanjean, un quart de siècle plus tôt au 140 Ménilmontant.)

J’ai demandé à Geneviève et Monique si elles se souvenaient de gens avec lesquels leur famille aurait noué des relations de bon voisinage. Oui, tout de même, une histoire leur revient : ...On avait eu un lapin, qu’on avait gagné à la loterie, qu’on avait gardé huit jours, pour l’engraisser, et puis au bout de huit jours, il faisait tellement de crottes dans la maison, qu’on a dit « Bon, on s’en débarrasse ». Le voisin il a dit « Je vais vous le tuer ». Il l’a tué mais il l’a mangé aussi !... Elles rient. Les Jeanjean n’auraient pas pu manger leur animal de compagnie... Arthur qu’il s’appelait ! Ah c’est vrai, je me rappelle maintenant. C’est Arthur qu’on l’avait appelé… Ainsi se déroulent les anecdotes sur ces années d’enfance, les attendrissements sur le papa formidable. Dans la partie 12 de l’interview nous compulsons des photos et images diverses de la famille. Ah mon papa, il était bien mon papa, dit Ginette rêveuse en regardant le dessin de Losdat (1400). Puis, s’arrêtant sur une des photos de classe de Denise (1437) : C'était la première de la classe... Imagine-toi qu’elle était dans une école libre. Et puis… jamais elle était première. Parce qu’il y avait une chouchoute, toujours la même (rires de Monique). Tu te rappelles… Eh bien papa il l’a changée d’école (re-rires)… Il aura sans cesse cette vigilance attentive de papa-poule. On peut comprendre, réciproquement, leur adoration pour lui. D’où un ensemble de faits dont elles ont conservé le souvenir et qu’elles égrènent au fil de l’interview. C’est toujours de lui qu’il s’agit, ou des parents, entité bicéphale. Rarement de leur mère seule (effacement de la mère, de la femme, ombragée par le monument paternel, je l’avoue pareillement pour ma part, comme une maladie du souvenir – mais je me soigne… l’histoire des Jeanjean me fera retrouver un peu de ma mère)…

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Suivons le fil. Il aimait les gâteaux. Le dimanche, en revenant de la messe, il passait par la pâtisserie. Tout le monde savait qu’il aimait les gâteaux. Au verso d’un menu – repas de communion solennelle de Geneviève Jeanjean et Françoise Dubreuil, le 7 mai 1931 (2620) – une main habile l’a gentiment caricaturé au crayon, bien reconnaissable avec ses lunettes, sa coiffure et ses moustaches, et habillé d’une curieuse robe de magistrat ou de chanoine. En plus de son nom on peut lire la mention : «Laissez venir à moi les petits gâteaux».

(Je n’ai pas compris qui était cette Françoise Dubreuil. Une cousine sans doute. Les deux familles sont associées sur certains faire-part, comme elles le sont pour ce repas chez Bernard, 29 place de la Madeleine. Au menu : Crème souveraine – Suprême de turbot maison – Cœur de filet de bœuf sauce Madère – Pommes noisette – Poularde rôtie – Salade de saison – Fromages – Glace vanille-fraise – Gaufrettes – Café – Liqueurs + Beaujolais – Vouvray – St Julien – Champagne.) 

Le dimanche il rentrait tard, alors les gâteaux c’était un peu pour se faire pardonner. Après la messe, disent-elles, il avait une permanence pour les gens qui ne pouvaient pas aller faire leurs remboursements à la Sécurité sociale. Alors il leur prenait leurs dossiers, et puis lui, il faisait les démarches, et le dimanche d’après... Il tenait donc une sorte de bureau d’aide sociale, dans un cadre confessionnel probablement puisque c’était le dimanche (Blanche, elle, n’avait rien d’une grenouille de bénitier, ses filles m’ont fait comprendre qu’elle se fichait un peu de la religion, alors que lui n’aurait jamais raté la messe).

Il aimait les animaux, aussi. Il aurait bien gardé le lapin Arthur, mais il n’y avait pas assez de place. Il aurait beaucoup aimé avoir un chien. Plus tard, rue de la Chine, il eut un poisson nommé Théophile, qu’il venait saluer tous les matins. Et plus tard encore il a eu au moins un chat. Il a classé dans ses archives, entre autres Renseignements utiles, deux feuilles manuscrites recto et verso, concernant les soins aux chats : "Propreté" – Coucher et séjour …planche sur laquelle on a cloué un vieux tapis pour aiguiser leurs griffes… ne pas changer leur place ni leur coin, ils n’admettent pas le changement… "Soins" – sevrage fin de la 4ème semaine (c’était sûrement un tout petit chaton)… pas d’eau dans le lait… au début il lèche l’extrémité pour petit à petit achever le contenu de la cuillère... – "hygiène", "yeux", "oreilles", "griffes" – ne jamais les couper, l’habituer à utiliser la planche – et ainsi de suite. Il devait être en adoration devant son petit chat comme il l’avait été devant ses filles. Je me dis que ma marraine Geneviève avait quelque chose d’un chat, ma sœur Anne-Josèphe aussi. Ne jamais leur couper les griffes...

Il aimait les gâteaux, les animaux. Et la lecture bien sûr. Et aussi les vacances, les voyages, mais cela allait sans dire pour elles, comme pour tout ce dont elles avaient hérité et qui détermina en partie leur vie : amitié, sociabilité, croyances, scoutisme. On l’a vu, Simon Jeanjean, visiter la France en 14-18 et en faire un album, et on les verra en faire autant, dès les albums de vacances de cette nouvelle période. Car les Jeanjean, si leurs revenus modestes leur donnaient droit aux logements sociaux, n’ont pas attendu le Front populaire et les congés payés (1936) pour partir en vacances. Je dis « les Jeanjean », mais sans doute faut-il imputer principalement au chef de famille, Simon, cette exigence culturelle. D’où un certain malaise au 140. On conçoit le décalage par rapport à certains de leurs voisins immédiats venus de la Zone et qui, eux, pouvaient se trouver mieux entre ces murs. Alors que pour les Jeanjean, cet air-là fut vite irrespirable. On ne s’étonnera pas que Simon Jeanjean, après avoir retourné ses cartes postales et fait de ses misères de guerre un album touristique, n’ait eu de cesse de quitter Paris avec femme et filles, et de prendre ses photos lui-même.

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Besoin de vacances – les albums de famille

...Au septième jour Dieu conclut l’ouvrage qu’il avait fait. Et au septième jour il chôma, après tout l’ouvrage qu’il avait fait (Livre de la Genèse, II, 2).

Note de bas de page 12 :

Statuts énoncés sur chacune des nombreuses cartes d’adhésion figurant dans les archives.

La première semaine du monde, dans la Bible, pose à la fois le principe du travail, du mérite et du droit de jouir des fruits de son travail, ce qui s’appelle aussi liberté et refus de l’aliénation. Extrêmement catholique (c’est incroyable, toutes les bondieuseries qu’on peut trouver dans ses archives) et très engagé politiquement, Simon Jeanjean milite et militera pour l’instauration d’une démocratie politique, économique et sociale, garantissant le respect des droits de la personne et les libertés des citoyens en assurant la primauté du travail sur le capital, et du mérite sur la fortune et la naissance. Cette profession de foi est tirée des statuts du MRP (Mouvement Républicain Populaire)12, parti démocrate-chrétien auquel il adhérera dès sa fondation en 1944, après le PDP (Parti Démocrate Populaire) au sein duquel il aura œuvré très activement de 1928 à 1940. Primauté du travail sur le capital, primauté du mérite sur la fortune et la naissance, tels sont les principes de base, s’ajoutant à la lutte contre la pauvreté, sans quoi pas de charité même bien ordonnée. Et j’ajoute ici, puisque l’on parle de mérite, l’indispensable compensation promise à la sueur du front ou aux dépens du corps et des neurones, à savoir le repos du travailleur, c’est-à-dire les vacances, les loisirs et la culture qui sont le propre de l’homme. Il y a là, à nouveau, une valeur commune à nos deux familles, et à bien d’autres adhérant notamment aux valeurs de gauche. Le droit aux vacances – ainsi que la pratique du plein-air, Mens sana in corpore sano, décliné sous toutes ses formes à droite comme à gauche. – se traduira en mesures politiques fortes dans les prochaines décennies. Et c’est tout naturellement que notre Jeanjean verra dans le scoutisme – un peu tard pour son usage personnel, et hors de portée de ses muscles fatigués – un des cadres les plus favorables à l’éducation de ses filles, comme il l’a été pour mes parents, puis pour notre famille.

Revenons comme promis aux albums de photos. Dès les années vingt, ceux des Jeanjean nous donnent à voir ces rendez-vous familiers au grand air, au bord de la mer et à la montagne.

(Plus tard j’y aurai ma place, à partir des années 50. Ma marraine m’emmènera en vacances. J’ai toujours en mémoire la découverte émerveillée de la chaîne du Mont-Blanc au petit matin, à l’arrivée en gare de Saint-Gervais. C’était après une nuit en wagons-lits, prélude à une semaine de vacances à Saint-Nicolas-de-Véroce où m’emmenait ma marraine. Ai-je dit – on le redira, de toutes façons – que Monique et Geneviève avaient été, pour la plus grande part de leur vie professionnelle, employées chez Cook & Sons, agence de tourisme et de vacances ? Elles disaient les « Wagons-lits-Cook », formant comme une seule syllabe – Vagonlicouck – à mon oreille d’enfant.)

Les albums se suivent en ordre chronologique, au nombre de six. Les prochains risquent de faire pâle figure à côté des deux anciens, le magnifique album noir des débuts avec son fermoir métallique, et le fameux album rouge où se trouvaient les cartes postales du poilu. Il y aura encore des photos-cartes, mais de moins en moins. Ce seront pour l’essentiel des flopées de petits tirages en noir et blanc – format le plus courant : 8 x 6 cm – bordés d’une marge blanche à bordure droite ou crénelée, collés directement ou fixées avec des coins sur les pages cartonnées en format paysage.

On y voit des groupes posant pour la postérité, ou plus rarement quelques instantanés. La qualité est médiocre, il faut bien le dire, l’album pour nous n’est le plus souvent qu’un document pour mémoire, de peu de valeur esthétique mais tirant tout son intérêt des légendes, lorsqu'il y en a : quelques mots ajoutés à la main sur les bordures blanches, à l’encre bleue généralement, de la main de Simon Jeanjean, et indiquant le lieu et la date. Ils étaient fortiches, les parents, pour les photos, dit Geneviève au cours de l’interview, à un moment où nous les regardions ensemble. J’essaie d’imaginer le photographe en action derrière l’appareil, je suppose que c’était Simon la plupart du temps. Je me demande avec quel appareil, à quel moment l’acquisition en fut faite (après la guerre sans doute, pour les premières vacances en famille). Un Kodak à soufflet ? Je me souviens de cet appareil, mon père en avait un au début, il fallait le manipuler avec soin, surtout en repliant le soufflet pour refermer la boîte.

Fort-Mahon

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C’est en 1924, quelques mois après la naissance de Monique, que les Jeanjean prennent leurs premières vacances à la mer. De cette année-là datent les premières images évoquant la région d’élection, au bord de la Manche, sous la forme de quelques photos-cartes isolées avant même le premier album. Sur la première (1044) on voit un groupe sur les marches d’une l’église. On peut reconnaître toute la famille Jeanjean parmi les autres, les parents portant les deux petites, Simon coiffé d’un canotier, Monique drapée de blanc comme un trésor au bras de sa mère, et les deux grandes devant. La carte est envoyée aux tantes, 116 rue de Ménilmontant : Sortie de la Grand messe d'Ault le dimanche 3 août 1924, Tout le monde va bien sauf le temps qui n'est pas beau. On sort tout de même. Suit une autre carte du 10 août de la même année (1043), photo d’un groupe sur la plage – il y en aura bien d’autres, des photos de groupes. Sur cette dernière on peut reconnaître Denise et Simon, mais ni Madeleine, ni Ginette qui n’avait que quatre ans. C’est la toute première trace de vacances à la mer de la famille Jeanjean.

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Ault-Onival est situé au sud de la Baie de Somme, à une trentaine de kilomètres à l’ouest d’Abbeville. Les Jeanjean n’avaient pas encore d’appareil-photo – d'où les photos-cartes – et n’avaient pas encore opté pour Fort-Mahon, situé au nord de l’autre côté de la baie. Les cartes suivantes d’Ault-Onival sont datées de 1926. Rien pour 1925.

L’album suivant – n° 3 – commence en 1927. La première photo (5201) porte la légende Fort-Mahon 1927. C’est la seule pour cette année-là. On y voit un groupe de huit filles, de 10 à 15 ans environ, toutes debout et regardant l’objectif, devant une maisonnette ou un abri construit en briques en partie gauche, une ouverture sur jardin arboré en partie droite, et entourant un grand château de sable de forme conique, chef-d’œuvre constituant manifestement l’objet commémoré. Le château est surmonté d’une figurine et orné d’une sorte de croix ou de fleur à 4 pétales surmontant deux chiffres ou lettres majuscules, de grande taille et faites de sortes de cailloux blancs mais peu lisibles.

Note de bas de page 13 :

Pareillement celui d’Oradour-sur-Glane et autres lieux permettait de se mettre au vert depuis Limoges.

Fort-Mahon-Plage, situé juste au-dessus de la Baie de Somme dans le Marquenterre, offre notamment une très jolie plage en pente douce, que desservait alors un tramway depuis Abbeville, bien utile à la famille Jeanjean. Car ni Blanche ni Simon, mal-voyant, n’ont jamais eu le permis de conduire. Le tramway traversait les villes et sillonnait les campagnes. Celui de Fort-Mahon devait arriver d’Abbeville-centre. Il devait être bondé lors des vacances et des week-ends pour permettre aux urbains d’aller à la plage13. Comment les Jeanjean ont-ils trouvé Fort-Mahon et l’ont-ils choisi comme lieu de vacances régulier ? La commune de Fort-Mahon ne se détache qu’en 1923 de sa voisine Quend. Ils l’ont pour ainsi dire inaugurée. On n’est d’ailleurs pas étonné de voir Simon revenir à proximité d’Abbeville, lui qui déjà en 1917 avait eu un tel plaisir à y retrouver des souvenirs de 1907, dix ans plus tôt (417). Il parlait d’une excursion « avec le Père Marot » (père signifiant prêtre ou abbé sans doute) du Cercle St Rémy de Ménilmontant. Et maintenant nous sommes en 1927, encore dix ans de passés. Décidément il s’y trouve bien, dans la Somme. Fort-Mahon sera le rendez-vous estival régulier des Jeanjean, de 1926 à 1933.

Les archives donnent quelques aperçus complémentaires. Deux feuilles extraites de l’Écho de Fort-Mahon (2739, 3664) retracent les étapes de la construction de l’église. L’abbé Blanchard, curé de Fort-Mahon, dans un de ses discours, fait état du besoin d’un lieu de culte propre à accueillir la masse des estivants, laïcs comme prêtres venant non seulement de la région environnante, mais de Paris et au-delà, comme en témoignent les dons et contributions diverses. Il revient sur le succès récent de cette belle côte et de ses plages, sur cette hausse inouïe de la population estivale. Sur les fêtes religieuses aussi – telles que la Bénédiction de la mer, les Soirées de bienfaisance, Théâtre de verdure, journées eucharistiques et mariales, etc – organisées pour l’édification des âmes des fidèles et surtout pour celle des murs de l’église.

Les fêtes, il y en avait de toutes sortes. Jeanjean, on le sait, est l’homme des rassemblements et des fêtes récréatives. Élevé en fils unique il s’épanouit dans les réunions. Que ce soit à Fort-Mahon ou ailleurs, les menus et les programmes de soirées festives, banquets, arbres de noël, kermesses…, sont les documents les plus abondants des archives.

Chaque année une soirée récréative était donnée chez les Jeanjean à l’intention des voisins : «M…, vous êtes invité… à assister à la séance en plein air donnée par la célèbre troupe "Nos Tiots chez moi" qui aura lieu le samedi 7 septembre dans le parc attenant au chalet Nos Tiots.» La maison, appelée Nos Tiots (c’est-à-dire « Nos petiots ») et même Nos Tiots chez moi (5218) était située sur l’avenue menant à la plage. Au programme, chansons et récitations lors des deux premières parties, suivies d’une saynète comme morceau final. Il y eut trois invitations de ce type. Les séances avaient lieu à la fin des vacances, cela devait bien les occuper pendant les journées et même les semaines précédentes. Titres des saynètes par exemple : Nous n’irons plus au bois (avec 9 personnages dont Le Petit Poucet, la Mère l’Oye, la Fantaisie, la Science, etc.), Les Sœurs de Cendrillon (5 personnages), et D’un mal peut sortir un bien. Ce dernier titre met en scène les personnages d’Agnès de France, fille de Louis VI, de Dame Adélaïde sa gouvernante, Dame Bertrande dame de compagnie, Hugonne, chambrière, Brigitte, petite paysanne, Martine sa grand-mère et Jude, homme d’armes. Ils sont interprétés par : Andrée Fontaine, Renée Sueur, Lucienne Hotton, Ginette Jeanjean, Odette Hotton, Madeleine Jeanjean et Eugène Fontaine. Les noms des familles amies reviendront de ci de là dans les archives. Ce sont sans doute eux, les Hotton Sueur et Fontaine, que l’on voit sur quelques photos prises lors des repas ou en groupe à l’extérieur de la maison (il n’y a pas de photos d’intérieur). Les gosses sont toujours photographiés ensemble. Peu ou pas de sorties touristiques « sérieuses » apparemment, priorité aux jeux et aux loisirs d’enfants. Et puis les filles auront des amoureux, notamment Ginette, aux dires de sa sœur. Du moins à l’époque de ce vert paradis.

Note de bas de page 14 :

Ou, plus rarement, un vrai petit théâtre comme celui de George Sand à Nohant.

Note de bas de page 15 :

Notamment dans celle de Jo, la farouchement indépendante à qui Simone de Beauvoir, dans les Mémoires d’une Jeune fille rangée, déclarera s’être « identifi[ée] passionnément ».

Nous avons tous peu ou prou des souvenirs de telles représentations privées, données par les enfants à leurs parents ou mobilisant les familles entières. Un vague rideau, deux ou trois éléments de décor suffisaient14. Les quatre filles du Docteur March, dès le deuxième chapitre du roman du même nom – publié en 1868 – montent un spectacle pour la fête de noël. Aucun homme n’y est admis ; le seul homme de la maison, le Pasteur March, est à la guerre, bientôt malade et hospitalisé. Tous les rôles masculins sont donc joués par elles, chacune en endossant plusieurs. J’ai dit aucun homme, mais cela ne durera pas. Dès le chapitre suivant arrivera le jeune Teddy dans la famille et avec lui la mixité dans leur vie15. La mixité, il y en eut aussi à Fort-Mahon chez les Jeanjean. Mais sans doute moins ensuite, au point que leur histoire, celle que je raconte ici, pourrait apparaître parfois comme l’opposé même de celle que raconte Louisa-May Alcott – mais n’anticipons pas.

Ce premier album de vacances, je l’appelle l’album du bonheur. Dans les années trente les Jeanjean privilégient les bords de mer à Fort-Mahon et ailleurs. Ils ont leur cabine sur la plage (« notre cabine penchée », 5215), participent aux fêtes locales comme je l’ai déjà dit. À deux reprises sont évoquées des fêtes ou exhibitions aériennes, en 1928 et 1933. Celle de 1928 donne lieu à une photographie assez remarquable (1457) montrant un groupe très nombreux, du genre « cherchez Charlie », pris en plongée sur une plage et entourant de toutes parts un petit avion, posé sur la plage. L’avion, vu de face et de haut, appartient à l’Aéro-club de l’Aisne ainsi qu’il est écrit à l’avant, autour de l’axe de l’hélice. Et l’on se demande comment il a bien pu atterrir sur le sable fin, et encore plus comment il pourra décoller. Celui qui ne décollera jamais, en revanche, c’est le château de sable en forme d’avion construit sur la plage de Fort-Mahon (1056) : cabine au centre avec trou pour le pilote, les deux ailes très larges, comme deux digues issues du centre et largement étendues de chaque côté, devant le groupe des auteurs du chef d’œuvre, parents et enfants au grand soleil.

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Au fil de l’album ensuite, on pourra glaner quelques images significatives, reconnaître une telle ou un tel. Pour le reste les références nous manquent, les souvenirs sont partis, enterrés avec eux, il faudra se contenter du peu qui se laisse comprendre. Les vacances à la mer étant apparues en 1924, l’album commence à Fort-Mahon en 1927 et 29 (5201 – 5202), puis se poursuit à Trégastel en 1930 (5203 à 5210). On y retrouve les sœurs à cornette. Ensuite c’est à nouveau Fort-Mahon – Baie d’Authie, Dunes de Quend, etc. –, 1931 (5211 à 18). Puis Ars, Bonsecours, Nevers, Liège, Paray-le-Monial, Rouen (5219 à 5231)… CFTC, Boissy, 1932 (5232 et 5233) et Fort-Mahon (5234 à 5237). Tout cela en 1932. À Fort-Mahon on ne voit pas Denise. On peut supposer qu’elle participait au même moment à l’expédition précédente en divers lieux saints, que je qualifierai de pèlerinage touristique, en compagnie de jeunes filles coiffées comme elle de bérets blancs. Les deux photos familiales de Boissy confirment que la CFTC organisait des journées récréatives avec femmes et enfants. Ensuite en 1933, les photos sont très nombreuses : Lourdes – grotte, basilique, évêché, Cirque de Gavarnie, Dax, etc. (Pâques, 5238 à 5255). Je vois intercalée aussi une photo de Denise en manteau élégant à Croissy. On reverra souvent ce nom de Croissy sur les légendes de photos avec sœurs à cornettes. Il s’agit de la « Chapelle de l’orphelinat des Sœurs-de-la-Providence- de-l’Ordre-de-Saint-Vincent-de-Paul », à Croissy-sur-Seine (78). C’est juste l’année de ses vingt ans, à Denise. Elle n’était sans doute pas en famille, pour cette expédition pieuse à Lourdes, ni le plus souvent pour les autres. Sur les photos suivantes en revanche – toujours datées de 1933 – figurent bien les quatre filles avec les parents, à Fontainebleau, Chantilly et Orléans (5256 à 5268).

Passons sur tous ces moments dont le seul point commun est d’être des vacances. En sorte qu’on n’y voit jamais Paris – pas plus que dans l’album du poilu. Raison de plus pour relever une exception, à propos d’une « kermesse du 119 (1935) », légende qu’on peut compléter sans hésitation : 119 rue de Ménilmontant, chez les sœurs de SVP, toujours elles.

Simon est toujours corpulent, cheveux en bataille et appuyé sur une canne. En 1935 on passe de la mer à la montagne. Est-ce déjà en raison de la santé de Madeleine ? Geneviève aussi, qui m’a dit avoir « viré sa cuti », d’où des séjours en altitude. C’est alors Annecy, Veyrier-du-Lac, les Gorges du Fier, Saint-Gervais-les-Bains. Grande Chartreuse, Col des Aravis, Mer de Glace, le funiculaire… toujours la famille et des groupes de filles. Photos nombreuses de promenades et activités quotidiennes. Nombreuses, mais muettes. Muettes comme la douleur et comme la consternation. Car je sais ce qui se prépare pour la famille Jeanjean (à suivre).

Les dates manquent sur les dernières photos. Fin du premier album. Le suivant, en 1936, commence par un retour dans le Nord sur les lieux de la guerre – Tahure, Laon, Reims, Les Éparges, Verdun, Douaumont – puis dans l’Est, un sacré voyage, à en juger par le nombre des étapes. Simon a cinquante ans, il semble vieux déjà, toujours mal-voyant, toujours boiteux. Les filles n’ont pas accompagné leurs parents. Fin de l’album du bonheur.

Scoutisme

Ensuite viendront les « guides » : trois albums après ce dernier qu’on reprendra plus tard si nécessaire. Non, pas les guides touristiques, ni les guides de haute montagne. Je veux parler des « Guides de France », guides au féminin, du mouvement des Scouts et des Guides de France, où Ginette, avant Monique, s’est trouvée embarquée. Embarquée, c’est le mot employé par Monique dans l’interview. Ginette y est entrée en 1934, elle avait quatorze ans, ensuite elles ont été guides ensemble, et ensuite encore guides aînées, comme ma mère et comme Fernande, elles l’ont été toute leur vie en fait. Et moi aussi j’ai été scout – « louveteau » d’abord, puis scout – et je ne peux pas prétendre que cela soit sans importance. Embarqué là-dedans par mes parents qui eux-mêmes étaient scouts quand ils se sont connus. Et cela voudrait dire non seulement que je suis fils de scouts mais fils du scoutisme, n’exagérons pas. Côté Jeanjean, j’imagine a priori que le papa Simon a dû suivre de près les débuts du mouvement scout, fondé au début du siècle par Robert Baden-Powell (1857-1941), son succès en Angleterre comme une traînée de poudre, les valeurs d’entraide, la participation à la guerre contre les Allemands en quatorze, la version catholique en France dans les années Vingt, le camping, tout ça, un peu tard pour lui mais pas pour ses filles.

Note de bas de page 16 :

Voir à ce sujet : Yves Combeau, Toujours prêts : histoire du scoutisme catholique en France, éd du Cerf, 2021.

Note de bas de page 17 :

Voir à ce sujet : Yvon Bastide, 100 ans de laïcité dans le scoutisme et l’éducation populaire : 1911-2011, EEDF / Accent du sud, 2011.

Note de bas de page 18 :

Film de Étienne Chatiliez (1988) Le pompon pour le prêtre interprété par Patrick Bouchitey, et pour les parents par Hélène Vincent et André Wilms.

Je vais parler des scouts et des guides de France16 puisque c’est là que nous avons été « embarqués ». C’était notre destin d’enfants de familles catholiques. Il aurait pu en être autrement si – avec ce genre de si on mettrait Paris en bouteille, mais supposons – par exemple si nos parents avaient été protestants et eussent adhéré au mouvement des éclaireurs de France. Les éclaireurs – et éclaireuses, dans la foulée – sont nés à peu près en même temps que les scouts17. Tout en développant pour l’essentiel des valeurs proches de celles des scouts, les « éclés » ont privilégié d’emblée la liberté de penser et la laïcité, dans un esprit d’ouverture qui les amena assez vite à la mixité. Tout le contraire des scouts catholiques, cernés par les soutanes. Laïcité était le maître mot de mon père, pourtant émoulu du scoutisme catho. Et une génération plus tard, c’est chez les éclés que mon fils aîné a trouvé son compte pendant quelques années en tant que responsable aîné, j’en suis ravi. Cernés par les soutanes, tel fut notre lot dans ces années-là, mais le mouvement était encore vivant. Aujourd’hui ils semblent bien dépassés, ces scouts intégristes habillés à l’ancienne, avec foulard, fanion et uniforme, comme fossilisés. Ils me font penser aux Le Quesnoy, la famille bourgeoise ridicule de La vie est un long fleuve tranquille18, ou encore à ces membres d’associations nostalgiques des campagnes de Napoléon qui se réunissent pour des rallyes, coiffés de bicornes et le sabre à la main. Où se croient-ils, et à quoi croient-ils encore ?

L’uniforme des scouts, dès les années trente et plus encore lorsque je l’ai porté, pouvait bien en agacer certains tout autant qu’il me hérisse aujourd’hui, ou provoquer leurs quolibets : ceux des gens du 140, par exemple, au grand dam de la pauvre Ginette qui devait traverser seule – Monique étant encore trop jeune pour aller chez les guides – le long chemin d’accès de la grille à l’escalier. Ou à l’opposé ceux des Laurent, la tante Jeanne et son mari. Les vieilles dames n’ont pas oublié le jour où ceux-ci avaient invité les Jeanjean, et où elles, les filles, qui devaient se rendre à une réunion, s’étaient présentées en costume de guides au lieu de leur petite robe de dimanche. Mais quand on est arrivées, tu sais, raconte Geneviève, il a fallu aller se mettre en dimanche. Nous on voulait pas rater notre réunion. On a été à notre réunion, et on n’est venues qu’après. Oh, ça n’a pas plu hein ! (ironique, puis dans un grand rire) On a été supprimé(e)s de l’héritage ! Elle a la dent très dure pour ces bourgeois guindés ; je pense que cette anecdote y est pour beaucoup.

Le mot Scout en anglais signifie à peu de choses près éclaireur. To scout, aller en reconnaissance, c’est à la fois un nom et un verbe – un substantif verbal – un petit signifiant multi-carte et monosyllabique bien commode, comme il s’en trouve en anglais beaucoup plus qu’en français. Ensuite les adaptations françaises ne sont jamais des traductions littérales. Le plus fort, ce sera de choisir le nom de « jeannettes » à partir de 1927 pour désigner la branche cadette des guides de France. Sainte patronne : Jeanne d’Arc, la bouteuse des Anglais hors de France. Les marraines m’ont parlé des fêtes de Jeanne d’Arc, grands rassemblements pour les guides. Cela ne me rappelait rien en tant que scout. C’était Saint Georges, le saint patron des scouts de France, d’ailleurs je ne m’en souvenais pas non plus. Encore un saint guerrier, Saint Georges, représenté à cheval brandissant une lance. On fait flèche de tout bois chez les scouts de France, l’imagerie chevaleresque le dispute à celle des Indiens d’Amérique, on se donne des « totems » (Bison assis, Pigeon vert... Hamster jovial ?), on fait des jeux de pistes comme les Indiens, du feu sans allumettes, on couche sous la tente, on prend le vent au doigt mouillé. Et j’allais oublier Kipling, le livre de la Jungle, tous ces noms d’animaux chez les louveteaux, les apprentis scouts par où j’ai commencé dès que nous sommes arrivés de Vauhallan au Chesnay en 1959. J’avais 9-10 ans, cela n’a pas traîné. La cheftaine s’appelait Agnès mais on disait Akéla. On connaissait les personnages du Livre de la Jungle, l’ours Baloo, Baghera la panthère, et puis Ricki-Tiki-Tawi, la mangouste, quel nom ! Le groupe s’appelait une meute, ce qui n’empêchait pas de passer des diplômes – secouriste, cycliste, cuisinier – qu’on cousait ou faisait coudre par sa maman sur la manche de sa chemise. Ensuite ç’a été les scouts. Scouts toujours, criait le chef… prêts !, répondions-nous tous en chœur, lors des rassemblements. J’étais dans la patrouille des « cerfs ». Chaque été il y avait un camp. Je me souviens de marches harassantes en Dordogne, sous un soleil de plomb, puis d’un rassemblement avec d’autres troupes à Gourdon dans le Lot. On marchait sur des chemins ou le long de la route pendant des kilomètres. On nous envoyait seuls pendant plusieurs jours, avec une mission à remplir, de vraies expéditions-survie. Inimaginable, aujourd’hui, qu'on puisse lâcher ainsi des ados dans la nature. J’ai beaucoup aimé le camping. On dormait sous des tentes canadiennes, une par patrouille, on se lavait au torrent, on se réunissait le soir à la veillée autour du feu de camp, on chantait. Je me demande si ce n’est pas à Gourdon que j’ai fait ma « promesse ». C’est un souvenir confus, pas très agréable. Je ne la sentais pas, la promesse. Comme si on m’avait demandé d’entrer dans les ordres ou de me marier. À douze-treize ans on est trop jeune. C’est comme pour la communion solennelle. On parle de rites de passage, d’étapes à franchir dans la vie, dans la société… mais qu’est-ce que vous voulez qu’on promette ?

Note de bas de page 19 :

Cf. infra.

Ginette raconte ensuite, dans l’interview, comment cela s’était passé pour elle. C’était en 1934-35, dit-elle, elle avait 14 ou 15 ans (c’était donc, pour en revenir aux albums de vacances, là où nous en sommes arrivés – après les années de vacances à Fort-Mahon – et où l’on « passe de la mer à la montagne»). En fait ce n’est pas leur père, selon elle, qui les avait amenées aux guides. Plus tard, certes, les parents les y ont toujours encouragées, accompagnées quand il le fallait, mais au départ, dit Geneviève, c’est Denise qui a insisté : Denise a dit à Renée Scherler – une « grande amie » à elle, qui est devenue religieuse ensuite – : « Il faut absolument que Ginette rentre aux guides, ça l’occupera, ça lui changera les idées… enfin ça lui fera du bien ». Renée Scherler était probablement enseignante – ou peut-être une camarade de classe – de Denise à l’école Sainte Marguerite-Marie – et peut-être aussi aux « bernadettes »19. Son nom figure sur le programme d’une des fêtes de fin d’année de cette école. Est-ce Denise qui a parlé à Renée Scherler de faire entrer Ginette aux guides, ou l’inverse ? Denise se faisait du souci pour sa sœur.

(Je ne pouvais pas ne pas relever cette phrase... lui changer les idées, pourquoi ? Je lui ai donc demandé de préciser. C’est Monique qui a répondu : Ginette elle participe à toutes les misères du monde alors… de toutes façons tu la connais. La fragilité de ma marraine se dévoile de plus en plus. Force et fragilité, douceur et originalité… avec au fond cette résistance increvable qui l’aura maintenue en vie si longtemps, elle la dernière des Jeanjean.)

Note de bas de page 20 :

Cartes postales trouvées en dehors des albums.

La santé avant tout, comme on dit. Ensuite la jeune Ginette a l’air en forme, sur les photos avec les guides. La première date de 1934, effectivement. Je me suis plongé dans les albums mais c’est un peu confus à partir des guides. En effet les photos concernant les activités des guides n’ont pas été rangées à leur place chronologique à la suite des autres. Il faut laisser de côté l’album n° 4, celui qui commence en 1936 avec le pèlerinage de guerre, on y reviendra plus tard. En revanche le suivant, l’album n° 5 (oui, n° 5 déjà, si l’on remonte au n° 1, l’album noir à fermoir, le compte est bon), l’album n° 5 est consacré aux guides. On y voit Geneviève et Monique avec leurs copines en jupe et uniforme sombre, chapeau ou béret sur la tête, une cape au début, elles s’en souviennent encore, et au cou un foulard ou une cravate, ça dépend des fois, je ne vais pas entrer dans les détails. Je ne sais pas où elles se réunissaient, probablement dans le 20ème. Il y a quelques photos de réunions, notamment des photos-cartes (1021 à 102620) où on les reconnaît parfois, Geneviève et Monique. Ainsi sur celle-ci prise sans doute dans leur local parisien, où l'on reconnaît Geneviève au centre d'un groupe de guides (1023) :

image

Note de bas de page 21 :

Boussy, à ne pas confondre avec Boissy où s’est vue une journée de la CFTC, ni avec Croissy (voir plus haut).

Les photos concernant les guides sont généralement prises en extérieur, hors des murs et hors de Paris. Cela commence, dans l’album 5, à la Pointe du Raz en 1935. Ensuite la chronologie est plus ou moins respectée, les dates ni les lieux ne sont pas toujours notés. Un des premiers est Boussy21 (6510 à 6515, année 1936) et il reviendra à plusieurs reprises. Cela ne m’étonne pas, il s’agit de Boussy-Saint-Antoine dont les marraines m’ont parlé, à propos d’une certaine cheftaine Moré qui avait eu de l’importance dans leur vie et qui était une amie. On peut reconnaître la cheftaine Moré sur les photos. Elle avait une propriété à Boussy où les guides venaient souvent en week-end pour leurs activités de plein-air et sans doute pour y planter leur tente au bord de l’Yerres. Ensuite les lieux évoqués se multiplient pour les guides comme pour les vacances familiales. On voit des jeunes filles, tantôt en liberté, tantôt guindées au garde-à-vous pour tel ou tel cérémonial. Fernande et ma mère y apparaissent à l’approche de 1950, année des 30 ans de ma marraine et de ma naissance. Il doit y avoir un moment où les sœurs, ensemble ou successivement, sont passées des guides aux « guides aînées », comme les scouts passaient aux « routiers ». C’est en tant que guides aînées qu’elles ont rencontré Fernande et ma mère, et en tant que guides aînées qu’a subsisté ensuite un groupe d’amies fidèles...

Cependant il me reste, avant de refermer les albums de vacances et d’en finir avec les histoires de scouts, une petite chose à raconter. Sur le dernier album des guides (album n° 7), je tombe sur une série légendée « Marolles », datée de 1947 et 1948. Je le connais, ce Marolles. J’y ai campé moi aussi lorsque j’étais louveteau. Mais les deux « marraines » ne m’en ont rien dit. Pourtant Marolles-en-Hurepoix est tout près de Lardy. À Marolles, j’aurais été bien incapable de retrouver ce lieu où je me souvenais nettement avoir fait un camp de Pâques. C’était une propriété appartenant à quelque bourgeois bienfaiteur du mouvement. Tiens, autre chose : de l’autre côté de Lardy, en suivant la vallée de la Juine en direction d’Étréchy, le premier village est Chamarande. Et le château de Chamarande fut de 1922 à 1951 le haut lieu de formation des scouts et guides de France (il appartient désormais au Département de l’Essonne dont il abrite les Archives Départementales, ainsi qu’un centre d’art contemporain). Tous les scouts ont entendu parler de Chamarande. Enfin voilà, moi je me souvenais surtout d’un camp de Pâques à Marolles. Il gelait et je me revois cassant la glace pour la toilette du matin à la fontaine. Nous étions des petits louveteaux de 10-11 ans, ce que je n’arrive pas à imaginer. Nos souvenirs sont sans âge, nous ne nous y revoyons jamais tels que nous étions dans l’enfance, mais tels que nous sommes, avec le cerveau d'aujourd'hui dans un corps sans âge. Je me souviens de ce camp là, et d’une autre fois aussi où nous étions allés à Marolles en vélo. C’est un souvenir très net. Nous avions dû prendre la journée, encadrés par nos chefs et cheftaines (Akéla), pour relier Le Chesnay à Marolles-en-Hurepoix. Il faisait beau, et nous étions passés par la vallée de Chevreuse. C’est tout ce qu’il en reste.

Encore un souvenir de Ginette : Nos parents ils venaient toujours, toujours. Chaque fois, quand la cheftaine invitait les parents, nos parents étaient là. Du reste elle les appréciait bien nos parents… Cela ne nous étonne pas : les parents Jeanjean ont toujours été très proches de leurs filles, toujours partants pour assister à leurs activités si on les y invite. Je suppose qu’ils devaient toujours répondre présents pour les réunions parents-professeurs, s’il y en avait. Et bien sûr pour les fêtes de fin d’année des écoles comme pour les fêtes scoutes.

Note de bas de page 22 :

Voir à ce sujet : Hubert Gignoux, Histoire d'une famille théâtrale (Jacques Copeau, Léon Chancerel, les Comédiens routiers, La Décentralisation dramatique), Lausanne, L'aire /ANRAT, 1984.

Note de bas de page 23 :

Programme imprimé de la Séance récréative annuelle des Scouts de France de la 17e Paris, samedi 24 et dimanche 25 février (année non précisée), 109 rue Pelleport Paris 20e.

(Il y a tout un tas de programmes de fêtes scoutes dans les archives – oui, un tas, souvent sans dates – dont un certain nombre données à Boussy-Saint-Antoine, haut-lieu du scoutisme en Île-de-France. Les troupes numérotées – notamment la 21ème Paris, ainsi que la 17ème, groupe de N.D. de Lourdes qui était probablement la leur, située dans le 20ème arrondissement – s’y entre-invitent, scouts, guides, guides-aînées et routiers – ces derniers notamment, au sein desquels se constitua en 1929 la troupe des Comédiens routiers22. On cite Baden-Powell : Rire peu prouve peu de santé. Riez tant que vous pourrez, cela fait du bien. Toutes les fois que vous pouvez faire de bons rires, allez-y, et faites rire les autres autant qu’il vous sera possible, cela leur fera du bien.23 Il avait bien raison Baden-Powell. Ce n’est pas la mixité pour autant, et pas vraiment les années folles. De fait, scouts et guides, puis routiers et guides aînées se rencontraient dans de telles occasions – les uns sur scène, les autres dans la salle ou inversement – mais ne se produisaient pas ni ne vivaient ensemble.)

On voit assez souvent les parents sur des photos des albums consacrés aux guides. Sur une de ces photos, vers le début de l’album 5 (6520) ils sont en compagnie des deux cadettes, assis sur un talus d’herbe, Monique entre les genoux de son père. La photo, probablement prise à Boussy, est datée de 1936. Les filles ont 12 et 16 ans. Mais il n’y a ni Madeleine, ni Denise.

L’absence de Madeleine (déjà bien malade) ne nous surprend pas. Elle peut avoir autre chose à faire, à 19 ans, que d’accompagner ses parents lors d’une journée avec les guides.

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(6520)

Quant à Denise, elle n’était plus là. Elle était partie au début de l’année, et c’est incontestablement ce qui est arrivé de plus dur pour la famille Jeanjean en cette année 1936.

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Pour citer ce document

Péchenart, J. (2022). Chapitre X – 140 Ménilmontant – besoin de vacances !. Dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.188

Péchenart, Jean. « Chapitre X – 140 Ménilmontant – besoin de vacances ! ». Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Limoges : Université de Limoges, 2022. Web. https://doi.org/10.25965/ebooks.188

Péchenart Jean, « Chapitre X – 140 Ménilmontant – besoin de vacances ! » dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives, Limoges, Université de Limoges, 2022, p. 151-170

Auteur

Jean Péchenart
Conservateur de bibliothèque, désormais à la retraite, titulaire d’une licence de Lettres classiques, d’une licence de Sciences de Éducation, et d’un DEA de Sciences de l’Information et de la Communication, Jean Péchenart a été successivement enseignant de lettres classiques en Moselle, Sarthe, Loiret et dans le Puy-de-Dôme ; puis comédien ; bibliothécaire-adjoint et formateur ; enfin conservateur au Service Commun de la Documentation de l’Université de Limoges (de 1993 à 2011), section Santé puis Lettres, et coordinateur pédagogique de la Licence professionnelle Métiers des Bibliothèques et de la Documentation. Plus récemment impliqué au Centre Régional du Livre en Limousin, enfin à l’Association des Amis de Robert Margerit. Auteur par ailleurs de quelques textes et articles, et de deux livres Tête-Bêche et Bon Voyage les Fechner, publiés aux éditions Solilang, collection Salves d’Espoir.
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