Chapitre V – De Nice... à Verdun (1914-1915)

https://doi.org/10.25965/ebooks.175

p. 68-84

Ici commence et se poursuit un long périple hospitalo-guerrier, et néanmoins touristique. Première blessure, première hospitalisation et convalo. Pour Jeanjean, c’est d’abord la mer et la montagne. L’album, classé par lieux – Nice, La Bourboule, Saint-Nazaire et leurs environs – nous réserve quelques surprises.

Sommaire

Texte

Nice, octobre 1914

Après Sedan il y a un blanc dans la correspondance, couleur hôpital. Nous voici à Nice, plus d’un mois après la blessure de Simon à Thiéblemont, plus de deux mois après la carte envoyée de Sedan. L’album n’est pas bavard, les textes sont brefs. Il y a une série de 17 cartes écrites en octobre et novembre 1914. La première précisément datée est du 23 octobre (14), représentant la Jetée-promenade entre les palmiers : Toujours peu de nouvelles à t'annoncer, je vais de mieux en mieux. Dans vos lettres vous ne me donnez guère de nouvelles des amis, du cercle etc. Y a-t-il des blessés ? Écris-moi souvent mon chérie. Je m'ennuie bien après toi. Embrasse bien notre fille qui est toujours plus gentille, me disent les tantes dans leur dernière lettre.

Simon dit aller de mieux en mieux. Il se réfère à un événement grave probablement récent. Des nouvelles sont requises, notamment du Cercle catholique Saint-Rémy de Ménilmontant.

La carte suivante, datée du 25 octobre (11), est la première de la série consacrée à Nice dans l’album, ce qui n’a rien de chronologique. Cette position en tête confirme la fonction ambiguë de cet album, fonction touristique certes mais aussi mémorielle. Il s’agit en effet d’une photo-carte – photographie prise à l'hôtel Negresco transformé en hôpital de campagne, où il était soigné.

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Note de bas de page 1 :

Comme il aura besoin de supports plantaires à régler périodiquement comme en témoigne la carte d’ajustage du Dr Scholl, déjà citée (2039).

Mes chères tantes, Ma petite femme, Ma fifille chérie, je reçois ce matin votre lettre et je vous remercie… C'est la seule photo-carte de cet ensemble dit «correspondance », où l'on ne trouve par ailleurs que des cartes éditées et achetées dans le commerce; le seul document nous donnant à voir ses compagnons d'infortune, et lui-même aussi d'ailleurs, reconnaissable au centre du groupe, avec sa canne, dont il aura besoin plus ou moins toute sa vie1. On y voit aussi des soignants, notamment les infirmières et le major ou médecin-chef, et autres personnes au fond se pressant pour être vues, sans que l'on sache bien s'ils font partie des malades ou du personnel.

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Note de bas de page 2 :

Cf supra.

Les cartes suivantes seront toutes choisies pour leur attrait touristique. Cela devait le passionner plus que sa femme. Blanche connaissait Nice où sa famille avait des attaches, comme le suggèrent deux cartes qu’elle reçut en 1910 (24,29)2, et comme nous le confirmera amplement la suite de l’histoire. L'album renvoie l'image d'une paix solaire, égayée par quelques cartes colorisées. Lieux d'auguste plaisance parcourus par de lents promeneurs avec cannes, chapeaux, ombrelles, sous un soleil généreux : la montée du château, la gare du P.L.M., la grotte des nouveaux jardins, le jardin public, la Baie des anges vue du château, la plate-forme et la cascade du château, la Promenade des anglais, sans oublier évidemment l'Hôtel Negresco, où il est d'abord hospitalisé, ni bien sûr la Jetée-promenade, lieu de sa convalescence à compter du 4 novembre, comme il l’annonce dans la carte n° 41 : M'écrire à dater de ce jour : Jeanjean – 147e R.I. Jetée Promenade à Nice, Alpes maritimes. - C'est un grand théâtre construit sur la mer. Je vous en ai envoyé la vue. Il y a en effet de nombreuses cartes de la Jetée-promenade, répétées à l’envi (14, 28, 32, 35, 36) – il faut dire qu’on la voyait de loin, accrochée à la Promenade des Anglais.

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Note de bas de page 3 :

http://www.nice.fr/Culture/Centre-du-patrimoine/Les-dossiers-du-patrimoine/Patrimoine-insolite/La-Jetee-Promenade

La Jetée-promenade n'était pas seulement un « grand théâtre », mais un lieu extraordinaire, hautement symbolique de la Belle époque niçoise, comme une mosquée de verre et de métal lévitant sur la mer. Construit en 1892, ou plutôt reconstruit après un incendie survenu dans un premier temps avant son inauguration – à l'initiative du marquis d'Espouy de Saint Paul qui rêvait de doter Nice d'une réplique du Crystal Palace de Londres –, ce « curieux bâtiment d'un style indéfinissable entre le mauresque et le Modern style, surchargé de motifs décoratifs, sommé de son étrange coupole et de ses deux tourelles, mais qui offrait un espace considérable, d'une rare luminosité, et la palette complète des distractions (sauf peut-être pendant la guerre) – théâtre, jeux, restaurant et café » 3 – fut l'objet de toutes sortes de critiques. (...)

(Sa modernité lui coûtera la vie. En février 1944, pour satisfaire aux exigences allemandes en matière de récupération des métaux et dégager les axes de tir des batteries installées sur la Promenade, le gouvernement de Vichy ordonnera sa destruction, menée ensuite en quelques semaines. Finie la Jetée-promenade, fondue pour faire des obus et des canons. Simon Jeanjean, qui n'y passa que quelques jours, en eut évidemment une vision fort différente de celle que pouvait en avoir la faune cosmopolite et fortunée qui hantait encore ces lieux quelques mois auparavant, puis ensuite au cours des années folles...)

Pour lui aussi, bien plus encore, ce fut de courte durée.

Nice le 6 novembre – Mes chères tantes, Je quitte ce soir Nice. Pourrai-je vous voir ? Je n'en sais encore rien. En tout cas écrire à dater de ce jour à Jeanjean – 147e R.I. Dépôt de St Nazaire. Je vous embrasse de tout cœur – Simon

Saint-Nazaire (1), novembre-décembre 1914

Note de bas de page 4 :

...Toujours en bonne santé, je viens de sortir de l'hôpital et suis en convalescence...

Note de bas de page 5 :

...Comme je vais m'ennuyer après vous. Je ne sais si j'aurai ma convalescence. Et peu après, le 15 novembre : Quant à la convalescence, je ne sais encore si j'en aurai car il paraît qu'ici on n'en donnerait pas...’ (132). De mars à mai 1915, comme on le verra plus loin, Simon Jeanjean bénéficiera d’une convalescence de deux mois à domicile.

Jeanjean poursuit son tour de France. Après l'hôpital, l'attente de la guérison. Remise en état de marche pour retourner au casse-pipes. N’employons pas ici le mot « convalescence ». Il semble évident, au point de se trouver abrégé souvent en « convalo ». Mais le terme est ambigu : désigne-t-il la période de récupération nécessaire en sortie d’hôpital, comme semble l’indiquer une phrase de la carte de Nice du 4 novembre déjà citée (15)4, ou retour à la maison, comme semblerait le supposer une autre, envoyée de Nazaire le 13 novembre (154)5 et comme il s’avérera ensuite avec certitude : il existe bien un statut qualifié de « convalescence » (à domicile), plus confortable que l’attente dans un dépôt d’éclopés. Ce qui est clair, de toutes façons, c’est cet enchaînement de la Côte d’Azur à la Loire-Atlantique. Reprenons le mini-carnet : départ [de Nice] : 6 novembre 1914. – Paris (passage) : 8 novembre. – St-Nazaire : 12 novembre... où nous apprenons au moins qu’il eut le plaisir de passer par Paris pour une brève permission entre le 8 et le 12 novembre.

(Il y reviendra, à Saint-Nazaire, une seconde fois, pour une nouvelle convalescence ou quel que soit le terme approprié. Il m’a été difficile de distinguer ces deux périodes rassemblées dans l’album dans les mêmes pages consacrées à Saint-Nazaire.)

Durant cette période, le mot « ennui », « s'ennuyer » revient sans cesse. Non pas seulement s'ennuyer mais « je m'ennuie de vous » (ou « après vous », comme il dit). Ennui qu'il tente de tromper en écrivant des cartes. Souvent écrites à la plume, ensuite ce sera le plus souvent au crayon. Pas moins de trois à sa femme et deux aux tantes, dont une double, soit un total de six cartes postales pour la seule journée du dimanche 15 novembre (134, 135, 149-150, 125, 132). La cellule familiale se consolide malgré l'éloignement, mais les tantes restent la référence permanente. De nombreuses cartes leur sont adressées en propre à toutes les trois, ou en commun avec sa femme. Les tantes habitant rue de Ménilmontant, Blanche rue des Envierges, à deux pas les unes de l'autre (Denise est souvent confiée à la garde des tantes), c'est à l'adresse des tantes que sont envoyées les cartes conjointes. Mais il arrive fréquemment, le même jour, qu'il réserve à sa femme quelques mots sur une carte particulière envoyée à elle seule, sa chère petite chérie mignonne (125).

Aubaine pour l'album, la ville et ses environs sont particulièrement pittoresques : phares, plages, rivages rocheux, port de plaisance et d'industrie, navires, il y a de quoi visiter. Il ne s'en prive pas. Les sujets des cartes, pour cette période, reflètent donc bien ses occupations. Il est bien nourri, mais couche sur la paille (149-150). Il va à la messe, et fréquente régulièrement le cercle catholique de Saint-Nazaire. Salle de lecture, tabac à discrétion, salle de jeux, on est très bien (134), comme à Paris au Cercle de Ménilmontant. Son adresse postale reste celle de son régiment : 147e R. I., 28e Cie de dépôt à Saint-Nazaire. Il cohabite avec une bande de bleus de 19 ans très gais, très courageux, qui tous sont contents de partir bientôt (133). Il espère une convalescence ou tout du moins une « perm » qui se fait attendre. Celle-ci finit par arriver, le 1er décembre.

Nous ne savons rien de cette permission qui, comme les suivantes, se traduit par une interruption dans la correspondance. Le retour à Saint-Nazaire, en revanche, donne lieu à une petite aventure qu'il raconte, bien dans son style, dans une carte du 2 décembre – la permission n'a donc duré qu'une journée (126) :

Redon, 2.12.14 – Chères tantes, chère Blanchette, – Après le poireau d'hier soir, il m'arrive une autre aventure. La dernière fois, le train a été direct pour Saint-Nazaire, cette fois je roupillais ferme sachant qu'on ne peut aller plus loin car Saint-Nazaire est une gare en cul-de-sac. Mais voilà qu'il fallait changer à Savenay et je me suis réveillé en plein Finistère à Redon. Le contrôleur heureusement a été très chic, et m'a fait un mot. Et je vais reprendre le train pour arriver à Saint-Nazaire à 2 heures. La Croix-Rouge de Redon nous a donné du café noir et des tartines de beurre, et nous attendons (nous sommes à deux).

Saint-Nazaire, 2.12.14, soir. À midi à Redon, la Croix-Rouge nous a donné de la soupe, des œufs cuis dur [sic] à la sauce, du rôti de porc avec des carottes, et des poires cuites avec à boire du cidre à l'œil ce n'est pas cher. Arrivé à Saint-Nazaire sans encombre grâce au mot, pas d'histoire,

[la suite au verso, sur la photo :]

J'ai retrouvé mes colis intacts. Tout va donc bien, et je termine en vous embrassant toutes cinq bien fort de tout cœur. – Simon.

Note de bas de page 6 :

Il s’agit de la carte postale n°81de la collection Poulain éditée à St-Nazaire. Les précisions techniques sont dans la légende : Phare de la Banche à Saint-Nazaire – Hauteur du foyer : 27m30. - Visibilité par temps moyen : 18 milles. - Puissance lumineuse : 220 becs Carcel.

Au recto, la photo représente le phare de la Banche à Saint-Nazaire (puissance lumineuse : 220 becs Carcel : plus fort que les Becs Visseaux !)6. Jeanjean le touriste n'oublie pas son album. Dommage qu'il n'ait pas pu acheter de cartes de Redon, ce qui lui aurait permis d'ajouter une page sur la Bretagne. Même réveillé en sursaut, il savait où il était, en plein Finistère. Au fait, cela ne lui ressemble guère d'oublier un changement de train. À moins d'une grosse fatigue, après une permission trop courte suivie d'un contre-temps (le poireau d'hier soir, comme il dit, retard de train ou contre-temps administratif ?).

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(126)

Note de bas de page 7 :

Selon le mini-carnet, le départ aurait eu lieu le 11, et aurait donc été précipité. Ne jamais se fier aux annonces.

Une bonne partie du message est consacrée à l'alimentation, toujours vitale et qui tiendra une bonne place dans les courriers : détail des menus, toujours révélateurs, ou réclamations – et accusés de réception – sur les provisions reçues ou à recevoir par la poste, et qu'il pouvait partager avec ses camarades. Provisions souvent, documents administratifs parfois, et surtout tabac, toujours, dont il use comme il respire. Ainsi, au fil des jours, se donnent à lire la vie et les préoccupations du poilu oisif. Il sait bien, d'ailleurs, qu'un poilu oisif vaut mieux qu'un poilu mort. Il sollicite des courriers, s'impatiente parfois, demande des nouvelles de sa fille chérie. Si seulement on pouvait en finir avec cette attente molle. Mais en ce début décembre, l'urgence change de couleur. La seule nouveauté à laquelle on puisse s’attendre, c'est qu'arrive l'ordre d'y retourner. Il en a tâté maintenant, des joies du front, soupé déjà probablement. Plus aucune envie d'en découdre. La nouvelle affectation se précise le 8 décembre (129) : Cela y est, ce matin j'ai été désigné pour un renfort, mais je quitte le 147 pour le 151. Pour quand je n'en sais rien. Le mercredi 9 la date est connue, ce sera « lundi », c'est-à-dire le 14 décembre (148)7. Les cartes se succèdent sans cesse. Le 10 à la veille du départ, il y a ces mots écrits aux tantes et à Blanche, où l'émotion perce, et la peur, cette fois, de n'en pas revenir. La première carte, incomplète (le début manque), est destinée aux tantes (131) ; la seconde, « particulière », à Blanche (138) :

..... messe communier. Ma dernière nuit, je l'ai passée dans la chambre de cet ami, dont je vous ai parlé. C'est ce qui m'a permis d'aller à la messe. Ayez bon courage, et ne vous effrayez pas Je pense toujours à ma petite, et je serai prudent. Je vous écrirai aussitôt que je saurai le numéro de ma compagnie. Écrivez-moi souvent, cela fait si plaisir de recevoir des nouvelles, et depuis ma permission, je n'ai reçu qu'une lettre de Blanche. Embrassez bien ma petite chérie pour moi. Je vous embrasse bien fort toutes cinq. A bientôt, espérons-le. Bon courage. Je vous embrasse encore. Simon.

St Nazaire, le 10/12/14 particulière – Ma petite chérie, ma chère femme, – Je pars comme tu le verras par la carte que j'écris aux tantes. J'espère mon petit chérie [sic] que tu auras du courage. Pense à notre fille. Prie pour moi. Écris-moi souvent. Arrangez vous pour m'écrire à tour de rôle avec les tantes. Aime-les bien, les pauvres vieilles, et pense à ce que je t'ai dit lors de ma permission. Et elles aiment tant notre fille, allons mon petit chérie sois bien courageuse. Embrasse bien notre petite chérie pour moi. Et toi, je t'embrasse mille fois ma petite chérie. A bientôt, je l'espère, nous serons tous réunis. Je t'embrasse encore. – Simon

Note de bas de page 8 :

Recommandation constante dans la Bible et les évangiles, par la bouche de l’ange ou du Christ. Sous cette forme redoublée et rythmée – Ayez bon courage et ne vous effrayez pas – c’est presque une citation.

Ayez bon courage et ne vous effrayez pas8.… J’espère que tu auras du courage… Manifestement l’heure est grave. Pas sûr d’en sortir vivant, cette fois.

Denise...

Pense à notre fille, écrit Simon à Blanche dans cette dernière missive. Comme si elle n'y pensait pas. La petite Denise n'a pas deux ans. Prie pour moi, demande-t-il aussi, et écris-moi souvent, c'est son leitmotiv. Ce qui est sûr c'est qu'il prie, lui, pour elles. Sa fille adorée lui manque, elle n’a pas deux ans et il s'inquiète pour elle. Petite reine adorée d'un royaume bousculé – mais n’en sachant encore rien, n'ayant guère connu autre chose – elle grandit entre sa mère et ses trois grand-tantes. C'est ça la vie pour elle, tumulte en ce monde de peine, et prier le bon dieu qui nous aime et qui nous sauvera. Plus tard – en 1917 – elle écrira d’une main incertaine la lettre retrouvée dans le portefeuille du poilu (2608). On la verra sur une photo-carte, fièrement présentée par ses parents, papa en uniforme et maman en grande robe, elle haute comme trois pommes, debout sur un fauteuil devant l'objectif du photographe (1001).

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Note de bas de page 9 :

Tous les enfants jouent à disparaître / apparaître, à se cacher les yeux, à faire disparaître des objets et à les faire revenir. En 1920, Sigmund Freud analysera le jeu dit du 'Fort-da', dit encore jeu de la bobine, dans Au-delà du principe de plaisir.

Pour l'instant elle commence à peine à parler. En janvier 1915, dans ces jours où nous arrivons, il se réjouit d'apprendre qu'elle commence à parler : Je vois qu'elle cause maintenant, écrit-il à Blanche, puisque tu me dis qu'elle appelle Lucien « papa soldat » (64). Cela doit lui faire drôle, même s'il ne le dit pas, que les premiers mots de sa fille soient pour désigner quelqu'un d'autre qu'elle prend pour lui. D'une fois sur l'autre elle ne le reconnaît pas, ou elle a peur de lui. Entre deux visites de son père il se passe des jours et des jours qui doivent sembler des siècles à son échelle. Lui-même ne la reconnaît pas d'une fois sur l'autre, ça change vite à cet âge-là. Est-ce que notre fille comprend mieux maintenant ? (98). Si oui prépare-la à me revoir, qu'elle ne s'effraie pas comme la première fois. Elle apprend à parler, assez vite semble-t-il. Quelques mois plus tard, une carte de Verdun raconte qu'il a entendu la voix de la petite fille, venue peupler ses rêves lors d'un temps de repos non loin des tranchées : Rembrasse bien ma fille chérie pour moi. J'ai dormi un peu cet après-midi, et j'ai rêvé presque tout le temps d'elle et de vous. Je la voyais faire « elle est soti en a pu » (237). On peut l’imaginer lors d'une permission précédente, tenant sur ses genoux la petite Denise, et jouant avec elle à faire disparaître une poupée, un hochet ou que sais-je, en disant à chaque fois « Elle est sortie, y en a plus », pour la faire réapparaître, bien sûr juste après. Et elle de réclamer Encore elle-est-soti-en-a-pu !9 Et lui, le père, de recommencer, encore et encore.

Note de bas de page 10 :

Interview, chap. 4.

Note de bas de page 11 :

Amusant, ce « nous » désignant la famille, à une époque où elle-même, Geneviève, n’était pas encore née.

Lorsque Blanche travaillait, que la société Laurent-Roux faisait appel à elle, c'étaient les tantes qui s'occupaient de Denise, comme elles le feront encore, sans doute, pour les autres filles quand il le faudra. Un jour, il y en avait une qui l'avait promenée, elle l'avait perdue dans le square. Elle avait à peu près trois [ou quatre] ans... Elles ont dû avoir bien peur, les tantes, c’est resté gravé dans les annales : au début du millénaire suivant il y avait encore deux vieilles dames pour me le raconter, Geneviève et Monique10. L'histoire se poursuit à la gloire de la sœur aînée. Elle s'est retrouvée au commissariat. Elle leur a dit : « Moi, je veux écrire à mon papa ! ». Écrire à son papa, le mot est resté. La suite de l'histoire, plus approximative, est expédiée en quelques mots par Geneviève (qui y reviendra ensuite pour envisager un scénario légèrement différent, mais tenons-nous en à celui-ci) : elle a quand même su dire où elle habitait, et on nous a appelés (sic11).

Denise a du caractère. Elle sera « diable », donnera du fil à retordre à ses maîtres ou maîtresses à l'école (68) ; son père insistera pour qu'on ne cède pas à tous ses caprices, sinon on ne pourra rien en faire (62). En 1916 encore il l'appelle mon petit diable de fille (250). En dix-sept elle aura quatre ans ; son père l'imaginera allant à l'école avec son carton, ce qu'elle doit être gentille. Fini le petit diable, au contraire il ne faudrait pas qu'elle soit trop bonasse comme il dira alors, car les autres profiteront d'elle (372) ; mais cette tendance se confirmera, le préoccupant au point de proposer de rencontrer la maîtresse lors de sa prochaine permission (412). En dix-huit, la carte de Simon annonçant les cadeaux de noël (510) offerts par le petit Jésus, sera adressée conjointement à Ma chère petite Denise et à Ma petite Madelon (née en juillet 1917). Et au début de 1919, ce sera au tour de Denise, 6 ans, de compter les jours en attendant son père, et au tour de Madeleine de jouer des tours de petit diable (635). Toutes ces années où il ne les aura vues qu’au cours de brefs retours au foyer, et aura suivi l’éducation de ses filles à distance, par courriers interposés.

(Anticipons encore : Denise ensuite aurait aussi pu être une bonne mère, après avoir été une grande sœur attentive – ce qu'elle fut assurément si l'on en juge par les nombreuses photos de vacances où on la verra, après la guerre, en charge de ses cadettes. Elle était une bonne sœur, il faut croire que là était sa vocation...)

Mais revenons à Saint-Nazaire – ou plutôt au départ de Saint-Nazaire – en cette toute fin de l'année 1914.

Triste noël pour le soldat Jeanjean

Retour au front ? Pas pour longtemps. De Saint-Nazaire à Reims, puis de Reims à l'hôpital (bis), c'est reparti pour un tour. Évacué pour maladie, pas pour blessure cette fois. Rhumatisme généralisé et albumine, voilà ce que nous indique un certificat de visite inséré dans le livret militaire, fait à La Bourboule le 28 décembre 1914.

Note de bas de page 12 :

St-Nazaire ne vient qu’ensuite, ce qui va s’expliquer bientôt.

Note de bas de page 13 :

L’ange au sourire est connu sous ce nom. Je le connais bien ; ma mère en avait fait son image de chevet.

Nous l'avons laissé au début de cette période que nous appelons les fêtes et qu'il aura passée dans les affres. Parti de Saint-Nazaire le 11 décembre pour retourner au front, c'est tout ce qu'on sait pour l'instant. Ensuite si l'on s'en remet à l'album pour le suivre c'est peine perdue. La section suivante de l’album, consacrée à Reims12, ne compte qu’une page et seulement deux cartes représentant, l’une, l’intérieur de l’église Saint Jacques démolie par les Allemands en 1918 (45), l’autre, le célèbre Sourire13 de la cathédrale (47), mais dont le contenu épistolaire n'a rien à voir avec cette période. Ces cartes pourraient aussi bien être vierges et l’on peut se demander ce qu'elles font là, si ce n'est signifier ce qui confirme notre interprétation du classement ce bref passage par Reims, mentionné d’ailleurs dans le mini-carnet : – départ [de] St Nazaire 11 décembre – Reims 14 décembre - au 347e ( ?sic) – Malade évac. 25 décembre – La Bourboule 28 décembre. Triste noël pour le soldat Jeanjean. Deux petites semaines seulement entre l’arrivée à Reims et l’évacuation. Deux semaines dont nous ne savons rien. Il ne sera pas resté longtemps au front, et le nouveau transfert n’a pas traîné. Tu penses si j'avais le cœur gros en passant la station de Ménilmontant de ne pouvoir vous avoir prévenues ! Et me voilà en Auvergne, d'où je pense bien à vous (carte n°67 du 29 décembre). Et quelques jours plus tard, le 5 janvier, toujours de La Bourboule : Je viens de recevoir une lettre de Lucie du 18 décembre de Reims, elle [la lettre, pas la tante Lucie] est allée à St-Nazaire pour revenir ici.

On voit que le courrier, d’ordinaire très diligent, a du mal à suivre. Nous aussi. J’ai mis bien du temps à saisir ce qui s'est imposé à l'analyse détaillée des cartes, puis confirmé à la lecture du mini-carnet dont voici la suite : – La Bourboule 28 décembre – Ct-Ferrand 22 mars 1915 – Paris 25 mars 1915 – 2 mois conval. - St Nazaire 26 mai – départ 8 juillet... En effet, après le bref épisode rémois et une nouvelle hospitalisation à La Bourboule, Simon Jeanjean s'en reviendra au dépôt de Saint-Nazaire en mai pour un deuxième « stage » de plus d'un mois. Toutes les cartes de Saint-Nazaire sont regroupées à cette place de l'album, empruntées à deux périodes différentes, entre lesquelles il y eut Reims et La Bourboule.

La Bourboule, janvier à mars 1915

Note de bas de page 14 :

Et non pas le « 347e » comme le prétend le mini-carnet. Le 347e n’existe pas (d'après l'inventaire du Ministère des armées, on peut arriver au maximum jusqu'au 288e RI) Cette coquille, d'une écriture soignée, est étonnante.

Note de bas de page 15 :

Date à peu près certaine, lue sur le tampon.

On se contentera donc de savoir qu'il a quitté Saint-Nazaire le 11 décembre pour rejoindre son régiment, le 147e R.I.14 sur le front à Reims. Cette période de la mi-décembre fut sans incidents d'après le JMO du 147. Mais pour Simon Jeanjean décidément rien ne va plus. Sa santé ne sera plus jamais très bonne, ni à la guerre ni ensuite. Le voici donc hospitalisé à la Bourboule (Puy-de-Dôme, le tour de France continue). Il ne commence à pouvoir se lever que le 8 janvier15 (58). D'abord très affaibli, du fait d'un taux d'albumine anormalement élevé, il n'en est pas moins soulagé d'avoir échappé au pire : Pour l'albumine il ne faut pas s'inquiéter, il faut même s'en féliciter. Sans cela je serais encore à Reims, c'est à cause de l'albumine que j'ai été évacué, pourtant cela ne me fait pas souffrir, seuls les rhumatismes me font mal. Et je suis bien soigné (72, 15 janvier).

Note de bas de page 16 :

Médecin militaire

Note de bas de page 17 :

Supprimer le salycilate, c’était sûrement une bonne idée, à en croire une constatation ultérieure (le 25 janvier) : ‘comme je l'ai toujours supposé, l'albumine était causée par le salicylate, car depuis que je n'en prends plus je n'en ai plus...’ (55).

Bien soigné, mais soumis à un régime compliqué. Les premiers jours, le major16 ne me donnait rien, sauf de la limonade et régime maigre. Puis comme il était en remplacement, le titulaire de mon service est revenu, et m'a mis au lait permettant d'y mettre du café ou du chocolat, puis du salicylate (qui en partie était absorbé par mon vase de nuit !) ; depuis 3 jours il m'a remis au régime maigre : soupe au lait ou au légume, purée de pomme de terre et pâte à midi, le soir et le lendemain on recommence... (64) Le sujet principal est l’alimentation ...Heureusement que pendant tout ce temps-là j'avais du chocolat que tu m'avais apporté, et ensuite que j'ai fait acheter. Puis j'ai passé ces jours-ci aux boîtes de conserves de Madame Lefèvre, et je tape dedans !... Cela dit, c’est à la guerre comme à la guerre, la vie est dure, mais l’humour est de mise, d’autant plus nécessaire ...Il m'a supprimé ce matin le salicylate17. Je n'engraisse pas beaucoup à ce régime, mais cela fera moins de surface pour les balles quand je..... [la suite sur la carte suivante (76)] ...retournerai là-bas. Sans cela on est pas mal, quoique cela ne vaille pas Negresco !

Au point où nous en sommes, citons jusqu’au bout ce courrier (76), bien représentatif du bagout et du talent épistolaire de notre poilu :

...Je bouquine pas mal, cela fait passer le temps. Quant au porte-monnaie la toile commence à se toucher, mais ne m'envoie rien. J'ai écrit à mon père pour le Nouvel an. J'attends sa réponse pour le taper, c'est bien son tour. Toi-même, as-tu assez pour vous deux ? et le probloque, qu'est-ce qu'il raconte ? Il n'a rien demandé ? En tout cas envoie le promener, il n'a pas le droit de te réclamer quelque chose. As-tu été voir à la boîte si il y avait quelque chose par là, cela mettrait du beurre dans les épinards. Tu ne me dis pas si tu reçois mes lettres. Je t'envoie une carte ou deux tous les deux jours et même depuis dimanche je t'ai écrit tous les jours. Sans autre. Je t'embrasse de tout cœur. Embrasse bien la môme pour moi, à bientôt – Simon.

Le père de famille reprend le dessus, multipliant les avis et conseils : dissensions avec son père, travail de Blanche, paiement du loyer et rapports avec le propriétaire sont les sujets permanents. Il a d'ailleurs le temps de lire, et se réjouira qu'à l'hôpital le courrier ne soit pas censuré (58).

Note de bas de page 18 :

Cette abondante section auvergnate de l’album commence logiquement par La ville de La Bourboule et ses environs. Dans la base de données, nous l’avons scindée en trois parties successives intitulées : La Bourboule et Le Mont-Dore, puis Auvergne et Puy-de-Dôme, enfin Clermont-Ferrand.

Les cartes postales ne manquent pas de montrer les beautés et agréments du pays où il se trouve. Hospitalisé, d’abord privé de sorties, il semble en avoir peu profité. Une carte (49) fait exception, à une date incertaine : sorti pour la première fois à la Roche des Fées, aux cascades de Vernière et du Plat à Barbe (voir les cartes), en compagnie de M. Adam, un syndiqué qui est à un autre hôpital... Je suis rentré “ vanné ” mais j'ai bien dormi. C’est pour nous la première et dernière fois. Il est vrai aussi que le temps était à la neige et au grand froid. Cela dit, nombreuses sont les images évoquant de telles joies. Ainsi de l’une des cartes précédemment citées (64), souvenir et témoignage de promenade tout ce qu’il y a de plus paisible, non loin de La Bourboule, à la Source Clémence. Un groupe de promeneurs prend la pose, hommes, femmes, jeunes gens vêtus avec un certain soin, avec robes longues, costumes trois pièces et canotiers, cannes, entourant trois petites filles à chapeaux montées sur des ânes. Lui, au verso, parle de la soupe au lait et du salicylate que le major lui a supprimé. Bien plus tard, au retour, l’image qu’il donnera dans son album sera celle d’une « Auvergne pittoresque » - une Auvergne de cartes postales, c’est le cas de le dire18.

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(La Source Clémence est aujourd’hui le nom d’une rue de La Bourboule et d’une SCI ; la source elle-même semble introuvable.)

Note de bas de page 19 :

Voir Marie-Ève Férérol, Naissance et développement de La Bourboule, ville thermale neuve française exemplaire, Espaces et sociétés, 2012/3, n° 151, p. 49 à 67.

Note de bas de page 20 :

Dans Le Bouclier arverne, de Goscinny et Uderzo, La Bourboule d’Astérix est un anachronisme sans vergogne.

La station thermale de La Bourboule19, jouissant d’un grand succès au moment de la guerre, était richement dotée en infrastructures hospitalières. Ce n’était pas encore le cas, loin s’en faut, au siècle précédent, quand Balzac envoya son héros, Raphaël de Valentin, tenter de soigner ses poumons au grand air à la fin de La Peau de chagrin. Il choisit le Mont-Dore – qu’il orthographie Mont d’or – pays d’origine de Raphaël et lieu de cure thermale connu depuis l’antiquité, et non pas La Bourboule qui n’était encore qu’un obscur hameau non loin de là20. La station thermale est arrivée un peu plus tard. Les premières cartes de cette partie de l’album présentent des vues de la nouvelle ville sous toutes ses coutures – vue d’ensemble avec ou sans neige, la station thermale, le casino, le funiculaire, l’église et la vallée de la Dordogne (ou Dore) – avant de rayonner dans les environs touristiques, de site en site – source Clémence, Pont du Charlet, Vallée de Saint-Sauves, la Roche Vendeix, les cascades, celle du Plat-à-barbe et autres, la Banne d’Ordanche, etc.

La Banne d’Ordanche donne lieu à une carte qui se veut humoristique (69), représentant une cabane de berger particulièrement rustique pour ne pas dire spartiate. Tout juste suffisante à abriter son unique occupant, lui-même emmitouflé de rugueuses étoffes. L'humour est dans la légende, d'un goût contestable eu égard à une misère probablement réelle : Environs de La Bourboule - Hôtel Moderne (avec chauffage central) sur le sommet de la Banne d'Ordanche.

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(Au verso, l'objet unique de l'envoi est une plainte cinglante adressée à Blanche qui n'écrit pas assez. Ma chère femme – Je croyais qu'en écrivant, cela vous faisait plaisir de recevoir de mes nouvelles. Il faut croire que je me trompe puisque vous ne daignez même pas me répondre (…) Comme les tantes ne m'écrivent du reste pas davantage, je serai forcé, pour avoir des nouvelles de ma fille, d'écrire à la concierge pour en avoir. Peut-être qu'elle me répondra, elle. Je vais un peu mieux en ce moment. Embrasse bien ma fille pour moi. Je t’embrasse. Enfin le choix de l'image devrait pouvoir tempérer d'un sourire bourru la sécheresse du ton général, tout en relativisant l'inconfort de sa situation. Sacré Simon !).

La section suivante de l’album nous emmène vers la suite de son itinéraire, un peu au nord jusqu’à Clermont. Elle commence par la neige et les sports d’hiver (97 à 103). Les gens, à l'exception des champions en compétition (course de luges, saut à skis, bobsleigh), pratiquent dans une tenue à peine différente de celle de tous les jours à la ville. Autre modalité des vacances et de la vie au grand air dont on découvrait progressivement les bienfaits, et souvenir d’une époque auvergnate où les hivers étaient encore abondamment neigeux.

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(102)

Jeanjean à ce moment n’en finit pas de se demander à quelle sauce il va être mangé. Il prend des dispositions au cas où enfin la chance lui sourirait, où il serait mis en convalescence pour quelques semaines ou plus encore. Mais les permissions de ce type ne sont accordées qu’au compte-gouttes. Il envisage même de pouvoir reprendre un peu le travail chez Tourniéroux. Nous savons finalement, grâce au mini-carnet, qu’il quitta La Bourboule pour Clermont-Ferrand le 22 mars, puis passa deux mois de convalescence à Paris, étant déclaré guéri, ainsi que le confirme un certificat encarté dans le livret militaire : Sorti le 22 mars 1915. Guérison douleurs rhumatismales. L'albumine n'apparaît qu'après fatigue.

Soit deux mois de permission à Paris, du 25 mars au 25 mai !

Ensuite de quoi s’en retourna à Saint-Nazaire (bis). Et c’est reparti pour un tour. L’histoire bégaye.

Saint-Nazaire (2), fin mai à début juillet 1915

De retour à St Nazaire, Simon Jeanjean s'y trouve mieux que lors de son premier séjour. Il est hébergé un temps à L’Immaculée, village proche, aujourd’hui banlieue de Saint-Nazaire. J’ai déjà évoqué Saint-Nazaire et ses environs, passons assez vite sur ce « remake ». Les distractions ne manquent pas, les occasions de promenade sont nombreuses et les compagnons sont plus agréables. Ainsi, à la toute fin du mois de mai (156) : Hier j'ai fait une balade épatante. Je ne sais si je vous ai dit que Eveno était ici. Il m'a cherché (prévenu par son père) et nous sommes sortis samedi soir et hier ensemble. Il m'a demandé des nouvelles de tout le monde (...). Hier donc après la soupe avec Eveno et un autre camarade nous avons pris le bateau qui va de Saint-Nazaire à Mindin et de là à travers des bois de pin puis en longeant la côte, où la plage est magnifique, toute de sable, nous avons gagné Saint Brévin. Nous avons bu à la Jouvence, ramassé des coquillages que j'envoie aujourd'hui à notre fille, cela lui fera des "zouzoux"... La fontaine de la Jouvence est représentée sur une jolie carte expédiée la veille (164), où l'on voit deux petites filles habillées pareillement, assises devant la fontaine avec coiffe blanche et un bâton à la main. Deux sœurs évidemment. Deux jumelles peut-être (ce tandem me fait penser à un autre qui interviendra plus tard dans l’histoire des Jeanjean... mais restons-en à la réalité présente)...

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Du reste ce chapitre est placé sous le signe de l'attente. Balades en bord de mer, cueillettes, pique-nique, le temps est comme suspendu, ça n'en finit pas, comme cette guerre dont on commence à comprendre qu’elle va durer encore. Il lui faut de la patience, pour ce nouveau purgatoire à Saint-Nazaire. Il le quittera enfin le 8 juillet 1915 pour Verdun. Dernier retour au front dont nous ayons une trace précise. Avant de partir on le fait passer de la 31e à la 32e compagnie du 147e R.I. Le mardi 6 juillet c'est l'habillage, le ton est encore guilleret :

Ce matin on a commencé à nous habiller. Car on part avec effets bleus (fini le pantalon garance, pour une nouveauté c’est une nouveauté !), culotte avec filet jaune et molletières grises. Vareuse avec deux poches sur le côté et capote avec poche sur la poitrine, col rabattu. Ajoute à cela des godillots neufs, tu penses si on est chic (képi bleu aussi). Je regrette de ne pas avoir d'argent. Je me serais fait photographier (177).

Au front, juillet à décembre

En route pour Verdun. Quatre jours de train. Cela fait long, mais le rythme soudain s'accélère : 13 cartes successives envoyées en quatre jours, écrites à la plume, du jeudi 8 au dimanche 11 juillet 1915. Nous le suivons à Savenay, Angers – Je t'embrasse ainsi que notre poupée, j'ai rêvé de vous toutes cette nuit (212) ; Bonne fête à ma petite Blanche. Son mari en balade ? (217) ; Ce matin on a visité Angers... On a bu ensemble du vin d'Anjou, je ne vous dis que cela. Bref on ne s'en fait pas. On s'habitue à tout... (218), rappelant son affectation comme un leitmotiv « S. Jeanjean 147e Rég. d'Inf. » pour qu'elles n'oublient pas de lui écrire quand il sera arrivé – puis Tours, Saint-Jean-de-Losne sur la Saône – on s'y perd parfois un peu car les lieux représentés sur les cartes ne sont pas ceux de l'envoi – jusqu’à Dugny dans la Meuse, dernière étape.

Dernier répit, pourrait-on croire. Pourtant dans les jours suivants les cartes – écrites au crayon, certes, et non plus à la plume – seront à peine moins nombreuses, et souvent plus longues. Celles écrites directement du front, à deux pas des tranchées, sont doubles – deux cartes sous une même enveloppe. Comme si leur abondance était proportionnelle non pas au temps libre pour les écrire, mais à la pression et à l'angoisse. Ce qui n’empêche pas l’épistolier cartophile de veiller à la tenue de sa collection, nous précisant par la même occasion son itinéraire : Dimanche [11 juillet] – Ma chère Blanchette – Je n'ai pu vous envoyer de cartes depuis Saint Jean de Losne. À Dijon ensuite Neufchâteau, de là à Bar-le-Duc et enfin à Dugny dans la Meuse, où nous cantonnons avant de rejoindre le régiment. Je vous en ai envoyé de Savenay, Nantes, Angers, Tours, et Saint Jean. Vous me direz si vous les avez reçues. Je vais toujours bien. On mange et on boit bien, c'est même curieux le peu de bile qu'on se fait. (214). Trois semaines plus tard, de Verdun, il se souciera encore de savoir si cette série de cartes écrites de Savenay à Saint-Jean-de-Losne ont bien été reçues et conservées (228).

Arrivé le 11 juillet "à bon port" ( ? !), il est optimiste, se disant cette fois à peu près remis (il serait temps), d'abord logé en caserne et pas trop mal (213, 216). Mais cela ne durera pas : quelques jours plus tard on est dans un village, logé dans une grange, sans paille, on couche sur le parquet ; et il se plaint, le 16 juillet, que le courrier n'arrive pas (230). Heureusement il y a des distractions : ...un concert, sur la place du pays, avec la musique du 51 et plusieurs chanteurs, même des acrobates ! C'était très bien, accompagné par le canon boche qui bombardait nos aéroplanes (sans les atteindre) (même carte). Il donne ses changements d'affectation : d'abord soldat au 147e régiment d'infanterie en subsistance au 91e régiment d'infanterie, 34e compagnie sous dépôt, secteur postal 110 (même carte), le 17 juillet il est versé au 51e, cinquième compagnie, première section, secteur postal 118 (239), ce qui l'ennuie car il ne rejoindra pas les copains qui sont au 147. La phrase est sobre mais le regret poignant. On sait l’importance de la camaraderie. Les marraines ont évoqué les liens fidèles maintenus jusque longtemps après la guerre, elles m’ont parlé d’un certain Crinon qui le guidait dans les tranchées lorsqu’il faisait trop sombre et qu’il n’y voyait pas. Certains signataires de cartes que nous ne connaissons pas pourraient bien être de ces amis-là. Les changements constants dont il fait état reflètent d'ailleurs vraisemblablement une désorganisation, « un vrai salmigondis » comme il le dira un peu plus tard (228). D'ailleurs le logement est agréable : ayant quitté le pays pour les gourbis dans les bois. On y est presque mieux qu'au cantonnement : on a de la paille ! (même carte). Le futur fervent de scoutisme, de vie en plein air et de camping, préfère évidemment coucher sur la paille que sur un parquet, quel que soit le toit qui le couvre, et tant mieux si c’est le ciel étoilé.

Les journées du 17 au 20 juillet nous valent les descriptions les plus directes des tranchées :

Hier soir nous sommes montés aux tranchées, par une pluie battante. Avant d'y arriver on a eu plus de trois heures le sac sur le dos, C'est te dire si j'étais vanné, et pour comble de bonheur on tombe dans une tranchée pleine d'eau. J'ai passé la nuit avec de l'eau jusqu'aux chevilles… (231).

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(Au verso, une vue très paisible de Verdun : La Meuse et la Porte Chaussée. Les cartes postales de guerre ne sont pas encore éditées.)

Après la pluie le beau temps ; un jour on patauge, le lendemain on transpire. Pourtant le ton est léger, voire guilleret :

Nous sommes toujours dans la même tranchée, où l'on jouit d'un confortable ! Je ne vous dis que cela. Hier les boches ont eu l'idée de nous envoyer quelques obus qui ont du reste tous éclaté à 20 mètres au moins en avant ou en arrière de la tranchée. Pendant ce temps on était à plat ventre, sur la terre sèche cette fois, et même trop, le soleil tape dur. Ce matin nous avons couvert la tranchée avec notre toile de tente. On a un peu d'ombre, mais on ne peut plus marcher qu'à quatre pattes et il faut rester accroupi au fond. C'est dans cette position que je vous écris. (232)

Aucun pathos. Mettre l'accent sur les faiblesses de l'ennemi, feindre de jouir du spectacle, c'est à quoi s'applique sa verve épistolaire :

...C'est le soir que c'est joli. On tire des chandelles romaines, des feux de Bengale, pour voir les mouvements de l'ennemi, puis ça pétarade pendant une demi-heure, puis cela se calme. Des projecteurs des deux côtés illuminent le ciel, les dirigeables, les aéro- se baladent, on a un beau coup d'œil !… (235, suite de la précédente sous le même pli)

Note de bas de page 21 :

Gabriel Chevallier, La Peur, Stock, 1930. Nombreuses rééditions.

Même pas peur ! D’ailleurs pour Verdun le pire reste à venir. L’offensive allemande et la grande bataille auront lieu toute l’année suivante, de février à décembre 1916. L’angoisse peut se refouler, surtout en groupe – c'est même curieux le peu de bile qu'on se fait (214). Il y aurait beaucoup à dire sur la peur. Gabriel Chevallier en a fait le titre d’un livre important écrit sur 14-1821. La peur était affreuse. Mais il ne semble pas que tous fussent égaux devant elle. Jeanjean avait-il peur dans les tranchées, en faisait-il secret à ses proches ? Ses cauchemars ultérieurs – épuisement, souffrance affreuse, la sienne ou celle des chevaux – ne nous en disent rien. Le pilonnage par les bombes, avec la malvoyance la nuit et la gaucherie permanente qui en résultait, s’ajoutant à ses autres pathologies, ont bien dû l’épuiser, à force. Qu’il se soit inquiété pour sa femme et ses filles, en revanche cela ne fait aucun doute. Et qu’il ait connu l’angoisse avant de retourner au front, de risquer d’y passer et de les laisser seules, c’est certain aussi. D’ailleurs, si l’on n’a pas peur, où est le courage ?

Une semaine plus tard le voilà replié sur les lignes arrières, au repos, répondant aux questions de Blanche, reprenant en main les affaires familiales, en réponse à des angoisses d’incertitude exprimées par les tantes et elle :

...As-tu été porter la feuille de souscription ? Si oui bien, sinon tu pourrais peut-être te rappeler à leurs souvenirs en leur portant (...). Tu ne m'a pas dit tu avais reçu des capotes à faire. Moi aussi je suis surpris que Lefèvre ne m'ait pas encore écrit, je n'y comprends rien. Quant au changement de régiment, on voit que vous n'êtes pas au courant des façons d'opérer du régiment. En définitive que je n'ai changé qu'une fois de régiment. « En subsistance » signifie logé et nourri. J'étais au 91 nourri et logé parce que le 147 était aux tranchées et ne pouvait pas nous recevoir, puis en subsistance à la septième compagnie du 51 toujours pour la même raison (on avait quitté la caserne parce que de nouveaux renforts arrivaient et qu'il fallait faire de la place). J'ai donc souvent changé d'adresse, mais jusqu'au samedi 17 j'étais toujours au 147. Ce n'est que ce jour que nous avons été versés au 51e d'infanterie. J'espère que je vous mets les points sur les i, et que ces explications mettront un terme à des suppositions qui ne tiennent pas debout (233-234).

Blanche, comme les tantes, faisait des travaux de couture. La vie continue, elle va plus vite que les services postaux, c’est énervant. Simon reste le patron, dirigeant la famille à distance. Ce devait être un souci aussi, avec les délais de la poste, toutes ces « suppositions », ces rumeurs qui devaient fleurir là-bas, à l'arrière. Dans la correspondance du 31 juillet, il a enfin reçu tous les colis de Paris et ce n'est pas trop tôt, mais il demande encore des nouvelles des siens envoyés de Saint-Nazaire, qui ont dû se perdre. Lui-même annonce un nouveau cadeau : la bague des tranchées, faite d'une fusée d'obus boche en aluminium, percée et dégrossie par moi, et finie par un copain qui est de la partie (avec une lime et le couteau !). Il s'enquiert d'ailleurs avec soin de la bonne réception de ses cartes de Saint-Nazaire à Verdun via Savenay, Nantes, etc. Et raconte un nouveau spectacle qui lui a bien plu. Il y avait entre autre deux cabotins qui ont récité la brise des Bouffons de Zamacoïs et la tirade des nez de Cyrano. C'était très intéressant, l'aumônier lui-même applaudissait (227-228).

Note de bas de page 22 :

Miguel de Zamacoïs (1866-1940), Les Bouffons, Paris, Librairie théâtrale, 1907, p. 112-113 et 116-119. Texte disponible dans Gallica.

Tout le monde connaît la tirade des nez, Cyrano de Bergerac et Edmond Rostand. En revanche les Bouffons de Miguel de Zamacoïs sont tombés dans l'oubli, et plus encore « la brise » qui semble avoir été un morceau de bravoure connu de tous, un tube, comme on dit maintenant. La pièce avait été créée en 1907 – et publiée la même année par la Librairie théâtrale22 – avec Sarah Bernhard dans le premier rôle, celui du bouffon Jacasse. L’extrait qui fut donné pour le divertissement des poilus dans la salle de la mairie de Verdun ce vendredi 30 juillet 1915 – devait être le concours d'improvisations sur le thème de la brise auquel on assiste au 3ème acte. Le récit de Jacasse, charmant conte du Zéphyr tombé amoureux – invisible et transi – d’une jeune fileuse, fut ensuite mis en musique par E. de Premio Real en 1910. Le nom de Zamacoïs revient dans le fonds Jeanjean, en tant qu’auteur de La Française, chant héroïque de la Grande Guerre (3449 à 3452), musiques de Saint-Saëns, 1915… En avant contre la traîtrise // Des bandits sans honneur, sans foi // Les alliés ont pour devise // La Justice et le droit ! (…) Vieux défenseurs de notre France // Séchez vos yeux, vous qui pleuriez // Nous vous apportons la vengeance // Et la moisson de nos lauriers, etc. Mais j’avoue une nette préférence pour les vers bien frappés du Zéphyr amoureux. Ceux-là pouvaient bien être du goût de notre Simon, friand de ce genre de séances récréatives à applaudir en chœur, fussent-elles le fait de cabotins, comme il dit.

Des souvenirs d’autres du même genre, fêtes scoutes, fêtes des écoles, émailleront les archives futures de la famille Jeanjean. À Verdun, non loin du front, ces distractions s’intercalent entre les violentes servitudes des tranchées. Même au fond du trou, il y a des dérivatifs, rédiger le courrier, façonner de menus objets comme la bague des tranchées. Moins pénible à tout prendre, que d’endurer blessure ou maladie au fond d’un plumard, ou de languir dans un dépôt d’éclopés.

Mais du front à l'hôpital il n'y a pas loin. Cette fois le « séjour » au front, quoique plus long que le précédent, nous paraît bref car à partir du 31 juillet les cartes du soldat Jeanjean nous manquent – et les lettres, nombreuses aussi, auxquelles il fait référence (227-228), jusqu'à la fin de l'année où on le retrouve hospitalisé avec les pieds gelés et que sais-je encore. Entre-temps, le mini-carnet fait état des étapes intermédiaires. Après Verdun (11 juillet 1915), il a noté : au 51e d'Inf. 17 juillet – Champagne La hure 1er octobre – Repos 1er novembre – Éparges 10 décembre. De Champagne La Hure je ne sais rien. Des Éparges en revanche on garde en mémoire les mémorables batailles de février et mars, jamais vraiment terminées. C'est aux Éparges (éperon rocheux situé sur les côtes de Meuse, à peu près à égale distance entre Verdun et Saint-Mihiel, au-dessus du village des Éparges qui a donné son nom à ce champ de bataille, de sinistre mémoire) que notre homme fut à nouveau blessé et renvoyé à l'hôpital, comme il est noté sur la ligne suivante du mini-carnet : – Contrexéville pieds gelés 25 décembre.

« Le souffle qui remue imperceptiblement

Cette jeune glycine autour du vieux sarment,

C’est l’âme d’un zéphyr dont je connais l’histoire

Pour l’avoir déchiffrée un jour dans un grimoire.

Donc jadis un zéphyr, flânant, musant, rêvant

Entra dans un vieux castel... en coup de vent !

Et léger, étourdi, frôla de son haleine

Une enfant de seize ans qui filait de la laine.

Ses yeux étaient du bleu de ce lac languissant

Dont il avait ridé la surface en passant.

L’enfant pour rétablir la coquette harmonie

De l’onduleux repli d’une boucle fournie,

Eut un geste du bras, de la main et des doigts

Si souple, si troublant et si chaste à la fois

Que le petit zéphyr, faiseur de pirouettes,

Qui comptait ses amours aux sauts des girouettes,

Coutumier du mensonge et gaspilleur d’aveux

Pour avoir vu passer ces doigts dans ces cheveux

Sentit qu’il n’aurait pas désormais d’autre reine

Que l’enfant de seize ans qui filait de la laine.

Et dès lors la fillette entraîna sur ses pas

Un amant éperdu qu’elle ne voyait pas ;

Et lui fut tout heureux de pouvoir être encore

L’amoureux inconnu qui passe et qu’on ignore !

Hélas, un jour, vêtu d’un somptueux pourpoint,

Un seigneur arriva qu’on ne connaissait point ;

Il était jeune et fier. Il venait d’Aquitaine

Pour épouser l’enfant qui filait de la laine

Sa grâce et sa beauté, quelques riches présents

Sans peine eurent raison de ce cœur de seize ans.

Le zéphyr entreprit une effroyable ronde

Pour aller se grossir des tempêtes du monde !

Et terrible, fauchant les pays traversés,

Revint au vieux castel après deux ans passés.

Il allait l’emporter comme un fétu de paille

Quand, dans les flancs joyeux de la frêle muraille,

Plus facile à briser qu’un tout petit rosier

Il lut tant d’espérances,

Qu’il frémit au penser des possibles souffrances,

Et vaincu, désarmé par l’amour triomphant,

Rendit l’âme en soufflant sur un moulin d’enfant,

Exhalant à la fois et sa vie et sa haine

Aux pieds de la maman qui filait de la laine ! »

(Le Zéphyr amoureux, tirade de Jacasse, tirée des Bouffons, de Miguel Zamacois)

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Pour citer ce document

Péchenart, J. (2022). Chapitre V – De Nice... à Verdun (1914-1915). Dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.175

Péchenart, Jean. « Chapitre V – De Nice... à Verdun (1914-1915) ». Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Limoges : Université de Limoges, 2022. Web. https://doi.org/10.25965/ebooks.175

Péchenart Jean, « Chapitre V – De Nice... à Verdun (1914-1915) » dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives, Limoges, Université de Limoges, 2022, p. 68-84

Auteur

Jean Péchenart
Conservateur de bibliothèque, désormais à la retraite, titulaire d’une licence de Lettres classiques, d’une licence de Sciences de Éducation, et d’un DEA de Sciences de l’Information et de la Communication, Jean Péchenart a été successivement enseignant de lettres classiques en Moselle, Sarthe, Loiret et dans le Puy-de-Dôme ; puis comédien ; bibliothécaire-adjoint et formateur ; enfin conservateur au Service Commun de la Documentation de l’Université de Limoges (de 1993 à 2011), section Santé puis Lettres, et coordinateur pédagogique de la Licence professionnelle Métiers des Bibliothèques et de la Documentation. Plus récemment impliqué au Centre Régional du Livre en Limousin, enfin à l’Association des Amis de Robert Margerit. Auteur par ailleurs de quelques textes et articles, et de deux livres Tête-Bêche et Bon Voyage les Fechner, publiés aux éditions Solilang, collection Salves d’Espoir.
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