Quelles représentations de l’anglais américain dans les ouvrages de grammaire anglaise écrits en français ? The representations of American English in English grammar books in French

Vincent Hugou 

https://doi.org/10.25965/dire.806

Cette étude, qui a une visée à la fois descriptive, explicative, voire prédictive s’intéresse aux stéréotypes rattachés à l’anglais américain dans les ouvrages de grammaire anglaise écrits en français et qui s’adressent à des lecteurs francophones. Le corpus est constitué de quarante grammaires qui s’inscrivent dans des périodes et traditions différentes. Un examen précis des remarques sur l’anglais américain, tant sur le plan des modes de présentation des données que sur le plan linguistique, permet de déceler un certain nombre de stéréotypes dans l’espace de la tradition grammaticale. De fines nuances, sur le plan qualitatif, peuvent être toutefois détectées. La comparaison avec d’autres genres textuels (rapports du jury des concours et forums métalinguistiques sur Internet), ainsi que le recours à un questionnaire adressé à cent étudiants anglicistes révèlent que des schèmes de pensée semblables circulent dans ces discours, ce qui constitue une preuve supplémentaire de l’enracinement et de la stabilité des stéréotypes associés à la variété américaine.

This study, while aiming to be descriptive, explanatory and even predictive, focuses on the stereotypes attached to American English in grammar books written in French and directed towards francophone readers. The corpus is made up of 40 grammar books from several periods and traditions. A rigorous examination of the remarks regarding American English, both in terms of the information presented as well as the linguistic aspects, makes it possible to discover a number of stereotypes in the field of grammar. However, subtle nuances on the qualitative level can also be detected. A comparison with other text genres (such as exam board reports and metalinguistic forums on the Internet), combined with feedback from a questionnaire given to 100 English language/EFL students reveals that similar thought patterns also permeate these discourses, which constitutes additional evidence regarding just how deep-rooted and stable stereotypes associated with American English are.

Sommaire

Texte intégral

Introduction

Cette contribution porte sur les stéréotypes associés à l’anglais américain dans les ouvrages de grammaire anglaise écrits en français et destinés a priori à un lectorat francophone. La notion avancée, celle de « stéréotype », sera entendue ici comme un ensemble de représentations qu’ont les sujets parlants de leur propre langue ou de celle de « l’autre ». Comme le font de nombreuses études à ce sujet (Houdebine-Gravaud 2002, Lafontaine 1986, Paveau 2006), on soulignera le fait que ces représentations, qui circulent dans une communauté discursive donnée, sont plus ou moins stabilisées. Les stéréotypes ont, en ce sens, une dimension à la fois sociale et subjective.

À notre connaissance, il n’existe pas d’étude spécifique consacrée aux stéréotypes sur l’anglais américain dans les grammaires. Notre réflexion s’est alors surtout nourrie de travaux plus généraux sur les stéréotypes en psychologie (Hilton et von Hippel 1996) ou en linguistique et pragmatique (Beliakov et Mejri 2015, Houdebine-Gravaud op. cit., Paveau op. cit., Schapira 1999, par exemple). D’autres travaux sur l’épistémologie et l’histoire des grammaires (Lauwers 2004, Sitri et Reboul 1998) ont également apporté un éclairage intéressant sur les questions abordées.

La décision de travailler sur des grammaires tient au fait que ce genre textuel est à la fois dépositaire et vecteur de représentations sur la langue d’une époque donnée, dans une communauté donnée. Le texte, au sens large du terme, contient notamment des traces des décisions prises par l’auteur, en fonction de ses intentions communicatives, du contexte de publication, des productions antérieures et du public visé. L’hypothèse alors défendue est que ces outils de diffusion de la langue agissent sur l’interprétant extérieur, c’est-à-dire le lecteur. Dans la problématique qui est la nôtre, on peut supposer que les grammaires anglaises agissent, en convoquant différents moyens, sur les représentations de l’anglais américain.

Pour éviter tout malentendu dans le développement qui suivra, précisons qu’il n’est pas question de se livrer à une critique systématique des grammaires de l’anglais, ni même de les comparer. Cette étude cherche avant tout à analyser les stéréotypes qui émergent en raison des choix opérés par les auteurs, plus qu’elle ne cherche à expliquer les causes profondes de leur émergence : les analyses deviendraient alors très complexes et les résultats incertains, tant les représentations sur une langue sont conditionnées historiquement et socialement (divers événements historiques, comme des guerres, des élections peuvent influencer le rapport des locuteurs à une langue), ou parfois individuellement (des expériences personnelles, bonnes ou mauvaises, avec une nation et sa culture peuvent façonner la manière de concevoir la langue de ses locuteurs). En outre, les auteurs sont parfois amenés, sans que l’on puisse vraiment s’en assurer, à composer avec diverses contraintes éditoriales, telles que des normes de présentation, la forme des caractères et même la longueur du texte.

Par ailleurs, il convient immédiatement de souligner qu’il n’est pas dans notre propos d’étalonner les variétés d’anglais sur une échelle de légitimité, puisque si l’on s’en tient à un point de vue strictement linguistique, rien ne permet de décider qu’une variété d’une langue est plus correcte ou acceptable qu’une autre. Dans le cadre de cette contribution, l’anglais américain est considéré, par commodité, comme la variété parlée sur le continent nord-américain et comme une variété plus jeune que l’anglais britannique, dont elle est en grande partie l’héritière. Cette affirmation mérite toutefois d’être nuancée, au moins sur deux points : d’une part, l’anglais américain a conservé des traits lexicaux et phonologiques qui sont aujourd’hui considérés comme archaïques selon la norme britannique ; d’autre part, divers accidents historiques et le simple éloignement géographique ont fini par lui donner une inflexion toute particulière. Il convient donc de bien garder présent à l’esprit que ce qui est présenté comme une évidence ici est une réalité éminemment plus complexe (sur cette question, voir Algeo 1989, Kövecses 2000, Mencken 1921, Wächtler 1980).

Cet article comporte trois grandes parties. La première est l’occasion de remarques méthodologiques sur le corpus que nous avons constitué et qui réunit quarante ouvrages de grammaire. Un premier bilan des données est également établi. La deuxième partie est consacrée aux stéréotypes qui émergent dans les grammaires du corpus. Des exemples précis sont analysés, des nuances dégagées. Dans la dernière partie, nous prenons un peu de hauteur en choisissant de parcourir d’autres supports que les grammaires anglaises, afin de déterminer si les mêmes stéréotypes y sont convoqués. Les résultats obtenus permettent de commencer à évaluer le degré d’enracinement des stéréotypes associés à l’anglais américain.

I. Corpus, méthodologie et tendances générales

A. Délimitation du corpus

Pour ce travail, nous sommes parvenu à réunir quarante ouvrages de grammaire. Le corpus ainsi constitué s’articule autour d’un critère relatif au degré de spécialisation de l’ouvrage et d’un critère diachronique, relatif à la situation de l’ouvrage dans le temps. Notre hypothèse de départ (cf. introduction) s’en est alors trouvée affinée, puisqu’il est devenu également question de déterminer dans quelle mesure ces deux critères pouvaient avoir une incidence sur les représentations de l’anglais américain.

Le corpus initial a donc été subdivisé en deux sous-corpus :

- Sous-corpus « spécialisé / vulgarisé » : les classifications traditionnelles des ouvrages de grammaire en grammaires descriptives / grammaires normatives / grammaires explicatives (Petiot 2000 : 13-14), ou en grammaires linguistiques / grammaires scolaires (Karabétian 1988, Petiot ibid. : 18-22), ou bien encore en grammaires scientifiques / grammaires descriptives et grammaires pédagogiques (Besse et Porquier 1984 : 186) ont été écartées au profit d’une distinction entre ouvrages spécialisés et ouvrages vulgarisés. Si le choix de ce couple oppositionnel a eu l’avantage de gommer des séparations théoriques parfois difficiles à distinguer en pratique, il convient de faire remarquer que même en ce qui concerne la différenciation « spécialisé / vulgarisé », les ouvrages retenus ne peuvent prétendre constituer un modèle stabilisé et complètement cohérent. Il n’y a pas vraiment de type pur.

Ont donc été considérés comme « spécialisés » les ouvrages qui sont scientifiques dans leurs procédures et qui utilisent en général une terminologie assez complexe. Les grammaires spécialisées ont pour ambition, entre autres, de rendre compte des fonctionnements d’une langue et de mettre en réseau ses différentes composantes.

Il nous a également paru intéressant de distinguer, au sein de la section « spécialisé », les ouvrages qui affichent explicitement une appartenance à un cadre théorique de ceux qui le font de manière plus discrète. Comme l’explique Lauwers (2004 : 16-17), il existe en effet des grammaires, mais aussi des « grammaires linguistiques ». Par exemple, dans la « Grammaire linguistique de l’anglais » (Adamczewski et Delmas 1982), Adamczewski expose sa théorie Méta-Opérationnelle et la met en pratique au travers d’études de cas qui suivent les divisions traditionnelles des grammaires de l’anglais (groupe verbal, groupe nominal, phrase complexe).

À l’autre extrémité du continuum, les ouvrages vulgarisés proposent une description, parfois exhaustive, de la langue anglaise, mais n’engagent pas systématiquement d’analyses de la langue.

- Sous-corpus « diachronique » : les quarante ouvrages du corpus s’échelonnent sur la période 1942-2016. Du reste, toutes les fois que cela fut matériellement possible, nous avons pris en compte les différentes rééditions d’un même ouvrage, de sorte à voir si des évolutions internes, d’une édition à une autre, pouvaient être décelées.

Il convient de noter que les quarante ouvrages retenus ont été répartis à parts égales dans le sous-corpus « spécialisé / vulgarisé ». En revanche, un juste équilibre n’a pu être observé en ce qui concerne le sous-corpus « diachronique » en raison des difficultés rencontrées pour se procurer certains ouvrages plus anciens. Par ailleurs, si l’offre éditoriale dans le domaine des grammaires anglaises écrites en français est très importante aujourd’hui, elle n’a pas toujours été aussi fournie dans le passé. Des déséquilibres inévitables s’ensuivent alors dans le corpus, ce qui empêche une étude quantitative au sens strict.

B. Grille d’analyse des données

Note de bas de page 1 :

 Les grammaires suivent parfois une présentation différente, mais c’est la structure « groupe verbal / groupe nominal / phrase complexe » que nous avons retenue dans la grille de travail chaque fois.

Dans un premier temps, nous avons relevé toutes les remarques afférentes à l’anglais américain dans les grammaires. Il s’est agi de déterminer si ces remarques se répartissaient équitablement dans les sections concernant le groupe verbal, le groupe nominal et la phrase complexe1.

Dans un deuxième temps, le texte dans sa matérialité, c’est-à-dire en tant que surface offerte au regard, a été examiné. Les questions suivantes se sont posées : les données sur l’anglais américain sont-elles, par exemple, reléguées à la fin des chapitres, voire dans des chapitres à part ou bien apparaissent-elles, au contraire, au fil des chapitres ? Figurent-elles surtout dans des notes infra-paginales ? Les auteurs utilisent-ils des procédés d’accentuation (soulignements, italiques, gras) lorsqu’il est question d’anglais américain ?

Enfin, la formulation des remarques sur l’anglais américain a fait l’objet d’une analyse minutieuse sur le plan énonciatif (marqueurs d’embrayage et marqueurs de modalité), ainsi que sur le plan de la texture du discours (aux niveaux phrastique et inter-phrastique). Tous les modes de désignation de l’anglais américain (par exemple, « en américain », « en anglais d’Amérique », « en anglais américain ») ont également été relevés.

C. Premier bilan des observations sur l’anglais américain dans le corpus

Des tendances générales se dégagent de l’analyse transversale des quarante ouvrages du corpus. Nous présenterons ici trois types de constatations, dont la valeur est indicative, puisque nous ne nous livrons pas à une étude statistique.

1. Prépondérance des remarques sur l’anglais américain dans le groupe verbal

La variation grammaticale se manifeste sur quelques traits ténus, plutôt que sur des phénomènes massifs, ce qui rejoint les observations de Trudgill et Chambers au sujet des locuteurs de l’anglais dans le monde :

« The vast majority of native speakers around the world differ linguistically from one another relatively little, with more differentiation in their phonetics and phonology than at other linguistic levels. Most English people (…) betray their geographical origins much more through their accents than through their vocabulary or grammar » (Trudgill et Chambers 1991 : 2).

C’est dans le groupe verbal que les différences entre anglais américain et anglais britannique sont de beaucoup les plus fréquentes. On trouve, en première position, dans 90 % des ouvrages, l’usage du subjonctif ou du moins d’une survivance d’un ancien subjonctif en anglais américain, là où l’anglais britannique semble faire un plus grand usage de l’auxiliaire modal should :

(1) « It’s imperative that he stay healthy [« subjonctif » : anglais américain] / It’s imperative that he should stay healthy [auxiliaire should : anglais britannique] ».

Sont également représentées, quoique moins systématiquement, les différences d’usage, dans certaines circonstances, entre le prétérit simple en anglais américain et le present perfect simple en anglais britannique :

(2) « He just woke up [prétérit : anglais américain] / He’s just woken up [present perfect : anglais britannique] ».

Un autre point récurrent est l’usage de have en tant que verbe lexical ordinaire en anglais américain, là où l’anglais britannique distinguerait souvent un auxiliaire have pour marquer la possession et un verbe lexical have dans d’autres situations :

(3) « Does she have children ? [verbe ordinaire : anglais américain], well, I don’t have a clue [verbe ordinaire : anglais américain] / Has she got children ? [auxiliaire : anglais britannique], well, I don’t have a clue (ou I haven’t got a clue) [verbe ordinaire ou auxiliaire : anglais britannique] ». 

Cette liste est évidemment loin d’être exhaustive. Notons également que les remarques se font plus rares dans le domaine de la phrase complexe. Les auteurs font parfois état de différences au sujet des constructions causatives (have sb do sth, anglaisaméricain), ou des alternances entre formes en Verbe-Ing et To+Verbe, dans le domaine de la complémentation verbale (like doing, anglaisbritannique / like to do, anglais américain). Les remarques touchant au groupe nominal arrivent loin derrière avec quelques observations sporadiques sur l’usage des déterminants (in hospital, anglais britannique / in the hospital, anglais américain), et sur le génitif générique (a butcher’s knife, a spider’s web) en concurrence avec la composition nominale (a butcher-knife, a spiderweb), qui serait préférée en anglais américain.

2. Anglais américain et sous-corpus « diachronique »

Sur le plan diachronique et dans les limites du corpus, les résultats obtenus ne permettent pas de déceler de grandes lignes d’évolution précises. Il convient de faire remarquer que tous les ouvrages qui prennent en compte l’anglais américain depuis 1942 jusqu’à aujourd’hui se concentrent à peu près sur les mêmes observables et dans les mêmes termes. Il n’y a donc guère de renouvellement sur les plans quantitatifs et qualitatifs, de sorte qu’un noyau dur semble s’être constitué par la reprise de mêmes observations d’un ouvrage à un autre. Le stéréotype naît, en ce sens, de l’accumulation de discours réitérés. Ainsi en va-t-il des remarques sur l’usage du subjonctif en anglais américain (cf. I. C.1.) qui apparaissent déjà dans des ouvrages plus anciens et qui se retrouvent à l’identique dans des grammaires plus récentes :

(4) « A vrai dire – peut-être sous l’influence de l’anglais américain qui semble avoir mieux conservé des formes de subjonctif – on assiste depuis quelques décennies, en Grande-Bretagne, à une sorte de renouveau de ce mode après to propose et to suggest en particulier ou après des verbes exprimant un ordre » (Tellier 1969 : 146).
(5) « Les formes du subjonctif proprement dit sont surtout utilisées aux Etats-Unis, dans l’usage écrit. (…) Dans un registre élevé (notamment langue du droit), cet usage n’a pas disparu en Grande-Bretagne » (Roggero 1979 : 77).
(6) « Il semble cependant que le subjonctif gagne du terrain, particulièrement en américain et en anglais dans un style soigné. Il est, au présent, couramment employé dans les langues de spécialité (langue juridique…) » (Demazet et al. 1996 : 238, note 1b).
(7) « Ces tournures, de style soigné, plus employées en américain et dans le style juridique, sont souvent remplacées par une proposition infinitive ou par should [sous-entendu en anglais britannique] » (Loubignac 2012 : 234).

Dans les formulations des exemples (4) à (7) (les gras sont rajoutés par nous-même), on aura noté les remarques plus ou moins systématiques sur la résurgence du subjonctif en anglais britannique, ainsi que sur son emploi dans la langue juridique.

Une première conséquence de ce recyclage permanent est la dilution de la source énonciative, si tant est qu’il y en ait une qui soit récupérable. En effet, dans le corpus, seul Zandvoort (1949) fournit assez systématiquement des preuves pour appuyer ses dires. Pour continuer l’exemple du subjonctif, on remarquera que l’auteur se fait presque un point d’honneur de citer (ibid. : 139-40) des sources américaines, qu’il signale comme telles, ainsi que les travaux du linguiste néerlandais Kruisinga sur la question (A Handbook of Present-Day English 1911). Nous n’avons pas retrouvé ailleurs dans le corpus l’énonciation d’origine du discours des grammairiens, que ce soit pour l’usage du subjonctif ou pour un autre fait de langue. On a donc tout lieu de penser que la reprise d’un discours circulant, d’une sorte de doxa, ainsi que l’autonomisation progressive par rapport à un éventuel discours source légitiment les reprises ultérieures. Gageons d’ailleurs que le même type de remarques que (4-7) a de fortes chances d’apparaître dans les ouvrages de grammaire qui seront publiés dans les années à venir.

Une autre conséquence, pour le moins fâcheuse, de ce recyclage est que les ouvrages concernés n’enregistrent pas ou que trop rarement les évolutions plus récentes de la langue. Le plus souvent, ce sont les mêmes observations sur l’anglais américain qui sont livrées par les auteurs et on semble attendre du lecteur qu’il les « croie sur parole ». Or, y a-t-il encore lieu aujourd’hui de considérer, toujours à titre d’exemple, le subjonctif dans des contextes directifs (it’s imperative that he stay healthy, exemple 1), comme un américanisme d’usage, ou ne l’est-il plus qu’historiquement, l’usage s’étant peut-être répandu par-delà les frontières du continent nord-américain, comme le laissent entendre à demi-mot certains ouvrages depuis quelque temps (exemples 4 à 7) ? Seule une recherche sur corpus permettrait d’avancer une réponse plus ferme. Par exemple, une étude diachronique effectuée par Hundt (2009 : 31), à partir du corpus ARCHER (A Representative Corpus of Historical English Registers 1600-1999), révèle que le subjonctif n’était plus utilisé en anglais britannique jusqu’au début du XXe siècle, où il ressurgit, quoique timidement, dans les textes. Cette étude mériterait d’être prolongée jusqu’à aujourd’hui, afin de voir notamment comment les deux structures concurrentes (subjonctif et construction avec should) se complètent en anglais britannique, mais ceci déborderait le cadre fixé par cet article. Dans la conclusion générale, nous évoquerons toutefois quelques applications possibles d’un tel travail.

3. Anglais américain et sous-corpus « spécialisé / vulgarisé »

La visibilité ou la non-visibilité académique de l’anglais américain dans les grammaires ne semble pas sensible au degré de spécialisation de ces ouvrages. On peut noter, à tout le moins, des tendances sur le plan qualitatif, principalement dans la manière de présenter les faits.

Ainsi, lorsque les auteurs des ouvrages de vulgarisation livrent des observations sur cette variété, ce sont souvent des règles prêtes à l’emploi ou simplement des exemples traités et didactisés, de sorte que la perception de l’anglais et a fortiori de l’anglais américain en devient déréalisée. Ceci n’est guère étonnant, car les grammaires vulgarisées sont majoritairement conçues sur le mode informatif-expositif : simplificatrices par nature, elles sont avant tout à visée utilitaire et destinées à un grand nombre d’utilisateurs.

Note de bas de page 2 :

 Voir Cotte at al. (1993) pour une synthèse des travaux des linguistes anglicistes en France.

Les ouvrages spécialisés, qui sont à la fois expositifs et explicatifs, consacrent, quant à eux, des développements plus ou moins longs sur l’anglais américain, mais il existe des différences. Ainsi, les grammaires linguistiques, qui revendiquent, jusqu’à la terminologie employée, leur appartenance à un cadre théorique, sont souvent peu prolixes sur la question. C’est le cas de la Grammaire Méta-Opérationnelle d’Adamczewski (1982, 1992, 1996) ou d’ouvrages se réclamant très explicitement de la Théorie des Opérations Enonciatives (Bouscaren et al. 1996) ou qui sont d’obédience guillaumienne (Joly et O’Kelly 1990)2. Peut-être les auteurs se sont-ils prioritairement attachés à rendre compte des processus mentaux sous-jacents dont les énoncés sont issus et des traces en surface de ces opérations, en dépit de la variation, qui n’atteint que des phénomènes ténus, qui ne sont alors pas traités en détail dans ce type de grammaires (cf. I. C.). Du reste, il est vrai que la variation ne se manifeste pas tant dans les constructions syntaxiques, bien attestées dans les variétés britannique et américaine, mais dans l’usage qui en est fait.

À la différence des « grammaires linguistiques », qui visent un public averti, les autres ouvrages spécialisés, qui n’enferment pas les lecteurs dans un cadre théorique particulier ou trop rigide, semblent articuler plus volontiers la variation géographique, mais aussi la variation individuelle et sociale, à des situations de communication réelles. Ces grammaires, qui sont néanmoins toutes héritières d’une tradition énonciativiste, comme celles d’Adamczewski ou de Bouscaren susmentionnées, font davantage la part belle aux données contextuelles. Avec l'énonciation en effet, l'acte de produire un énoncé et non simplement l'énoncé en lui-même est étudié. C'est donc la langue dans son utilisation qui intéresse les auteurs ; les phénomènes de variation y trouvent tout naturellement une certaine raison d’être.

Toutefois, force est de constater que l’appréciation des phénomènes est toujours réalisée à partir du primat de l’anglais britannique et que certaines représentations émergent dans les discours grammaticaux et persistent.

II. Emergence de stéréotypes

A. Aperçu des stéréotypes

L’analyse transversale des quarante ouvrages de grammaire a permis d’identifier trois groupes de stéréotypes qui se recouvrent partiellement. Le premier groupe concerne la fracture entre les deux variétés, britannique et américaine : l’impression qui se dégage est que l’anglais américain fonctionnerait différemment de l’anglais britannique, au point où l’on aurait deux dialectes bien distincts de l’anglais. À cela s’ajoute l’idée selon laquelle l’anglais américain serait une forme déviante, voire abâtardie, sans système réel, par rapport à une norme centrale et géographique, non remise en question : l’anglais britannique. Un troisième stéréotype tend à présenter l’anglais américain comme une variété « incidente », que le lecteur se doit de reconnaître, mais dont il est bon de ne conserver qu’une connaissance passive.

B. Comment ces stéréotypes émergent-ils ?

Les stéréotypes se manifestent à travers un jeu de contrastes entre l’anglais américain et l’anglais britannique. Ces contrastes peuvent être plus ou moins explicitement verbalisés.

1. Contraste implicitement marqué entre l’anglais américain et l’anglais britannique

Dans de nombreux ouvrages, l’anglais américain est repéré par rapport à l’anglais britannique et ne semble pouvoir être apprécié et étudié que dans sa mise en regard avec celui-ci. Cependant, l’anglais britannique n’y est pas nommé en tant que tel. L’effet créé par ce contraste implicite est que l’anglais américain apparaît d’autant plus comme une variété subalterne et incidente à l’anglais britannique, variété alors considérée comme homogène et standard, qui n’a pas besoin d’être mentionnée et qui est admise de fait, comme une évidence.

Voici quelques éléments qui concourent à créer cet effet de contraste. Considérons, tout d’abord, les titres des ouvrages avec, entre autres (nous soulignons) : « Cours de grammaire anglaise » (Tellier 1967), « Pratique de l’anglais de A à Z » (Swan et Houdart 1983), « La Grammaire anglaise de l’étudiant » (Berland-Delépine 1984), « L’Essentiel de la grammaire anglaise » (Brasart 2015). Il est évident, en tout cas pour l’utilisateur averti (un linguiste, par exemple), que le terme « anglais », dans les titres, ne désigne pas nécessairement l’anglais d’Angleterre, mais une langue commune parlée par des millions de personnes dans des pays anglophones comme langue maternelle. Mais ce qui nous intéresse au premier chef dans notre argumentation, profitons-en pour le redire, ne sont pas tant les intentions des auteurs, mais plutôt le stéréotype qui émerge ou qui risque d’émerger chez l’utilisateur, en raison des choix qui sont opérés.

On peut d’ailleurs légitimement se demander si en réalité le terme « anglais » dans les titres n’implique pas bel et bien l’anglais britannique, quoi qu’on veuille en penser. En témoignent ces préfaces ou avant-propos :

(8) « La langue anglaise présentée est généralement le Standard English (…). Il y a parfois, également, des références à l’anglais américain mais seulement à titre d’information » (Swan et Houdart 1983 : 5).

(9) « Il faut ajouter que c’est d’anglais britannique qu’il s’agit ; de très rares mentions de quelques formes américaines ne sauraient entamer ce principe » (Tellier 1967 : 5).

Un autre exemple de contraste implicitement marqué entre l’anglais américain et l’anglais britannique se trouve dans la grammaire de Berland-Delépine où l’intégralité du dernier chapitre de l’édition examinée (1984 : 397-401, chapitre 49), est dévolue au « dialecte américain ». On comprend alors, par contraste, que la description de l’anglais dans l’essentiel de l’ouvrage est fondée sur l’anglais britannique. L’ouvrage de Brasart (2015), qui pourtant fait la part belle à l’anglais américain, comporte dès la première de couverture un drapeau britannique, avec en son sein des images de la reine Élisabeth II, à la manière des icônes d’Andy Warhol. Choix d’éditeur ? Peut-être, mais un choix qui en dit long.

La mise en hiérarchie d’éléments sur la page est également évocatrice. Les « ajouts » sur l’anglais américain sont parfois clairement montrés, sous forme de décrochements graphiques (remarques en fin de paragraphes, notes de bas de page, mises entre parenthèses, encadrés) qui affectent la linéarité et qui créent un régime du facultatif, du suppressible (glose : « moi, auteur, vais vous dire quelque chose d’autre sur l’anglais, mais pas de la même manière que le reste de mon exposé »). Ces marques d’altérité au sein de la voix de l’auteur relèguent d’autant l’anglais américain au statut de variété incidente, inférieure à l’anglais britannique, puisque tout n’est pas éclairé de la même manière.

En somme, on obtient ce que Herschberg-Pierrot (1979) appelle, dans une étude différente, des « stéréotypes dysphoriques » sur l’anglais américain et, par symétrie, des « stéréotypes euphoriques » (ibid.) pour la variété britannique. Celle-ci bénéficie, en creux, d’un préjugé particulièrement favorable en tant que variété plus logique, plus régulière et moins relâchée. Dans les faits, il en est évidemment tout autrement, la diversité dialectale en Grande-Bretagne étant, au contraire, particulièrement impressionnante.

2. Contraste explicitement marqué entre l’anglais américain et l’anglais britannique

Dans d’autres cas, l’opposition entre les deux variétés est posée explicitement par des moyens typographiques et / ou linguistiques. Considérons cet exemple extrait de Zandvoort (nous soulignons) :

(10) « Il y a une tendance, en particulier en américain, à employer la construction avec for après des verbes qui ne commandent pas normalement cette préposition en anglais » (Zandvoort 1949 : 35).

Note de bas de page 3 :

 Ces remarques trouvent un écho dans la compilation que fait McArthur (1998 : 219-228) des moyens divers pour désigner la variété américaine de 1789 à 1997 : American, the American language, American English, Americanism, etc.

Les modes de désignation des deux variétés en (10) sont, semble-t-il, révélateurs d’une certaine représentation de l’auteur. À lire ce paragraphe en effet, on a le sentiment qu’il y a deux variétés bien distinctes, « l’américain3 » d’une part et « l’anglais » d’autre part, alors qu’en réalité « l’anglais » devrait être considéré comme un hyperonyme de l’anglais britannique, de l’anglais américain, de l’anglais australien, de l’anglais sud-africain, etc., qui sont tous en relation de co-hyponymie. Il s’agit sans aucun doute d’un raccourci de la part du grammairien, mais d’un raccourci malheureux qui entretient le stéréotype de la fracture entre les deux variétés. En outre, l’utilisation de l’adverbe « normalement » reste ambiguë, dans la mesure où l’on ne sait trop si celui-ci signifie « ordinairement, habituellement » ou « qui est sans anomalie, sans dérèglement ».

L’exemple suivant, extrait de La Grammaire anglaise de l’étudiant, est intéressant sur le double plan typographique et linguistique (nous soulignons) :

(11) « Principalement dans le style écrit, surtout aux Etats-Unis, on place parfois l’adverbe entre la particule to et l’infinitif. C’est ce qu’on appelle le « split infinitive », construction critiquée par certains puristes. Il est presque toujours possible de l’éviter sans être ambigu.

It is difficult to perfectly understand this question. Un Anglais préfère dire ou écrire : It is difficult to understand this question perfectly.

Il se rencontre en Angleterre surtout avec des adverbes courts, notamment : just, better, fully, always, never, sort of (…) » (Berland-Delépine 1984 : 79).

Ce paragraphe sur le split infinitive, qui se trouve en fin de section sur l’adverbe dans un chapitre consacré à l’ordre des mots, contient tout d’abord une assez grande proportion d’énoncés non embrayés : les remarques qui y sont faites semblent être toujours vraies, dans toutes les situations d’énonciation et pour tous les locuteurs, comme s’il s’agissait d’une réponse définitive et d’une analyse achevée. Il se dégage ainsi l’impression que les locuteurs de l’anglais américain transgressent immanquablement sans vergogne des normes en vigueur et sanctionnées par les puristes et que les locuteurs de l’anglais britannique, eux, font montre de plus de modération (« adverbes courts ») et d’un respect sourcilleux de formes réputées correctes (« possible de l’éviter sans être ambigu »). On doit également noter la très nette démarcation typographique entre les deux variétés d’anglais, ainsi qu’une opposition remarquable entre « un Anglais », « en Angleterre », d’une part et les « Etats-Unis », d’autre part. L’antithèse, qui est ici à la fois typographique et linguistique, est « un puissant organisateur de la perception du monde et des discours (…) [E]lle constitue un modèle de pensée très présent (…) dans les relations humaines (…) et est typique des discours agoniques » (Paveau 2006 : 205).

Donc, une fois de plus, l’anglais américain semble associé à une variété égarée hors du vrai, du beau et du bon sens. Signalons d’ailleurs qu’une telle observation a, en plus de son contenu propositionnel, une force illocutoire certaine : elle vaut pour un acte de langage indirect de type directif, proche d’une recommandation, d’un avertissement au lecteur (« utilisez… n’utilisez pas »).

L’exemple ci-après est remarquable, en raison du choix énonciatif effectué (nous soulignons) :

(12) « L’habitude américaine tend cependant à se généraliser, même en Grande-Bretagne » (Demazet et al. 1996 : 84, note 4).

L’adverbe même a pour rôle de focaliser l’attention sur un élément discordant avec la relation prédicative assertée dans la proposition et de le réinsérer par force dans un ensemble dont il devrait être a priori exclu. En des termes différents, les auteurs semblent dire que « même la Grande-Bretagne valide la relation prédicative ». Autant de témoignages d’une intervention méta-énonciative sur le dire et sur le dit.

C. Vision plus nuancée du corpus, analyse de quelques exemples

Des nuances dans la présentation de l’anglais américain et, en conséquence, dans le stéréotype qui émerge peuvent être décelées dans les formulations des auteurs, pour peu que l’on observe celles-ci de plus près. Notons que les remarques qui suivent concernent majoritairement la section « spécialisé » du corpus.

1. Stéréotypes dénoncés par l’écrit et stéréotypes naissant dans l’écrit

Dans certains cas, il est possible d’identifier des niveaux de stéréotypie différents. Considérons l’exemple suivant où l’allusion à un texte antérieur ou à une constellation de textes antérieurs se fait sentir (nous soulignons) :

(13) « Contrairement à ce que voudraient les grammaires et les dictionnaires prescriptifs, like est très facilement suivi d’une proposition, et pas uniquement en anglais américain. Like I said… » (Lapaire et Rotgé 2002 : 562).

Un stéréotype intertextuel, apparaissant d’un ouvrage à l’autre, est ainsi dénoncé.

L’exemple (14), ci-après, semble témoigner d’une prise de recul de l’auteur par rapport aux stéréotypes qu’il véhicule, peut-être malgré lui (nous soulignons) :

(14) « Ces distinctions n’ont rien d’absolu, et on entend de plus en plus la conjugaison « américaine » de to have en Angleterre (…) » (Berland-Delépine 1984 : 22).

Il est bien connu que le guillemetage (« américaine ») introduit une discontinuité dans le fil du discours. Par cet usage, le scripteur se désolidarise d’une certaine manière de dire, manifeste une certaine remise en question du mot qu’il utilise. Il reste néanmoins difficile de savoir, dans cet exemple, si c’est l’association inhabituelle de « conjugaison » et de « américaine » qui commande ce choix, ou si c’est le caractère américain de cet usage qui est discutable, car relevant du stéréotype.

2. L’explication, une tentative d’allègement du stéréotype ?

Dans quelques-uns des ouvrages plus récents de la section « spécialisé » les auteurs assortissent leurs remarques sur l’anglais américain d’explications, ce qui permet d’entrevoir des rapports pertinents entre les faits de langue, et ce qui diminue d’autant la force du stéréotype. Il en va ainsi dans cet exemple de Souesme sur le couple present perfect / prétérit (nous soulignons) :

(15) « Des linguistes font remarquer que les Américains ont tendance à employer le prétérit là où les Anglais emploient le present perfect. De là à dire que le prétérit est en passe de supplanter le perfect, il n’y a qu’un pas que certains franchissent allègrement ! Certes, l’américain emploie (…). Or, même en anglais britannique (…). En fait, ces deux marqueurs peuvent être considérés de deux manières (…). Just now en anglais britannique est considéré avec le sens d’un présent élargi, d’où l’emploi du present perfect, alors qu’en américain, il est considéré comme signifiant a minute ago (…). Par ailleurs, bien des énoncés en américain témoignent de la bonne santé du perfect, là même où des francophones peu avertis attendraient à tort un prétérit (…) » (Souesme 1992 : 80).

Comme dans l’exemple (13) supra, on remarque que le message transmis par l’auteur est fondé sur le dire d’un tiers non spécifié, un savoir extérieur et antérieur au discours (« Des linguistes font remarquer que les Américains ont tendance… »). Cette hétérogénéité discursive réaffirme alors le postulat bakhtinien selon lequel tout discours porte des traces d’autres discours. Il faut aussi noter la présence de marqueurs propres à l’argumentation (« certes », « or », « en fait », etc.), et la pleine manifestation de la subjectivité de l’auteur, dans l’usage d’une ponctuation expressive et de l’adverbe « allègrement », qui est marqué axiologiquement. L’auteur chercherait donc à briser le stéréotype ou du moins à le nuancer, en ayant recours à l’explication et en conjoignant des usages jusque-là souvent considérés comme distincts et irréconciliables.

3. Vers la prise en compte de la variation au-delà de l’opposition « anglais britannique / anglais américain »

Dans l’exemple ci-après (nous soulignons), l’explication porte sur un fait précis, mais l’éclaire d’une lumière nouvelle en l’insérant dans un système plus large, celui du renouvellement de l’anglais. Une telle manière de procéder permet sans doute de réviser les stéréotypes et de les faire évoluer.

(16) « Ceci explique en grande partie que, dans certaines variétés d’anglais (et notamment en anglais américain), have to tende à remplacer must pour certains de ces emplois. Attention cependant : must est loin d’avoir disparu de ces variétés d’anglais » (Larreya et Rivière 2010 : 106).

Note de bas de page 4 :

 Svartvik et Leech (2006 : 206-211) utilisent les termes « americanization », « colloquialization » (le processus par lequel la langue écrite est influencée par les normes de la langue orale) et « liberalization », afin de caractériser l’évolution entamée par l’anglais (notamment britannique) depuis quelque temps.  

Avec les adverbes dits « paradigmatisants » (terme emprunté à Guimier 1996), comme notamment, dans l’exemple (16), aucun élément du paradigme, hormis celui qui est focalisé, n’est mentionné de manière explicite ; cependant, l’on comprend, comme dans le cas présent, que la liste n’est pas complète. Elle est susceptible de concerner d’autres variétés. L’opposition binaire « anglais britannique / anglais américain » est ainsi assouplie, la perspective élargie. Il convient de faire remarquer, à l’appui de cette observation, qu’une édition plus ancienne de la grammaire de Larreya et Rivière, datant de 1991, ne contenait pas ce paragraphe, qui a donc été ajouté par la suite. Ce serait l’américanisation4 grandissante de l’anglais britannique, peut-être davantage ces dernières années sous l’influence des nouvelles technologies et des médias, qui motiverait cet ajout. Les auteurs prendraient alors de plus en plus conscience qu’il est important d’ouvrir progressivement les grammaires au foisonnement et à la richesse de l’anglais d’aujourd’hui.

Dans la dernière partie de cette contribution, notre objectif a été de déterminer s’il existait des similitudes entre les stéréotypes décelés dans l’espace de la tradition grammaticale et les stéréotypes présents dans d’autres supports.

III. Mises en perspective: ubiquité des stéréotypes sur l’anglais américain?

A. Examen d’autres genres textuels que les grammaires de l’anglais

Nous nous limiterons ici, faute de place, à deux types de discours transverses : les forums métalangagiers sur Internet et les rapports du jury de l’agrégation et du CAPES d’anglais.

1. Les forums de discussion sur Internet

Des requêtes ont été effectuées sur Internet. Elles ont permis de récolter quatre-vingts observations différentes issues de forums de discussion en anglais et en français et traitant plus ou moins directement de l’anglais américain. L’échantillon obtenu est sans prétention scientifique, puisque Google n’est pas un corpus et ne permet pas de réelles quantifications. Néanmoins, bien que de très nombreux échanges portent sur des éléments lexicaux associés à l’anglais américain et plus rarement sur des faits grammaticaux (une quinzaine de cas seulement), il en ressort des stéréotypes semblables à ceux trouvés dans les ouvrages de grammaire. En voici quelques exemples (nous soulignons) :

(17) [Il s’agit d’un forum où l’un des internautes emploie offspring, « progéniture », au pluriel, alors qu’une certaine norme grammaticale exige que ce nom discret n’ait pas de pluriel morphologique en -s].

« The Macquarie Dictionary has as one of the definitions of offspring, ‘descendants collectively’. No mention of ‘offsprings’. The Oxford Online Dictionaries only have ‘offspring’ as the plural. ‘Offsprings’ must be an Americanism ».

(18) « ‘Tireder’ must be American English. It's ‘more tired’« .

(19) « Stupider is a word ? ****, must be American English ».

(20) « [Internaute britannique] I've never heard anyone say "I need my hair cutting" ever. Must be an Americanism.
[Internaute américain] I'm an American and I've never heard that expression in my life ».

(21) [Exemple de différence lexicale] « Ribblehead station (railway station, not train station - I hate British people who use that Americanism), at just about 1000 feet above sea level ».

(22) « Oui seldomly j'ai cherché dans le dictionnaire mais il n'y est pas. Ce doit être un américanisme, ça doit ce [sic] dire aux USA ».

Les exemples (17-22) sont des allo-évaluations, c’est-à-dire des évaluations de « l’autre ». En suivant Yaguello (1988 : 13) à propos de l’attitude des sujets parlants eu égard à leur propre usage ou à celui des autres locuteurs, on voit que les internautes adoptent ici :

- des attitudes explicatives : ainsi, pour expliquer l’emploi inhabituel de offspring au pluriel, l’internaute de l’exemple (17) établit un raisonnement, en ayant recours à des ouvrages de référence ;

- des attitudes normatives : dans l’exemple (18), on sent que selon l’internaute, tireder ne se dit pas en vertu de règles préétablies, mais qui ne sont pas explicitées dans son message. L’exemple (19) fonctionne de la même manière ;

- des attitudes appréciatives : dans l’exemple (21), la variété américaine est vilipendée indirectement (« I hate British people who… »).

Ce qui est encore plus révélateur du stéréotype sur la variété américaine est la récurrence dans ces exemples de l’auxiliaire modal must ou du verbe devoir. Tous deux ont une valeur épistémique et marquent la quasi-certitude de l’énonciateur concernant la valeur de vérité de la relation prédicative. Le message est très clair : telle ou telle forme qui s’éloigne d’une norme (réelle ou imaginée) doit être et ne peut être alors qu’un américanisme.

Il semblerait donc que les mêmes stéréotypes que dans les ouvrages de grammaire soient entretenus chez les internautes, anglophones et francophones : l’anglais américain est représenté comme l’autre variété, celle où l’on relègue tout ce qui n’est pas connu du locuteur et / ou explicable par la règle, ou qui en déroge.

2. Les rapports du jury du CAPES et de l’agrégation d’anglais

Note de bas de page 5 :

 Disponibles en ligne sur le site de la Société des Anglicistes de l’Enseignement Supérieur (SAES).

Nous n’avons pas obtenu de très bons résultats en consultant les rapports du jury du CAPES et de l’agrégation d’anglais de 2010 à 20165. Comme ces discours sont des discours seconds, qui brassent des discours sources, on aurait pu s’attendre à y trouver des représentations sur l’anglais américain, provenant directement ou indirectement d’ouvrages de référence, comme les grammaires. Or, la plupart des rapports ne contiennent que quelques remarques d’ordre phonologique (notamment sur le caractère rhotique de la variété américaine), ainsi que des observations éparses sur des différences lexicales entre anglais américain et anglais britannique, dans les corrigés des épreuves de traduction. Une remarque sur le subjonctif (rapport d’agrégation interne 2012) vient cependant rappeler la prégnance de ce stéréotype attaché à l’anglais américain (cf. I. C. 1).

L’exemple (23), ci-après, mérite aussi qu’on s’y arrête, dans la mesure où les remarques des concepteurs révèlent indirectement les représentations dominantes de certains étudiants et les raccourcis dangereux qui peuvent en dériver :

(23) « Nous mettons par ailleurs en garde contre les excès de généralisation. Ainsi, sauf à disposer de données fiables, il paraît difficile de différencier d’emblée l’usage des question tags en anglais britannique et en anglais américain » (rapport du jury d’agrégation externe 2011).

Les reprises par auxiliaires, comme les question tags (par exemple, she’s nice, isn’t she ?) sont en effet souvent perçues, dans l’imaginaire des locuteurs, comme de véritables réflexes britanniques, les Américains ayant systématiquement recours – pense-t-on – à des formes simplifiées, comme right ? (she’s nice, right ?). On notera d’ailleurs que la formule « n’est-ce pas », qui est souvent directement associée aux question tags en traduction, n’est guère utilisée spontanément en français de tous les jours. Pourtant, étonnamment, elle apparaît dans certains manuels d’apprentissage du français, rédigés par des anglophones et à destination d’un public non francophone. Un stéréotype sur la formule « n’est-ce pas », en français, risque donc aussi d’émerger, si ce n’est pas déjà fait, chez les apprenants de cette langue, à l’instar des question tags ! En témoigne cet exemple (les gras sont les nôtres) :

(24) « – Ah ! Janine ! s’exclame Madame Bédier. Philippe ! C’est Janine ! La meilleure gardienne d’enfants du voisinage ! N’est-ce pas, Philippe ?
Monsieur et Madame Bédier ont mis leurs chapeaux, manteaux, et gants. Avant de sortir, Madame Bédier dit :
– Renée, sois sage ! A huit heures et demie tu vas te coucher, n’est-ce pas ? Janine, tu sais où est la chambre de Renée, n’est-ce pas ? (…) » (Kendris 1996 : 297).

Enfin, il n’est pas inintéressant de faire remarquer que les avertissements aux lecteurs des rapports du jury, notamment dans le domaine de la phonologie, ne sont pas toujours retravaillés au cours des différentes éditions, sans doute parce que les mêmes dérives de la part des candidats se reproduisent chaque année. Ces copier-coller contribuent alors, à leur manière, à la pérennisation de certains stéréotypes et ne sont pas sans faire écho au recyclage auquel on assiste dans les ouvrages de grammaire à travers les décennies (cf. I. C. 2).

B. Etudiants anglicistes et stéréotypie

Toujours dans le dessein de mieux comprendre le degré d’intégration des stéréotypes associés à l’anglais américain, nous nous sommes interrogé sur la manière dont ceux-ci sont représentés dans l’esprit des locuteurs, et plus particulièrement dans l’esprit d’étudiants anglicistes.

1. Représentation mentale des stéréotypes

Il existe une abondante littérature au sujet des représentations mentales des stéréotypes en psychologie cognitive (Hilton & von Hippel 1996), mais aussi en linguistique cognitive (Bybee 2010, Kleiber 1990). Selon ces perspectives théoriques, les représentations cognitives des usagers seraient composées de stéréotypes schématiques et / ou d’instances spécifiques qui serviraient d’exemplaires (« exemplar-based models », dans la littérature). Ces deux représentations ne sont pas exclusives, elles peuvent coexister.

Un stéréotype schématique est une entité abstraite constituée d’attributs jugés pertinents pour la catégorie ; une instance est un exemple concret qui sert de modèle, à partir duquel d’autres stéréotypes sont appréhendés et mesurés.

2. Enquête auprès d’étudiants anglicistes

Afin de commencer à avoir quelques pistes, une enquête a été réalisée au moyen d’un questionnaire qui a été distribué à une population de cent étudiants anglicistes. Le choix des informateurs a été effectué en tenant compte de la variable « niveau d’étude » (Licences 2 et 3, Master), de manière à mettre en évidence une incidence éventuelle du degré de spécialisation sur les représentations. Le questionnaire comportait une première question factuelle et une seconde question d’opinion, ainsi rédigées :

Question un : « Quelle est la différence grammaticale qui vous paraît la plus représentative entre anglais britannique et anglais américain ? » 

Question deux : « Quel stéréotype est, selon vous, communément associé à l’anglais américain ? » 

Le Tableau I ci-après indique que presque la moitié des étudiants n’a pas toujours su répondre à la première question (46 %). Ce chiffre est peut-être imputable au jeune âge des personnes sondées. Jouent également le niveau linguistique et la sensibilité des locuteurs. Fait intéressant, nous n’avons pas décelé de différences significatives entre les étudiants plus jeunes (Licence 2) et les étudiants plus avancés (Master).

Environ 26 % des étudiants, quel que soit le niveau d’étude, a formulé un stéréotype en termes de « formes contractées ». Ont été cités, le plus souvent, les formes graphiques wanna, gonna, gotta, ain’t, qui sont issues de corruptions phonologiques, et des phénomènes d’ellipse (I better, I got pour I’d better et I’ve got). Ceci apparaît aussi dans notre corpus de quarante ouvrages, comme dans cette remarque de Berland-Delépine, éloquente à plus d’un titre :

(25) « Quant à ‘ain’t’ (…), c’est une forme considérée comme vulgaire (américanisme courant) » (Berland-Delépine 1984 : 15).

L’auteur amalgame, semble-t-il, des caractéristiques populaires (« vulgaire ») et des caractéristiques géographiques (« américanisme courant »), ce qui semble correspondre à ce qui se passe dans l’esprit de nombreux locuteurs, dont nos étudiants. Or, il ne fait pas de doute que les Américains – ce qui est d’ailleurs valable pour tous les locuteurs des langues du monde – ne parlent pas tous d’une même voix et ont dans leur répertoire plusieurs variétés linguistiques (ain’t, I better, mais aussi isn’t et I’d better, par exemple) qu’ils sont capables d’utiliser différemment en fonction du contexte, du canal utilisé, du thème traité et des relations qui unissent les participants.

L’usage différent des auxiliaires modaux (will et shall pour exprimer l’idée de futur sont souvent invoqués), ainsi que du present perfect et du prétérit ramènent également un faible contingent, mais ne sont pas inconnus des étudiants. Rappelons brièvement que les marqueurs de temps, d’aspects et de modalité constituent une grande partie du programme de grammaire de l’angliciste en France et que ces points sont tout naturellement évoqués en cours, voire travaillés en détail.

Tableau I : Questionnaire : « quelle est la différence grammaticale qui vous paraît la plus représentative entre anglais britannique et anglais américain ? »

Différence grammaticale entre anglais britannique
et anglais américain

Pourcentages (sur cent étudiants sondés)

Contractions, formes corrompues

26 %

Usage différent des modaux

12 %

Prétérit au lieu du present perfect, dans certaines circonstances

8 %

Autres différences

8 %

Sans réponse

46 %

La seconde question du questionnaire, qui est plus ouverte, a recueilli 100 % de réponses. La Figure 1 ci-dessous donne à voir les retours les plus fréquents. Ce qui apparaît très vite est que rares sont les évaluations complètement neutres ou favorables. Peut-être cela tient-il au fait que le terme « stéréotype » est souvent appréhendé de manière négative chez les personnes sondées.

Figure 1 : Questionnaire : « quel stéréotype est, selon vous, communément associé à l’anglais américain ? »

Figure 1 : Questionnaire : « quel stéréotype est, selon vous, communément associé à l’anglais américain ? »

Les réponses obtenues mettent en évidence trois types de raisonnement : certains étudiants invoquent des arguments esthétisants (« peu élégant ») avec, en creux, une norme de référence associée à l’anglais britannique (« l’anglais américain est peu élégant contrairement à sa cousine britannique », a écrit un étudiant). D’autres encore recourent à des arguments historisants (« variété impure », qui fait allusion au passé de la langue). Pour d’autres étudiants, c’est moins l’esthétique ou le caractère impur de l’anglais américain qui les préoccupe que sa recherche de clarté communicationnelle (« plus efficace »).

La représentation schématique en cascades adoptée dans la Figure 1 donne la possibilité de percevoir les liens forts qui existent entre les différents stéréotypes convoqués, mais aussi leur caractère de plus en plus dépréciatif. En d’autres termes, il n’y a souvent qu’un pas à franchir entre « une variété efficace » et « une variété plus simple » ou entre « une variété plus simple » et « une variété peu exigeante ». Le nombre de cases sur une même ligne correspond au nombre de réponses récoltées.

De ce questionnaire, on retiendra qu’il semblerait que les locuteurs s’appuieraient sur des schèmes, qui conditionneraient la structuration de la pensée et de son expression, plus que sur des instances spécifiques, à partir desquelles seraient calculés et compris de nouveaux éléments. Ainsi, pour reprendre les échanges sur Internet (17-22), cités plus tôt, on peut supposer que les internautes qui tendent à rapprocher de la variété américaine toutes les formes jugées incorrectes ou incongrues ne le font pas parce qu’ils ont déjà rencontré des exemples analogues lors d’échanges avec des locuteurs américains, et à partir desquels ils seraient à même d’évaluer les formes rencontrées (stupider, tirerer, offsprings), mais plutôt parce que tout écart est immédiatement associé à un schéma de pensée élaboré à partir d’expériences récurrentes, et selon lequel l’anglais américain serait une variété plus hardie, qui s’écarte de ce qui est établi par les « règles ».

C. Modélisation du circuit de la transmission des stéréotypes

À la lumière des différentes observations recueillies et en conclusion des analyses, on peut modéliser le circuit de la transmission des stéréotypes sur l’anglais américain.

1. Chaîne de circulation des discours sur l’anglais américain

La Figure 2 ci-dessous montre que l’on aurait affaire à une série de représentations portée par un corps de spécialistes, détenteurs d’un certain savoir et en position haute par rapport au lecteur. Les ouvrages de grammaire en sont les meilleurs représentants (1). Les auteurs de ces discours sources sont eux-mêmes influencés, comme on l’a dit en introduction, par les discours de leurs prédécesseurs. Ce savoir serait ensuite relayé, en aval, par des groupes divers, des « messagers », tels que les concepteurs de manuels et les groupes de réflexion élaborant les rapports du jury des concours de l’enseignement (2). À leur tour, les enseignants, imprégnés de la lecture de rapports du jury et souvent concepteurs de manuels et de grammaires, transmettent ces stéréotypes à leurs élèves, ou dans le supérieur, à leurs étudiants. Élèves et étudiants reçoivent ce savoir, qui est susceptible d’être transmis par les futurs enseignants que certains deviendront un jour (3).

Figure 2 : Transmission des stéréotypes, une boucle rétroactive

Figure 2 : Transmission des stéréotypes, une boucle rétroactive

On comprend, dès lors, pourquoi les stéréotypes sur l’anglais américain résistent aussi fortement à toute information contradictoire et pourquoi ils sont nourris par tout ce qui semble s’y rattacher. Les stéréotypes s’alimentent eux-mêmes. On peut toutefois concevoir qu’une étude plus poussée permettrait de comprendre que la circulation des discours n’est en réalité que partiellement conservatrice et que l’on peut déceler de fines évolutions au fil du temps et des recyclages.

2. Les cadres pré-discursifs collectifs

Il devient alors possible de parler, à la suite de Paveau (2006), de « cadre pré-discursif collectif » ou de « pré-discours ». La notion, selon l’auteur, permet de fédérer diverses notions connexes utilisées dans le domaine des sciences humaines, comme la doxa, les stéréotypes, les informations préalables, les préjugés ou encore les représentations, etc. Les pré-discours ont une portée plus large que les notions précédemment évoquées, en ce qu’ils se construisent collectivement, en fonction des expériences perceptives et s’organisent dans les discours des prédécesseurs et dans la mémoire collective. Ils possèdent, en ce sens, un contenu « historico-mémoriel » (ibid. : 166), et contrairement aux « stéréotypes » ou aux « préjugés », par exemple, ils ne sont pas toujours perçus de manière négative. Les pré-discours se manifestent dans la matérialité des discours, c’est-à-dire se déposent dans des « agents externes » (ibid. : 174), comme les encyclopédies, les dictionnaires, la presse, les slogans, les proverbes, les textes institutionnels, les enseignes de magasins, etc. Les phénomènes étudiés dans cet article contiennent des traits qui les font ressortir aux pré-discours, en ce qu’ils sont collectifs, immatériels et transmissibles par les canaux de la mémoire discursive.

Conclusions et perspectives

L’analyse transversale d’un corpus de quarante ouvrages de grammaires anglaises écrites en français et qui s’adressent a priori à un lectorat francophone a permis de mettre au jour un certain nombre de stéréotypes sur l’anglais américain : ces stéréotypes, qui se concentrent dans le groupe verbal (le subjonctif se taillant la part du lion), ont une certaine systématicité et stabilité, quels que soient le type d’ouvrages (spécialisé ou vulgarisé) et la période concernée. De fines nuances ont pu être observées.

Les représentations sur l’anglais américain dans les grammaires consultées émergent par un jeu de contrastes : les ouvrages examinés opposent une variété légitime (l’anglais britannique) à une variété perçue comme moins légitime (l’anglais américain), sur le mode in absentia où seule la variété américaine est désignée, ou sur le mode in praesentia où les deux variétés sont explicitement posées. On a eu l’occasion de noter, à travers quelques exemples qui n’épuisent pas la variété des exemples rencontrés, des disjonctions spatiales proches de l’opposition « ici / ailleurs » (en Angleterre / aux Etats-Unis), des disjonctions typographiques (qui accentuent d’autant la rupture entre les deux variétés), mais aussi des disjonctions axiologiques (stéréotypes euphoriques / stéréotypes dysphoriques). Ces croyances se logent dans des énoncés-hôtes récurrents, comme des structures antithétiques fonctionnant avec ou sans adverbes adversatifs (« en anglais… [toutefois]… en américain »). Il y a cependant dans cette circulation conservatrice des stéréotypes des évolutions sensibles qui se dessinent, notamment dans certains ouvrages plus récents de la section « spécialisé » : peut-être doit-on commencer à y voir un souhait de la part des auteurs de faire évoluer les stéréotypes.

L’examen de forums de discussion et de rapports du jury de concours de l’enseignement a permis d’évaluer la vitalité des stéréotypes et leur stabilité dans les discours en dehors des ouvrages de grammaire. Grâce à l’enquête menée auprès de cent étudiants anglicistes, nous avons pu avancer que les stéréotypes sur l’anglais américain sont davantage représentés sous forme schématique dans l’esprit des locuteurs. On a alors été à même d’esquisser les modalités de propagation de ces stéréotypes, qui constituent des manifestations langagières de « pré-discours » ou de « cadres pré-discursifs collectifs » (Paveau 2006).

La recherche entreprise pourra encore gagner en profondeur si l’on choisit d’établir des comparaisons supranationales, par exemple avec des ouvrages de grammaire anglaise écrits en anglais par des anglophones et à destination d’un public parlant ou lisant l’anglais. Que trouverait-on si l’on choisissait aussi de réunir des ouvrages non spécialement consacrés à la grammaire, tels des romans, des guides touristiques ? Les mêmes stéréotypes y sont-ils convoqués ?

En ce qui concerne la représentation mentale des stéréotypes, une enquête de plus grande ampleur gagnerait à être effectuée auprès d’individus porteurs du discours de l’institution : enseignants d’anglais dans le secondaire, universitaires anglicistes et universitaires dont la spécialité est la linguistique anglaise.

Enfin, un tel travail suggère des voies où pourraient s’engager de futures recherches. Un prolongement envisageable consiste à confronter les stéréotypes débusqués dans les ouvrages de grammaire à des données sur corpus, afin de vérifier non plus la stabilité des stéréotypes (l’essentiel de notre travail jusqu’ici), mais leur validité linguistique. Ce travail à partir de données effectives permettrait sans nul doute de réviser certains a priori. Dans une perspective de linguistique appliquée, un objectif à long terme pourrait être alors de réfléchir à la conception d’une grammaire de l’anglais ouverte sur la variation. Cette grammaire serait alors régulièrement alimentée par des données nouvelles provenant de corpus, et qui resteraient en permanence sujettes à renégociation, à la manière des dictionnaires évolutifs, dont certains sont en ligne. Ce type de grammaire deviendrait ainsi un nouveau lieu d’apprentissage de la langue, une fenêtre sur le monde, libérée, il faudrait l’espérer, de certains stéréotypes.