Chapitre VIII – Simon chez les Boches

https://doi.org/10.25965/ebooks.186

p. 120-134

Sommaire

Texte

Où notre héros, enfin réformé comme il se doit, mais non pas libéré des obligations militaires, voit enfin s’achever le conflit dans la liesse, mais se verra envoyé à nouveau vers l’est, plus loin que jamais. Hébergé et nourri chez l’ennemi héréditaire, il va bien falloir qu’il boive du vin boche, et qu’il mette un peu d’eau dans le sien. Jusqu’au retour enfin dans ses foyers.

Au service du Train

Éloigné du front et affecté à la 7ème compagnie du Train, Simon Jeanjean est maintenant chargé d’un service régulier, adapté à ses compétences en gestion et comptabilité. Il travaille en équipe, avec Gobert et Catelain, enfin des collègues permanents, bons camarades avec qui il sympathise. Gobert en permission pourra passer chez Jeanjean et donner à Simon des nouvelles de sa famille (543). Catelain lui enverra une carte amicale (609). Cela le change des aléas permanents des années précédentes, navettes injustifiées et autres stupidités de la vie militaire. Mais il lui faudra encore patienter bien des jours, des semaines et des mois. Avançons donc déjà en 1917-18 – même si cette « avancée » dans le temps ne le rapproche pas de Paris et du retour à la maison.

Pour commencer, des nouvelles de Tourniéroux. On trouve dans les archives une lettre (2202-2203) datée du 23 février 1918, à l'en-tête de l'Hôpital complémentaire n° 49 du Mas-Loubier à Limoges (12e Région militaire). Le Mas Loubier était, il n’y a pas si longtemps, un lieu-dit campagnard au nord de la ville. Le nom reste celui d’une rue et d’un mail, c’est à dire d’une place-promenade bordée d’arbres, au sein d’un quartier périphérique actuellement populeux et mélangé, connu pour être notamment celui du commissariat central, du charmant parc Victor-Thuillat, et de deux complexes administratifs relevant principalement de la Gendarmerie nationale et de la Poste. J’imagine assez bien un hôpital complémentaire installé dans l’un ou l’autre de ces ensembles. La suite de l’en-tête est au nom de l’expéditeur de la lettre : Officier d'administration de 1ère classe L. Tourniérou [sic], Gestionnaire de l'Hôpital. Et voici ce qu’il écrit :

Mon cher Simon, – Excusez-moi de n'avoir pas répondu à votre aimable lettre de 8bre [octobre] dernier je crois. – L'hôpital a été pris complètement par les Américains à la date du 31 Xbre [décembre] dernier. Dans le remue-ménage et les tracas de la passation du matériel et des services, j'ai été fort occupé de la [mot illisible] de tout. A mon dernier voyage en mission à Paris, j'ai dit à M. Faure de vous faire verser une petite gratification, il s'est acquitté de la commission et je suis heureux d'avoir pu vous faire plaisir car malgré les remontrances que je vous ai faites parfois et qui étaient dans l'intérêt commun, j'ai gardé de vous le meilleur souvenir et vous avez toute mon estime. – Comme vous le dites espérons qu'après la guerre et la victoire nous travaillerons à nouveau en bonne collaboration et que les résultats de nos efforts rattraperont les mauvais jours. (…) – En ce qui me concerne, je suis détaché au Sce Santé américain, ma tâche est agréable. – Bien cordiale poignée de main – [signature : Tourniéroux] – Détaché Base Hospial [sic] – 39 A.E.F. Américain – Limoges

Ce document est le seul en notre possession où le travail de Simon Jeanjean ne soit pas l'objet de louanges sans réserve. Ce qui ne va pas jusqu’à le priver de la gratification demandée.

Ensuite les cartes sont rares, et encore, certaines que j’ai mises là pourraient être de l'année précédente. On va donc être obligé de survoler les premiers mois, jusqu’à la fin de l'été 18. Cela commence par deux très succinctes (comme s'il en avait assez d'écrire) timbrées de Moselle et de l'Oise : l'une en janvier postée de Bar-le-Duc (encore !), l'autre en avril de Troissereux (Oise) suivie de quelques autres de Grandvilliers. Toujours en Picardie donc (encore la Picardie), où il semble avoir enduré quelque temps la chaleur de l'été. Les cartes maintenant sont écrites à la plume. Puis on revient en Lorraine. C'est l'automne. Vient une série de cartes montrant Gerbéviller, petite localité au sud de Lunéville, particulièrement touchée par les bombardements au cours des mois et années précédents (463, 464, 471). La série est consacrée à « la guerre en Lorraine ».

Nous savons que Jeanjean séjourna à Gerbéviller mais il est probable que certaines de ces cartes furent envoyées d'ailleurs, ce qui n’aide pas à préciser son parcours. Dans une de ces cartes (n° 471) il évoque la possibilité d'aller faire un petit tour sur l'esplanade. Serait-ce Nancy ? (mais cette ville ne figure pas dans l'album – omission possible venant d’un Messin).

L’armistice

Au fil des jours commence à émerger l’espoir d’une issue favorable de la guerre : On parle en ce moment beaucoup d'occupation du territoire boche (470)... Et quelques jours plus tard : Que d'événements, comme cela se précipite, voilà le Guillaume dégommé, ainsi que son fils. Dimanche prochain, de gré ou de force, nous serons sûrement en Alsace, sinon en Prusse (471)... Dimanche prochain, qu'est-ce à dire ? Les cartes de Gerbéviller ne sont pas datées. Nous en saurons un peu plus en novembre, rétrospectivement, à la lecture d'une carte postée de Saint-Clément, non loin de là, et représentant la façade de l'église de Gerbéviller en ruines (469).

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Sous la photo, à la suite de la légende, Grande guerre 1914-15-16', Simon Jeanjean a ajouté les chiffres suivants ...17-18 ; et à la suite du mot Gerbéviller, il a ajouté : où nous étions il y a 15 jours. Mais là n'est pas le plus important, car l'envoi est daté du… 11 novembre. Le texte est empreint d'une certaine solennité :

Saint-Clément, le lundi 11 novembre 1918, 1560ème et dernier jour de la guerre
Ma chère Blanchette, – Mes chères tantes, – Mes petites chéries, – Quelle joie cette nuit quand nous avons appris que tout était fini et avec quel plaisir nous avons entendu les cloches sonner la victoire et la fin de la guerre. Ce devait être un beau coup d’œil à Paris quand on a annoncé la nouvelle. Il paraît qu'ils acceptent des conditions très dures dont pour commencer l'abandon de l'Alsace-Lorraine et des 5 milliards de 70. C'est une date à retenir. Espérons que notre joie ne sera pas assombrie par une trop longue séparation. Et dans cet espoir, je vous embrasse toutes mille fois de tout cœur – Simon.

Note de bas de page 1 :

Orthographe indécise, entre Phalsbourg (fr.) et Pfalzburg (all.).

Joie immense, la guerre est finie. Et les cloches sonnent sonnent, et déjà ce 11/11 est inoubliable. Pourtant sous la plume de Jeanjean l'enthousiasme est tout sauf béat. Ce n’est pas le genre de gars à s’emballer comme ça. Reste à gérer la démobilisation, les conséquences diverses, travail énorme pour les administratifs du Train. Il le disait déjà quelques jours avant l'Armistice : Ce qui jette une ombre dans le tableau c'est que cela n'est pas la démobilisation immédiate (471). Même ton mitigé les jours suivants. La lassitude l'emporte, l'exaspération de devoir retourner à des corvées sans fin, tempérée heureusement par le spectacle d'une liesse populaire inouïe, avec l'émotion de se trouver aux premières loges en cet extraordinaire moment historique. D'abord en Lorraine, puis en Alsace. Les images photographiques le disputent aux textes, avec les descriptions des villes pavoisées. Lunéville d'abord, avec l'inévitable cour du château, mais aussi (car la mode, sur les cartes postales, est maintenant aux images de propagande, donc de ruines) une partie de la ville vue par un trou d'obus (480), ou encore la Sous-Préfecture incendiée par les obus allemands le 25 août 1914 (481). Ces dernières images sont envoyées de Langatte, vers le 15-18 novembre. À Langatte l'accueil des vainqueurs, délirant, est improvisé : Il faut voir les drapeaux ! Des ceintures de flanelle rouge, des culottes de toile bleue et du blanc, parfois avec des coutures, mais il y en a, et là où il n'y en a pas en étoffe, ils en ont mis en papier. Aux fenêtres des bouquets, des fleurs, des branches de sapin… (ibid.). De là il s'attend à gagner Bitche ; ce sera Sarrebourg (479). Nous avons traversé hier Sarrebourg magnifiquement décoré et Pfalsbourg [sic1] où c'était on ne peut pas expliquer comment d'une porte à l'autre de la ville les rues étaient plantées de sapins, la place était une véritable forêt, église, mairie, école, tout décoré, et le soir nous avons couché dans des lits ! (474). Il y a bien longtemps que cela ne lui est pas arrivé de coucher dans un vrai lit, même depuis qu'il a déposé les armes. Ensuite, étape de plusieurs jours à Niederbronn, avant Wissembourg et le départ prévu pour la... « Bochie » comme il dit (489). Partout c'est un accueil enthousiaste de la part des Alsaciens, réception avec le maréchal Pétain à Niederbronn, décorations, illuminations (477, 487), etc. Expérience pittoresque aussi, avec ces gens en grand costume. Côté album, ça ne fait pas de mal de voir un ou deux minois avenants mettre un peu de fraîcheur au milieu des décombres. Ainsi, à Wissembourg, 'nous sommes arrivés cet après-midi au milieu d'une gravure d'un Erckmann-Chatrian illustré (494) : des gens très accueillants, pleins d'attention et qui ne parlent pas français. Comme quoi, cela est possible, de se montrer plein d'attention alors qu'on ne parle pas français (ou sans doute est-on d’autant plus attentionné qu’on ne parle pas la même langue).

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(494)

Voici donc Jeanjean, Lorrain germanophobe, en pays germanophone. La langue allemande ne serait donc plus synonyme d'oppression mais d'amitié et de rencontre. Les gens où nous sommes sont très gentils, et je me remets à parler allemand avec eux. On est bien mieux reçu qu'en France et c'est dommage qu'on ne se comprend pas (480). Et notre Simon de se remettre à cette langue pratiquée jadis bon gré mal gré. Il ne faut pas que j'oublie de te recommander de m'envoyer par retour mon dictionnaire franco-allemand, que tu trouveras dans la bibliothèque au dessus du bureau, il me sera très utile (ibid.). Et de se faire envoyer non seulement le dictionnaire, mais une grammaire aussi, tant qu'on y est. Pas sûr que ces livres lui aient servi à grand-chose : quelques jours plus tard il faisait déjà fonction d'interprète et s'en félicitait : Comme je fais le cantonnement en qualité d'interprète j'ai toujours un bon lit (488). Il aurait été dommage qu'il ne mette pas à profit cette compétence utile. Il avait étudié l’allemand et même en allemand jusqu’au brevet. J’ai peut-être surestimé, sur la foi d’une légende familiale tenace, la prétendue phobie de Simon Jeanjean pour l'allemand. D'après Geneviève et Monique, lui comme ses tantes refusait de le parler. À Paris, l’allemand, c’était... niet !. En fait c’est un souvenir de la période ultérieure, et d’une position bien explicable en 39-45. Pour revenir à 14-18, nous savons que dès juillet 1915, à Verdun, il avait déjà passé un examen pour être interprète, afin d'échapper si possible aux marches et aux corvées (227). Son travail, ensuite, dut consister à communiquer avec les prisonniers et peut-être à contribuer à leur extorquer des informations. C’était à Contrexéville, quand il avait les pieds gelés. Mais fut-il recalé à cet examen, ou empêché pour cause d'invalidité et d'hospitalisation ? Je ne sais, toujours est-il qu'il n'en a plus été question. Il aura fallu cette période en Alsace, puis en Rhénanie pour lui donner l'occasion à nouveau d'utiliser sa seconde langue.

Vivement la fin !

L’armistice est une chose. En finir avec la guerre sera une autre affaire. Simon Jeanjean, en fait, doit maintenant se préparer à s'éloigner encore. À continuer de compter les jours et à passer, pour la cinquième fois consécutive, les fêtes de fin d'année loin de sa petite famille. Épuisé de lassitude, plus que jamais : Vivement la fin ! écrit-il dans une carte envoyée de Niederbronn (Alsace) le 28 novembre 1918. Ce que je commence à en avoir soupé du métier ! Quand on pense qu'il y en a qui vont rempiler ! (489) Car si les armes se sont tues, les soldats du rang et leurs familles n'en ont pas fini pour autant. Non, décidément ce n’est pas une vie, ce n’est pas un métier de se faire trimbaler sans fin loin des siens aux ordres d'une grande autorité muette. Le 11 novembre, loin de sonner pour lui le signal enfin du retour à la normale – gagner son pain en échange d'un travail productif, retrouver sa femme et ses filles tous les soirs en rentrant du travail, vaquer le dimanche – ne sera que le début d'un nouvel éloignement, avec un tas de pain sur la planche, du pain administratif, hommes et armes à comptabiliser, à n’en plus finir. Quand il n'y en a plus, il y en a encore.

Alors il compte les jours, comme ses cartes et courriers qu'il classe minutieusement et qu’il connaît bien. Voici ce qu'il écrivait en ce temps-là pour la fête de sa tante – et nous pouvons en profiter pour vérifier nos hypothèses précédentes sur son itinéraire :

Note de bas de page 2 :

La sainte Lucie se fête le 13 décembre

Samedi 6 décembre – Ma chère Lucie,
Cette fois c'est bien la dernière que je viens te souhaiter ta fête2 loin de vous ! La première fois, te rappelles tu, c'était en gare de Noisy-le-sec. La deuxième fois nous étions dans la Meuse au repos. La troisième fois nous étions dans la Somme, puis après encore dans la Meuse. Et cette fois, la bonne, nous voilà en Bavière...

Bavière ? vous avez dit Bavière, pourquoi pas en Pologne ? À moins que le mot « Bavière » ne désignât la Rhénanie-Palatinat, ou qu’il s’agît là d’une dénomination plus ou moins familière pour désigner l’Allemagne entière. Quoi qu’il en soit, cette fois c’est gagné, beau cadeau de fête pour l’aînée des tantes-marraines :

... C'est nous qu'on salue maintenant dans la rue et il faut voir les courbettes que me font les gros commissaires et les grands fonctionnaires quand je viens leur transmettre un ordre puisque je parle allemand ! Voilà la belle revanche… (497)

Quel plaisir, après des années de colonisation allemande, de cette amertume ressassée, de voir enfin les rôles s’inverser. Cette boucle-là, du moins, semble bouclée. Et nous pourrions citer nombre de phrases de ces jours-là pareillement triomphales, comme s'il se pinçait pour y croire. Nous l'avons eu votre Rhin allemand ! C'est le moment de le chanter. Des fenêtres qui se trouvent devant ma table je le vois couler et j'aperçois l'autre rive, la rive boche ! (528), écrivait-il un ou deux jours plus tôt en arrivant à Speyer – qu'il appelle Spire (comme on dit Trèves, Ratisbonne, Londres ou La Haye), s'appropriant la ville avec son nom. Quant au « Rhin allemand », c’est un poème d’Alfred de Musset, que Simon Jeanjean connaissait bien. Peut-être mis en chanson, on le trouve recopié dans un de ses carnets de chants – celui-ci en 1903 – entre autres nombreux textes soigneusement recopiés à la main. Nous l'avons eu, votre Rhin allemand, // Il a tenu dans notre verre. // Un couplet qu'on s'en va chantant // Efface-t-il la trace altière // Du pied de nos chevaux marqué dans votre sang ? Telle est la première de six strophes commençant toutes par ce même vers, et qui, si elles ne sont pas du meilleur Musset, disent bien un état d’esprit triomphal au regard de longs siècles d’une lourde histoire. La jubilation de la revanche devait lui mettre du baume au cœur en ces jours-là, en dépit de la servitude sans fin du métier :

Lundi [Speyer (Spire), le 23 décembre 1918] – Ma chère Blanchette – Tu parles d'un cafard ! Pas de lettre aujourd'hui, et le spectacle du départ des premiers hommes libérés. Il y a un joli boulot à accomplir ! Heureusement qu'ils ne s'en vont pas tous à la fois. Comme R A T et assimilés il y en a 140 à la compagnie, cela peut vous donner un aperçu du boulot à faire ! Je me demande si le jour de noël on pourra sortir !... (530)

On comprend ce cafard : Simon s’apprête à passer noël loin des siens pour la cinquième fois consécutive. Le gros « boulot à accomplir », c’est de gérer le retour des RAT, ou Réserve de l’Armée Territoriale. Ceux-ci, nés entre 1869 et 1874, donc âgés de 40 à 45 ans en 14, étaient les plus âgés des territoriaux (à savoir les RIT, Régiments d’Infanterie Territoriale, où furent versés – il fallait bien – l’ensemble des hommes considérés comme trop âgés et trop peu entraînés pour intégrer un régiment de 1ère ligne). Drôle de métier, qui consiste à rester là pour compter ceux qui partent, sous une pression permanente qui ne lui laisse aucun répit ou presque. Lui, Jeanjean, trouve au moins quelque dérivatif dans ses missions occasionnelles d’interprète : un tailleur, un fermier avec lesquels il engage conversation (519)… Mais le leitmotiv obstiné, c'est ce travail énorme. Et parallèlement l'attente inquiète de toutes directives ou rumeurs de directives pouvant émerger de la gabegie ambiante et qui pourraient lui donner une idée du temps qui lui reste à tirer, sans compter une permission intermédiaire, dernier acompte avant la « quille ». Cela doit être plus facile pour le « petit bleu » qui travaille avec eux, Gobert, Catelain et Jeanjean. C'est de leur âge, aux bleus, de « faire le Jacques » à l'exercice (522). Ainsi balance le discours de Simon au sujet de la bleusaille : tantôt expéditif sans aucune considération, tantôt reconnaissant pour leur gaîté, leur courage et leur gentillesse. Du moins les voyait-il ainsi quatre ans plus tôt à Saint-Nazaire, avec bonhomie (133). Mais c’est fini maintenant, il a 32 ans, la coupe est pleine. Qu'on le passe enfin en territorial si cela peut hâter sa libération, qu'on en finisse avec ce boulot, qu'il puisse revenir (avant Pâques, pas à la Trinité) et qu'on n'en parle plus.

Vivement qu'on soit enfin ensemble et espérons que c'est la dernière fois et que pour Pâques nous serons ensemble. Car cette fois c'est officiel, le nombre d'enfants compte et me met territorial. Cela peut être intéressant si il se passe un certain temps entre la libération de la réserve et des territoriaux !… (530, suite)

Note de bas de page 3 :

Bruno Cabanes, dans La victoire endeuillée : la sortie de guerre des soldats français, (1918-1920), Le Seuil, 2004 (l'univers historique), p. 58 et suiv., constate cette recrudescence du sentiment anti-allemand à la fin de la guerre : Ce que montrent les correspondances du 11 novembre, c'est une incontestable quête de sens, les combattants cherchant la signification profonde d'un conflit qui jusqu'à la dernière heure a entraîné de lourdes pertes. (…) Les Allemands sont alors désignés comme des "barbares", des "vampires", des "bandits", etc.

Donc le moral est en berne. Le ciel est gris, le Rhin est moche, la haine du Boche reste vive ; cette défaite est encore bien en-dessous des châtiments qu’ils méritent, ces barbares3.

…[Spire, le 27 décembre] Aujourd'hui un copain en achetant des cartes postales est tombé sur une représentant (...) un village qui brûle ainsi que l'église et en avant des soldats boches trinquant ensemble avec cette inscription : heureuse fête de l'an ! J'aurais bien voulu en avoir une mais le copain y tenait. Cette carte dépeint bien le boche ! Et c'est malheureux de voir comment on les traite ! Défense de coucher chez eux. Défense de leur faire quoi que ce soit. Et comme disait un copain qui revenait de Lille faut-t-il que nous soyons c..., en ce moment ils ne disent trop rien, dans un mois il nous bousculeront dans les rues, car il croiront qu'on n'ose pas leur faire ce qu'ils nous ont fait. Quant à l’histoire…/… qu'ils crevaient de faim. Cette blague. Ils manquaient peut-être de pain... mais il n'en mangent pas, cela ne les a donc pas beaucoup privé et il faut voir les grosses balles des gosses et contempler la taille et le reste... des femmes, pour voir qu'ils n'ont pas jeûné !… (527-519).

Du moins a-t-il l'assurance de retrouver un chez-soi et une famille qui l'attend pour son retour. Pas comme Gobert son collègue, qui n'a pas n’a pas retrouvé grand-chose chez lui, à Stenay dans la Meuse, où il retourne en permission le 14 décembre (524, 521, 544). Après noël, la Saint-Sylvestre a été bien morne, en l'absence de Gobert, pas encore rentré, et de Catelain qui vient de partir en permission à son tour. Jeanjean, lui, ronge son frein...

Tourisme et rencontres en terre « boche »

Si on lui avait dit qu'il finirait la guerre du côté allemand... c’est un comble. Enfin, même chez eux, il y a des lieux à visiter et à montrer sur des cartes postales. De quoi mettre un peu d’eau dans son vin du Rhin : J'ai été ce matin à la messe à la cathédrale ci-dessous (Spire). Comme monument extérieurement cela ressemble autant à une caserne qu'a une église. Intérieurement c'est assez joli, de belles peintures et un chœur superbe (509). Nourri de préjugés anti-teutons, il reste peu enclin à apprécier les charmes illustrés par les cartes de cette belle région du Palatinat, surtout lorsque ses monuments célèbrent des gloires nationales ennemies. Ainsi d'un mémorial à la gloire de Bismarck et de Moltke (544), qu'il s'abstient de commenter...

Les cartes postales allemandes sont d'ailleurs assez différentes des françaises vues jusque là. Photographies retouchées ou carrément dessinées, parfois en couleurs, de Spire (où il est arrivé en début décembre), Landau, Maikammer. Certaines cartes (525, 526, 553...) sont des dessins. L’un représente la synagogue de Spire, un autre un bateau à vapeur sur le Rhin, un autre encore l’hôtel « Zum goldenen Schaf » (Au Mouton d’or, traduction ajoutée au crayon) à Edenkoben. La légende, parfois au verso (507), peut comporter une mention utile de la date d'édition – ce qui ne se fait pas du côté français. Certaines cartes, enfin, affectent des formats particuliers (554, ovale), etc. Tout cela, sauf exception, ne l'inspire pas particulièrement, du moins pour l’instant. Tout de même, quelques mentions manuscrites témoignent d'une curiosité intacte.

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(553)

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(498)

Les us et coutumes locaux sont évoqués avec un enthousiasme mesuré, même s'il est heureux de parler allemand et même de pouvoir s'y perfectionner, ce qui facilite évidemment la communication. Hier j'ai reçu le dictionnaire dont je te remercie beaucoup, il m'a été bien utile. Car nous voilà en pleine Bochie. Pas plus mal, pour cela. Un lit ! Système du pays par exemple, sans draps ni couvertures, mais avec des édredons maousses. On s'en arrange tout de même ! (498) Les contacts restent contraints. Il est vrai que les gens du pays, s'ils se montrent plutôt aimables et même aux petits soins, n'ont aucune raison d'exulter à la différence des Alsaciens. Mais lui n'a pas changé, il sait encore prendre la vie du bon côté, il y aura encore des moments agréables. Il va s'habituer, même aux couettes. Et il faut reconnaître qu'on y dort très bien :

Vous parlez de bons plumards. On enfonce dedans comme dans de la plume, et soit la peur soit autres sentiments, les boches nous reçoivent certes mieux que les Français ! A Maikammer dont vous avez dû recevoir des cartes, le soir, il a fallu boire du vin blanc du pays dans ces grandes bouteilles à cul allongé et qui est fameux (…) Et le matin en …/... partant, café au lait et confiture raisin et pommes, et comme ils trouvaient qu'on n'en mangeait pas assez, ils nous ont forcé à mettre le reste de la corbeille dans nos poches. Ce qui est très chic aussi, c'est le coup du Mark. Hier je vais acheter ces cartes et je donne une pièce de 40 sous. Embarrassée, la bonne femme téléphone à la banque et après réponse me rend un billet boche de deux marks. Cinquante sous et j'avais pour quatre-vingt pfennigs de cartes ! (...) A part cela rien de bien neuf. Embrasse bien, ma chère Blanchette, les tantes et mes deux petites chéries pour moi. Je t'embrasse, ma chère femme, mille fois de tout cœur. – Ton mari qui t'aime. – Simon.
Toujours un boulot monstre. Heureusement que c'est fini de rouler ! (503-523).

Fini de rouler ? Espérons-le. Après une nouvelle vadrouille en Alsace et en Palatinat, par Landau et Maikammer, l'étape à Spire même surchargée de travail lui a permis de se poser – un mois, du 6 décembre au 5 janvier. Ensuite ce sera Rhodt, deux jours à peine, puis trois semaines à Edenkoben suivies d’une permission de 20 jours en fin janvier. En attendant, patience, patience... Au total le stage allemand va durer plus de deux mois, au long desquels sa qualité d'interprète lui aura donné mille occasions de frayer avec les gens.

Il en parle d'abord avec une méfiance bourrue. Les hôtes ne l'intéressent pas, englobés sous un « ils » d'où aucune figure n'émerge : ...ils nous ont forcé à mettre le reste de la corbeille dans nos poches. C'était le 7 décembre, à Spire. Un peu plus tard le ton s’adoucit. Parti à la recherche de patates, après avoir en vain fait le tour de la ville, où tout est réquisitionné par la municipalité, il est aidé par une jeune Gretchen (c'est son nom, précise-t-il) qui l'emmène dans la campagne où ils finissent par en trouver pour pas cher. Brève idylle ? N'exagérons pas. Mais lui-même s'en étonne et s'en amuse : Si il y a deux ou trois ans on m'avait annoncé que je ferais une promenade sur les bords du Rhin, en compagnie d'une jeune Gretchen, j'aurais pensé que l'autre se payait une tranche de ma tête ! (524-518)

Il y aura d'autres occasions de se frotter. Comment des gens qui parlent la même langue, bon gré mal gré, ne se rapprocheraient-ils pas ? Se frotter, c’est bien le mot pour une autre confrontation, quelques jours plus tard, qu'il raconte avec une brièveté saisissante. C'était à Rhodt, probablement le 6 janvier. Simon est sur le point d'aller se coucher, avec le plaisir de se retrouver bientôt seul sous la couette dans une maison accueillante, quand la jeune femme de la maison, une veuve d'un officier boche tué à la guerre, [l']'appelle. Ils sont plusieurs qui l'attendent, le reçoivent chez eux, et engagent avec lui une longue discussion qu'il résume rapidement mais qui dura jusqu'à... une heure du matin. La façon dont il raconte la suite est assez étonnante, venant d'un voyageur reçu par des hôtes. On s’attendrait à ce qu’il se comporte avec une respectueuse réserve et gratitude, notamment envers une veuve, si l'on oubliait qu'il s'agit d'un Lorrain revanchard hébergé par des Allemands : ...Je leur en ai dit de toutes les couleurs sans qu'ils se fâchent, un peu énervé par le vin blanc qu'ils m'offraient de la façon la plus aimable (mode du pays)... L'entrée en matière est pour le moins directe, peu à son avantage à première vue. Et cela se poursuit sur le même mode, lui décidément énervé, face à eux calmes et aimables. La découverte, ensuite, d'une coutume nouvelle pour lui n'amène pas la moindre indulgence de sa part, au contraire, sa dent reste dure, comme s'il se défendait de toute sympathie. C’est d'ailleurs une anecdote amusante :

...Le premier verre que cette dame me verse... elle y boit une gorgée et me tend le verre. Je me dis... tiens elle veut me montrer qu'elle ne veut pas m'empoisonner. Mais après je.../...
…/... m'aperçois qu'il n'y avait qu'un verre sur la table et qu'il faisait le tour en revenant toujours devant l'invité, moi en l'espèce ! Pour des gens dont on vante l'hygiène, drôle d'habitude ! Bref on a discuté tout le temps sur la guerre, son frère défendant furieusement quoique poliment les boches, mais elle reconnaissant assez souvent que ce n'étaient pas tous des petits saints. En tout cas il nous reçoivent pas mal, mais il faut reconnaître qu'ils ont eu une peur terrible des français, croyant qu'on allait leur faire ce qu'ils ont fait eux-mêmes en France, c'est ce qui a dû les apprivoiser (460-491).

« Apprivoiser »

Apprivoiser, le mot peut sembler insultant. La première des deux cartes postales au verso desquelles est racontée cette soirée – à l'encre bleue, mais d'une écriture hachée, comme énervée encore – a d’ailleurs sans doute été choisie à dessein : non pas une vue sereine de la Rhénanie, mais une carte des étapes précédentes qu’il avait gardée sous le coude, représentant, vision d'apocalypse, une église affreusement détruite avec le soleil douchant les décombres à travers le toit écroulé : Grande Guerre 1914-1917 – Bataille de la Marne, 6 au Septembre [sic] 1914 – Pargny-sur-Saulx – Intérieur de l'Eglise / A. Humbert, photo édit., St-Dizier.

Trois jours plus tard à Edenkoben, Jeanjean n'eut pas les mêmes raisons de s'énerver. Sur une carte écrite tranquillement sur son lieu de travail – en descendant du cinéma, explique-t-il, car nous avons le foyer du soldat au dessus du bureau, et il n'y a pas trop loin à aller – il évoque la charmante hospitalité de ses nouveaux hôtes : Il y a une petite fille de trois ans qui m'a pris en amitié et elle a voulu à tout prix me montrer son arbre de noël et ses livres d'images. De quoi le consoler un peu de son noël raté. Car il l'a peut-être oublié, mais il avait le moral si bas quinze jours avant, à Spire, que même les jouets achetés à ses filles pour leur noël lui avaient semblé laids (533). Alors qu’aujourd’hui à Edenkoben, tout est gentillesse et tranquillité :

Les bonnes gens m'ont offert du vin blanc mais cette fois chacun avait son verre et des petits gâteaux qu'ils avaient fait pour noël, entre autres ces petits à l'anis comme les tantes en faisaient à Metz. Bref je ne suis pas mal tombé. Ils ont même eu l'attention d'enlever.../... une statue de la Germanie qui trônait dans ma chambre quand j'ai été la reconnaître et l'ont remplacée par une cuvette, chose bien plus utile, et ils m'ont offert de me laver mon linge car je leur demandais une blanchisseuse. Vous voyez que je n'ai pas à me plaindre cette fois encore ! (555-556)

Note de bas de page 4 :

Est-ce pour se rassurer ? Les Jeanjean ont-ils déjà des raisons de s'inquiéter pour la santé de Madeleine ?

Dans la même carte il dit sa joie d'avoir appris que Madeleine s'est lâchée et qu'elle marche. Encore un heureux événement auquel il n'aura pas assisté. A cette époque Madeleine est « diable ». C'est qu'elle se porte bien, dit-il4, et c'est déjà un résultat qu'elle marche et trotte bien (559). Et les nouvelles s'entrecroisent : ...à part cela toujours la même vie, beaucoup de boulot, le soir je vais bavarder un peu avec mes propriétaires qui m'offrent le vin blanc, puis je vais lire un peu au lit et le matin le bonhomme me réveille et... on remet cela ! (ibid.)

Bref, il s'adapte, et nous le voyons au fil des courriers s'apprivoiser – renvoyons-lui son expression – à ce pays peuplés de gens qui gagnent à être connus. Il apprécie les conditions de sa vie en Allemagne au point d'écrire, le 13 janvier, qu'il préfère rester là que de retourner en France, où l’on était moins bien traité ! (553-554) Parallèlement, la pression du travail semble se relâcher, ou même si ce n'est pas le cas, il semble reprendre goût et curiosité à visiter le pays. Une série de deux cartes, non datées mais envoyées probablement le 12 janvier, retient notre attention. Toutes deux représentent un monument en mémoire de la victoire allemande de 1870 (Sieges- und Friedensdenkmal / Monument de la victoire et de la paix). Nous sommes donc ramenés, symétriquement, aux souvenirs de 70 vus du côté français à Sedan ou à Verdun. La première des deux cartes est une vue extérieure – la seconde une vue de l’intérieur – du monument, un arc de triomphe situé en hauteur au flanc d'une colline des environs d'Edenkoben ; deux escaliers mènent au monument situé sur une sorte d'esplanade au sommet de la colline, avec une statue équestre fièrement campée devant l'entrée. Et voici son commentaire, plus empreint de pitié que de triomphalisme vengeur :

...Aujourd'hui après-midi j'ai été faire un petit tour dans les montagnes, visiter le monument que je vous envoie, monument à la gloire de la victoire et de la paix de 70 ! Pauvre monument. C'est un peu comme le gouvernement qui l'a élevé, la mosaïque s'effrite, elle représentait précisément la mosaïque d'états qu'était l'Allemagne. Au centre tu peux voir le vieux Guillaume et le cavalier à cheval tenant le rameau d'olivier qui symbolise la paix. Comme tu le vois il est peu vêtu, est-ce pour représenter le sort de l'Allemagne quand ils auront tout payé ? (563-564)

Curieuse métaphore que celle-ci, voyant, dans cette allégorie personnalisée de la paix, un Kaiser ou un pays « à poil » ! Ces deux cartes ont d'ailleurs été classées dans l'album à la fin de la section allemande, avant le retour en France.

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(563)

Il est d’ailleurs bien temps, car… les cartes postales viennent à manquer ! Heureusement qu’il a des réserves ! Plus de cartes de Bochie, je t’envoie des de Lunéville, écrit-il en post-scriptum d’une des dernières (483).

Plus sérieusement la séparation a trop duré, il n’en peut plus de ne participer à la vraie vie que par voie épistolaire. Une inondation violente, en deux vagues, a encore frappé le grand Est et Paris. Moins catastrophique que celle de 1910 mais tout de même, pourvu qu'Antoinette ne soit pas envahie une fois encore (557). Et puis il y a les morts, les blessés. Mauvaises nouvelles de la belle-famille, je veux dire de la famille recomposée de son père. Mauvaises, même s’il en parle avec un détachement ironique : L'opération de Julie n'a pas réussi et elle a perdu l’œil et a depuis de la sciatique. Louise et la petite ont eu la grippe, Lucien a été tué le mois d'août dernier et Édouard est dans les tanks, mais en ce moment à l'hôpital, il a reçu de l'année dernière une balle dans les …/... parties, et on n'avait pas pu l'extraire à ce moment-là. Il a été opéré le 1er janvier et cela va mieux maintenant. Vous voyez que comme flopée de nouvelles... il y en a (561-540).

Note de bas de page 5 :

Cf. Supra, chapitre VII.

(Lucien, Louise… nous les connaissons bien mal. Louise est la femme d’Édouard. Lucien, sauf erreur, est le petit-fils de Julie femme de Lucien l’ancien, le père de Simon. D’où le ton obstinément grincheux – ici plutôt distant, comme indifférent à cette « flopée de nouvelles » – de Simon à l’égard de cette cellule familiale. Ils étaient pourtant très proches, notamment Édouard, son demi-frère, qui lui écrivait fidèlement. Du jeune Lucien – le « petit Lucien », le même sans doute que, plus tard, le bébé Denise le prenant pour Simon appelait « papa soldat » à cause de l’uniforme (64) – nous reste à la fin le souvenir d’une carte d’Amiens5, remontant au début de la guerre et disant, aux tantes de Simon assurément, qu’il appelait « Chères cousines », recevez de Lucien qui vous aime quoique négligent pour écrire mille bons baisers. La carte (600) représentait l’Ange pleureur. Je n’en sais pas plus. Adieu Lucien.)

Le retour

La fin de la séparation n'en finit pas de s'approcher. C'est une carte de vœux, cette année encore, qui a marqué la Saint-Sylvestre : Souhaitons que cette nouvelle année nous procure le bonheur de voir l'avenir assuré des plus tranquilles. Encore quelques semaines de patience et ce beau rêve sera la réalité (536).

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(536)

Fin janvier Dix-neuf : dernière perm avant la quille ! Celle-ci, comme les précédentes, aura été attendue, préparée, savourée d'avance : plus de deux semaines en famille ! Et comme toujours il aura lanterné jusqu'au dernier moment dans l'incertitude du jour et de l'heure du départ, conditionné par le retour de son collègue Catelain (558 et suiv.). Mais pour la première fois nous le voyons surmonter assez sereinement son impatience ; car c'est sûr cette fois, sûr de sûr, bientôt la quille ! Il le sait avant de quitter l'Allemagne : Le 19 mars au plus tard je plaque le métier (545).

Enfin, il lui reste moins d'un mois à tirer lorsqu'il reprend le collier pour la dernière fois. Nous sommes à la mi-février. Les premières cartes, semble-t-il, sont de Breteuil (Oise) où le travail à nouveau ne manque pas, notamment pour mettre un peu d'ordre... dans les paperassesils s'étaient littéralement noyés (558), comme il l'écrit le 25 février. « Ils », c'est-à-dire une équipe de bleus qu'il encadre à nouveau, ce que nous comprenons d'après une autre carte à Blanche : Tu peux être tranquille je ne me casse rien. Je ne fais que ce qui m'intéresse. Mais les pauvres gosses quel gâchis ils ont (sic) et il leur faut trois fois plus de temps. Enfin cela vient tout doucement… (633). Simon apparaît ici, à l'âge canonique de trente-deux ans, comme un vieux routier expérimenté de la comptabilité, dans un rôle d’expert, formateur et sauveteur d'organisation en péril. D'ailleurs l'armée française n'est pas la seule à compter sur lui. À Paris aussi il est attendu, non seulement chez Tourniéroux mais aussi, à titre bénévole, au Cercle Saint Rémy de Ménilmontant ce qui l'irrite singulièrement : Bertrand peut être tranquille ce n'est pas moi qui l'aiderai à remonter le cercle, j'ai d'autres chats à fouetter et pour les remerciements qu'on en a ! Je sors d'en prendre ! C'est tout de même curieux comme les gens deviennent aimables quand ils ont besoin de vous ! (ibid.). Mais il a beau ronchonner, nous savons qu'il se laissera fléchir et reprendra du service, notamment au Cercle où il n’est pas près de raccrocher.

À Breteuil il a retrouvé Catelain pour quelques jours (624) mais pas Gobert qu'il a laissé lors d'un repas d'adieu à Edenkoben (483). Mais ils restent en contact. On les imagine bien se retrouver périodiquement après guerre, pour cultiver cette amitié en anciens non-combattants. Le ras-le-bol de la vie militaire est désormais incurable et définitif, ras-le-bol de la séparation, ras-le-bol d'attendre le courrier, ce qu'il exprime franchement, tout en continuant de gérer et de commenter les petites misères à sa manière habituelle :

Aujourd'hui comme de juste pas de lettre. Cela avait trop bien marché hier. Aussi, je viens te demander un petit mandat que je ne sois pas complètement fauchmann [sic] quand je déguerpirai d'ici. Ce matin j'ai envoyé un petit colis rue Ménilmontant. Il faudra l'ouvrir en arrivant que cela ne s'abîme pas davantage. Ce qui m'embête c'est de ne pas avoir de godasses, il n'y en a plus et celles que j'ai prennent l'eau.. [etc.] (625)

Commence alors un lancinant compte à rebours. Douze demain matin, écrit-il le lundi 3 mars (627), ce qui porterait la date de retour au 15 du même mois, puis au 16 d'après ce qu'il écrit le surlendemain (634). Et ainsi de suite chaque jour, compte tenu d'un ultime passage à Compiègne, le 15 mars, qui apparemment ne rimait à rien – faire un tour à Compiègne. Quoi y fiche bon sang ? (628) Mais quand il n'y en a plus, il y en a encore, comme on l'a déjà dit, et il lui faudra encore une bonne semaine de plus jusqu'au retour qui, à en croire la dernière carte (597), la seule enfin définitivement sûre, n'aura lieu que le... dimanche 23 mars. C’est plus que laborieux.

Et de notre côté aussi, quel puzzle ! Les premières cartes de cette période sont, disais-je, de Breteuil. Mais comment être sûr de quoi que ce soit, sans date ni tampon sur ces cartes. Il y eut probablement un passage par Amiens, très bref et probablement frustrant. Le nombre élevé de cartes consacré à cette ville nous l’avait fait prendre pour une étape à part entière. Or ce passage éclair à Amiens est à placer avant Breteuil. Il n’a dû y passer que quelques heures, à Amiens, juste le temps d’y faire ample moisson de cartes postales : une soixantaine dans l’album dont une dizaine seulement figurent dans la correspondance. Or celles-ci ont probablement toutes été envoyées ensuite depuis d’autres lieux d’expédition. Les fausses pistes abondent.

Note de bas de page 6 :

A.M.D.G = Ad Majorem Dei Gloriam

Il l'avait attendue, cette visite d'Amiens. Il voulait la voir cette fameuse cathédrale. La plus haute de France avant Beauvais, éternelle survivante des ambitions aériennes de ses constructeurs A.M.D.G.6 (excès attestés par quelques fissures notoires) autant que des intempéries et des guerres ultérieures. La vit-il seulement ? Les deux missives suivantes permettent d'en douter. Au mieux la vit-il largement masquée par les impressionnantes protections anti-bombardements – à l'intérieur et à l'extérieur – représentées sur les deux cartes (595-582) où il raconte son aventure. Date approximative, 22 février :

Breteuil, samedi – Ma chère Blanchette, Mes chères tantes, – Vous devez croire que j'ai été victime d'un tamponnement que je ne vous ai pas écrit plus tôt ! Non, heureusement je ne suis que victime de la bêtise militaire. Pour faire cent km à peine, on a mis deux jours, voilà tout. Cinq heures de poireau à Vaire-Torcy, de là on part pour Orry-la-ville, encore deux heures, là enfin ils m'envoyent à Plouzel près d'Amiens où l'on arrive vers minuit ! et à la gare ils nous envoyent chercher des numéros dans un pays inconnu pour y coucher ! Et cela tombait comme si on les jetait ! Bref on passe une nuit sur du fumier, heureusement que le matin j'ai pu m'en sauver, ils ne voulaient pas me laisser partir, mais j'ai réussi à leur …/…

…/... persuader où trouver ma compagnie. Je pars donc pour Amiens. Où j'avais passé cinq ou six fois sans pouvoir visiter. Je vais donc pouvoir admirer la cathédrale et vous pouvez juger si c'est joli par les deux cartes ! À l'intérieur c'est pareil, tous les monuments sont sous sac ! Bref. Je fais un tour dans Amiens assez abîmé mais encore habitable, puis je reprends le train pour Breteuil où j'ai retrouvé la compagnie et le bureau dans un joli gâchis... Et comme il n'y a rien pour coucher j'ai cherché une chambre pour 15 jours qu'il me reste à faire, autant les passer dans un lit ! pour 20 sous par jour. Sur ce je vais aller m'y mettre. À demain la suite.…

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(595)

Grosse déception, donc. Le courrier suivant, envoyé de Breteuil le lendemain, revient sur ce sujet. Et voici ce que j'aurais voulu voir ! écrit-il. La carte (581) représente la façade de la cathédrale, photographiée quelques mois ou années plus tôt sans sa muraille de sacs de sable. Comme vous le voyez il y a de la différence ! Enfin, c'est la guerre... ou cela l'était il n’y a pas bien longtemps. Et il reste encore bien des traces. Tous les pays où nous avons logé on y est passé en chemin de fer, hier, que de ruines ! Plusieurs autres cartes envoyées de Breteuil les jours suivants représentent la pauvre Amiens pilonnée par les bombardements : la façade du théâtre, la bibliothèque municipale, les nouvelles galeries, la maison Deherny en face du Palais de justice. Amiens est un des lieux les plus représentés dans l'album.

Et toujours ce travail énorme à fournir au service du Train. Le 27 février Catelain s’en va. C'est la même pagaille partout (581), affectant aussi bien les déplacements et l’hébergement des troupes que l'administration. Le bureau dans un joli gâchis, et les pauvres petits bleus submergés par la paperasse. Nous ne savons pas combien ils étaient avec Simon, partis de Paris à moisir d'abord à Vaire, Torcy puis à Orry-la-Ville, à arriver à Amiens vers minuit et à s'y trouver coincés. Nombreux probablement, et qui n'arrivèrent à Breteuil que... le samedi suivant ! Aujourd'hui sont rentrés les copains qui venaient par la route ! Tu parles d'une balade qu'ils ont fait mais ils ont vu du pays et ne s'en plaignent pas, mais par contre comme il fallait les attendre pour mettre la comptabilité à jour [il y a du] boulot (636).

On ne comprend pas tout. Le seul point évident, c'est, une fois de plus, une désorganisation impressionnante. Jeanjean noyé jusqu’au cou dans des casse-tête logistiques dont, noyé jusque-là dans tout autre chose, il n’avait ressenti que les effets exécutoires. Plus que jamais, heure après heure, il compte en ces derniers jours le temps de plus en plus ténu qui reste. Breteuil, le 6 mars : Et ce n'est plus que du huit demain matin le neuvième à Compiègne et le dixième à Panam. Cela fait plaisir et pourtant c'est bizarre on ne peut pas s'accoutumer à cette idée mais on s'accoutumera vite à la vie civile (634).

Drôle de phrase. On voit bien qu'il y a là quelque chose d'impensable, pour le soldat Jeanjean, plongé dans la guerre depuis si longtemps. Revenir à la vie d'avant ? Revenir habiter parmi les siens, retrouver la liberté d'aller et de venir, reprendre en main cette vie dite normale mais qui ne l'est plus à présent, depuis le temps qu'on a été plongé dans la tourmente ! Comment cela pourrait-il être comme avant. Pourtant il sait bien que c'est ce qu'il va faire. Et qu’il va pouvoir enfin se remettre à vivre.

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Pour citer ce document

Péchenart, J. (2022). Chapitre VIII – Simon chez les Boches. Dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.186

Péchenart, Jean. « Chapitre VIII – Simon chez les Boches ». Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Limoges : Université de Limoges, 2022. Web. https://doi.org/10.25965/ebooks.186

Péchenart Jean, « Chapitre VIII – Simon chez les Boches » dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives, Limoges, Université de Limoges, 2022, p. 120-134

Auteur

Jean Péchenart
Conservateur de bibliothèque, désormais à la retraite, titulaire d’une licence de Lettres classiques, d’une licence de Sciences de Éducation, et d’un DEA de Sciences de l’Information et de la Communication, Jean Péchenart a été successivement enseignant de lettres classiques en Moselle, Sarthe, Loiret et dans le Puy-de-Dôme ; puis comédien ; bibliothécaire-adjoint et formateur ; enfin conservateur au Service Commun de la Documentation de l’Université de Limoges (de 1993 à 2011), section Santé puis Lettres, et coordinateur pédagogique de la Licence professionnelle Métiers des Bibliothèques et de la Documentation. Plus récemment impliqué au Centre Régional du Livre en Limousin, enfin à l’Association des Amis de Robert Margerit. Auteur par ailleurs de quelques textes et articles, et de deux livres Tête-Bêche et Bon Voyage les Fechner, publiés aux éditions Solilang, collection Salves d’Espoir.
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