Chapitre II – Metz

https://doi.org/10.25965/ebooks.160

p. 27-35

Nos lecteurs, conscients de l’importance déterminante de l’enfance et de la prime jeunesse dans la vie des hommes, regretteront peut-être un peu la brièveté de ce chapitre consacré à celles de Simon Jeanjean, privé de sa mère comme on le sait, et élevé par ses trois tantes-marraines. On espère cependant qu’ils y trouveront le principal de ce qu’il faut savoir de la domination allemande sur la Lorraine, héritée de la guerre précédente.

Sommaire

Texte

Né sous le signe de la guerre d’avant

Simon Jeanjean est d'abord un enfant de Metz. Lorrain patriote, élevé dans l'idée de la revanche, il déteste les « Boches », comme ses tantes, et s'en viendra vivre avec elles à Paris. Telle est la légende familiale que nous racontent, bien des années plus tard, les filles de Simon. En 1904, leur papa avait 18 ans. L'âge de la conscription s'approchait. Ils furent un certain nombre à fuir de la sorte l'enrôlement dans les troupes allemandes. Nous aimons à imaginer ce tout jeune homme, futur pater familias, prenant l'initiative et emmenant ses trois tantes avec lui, avec ses cliques et ses claques, et émigrant vers la capitale. Ses tantes avant lui, et toute leur vie durant, ont abhorré les Allemands et la domination allemande.

À chaque génération sa guerre, à chacune son après-guerre. On peut dire, plus généralement, chacun de nous nés au Vingtième siècle, que notre vie fut placée sous le signe de la guerre précédente, peu ou prou et quoi qu’on en sache. Pour moi, comme pour mes frères et sœurs, qui sommes nés entre 1946 et 1956 (moi en 1950), c’était la Seconde guerre mondiale. Pour les dernières des sœurs Jeanjean, nées en 20 et 24 – leurs deux sœurs aînées étant nées l'une juste avant, l'autre pendant – ce fut la Première, dite Grande guerre, celle que fit leur père, dont il ne revint qu'en mars 1919 à l'âge de 33 ans.

Note de bas de page 1 :

Cf. François Roth, Alsace-Lorraine, histoire d'un 'pays perdu', de 1870 à nos jours, Nancy, éd. Place Stanislas, 2010, 200 p. Et aussi, dans le Fonds Jeanjean, plusieurs plaquettes au sujet de l’Alsace-Lorraine, citées plus loin (3622-3626).

Pour Simon Jeanjean, né en 1886, la guerre d'avant était celle de Soixante-dix. Catastrophique. De 1871 à 1886, quinze ans ont passé mais le temps ne fait rien à l'affaire : l'empreinte du désastre était profonde, et profonde la rancœur du côté français. Surtout en Alsace-Lorraine, « pays perdu »...1

Note de bas de page 2 :

Les Enfants de Metz est aussi, par ailleurs, le nom d’une association dont Simon Jeanjean sera adhérent.

Nous trouvons dans les archives de la famille, entre autres partitions ou textes de chansonniers reçus probablement en abonnement, cette « romance » emblématique des Enfants de Metz (3447-3448).2 On devait la chanter avec pathos, en roulant bien les R :

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1 -
C'est une route au bord de la frontière
Bluets, pavots tapissent le gazon
Là-bas c'est Metz et sur sa flèche altière
Le drapeau noir attriste l'horizon
Voici juillet, le vrai flambeau du monde
Mais quels sont donc, tout le long du chemin
Marchant pieds nus parmi la moisson blonde
Ces deux enfants se tenant par la main


Refrain
Ils sont de Metz, et malgré leur enfance
Le sang français coule en leurs petits cœurs
Or ils s'en vont sur la route de France
Voir à Paris flotter les trois couleurs
Voir à Paris flotter les trois couleurs
(...)

Qui sont ces deux enfants ? La chanson se réfère à un fait-divers prétendu réel, rappelé en tête de la partition et datant vraisemblablement des années 1870, peu après l'annexion : "Deux petits garçons de Metz sont venus en six jours, à pieds, à Paris, pour voir la Fête nationale. A leur arrivée, leurs vêtements tombaient en lambeaux et leurs souliers ne tenaient plus aux pieds (Les journaux)". Quel roman ! Le second couplet, illustré par la gravure en couleurs, les montre échappant au garde-frontière (le « reître » allemand') et partant en courant pour aller (deuxième refrain), Sur la route de France, Voir à Paris flotter les trois couleurs (bis) !... Et ainsi de suite, sur six couplets, jusqu'au dernier refrain gonflé d'espérance :

Note de bas de page 3 :

Le mot de « vainqueurs » incline à dater cette chanson du début des années 70.

Et sachez bien, en dépit des vainqueurs3,
Qu'un jour peut-être, en votre Metz, en France,
Vous reverrez flotter les trois couleurs !

Note de bas de page 4 :

Voir à ce sujet : Jean Péchenart, Savoir-vivre et savoir parler, de Vaugelas à l’Abbé Grégoire : essai et bibliographie sur la correction du langage en France au XVIIIe siècle, mémoire de DEA en Sciences de l’Information et de la Communication, Villeurbanne, ENSSIB, 1992,253 p.

Deux enfants venus d'Alsace-Lorraine et prenant la route vers la France pour échapper à leur triste sort. Cela nous rappelle un best-seller absolu de la littérature pédagogique, paru au cours de cette même période : Le Tour de la France par deux enfants, par G. Bruno, éd. Eugène Belin, 1877. Le pseudonyme neutre de G. Bruno masquait le nom d'une certaine Augustine Fouillée ; ainsi souvent se sont déguisées en messieurs des auteurs féminins de littérature populaire. Le Tour de la France par deux enfants, destiné au cours moyen et sous-titré Devoir et patrie – Livre de lecture courante, avec 212 gravures instructives pour les leçons de choses et 19 cartes géographiques, est d'ailleurs un monument de paternalisme moralisateur. Il fut réédité des centaines de fois. On y cumule, comme c'était la règle, l'apprentissage de la langue et celui de la morale républicaine : deux manuels pour le prix d'un4. Les deux enfants imaginés par G. Bruno sont des héros parfaits, n'ayant de cesse de s'acquitter (au centuple) du serment fait à leur père, veuf, charpentier dans la bonne ville de Phalsbourg, victime d'une chute mortelle d'échafaudage alors même qu'il s'apprêtait, parmi bien d'autres, à émigrer pour fuir le joug allemand et gagner la France.

L’annexion, catastrophe

Petit retour en arrière. En 1871, suite à la « débâcle », la Prusse de Bismarck s'approprie l'Alsace et la Lorraine. On dira « Alsace-Lorraine ». Nouveau vocable collectif pour une communauté de destin, associant ces deux provinces dans une même infortune et subséquente détestation des ennemis d’outre-Rhin. Mais avant la guerre de 1870, personne n'aurait imaginé ce territoire unissant l'Alsace et l'ancienne Lotharingie ou royaume de Lothaire, région d'ailleurs tiraillée entre ses deux capitales rivales, Nancy et Metz. C'est pourtant à ce résultat qu'aboutit, au moins pour l'Alsace et Metz – Nancy restant en dehors du territoire annexé – le Traité de Francfort en date du 10 mai 1871 : un nouveau Reichsland est alors créé par l'administration de Bismarck.

L'annexion est censée enrichir son bénéficiaire mais l'oblige à statuer sur le sort des habitants. Du point de vue allemand, les Alsaciens-Lorrains devenaient simplement allemands du fait de l'annexion. En fait, rien n'aurait pu empêcher une émigration rapide qu'il convenait donc de réglementer. Les résidents furent appelés à opter pour la nationalité de leur choix, allemande ou française :

Les sujets français originaires des territoires cédés (...) qui entendront conserver la nationalité française, jouiront jusqu'au 1er octobre 1872, et moyennant une déclaration préalable faite à l'autorité compétente, de la faculté de transporter leur domicile en France et de s'y fixer, sans que ce droit puisse être altéré par les lois sur le service militaire, auquel cas la qualité de citoyen français leur sera maintenue (Traité de Francfort, article 2).

Note de bas de page 5 :

Par ailleurs footballeur d'excellent niveau, Alfred Wahl se distingua notamment comme historien du football.

L'affaire fut extraordinairement compliquée. L'administration allemande ne pouvait pas ignorer la germanophobie ambiante en ces régions. L'option pour la nationalité française fut massive, notamment en Lorraine. Cette question a été l'objet de la thèse de doctorat d'Alfred Wahl, historien5 au nom prédestiné (Wahl en allemand signifie "choix" ou "option"). La thèse, intitulée Les problèmes de l'option des Alsaciens-Lorrains (1871-1872) fut opportunément soutenue à Strasbourg en 1972, pour le centenaire. Elle fournit mille détails qui nous font voir dans quel contexte naquit, puis fut élevé et grandit notre Simon, catholique pratiquant. Les facteurs religieux ne sont pas les moindres, dans ces régions où par exception s'applique encore de nos jours le Concordat napoléonien de 1801 :

Note de bas de page 6 :

Alfred Wahl, Les Problèmes de l’option des Alsaciens-Lorrains (1871-1872), p. 89

Que les luthériens d'Alsace regardent vers leurs coreligionnaires allemands est évident ; certains même allaient poursuivre leurs études de théologie outre-Rhin (...) En réalité des conceptions politiques propres recouvraient l'appartenance religieuse. Les protestants partageaient en général les idées libérales et s'opposaient à l'empire. Mais de ce fait ils étaient haïs et subissaient des campagnes de diffamation de la part des catholiques, généralement favorable aux aspects les plus rétrogrades du régime, en particulier au courant ultramontain et au gouvernement autoritaire. Ces derniers passaient pour très francophiles parce qu’ils adhéraient pleinement à un régime si bienveillant à l'égard de la religion et honnissaient la Prusse protestante.6

Note de bas de page 7 :

Op. cit., p. 144

Note de bas de page 8 :

Cf. Alphonse Daudet, La dernière classe, in Contes du lundi. On pourrait citer bien d'autres expressions de l'esprit lorrain anti-allemand, ou des infortunes de Metz. Ainsi de l'Ode à Metz de Verlaine (qui y était né en 1844), citée en exergue du présent chapitre.

La famille Jeanjean, très catholique, appartenait à cette catégorie. Les statistiques montrent que la ville de Metz fut celle où le nombre d'optants, et donc d'émigrants, fut le plus élevé. On pouvait l'évaluer à plusieurs milliers de personnes. La pression des catholiques était forte. En Lorraine, et particulièrement à Metz, le départ des jésuites de Saint-Clément a provoqué une fièvre d'option parmi la population qui voyait la religion sérieusement menacée...7 Pourtant ni les grands-parents de Simon Jeanjean, ni ses tantes ne s'étaient expatriés. Les grands-parents étaient trop âgés sans doute pour envisager un tel bouleversement. Les tantes durent donc logiquement endosser la nationalité allemande, laissant partir probablement bien des proches. Et Simon, comme l’attestent quelques documents scolaires conservés dans ses archives, dut fréquenter l'école allemande désertée par les instituteurs français, à l'instar du personnage de Monsieur Hamel imaginé par Alphonse Daudet dans les Contes du lundi8.

Scolarité

La scolarité de Simon nous apparaît par le truchement de quelques bulletins scolaires. Le premier, sur papier libre, signé de Müller curé de Saint Vincent, et daté de septembre 1898, certifie que Jeanjean Simon a fait sa première communion [ou « communion solennelle »] le 18 mai 1898, qu'il a toujours bien rempli ses devoirs et que sa bonne conduite mérite qu'il soit admis comme élève de la Maîtrise (2018). Un autre, du Directeur de l'École apostolique de Clairefontaine, à Arlon, daté du 17 septembre 1902, que Monsieur Simon Jeanjean... s'est toujours montré pieux, docile, respectueux de la Règle. Il jouissait de l'estime de tous ses maîtres (2020).

Photo extraite de l’album noir (5011)

Photo extraite de l’album noir (5011)

On faisait alors sa communion en costume, avec brassard et nœud papillon blanc. Plus tard ce sera en aube blanche, toujours à l’âge de 12 ans environ, rite de passage au seuil de l’adolescence. On peut être assuré que Simon Jeanjean s’y engagea tout entier, et l’on sait qu’il y resta fidèle.

Note de bas de page 9 :

U.L.Fr. = Unsere Liebe Frau = Notre-Dame.]

Le document précédent (2020) nous apprend que Simon à l'âge de 16 ans, avait été scolarisé en Belgique allemande. C’était peu de temps avant la venue de la petite famille à Paris. Une carte postale (1000), extérieure à l'album et vierge de tout texte manuscrit, représente la Missionschule von Clairefontaine b. Arlon-Belgien, établissement imposant comportant plusieurs bâtiments étagés au sein d'un décor montagneux ; ce cadre est assorti en insert, sous forme de médaillon circulaire, à la façon maniérée des cartes postales allemandes de cette époque, avec dessins d'ornements floraux, d'une sorte de sanctuaire de la vierge qualifié en légende du sous-titre Grotte U.L.Fr.9 von Lourdes.

Note de bas de page 10 :

Domschule = École de la cathédrale.

Un autre document enfin, daté du 22 décembre 1903 (on verra bientôt où se trouvait Simon à cette date, et pourquoi fut fait ce certificat) signé du Directeur J. This, et tamponné des armes de « Dom. Schule10 Sanct Arnulf », certifie que L'élève Simon Jeanjean a fréquenté la Maîtrise Saint Arnoult depuis le mois d'octobre 1898 jusqu'à Pâques 1902. Pendant ce temps, sa conduite a toujours été irréprochable (2019). Simon Jeanjean était un bon élève, cela ne nous surprend pas, et il en attendra autant de ses filles dont il suivra attentivement les résultats scolaires.

Nous avons peu d’autre chose à ajouter sur la question de la nationalité, au moins en ce qui concerne Simon. Dans les archives familiales se trouvent en revanche, les certificats de naturalisation – précisément de « réintégration dans la nationalité française » – concernant les trois sœurs Jeanjean, les tantes de Simon. Celles-ci, dans la convocation du Service des étrangers, 36 Quai des Orfèvres, datée seulement du 17 octobre 1911, sont nommées « Lucie, Christine et Christine Jeanjean » (sic) (2000). De Simon il n'est pas question. Mineur encore lorsqu’il arriva à Paris, fils d'un citoyen français résidant à Paris, bien qu'ayant été élevé en Lorraine allemande par ses tantes allemandes, il faut croire qu’il ne fut pas concerné.

Souvenirs de Metz

Mais du temps de Metz, de la Lorraine tombée aux mains allemandes, comme d’une nostalgie du temps des cerises Simon garde au cœur une plaie ouverte. D’où les abondants documents sur ce thème (3622 à 3633), collectés dès son jeune âge et complétés ensuite, puis conservés et que nous pouvons feuilleter. Les uns sont consacrés à la question de l’Alsace-Lorraine en général, vue du point de vue d’une résistance à l’occupation et aux décrets successifs entérinant celle-ci – Comment nos frères d’Alsace et de Lorraine ont agi depuis 1871 (3624) ; Comment l’Alsace et la Lorraine ont protesté (3625) –, les autres à l’histoire de Metz, à travers des articles extraits de la Revue du Rhin de 1925 et 26 (3627 à 3632) : les origines de Metz, le patois messin, le Lycée de Metz (ville jadis florissante, inscrite par Bonaparte consul dans la liste des villes destinées à recevoir les premiers lycées) ; enfin l’Ode à Metz qui, pour n’être pas du meilleur Verlaine, y figure évidemment en bonne place (3630) :

O Metz, mon berceau fatidique
Metz violée et plus pudique
Et plus pucelle que jamais !
O ville où riait mon enfance,
O citadelle sans défense
Qu’un chef que la honte devance,
O mère auguste que j’aimais…
(Paul Verlaine, Ode à Metz, 1893 – sixième strophe).

Tel est le souvenir de Metz, mémoire morte : mémoire des archives, de l'album noir avec ses photos silencieuses, mémoire de ces beaux meubles et objets divers qui ont suivi la famille depuis Metz, muets sans elles et qui maintenant sont perdus ou détruits : ceux de la chambre de ma marraine Geneviève, buffet, commode, guéridon, chaises, et la table de jeu, avec les rabats qui s'ouvrent pour faire apparaître le tapis vert, à laquelle les sœurs Jeanjean tenaient tellement, que nous avons redescendue du grenier de Lardy à la chambre d’amis du rez-de-chaussée, la lampe à pétrole aussi, qui éclairait l'ouvrage des tantes couturières, tout cela a dû être vendu avec la maison, par les Petits Frères des Pauvres à qui elles ont tout légué. Cette table à rabats, souvenir inestimable pour elles, à présent définitivement refermée, puis jetée peut-être, en reste le symbole.

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(Cl. J.P.)

Mémoire morte, bien que haute en couleurs, de ces archives conservées de déménagement en déménagement, de Metz rue Vincent-rue à Paris-Vingtième rue de Ménilmontant, rue des Envierges Villa Faucheur, rue de la Chine et à Lardy-Essonne. Archives trouvées au grenier, dont une part remonte à cette époque et même avant – car les époques à présent sont difficiles à distinguer, celle de ses tantes et de son père avant lui, celle où il vécut avec ses tantes à Metz de celle où il vécut avec elles encore à Paris, celle où il se sépara d’elles pour fonder sa famille… De ces époques anciennes datent d’autres documents encore : carnets de chants des tantes, non signés, de son père sans doute, puis de Simon lui-même du temps du régiment, partitions (25 titres à l’inventaire), textes patriotiques, pamphlets, émouvants ou qui à présent nous choquent, contre les Juifs, les francs-maçons (en attendant qu'il y ait des bolcheviks).

Note de bas de page 11 :

Lecteur notamment de La libre parole, le journal fondé en 1892 par Edouard Drumont. Voir CP-Correspondance (128, 1002, 91).

Si les chansons patriotiques du passé – telle cette Marche française de 1804 (3408-3410), Les Hirondelles de 1871 (3440...), Fachoda [1898] (3438...) – ne peuvent que remonter à ses antécédents, ses grands-parents, ses tantes et à son père peut-être, il ne fait aucun doute qu’il a poursuivi lui-même la collection sans aucune rupture idéologique. Ainsi des chansons datant notoirement de 14-18 (La Madelon), ou encore de cette feuille à 10 centimes, édition de « chansons royalistes » textes chantés par le Choral (sic) « La fleur de lys », et intitulées « Debout les gas », « La royale », « Vive notre roi », et « La jeunesse royaliste du 20e » (arrondissement). Ces mauvais vers, bellicistes et arrogants, laissent imaginer un jeune homme d’abord farouchement marqué à droite11, bien différent du bon papa de nos souvenirs et de ceux racontés par ses filles.

Ajoutons, pour revenir au temps et aux lieux de sa jeunesse, quelques dessins au crayon avec des modèles, une méthode de flûte piccolo en allemand, éditée à Metz. D'autres objets encore et enfin, colifichets, masques, boutons, bouts de ficelle…, musée sans commentaire des travaux et des jours d'industrieuses couturières, dans un tiroir pieusement conservés, comme on l’a vu, dans une armoire à glace du grenier de Lardy. Tel est le souvenir de Metz, où vécut Simon Jeanjean avec ses tantes jusqu'au début de1904.

Lacunes et suppositions… romanesques

Note de bas de page 12 :

Le Bruit et la Fureur, titre emprunté à Shakespeare : « This life… is a tale told by an idiot, full of sound and fury... » (Macbeth)

Note de bas de page 13 :

Louise Brodard, attestée par les A. D. 01, et apparaissant dans notre arbre généalogique au chapitre précédent.

Si seulement ceci était un roman... Si j’étais romancier, j’aurais comblé allègrement les lacunes, inventé des personnages, des événements, changé tous les noms, menti sans vergogne. J’aurais réécrit l’histoire de l’héritage manqué de Vendeuil, j’en aurais fait un chapitre à la manière de Balzac ou de Zola, peint la tante Marie Jeanjean épouse Leck sous les traits d’une mondaine de la Chaussée d’Antin, l’oncle Constant Leroy, paysan de Vendeuil, comme un hobereau brutal digne de La Terre. Je leur aurais attribué un mépris moutonnier de bons Français aux dépens des Lorrains passés à l’ennemi boche, j’aurais imaginé une coterie provinciale de Saint-Quentin dans l’Aisne se liguant contre leur victime, Jeanjean Simon-Pierre, le brave meunier de Metz, avec l’aide d’une clique d’hommes de loi stipendiés. Mais je ne suis pas romancier. D’ailleurs qu’aurais-je pu inventer ? L’histoire des Jeanjean n’a pas besoin qu’on en rajoute. Les silences, les blancs des archives, l'incertitude sur certains personnages ont aussi leurs côtés romanesques. Tantôt Simon Jeanjean nous laisse la narration d'un souvenir d'enfance particulièrement riche sur ses origines datant de l'époque napoléonienne et de son aïeule Mary Salsbury, tantôt l’enquêteur tombe à l’eau, et se retrouve nageant sans repère entre les îles de cet archipel fragmentaire des archives, dans l’incapacité d’identifier tel ou tel personnage ou, une fois identifiés, ne cesse d’emmêler les fils. Cela ressemblerait à un roman de Faulkner12, plusieurs personnages portant le même nom, et l'on ne sait plus duquel il est question. Ainsi dans l'interview, Ginette (c'est-à-dire « Geneviève, dite Ginette », comme elle l’indique elle-même dans son agenda perpétuel à la date du 2 mars, son anniversaire) hésite légèrement au moment de donner les prénoms des tantes, marraines en quelque sorte de son père. Disons à sa décharge qu'elle ne connut assez bien que Pauline, la plus jeune et dernière décédée. Elle les appelle « Lucie, Christine, Pauline », alors que nous connaissons la seconde non pas comme Christine mais comme Célestine – marraine de Simon Jeanjean, lui-même connu à l'état-civil sous le premier prénom de Célestin. Les trois sœurs (« Mesdemoiselles Jean » unies pour la vie), comme on l'a vu, sont elles-mêmes répertoriées comme « Lucie, Christine et Christine » (sic). On verra dans le chapitre suivant comment le déménagement à Paris, en 1903-1904, fut préparé en relation étroite entre les deux cellules familiales : Simon et ses trois tantes à Metz, d'une part, Lucien son père et sa femme Julie, accompagnés de leur fils Édouard à Paris d'autre part. Leurs lettres, comme l’histoire de Mary-Lucie Salsbury, comme les lettres d’Algérie, faisaient partie du trésor trouvé tardivement dans l’armoire à glace. Certaines ont été déchirées en morceaux qu'il nous a fallu reconstituer, riches d’informations autant que d’énigmes nouvelles. Ainsi le père, Lucien (le grand-père pour Ginette et Monique), fera-t-il état d'un « petit Lucien » qu’on sera bien en peine d’identifier. « J'oubliais, écrit-il en 1903, apportez la bicyclette elle servira au petit Lucien car c'est moi le parrain de l'aînée de notre pauvre fille et le gendre ne s'est pas remarié, il a sa mère avec lui qui élève les deux enfants. C'est un Lorrain il est de Longwy… » (2252-2253). Celle qu’il appelle « notre pauvre fille » pourrait être sa belle-fille Louise13, dont il a été fugitivement question à Ambérieu, accompagnant sa mère Julie Moyet-Jeanjean dans une autre lettre citée plus haut (2271). La belle-fille peut avoir choisi son beau-père pour parrain de sa fille, la sœur aînée du petit Lucien. Et si « le gendre (Edmond Molter ?) ne s’est pas remarié », c’est que depuis lors la belle-fille était morte, la mère du petit Lucien et de sa sœur filleule de Lucien l’ancien. Mais nous n’en saurons pas plus.

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Une autre photo-carte (1041) représente Lucien l'ancien en vétéran médaillé des armées d’outre-mer (Algérie) et porte-drapeau, avec un enfant blond à ses côtés, déguisé en militaire de l'époque précédente avec un sabre à la ceinture, à côté d'un autre gamin brun déguisé en marin. Cette carte fut adressée ultérieurement à Blanche et Simon qui l’a conservée dans ses archives, par son père pour les remercier de leurs « bons souhaits ». J’avais d’abord pris ce joli garçon joufflu à cheveux longs pour le « petit Lucien », son filleul, parce qu’il se tient juste à côté de lui sur la photo, mais non, je mélange tout : Simon s’est marié une dizaine d’années après être arrivé à Paris, et le petit Lucien doit avoir au moins quinze à vingt ans au moment où son parrain se fait photographier en porte-drapeau. D’ailleurs, le petit garçon blond figure, parfaitement reconnaissable et pareillement bien planté sur ses jambes, dans l’album noir, sur un beau cliché cartonné (5029). Le nom du petit garçon est mentionné au verso de la photo : « Maurice Lemoine ». Exit le troublant « petit Lucien », entrevu dans une phrase au détour d'une histoire de déménagement. Le petit Lucien reviendra dans notre histoire au détour de quelques cartes postales de l’album du poilu, soldat lui aussi, proche des tantes de Simon qu’il appellera ses « cousines » – pourquoi pas, s’il les aime, en l’absence d’un mot propre pour désigner les sœurs de son parrain qui était le second mari de sa grand-mère. On croisera aussi la famille Lemoine, à plusieurs reprises : Maurice et Victor Lemoine, en tenue de zouaves, et puis une Alice, fille d’Antoinette Lemoine, photographiée avec un beau chien noir, mariée elle-même à un Daniel Poulain qui...

Pardon pour ce festival de confusion. Il y aurait encore bien du travail à faire pour les Sherlock Holmes de la généalogie. J’aurais pu ne rien dire des Lemoine, très présents dans l’album. Mais comment ne pas mentionner cet ensemble d’inconnus, auréole nébuleuse autour de la famille Jeanjean, ou branches potentielles d’un arbre lacunaire ? J’aurais pu faire l’impasse, sans doute, éviter tous ces va-et-vient temporels, ce vertige où j’ai pu m’égarer parfois. Mais c’est tout cela aussi, ces fils croisés, manquants, perdus, retrouvés, qui fait de l’histoire des Jeanjean un roman.

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Pour citer ce document

Péchenart, J. (2022). Chapitre II – Metz. Dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Université de Limoges. https://doi.org/10.25965/ebooks.160

Péchenart, Jean. « Chapitre II – Metz ». Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives. Limoges : Université de Limoges, 2022. Web. https://doi.org/10.25965/ebooks.160

Péchenart Jean, « Chapitre II – Metz » dans Les petits cailloux de Simon Jeanjean : Souvenirs et archives, Limoges, Université de Limoges, 2022, p. 27-35

Auteur

Jean Péchenart
Conservateur de bibliothèque, désormais à la retraite, titulaire d’une licence de Lettres classiques, d’une licence de Sciences de Éducation, et d’un DEA de Sciences de l’Information et de la Communication, Jean Péchenart a été successivement enseignant de lettres classiques en Moselle, Sarthe, Loiret et dans le Puy-de-Dôme ; puis comédien ; bibliothécaire-adjoint et formateur ; enfin conservateur au Service Commun de la Documentation de l’Université de Limoges (de 1993 à 2011), section Santé puis Lettres, et coordinateur pédagogique de la Licence professionnelle Métiers des Bibliothèques et de la Documentation. Plus récemment impliqué au Centre Régional du Livre en Limousin, enfin à l’Association des Amis de Robert Margerit. Auteur par ailleurs de quelques textes et articles, et de deux livres Tête-Bêche et Bon Voyage les Fechner, publiés aux éditions Solilang, collection Salves d’Espoir.
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