Le stéréotype du Gitan dans les dictionnaires en Italie, en France et en Espagne pour une comparaison en diachronie1 The Gypsy Stereotype in Dictionaries in Italy, France and Spain for a diacronic comparison

Michele Paolini 

https://doi.org/10.25965/dire.792

Notre analyse prend comme paradigme la définition lexicographique de Gitan (en italien Zingaro), telle qu’on la trouve dans le dictionnaire italien le plus important du XIXe siècle : le Dizionario della lingua italiana de Niccolò Tommaseo et Bernardo Bellini. Cette définition, conformément à une longue tradition, met en lumière les principales caractéristiques sémantiques du mot. Elles paraissent basées sur des généralisations péjoratives consolidées dans l’usage de la langue. Ceci suggère la possibilité d’effectuer une comparaison parmi les définitions de la tradition lexicographique en d’autres langues romanes, en vérifiant s’il y a identité, similarité ou divergence dans les procédés conceptuels tant au niveau de la langue que des questions posées par la définition. Nous interrogerons les moteurs de recherche qui permettent une analyse diachronique des dictionnaires français, italiens et espagnols.

This work focuses on the lexicographic definition of the word Gypsy (in Italian Zingaro), as found in the most important Italian dictionary of the nineteenth century : the Dizionario della lingua italiana by Niccolò Tommaseo and Bernardo Bellini. In accordance with a long tradition, this definition highlights the main semantic characteristics of the word which all appear to be based on pejorative generalizations consolidated by language use. This suggests a possible comparison with the various definitions in the lexicographical tradition of other Romance languages, in order to verify whether there is any identity, similarity or divergence in conceptual processes, both at the level of language and at the level of the questions posed by the definition. We will query the search engines which allow a diachronic analysis of French, Italian and Spanish dictionaries.

Sommaire

Texte intégral

Introduction

La lexicographie est soit la technique d’élaboration des dictionnaires (Porto Dapena, 2002) soit l’analyse linguistique de cette technique. On distingue donc, dans la mesure du possible, une science de la lexicographie et une technique lexicographique et, de la même façon, le linguiste lexicographe et l’auteur de dictionnaire.

Le but du dictionnaire unilingue est de recueillir les mots (ce qui correspond aux actes de recensement et de lemmatisation) et de fournir un certain nombre d’informations sur leurs conditions d’emploi et sur leur sens (ce qui correspond à l’acte de définition).

Au milieu du XIXe siècle,Antoine-Augustin Cournot ([1912] 1851, p. 348), écrivait :

Les définitions de mots, chez les lexicographes, ont pour but de faire connaître le sens d’un mot à ceux qui ont déjà une notion plus ou moins claire ou obscure, plus ou moins superficielle ou approfondie, de la chose que ce mot désigne.

Depuis lors, l’idée des objectifs à atteindre par l’auteur de dictionnaire n’a pas trop changé (Porto Dapena, 2014, p. 16) : le concept de définition reste lié à la notion de signification. La tâche prioritaire du lexicographe consiste toujours dans la description des propriétés sémantiques attachées à une unité lexicale, qui doivent être ensuite transmises sous une certaine forme, plus ou moins figée. Cela revient-il déjà à l’un des différents concepts de « stéréotype », comme il serait suggéré par Putnam (1975 ; 1990 ; Amossy & Herchberg-Pierrot, 1997 ; Marandin, 1990, p. 285).

Il est méthodologiquement nécessaire de répondre à cette question préalable : qu’est-ce qu’un stéréotype en lexicographie ? Pour le lexicographe, le stéréotype a constitué pendant une longue période deux « objets » différents, ou deux aspects distincts d’un même objet :

- un « objet verbal » : un message verbal préétabli;
- un « objet cognitif » : une représentation généralisée et simplifiée que l’on se fait d’un groupe social.

Dans le dernier cas, en lexicographie, le stéréotype n’est pas incorporé dans l’activité d’un sujet observateur. Pas au niveau de sa manifestation discursive. Il faut donc dire que ce phénomène concerne les structures profondes (Courtès, 1991, p. 136-137) du dictionnaire plutôt que celles de surface.

Tout d’abord, le stéréotype est un objet dont la nature est d’ordre linguistique. On parle alors d’« expressions stéréotypées » : « suites de morphèmes liés par des contraintes syntaxiques fortes (syntagmes figés, par exemple) ou des contraintes sémantiques (proverbes, par exemple) » [en italique dans le texte] (Dubois & Dubois, 1971, p. 40). En ce sens, surtout au cours de la deuxième moitié du siècle dernier, l’approche de la lexicographie nous a renvoyé à celle de la linguistique générale, notamment structurale. Roman Jakobson (il suffit de considérer ici les « Deux aspects du langage et deux types d’aphasie » dans les Essais de linguistique générale, 1993 [1963], p. 22-45) avait déjà insisté pour sa part sur l’importance de la production de « phrases stéréotypées ». Dans la langue, la combinaison des mots aurait été ajustée, cas par cas, selon une échelle ascendante de liberté. Cette combinatoire se trouverait donc le long d’un continuum entre la non-contrainte et le figement. En ce qui concerne les effets qu’elle produit, et sa nature même, on peut dire aujourd’hui, sur la base d’un cadre théorique qui a évolué (Ibrahim, 2003, p. 102), que

la langue fonctionne comme un lexique-grammaire et c’est une triple erreur théorique, méthodologique et pratique d’avoir des niveaux d’analyse distincts, pour ne pas dire indépendants, du lexique, de la syntaxe et de la sémantique.

Nous avons aussi la conviction que l’étude de ces relations entre la forme et le sens, entre les constructions syntaxiques et l’interprétation sémantique, est de plus en plus cruciale pour l’élaboration des dictionnaires.

Deuxièmement, en lexicographie, le stéréotype est un « objet cognitif » car il fait partie de l’organisation gnoséologique des individus et des cultures. En tant qu’« objet cognitif » et culturel (il serait mieux de dire à ce point « activité »), il constitue (ou remplace) une connaissance, qu’elle soit ou non fondée surdes preuves pour nous « scientifiques ».

Dans notre histoire, l’approche consciente du problème est un phénomène relativement récent. Ce qui met en question la perspective ethnocentrique des cultures (Lévi-Strauss, 1987 [1952], p. 19-26). Comme nous le savons, lorsque Claude Lévi-Strauss fut appelé à l’École Pratique des Hautes Études, en 1950, la dénomination de sa chaire était encore « Religions des peuples non civilisés » [ajout personnel des italiques], titre qu’il devait changer très vite (Dosse, 1991, p. 30 ; Lévi-Strauss, 1987 [1952], p. 5). De son côté, la lexicographie (et l’ensemble des activités élaborées par les institutions sociales qui traitent les connaissances et les transmettent) n’a pas eu une approche consciente du stéréotype en tant qu’objet intégré dans notre organisation gnoséologique, comme mentionné ci-dessus. D’ailleurs, au niveau lexical,l’utilisation du mot stéréotype dans le sens (gnoséologique) d’« opinion toute faite » remonte aux années cinquante. Comme on le voit, un passé assez récent.

En conclusion sur ce point, la prise de conscience devant la perspective ethnocentrique des cultures est, en général, un fait d’aujourd’hui.

Par conséquent, chaque analyse doit se faire à différents niveaux. En premier lieu, celui des représentations apparentes (le stéréotype en tant qu’« objet linguistique ») et celui des représentations sous-jacentes (le stéréotype en tant que phénomène psychologique, appartenant à une « grille de déchiffrement »). C’est pourquoi l’analyse de la façon dont est traitée la question de la diversité humaine dans les dictionnaires mobilise ressources théoriques et méthodologiques variées.

Dans une perspective d’ensemble, nous trouverons nos références dans la philosophie du langage et la sémantique du stéréotype (Amossy & Herchberg-Pierrot, 1997, p. 89-96 ; Putnam 1975 ; 1990), dans la linguistique générale (Jakobson 1993 [1963]), dans la lexicographie (Porto Dapena 2002), dans la psychologie qui étudie les conséquences conceptuelles des processus de perception et de catégorisation (Aronson, Wilson & Akert 1999 [1997] ; Voci 2003).

Nous comptons donner une idée de la gamme de ces références à travers la bibliographie, qui ne sera pas limitée aux outils étroitement impliqués dans la rédaction de ce texte.

Quant à la contribution de Putnam, particulièrement importante à cet égard, elle a le mérite de préciser que la définition lexicographique est un « fait de la langue », puis de mettre en perspective la donnée linguistique et la donnée cognitive. Nous renvoyons également à ce que Marandin (1990) et d’autres (Amossy & Herchberg-Pierrot 1997) ont écrit. Lorsque nous parlons d’un « objet verbal » et d’un « objet cognitif », nous n’allons pas au fond de la question théorique sous-jacente. Autrement dit, la nature de leur relation reste à explorer. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas notre sujet ici. Nous ne disons pas qu’ils sont deux entités ontologiquement distinctes ou, au contraire, deux « phénotypes » d’une même entité. Dans notre programme de travail, qui consiste en une classification raisonnée (dans la mesure du possible)des données selon un ordre qui croise l’histoire avec l’analyse synchronique, ce problème n’a pas d’influence directe, qu’il s’agisse ou non des deux faces d’une même médaille, tout comme le sont l’« image acoustique » et le « concept » dans la notion de signe linguistique chez Saussure (1995 [1916], p. 98) : « Le signe linguistique unit non une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique ». Notre travail a pour but d’enrichir la recherche théorique avec une base empirique plus large.

D’un point de vue opérationnel, il nous reste à expliquer comment nous avons l’intention de régler la question du traitement des noms ethniques lorsque notre texte se référera aux Tsiganes, Gitans, Roms, etc.Au-delà des exigences conventionnelles évidentes, les lettres minuscules et majuscules peuvent faire l’objet d’une « dynamique de la connotation » spécifique où une lettre majuscule est considérée comme un signe de respect dû au référent. En fait, ce qui est sous notre responsabilité est d’attribuer un statut de « normalité » au nom ethnique que nous utilisons au cas par cas. C’est ce que nous avons essayé de faire. Nous écrirons alors Tsiganes, Gitans, etc. avec une lettre majuscule, comme nous le faisons ailleurs lorsqu’on parle des Belges ou des Suisses. Dans les autres cas, nous nous sommes tenus àunprincipe de conservation des formes que nous avons trouvé. Néanmoins, Tsiganes, Gitans, etc. ne sont pas exactement « synonymes ». Cela renvoie à une autre question théorique : celle de la notion de « synonymie » (Eco, 2016 [2003], p. 25-35). Nous savons que même l’opposition s / z dans la variation entre Tsigane et Tzigane n’est pas à l’abri de problèmes, étant donné que la forme Tsigane avec s apparaît, en français, moins entachée de connotations péjoratives (Liégeois, 2009, p. 27). De plus, il est évident qu’il n’y a pas « synonymie » à l’heure actuelle entre les termes de Rom (endonyme) et Tsigane / Tzigane (exonyme). Ce phénomène a comme caractéristique la régularité du modèle sous-jacent dans les trois systèmes que nous prenons en compte : espagnol, français, italien. Il y a toujours opposition entre endonyme et exonyme, même déclenchement de connotations péjoratives, etc. Cela rendrait encore plus important de considérer le contexte pragmatique.

1. Le discours du dictionnaire

Avant et en dehors des dictionnaires, on trouve toujours des matériaux linguistiques in vivo, à savoir des personnes qui parlent : « Au commencement était le Verbe ». Le dictionnaire se présente comme quelque chose d’autre. Il est quelque chose d’autre : un enregistrement sélectif, partiel, donc fini, de cet ensemble d’échanges verbaux et non verbaux tendant vers l’infini. Si le signe est toujours suiviste, grégaire, comme le disait d’ailleurs Roland Barthes (Barthes, 1978, p. 15), de son côté, le dictionnaire est suiviste deux fois. Une première fois parce qu’il constitue un ensemble de signes ‒ qui sont grégaires par nature ‒ disposés selon son propre organisme de réglementation. Une seconde fois car il fait l’objet d’un enregistrement in vitro, dans un contexte pragmatique recréé, séparé, contrôlé artificiellement. Dans le dictionnaire, une énorme poussière de phrases hors contexte se soulève, des exemples, des synonymes, des fragments d’un nombre infini de discours loin de toute réalité, réalité pourtant à chaque fois, recréée. Cette poudre, après avoir été soulevée, finalement se dépose.

On a parlé du suivisme du dictionnaire. Maintenant, il faut remonter au signe. En fait, le caractère grégaire du signe réside, entre autres, dans le fait qu’il reçoit, sous la forme de l’information à laquelle il se réfère, le produit d’une activité cognitive qui nous semble être sous-jacente. Lorsque cette information prend l’aspect d’une répétition automatique et non vérifiée par un jugement analytique, nous l’appelons, de façon très générale, « stéréotype ». Son fonctionnement automatique remonte à un niveau subconscient de notre vie mentale. Les études psychologiques, en particulier au cours des dernières décennies, l’auraient montré. Par rapport à l’âge d’or du structuralisme, sur le sujet des stéréotypes, nous pouvons avoir le sentiment d’en savoir collectivement plus. Aujourd’hui, le fait cognitif, les processus de catégorisation, révèlent davantage sur leur influence dans le langage et à travers le langage. Nous supposons alors que le mouvement entre le stéréotype et le signe va dans les deux sens : flux et reflux. Le produit cognitif débouche sur le produit linguistique. Le produit linguistique reflue dans le produit cognitif. Les influences sont réciproques. Notre connaissance réside dans le signe tout comme le signe réside dans notre connaissance.

À ce stade, nous devons passer au dictionnaire. Par essence, il réunit tout un tas de signes après qu’ils ont été transférés hors du discours. Bien sûr, ces signes avaient une vie naturelle bien avant, dans le discours social. Nous entendons ici par « vie naturelle » leur fonctionnement spontané. Mais ce passage de l’intérieur vers l’extérieur du discours est constitutif du discours du dictionnaire. Cette transition in / out a sa valeur ajoutée. Le dictionnaire enclenche un mot dans une sémantique codée. Il autorise officiellement l’emploi du mot. Il donne à son utilisation les attributs de l’autorité. Bref, le dictionnaire, comme nous le savons bien, est la langue « du Roi ».

Un autre constat : le dictionnaire met en œuvre le démantèlement de la langue de tous les jours, il en désagrège les éléments pour les reconstituer selon ses propres critères. Si nous le regardons à un autre niveau, il fait de même avec l’ensemble des propriétés sémantiques attachées au mot. Et quand ces propriétés mobilisent un imaginaire collectif, un répertoire de symboles, une série de croyances cristallisées sous la forme de clichés, il en décompose les parties pour les restaurer autrement, c’est à dire pour composer une nouvelle mosaïque, simplifiée dans le nombre de ses tesselles. Voici donc la définition, dont la fonction sélective nous semble se manifester par transparence étymologique, car « définir » est ‒ littéralement ‒ « fixer des limites ».

En dehors du dictionnaire, mais aussi dans son recodage lexicographique, le langage ne cesse de produire ce qui lui appartient : la signification, du sens. Dans la langue autant que dans notre organisation épistémologique, les signes linguistiques, ainsi que tous les produits symboliques appartenant à d’autres codes, sont organisés dans une syntaxe unique. Il y a tout un mouvement des formes les plus simples qui convergent pour composer des unités plus articulées. Et selon cette syntaxe, ce mouvement progresse le long d’une échelle allant du simple au complexe : mots → phrases → unités périphrastiques → dispositifs rhétoriques → unités conceptuelles → schémas de représentation.

Alors que l’attention des structuralistes et des poststructuralistes semblait se concentrer sur la doxa et sur la langue, et mettait par la suite l’accent sur le stéréotype attaché à l’objet de l’observation, des études plus récentes mettent en lumière l’omniprésence des stéréotypes dans le contexte pragmatique. Certains d’entre eux sont situés dans l’instrument d’observation, d’autres sont localisés dans l’objet observé. Dans notre cas, nous savons que même le dictionnaire a son image stéréotypée. Donc, il n’y a pas seulement le stéréotype du Gitan, mais aussi celui du dictionnaire. Nous nous souvenons bien des paroles de Victor Hugo (1985, p. 265) :

« […] Et sur l’Académie, aïeule et douairière,
Cachant sous ses jupons les tropes effarés,
Et sur les bataillons d’alexandrins carrés,
Je fis souffler un vent révolutionnaire.
Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire. »

Même notre discours sur le stéréotype n’est pas à l’abri de sa présence, parce que le stéréotype, lui, concerne la physiologie de notre activité cognitive. En particulier, on cache en nous le stéréotype du dictionnaire comme vieil outil d’un conservatisme idéologique, toujours abominable.

Nous trouvons bohémien et dictionnaire comme entrées dans le Dictionnaire des idées reçues de Gustave Flaubert. Présence révélatrice, entre autresparce que les deux mots apparaissent dans un inventaire lexical très restreint, en effet réduit à une collection de clichés. Voici le texte de Flaubert (1994 [1950], p. 493) :

Bohémien. Les bohémiens sont tous nés en Bohême.

Ici, le schéma lexicographique est dans sa forme typique : entrée / paraphrase définitionnelle, où l’énoncé fait remarquer, ironiquement, la grossièreté de l’idée reçue. Tirée du bruit anonyme du discours social, la paraphrase fonctionne comme un écho. Mais elle n’est pas une simple répétition. En revanche, en prenant la fonction de méta-énoncé, elle produit la valeur ajoutée d’une réclamation du faux implicite dans la généralisation (« tous nés en Bohême »).

L’entrée dictionnaire fait l’objet d’une phrase définitionnelle dont le schéma est également typique : l’impératif prescriptif qui révèle le dogme en le rendant explicite. Voici encore une fois le texte de Flaubert (1994 [1950], p. 506) :

Dictionnaire. En rire ‒ n’est fait que pour les ignorants.

[Le tiret est dans le texte de référence]. Flaubert saisit l’ambiguïté du mécanisme symbolique caché dans l’objet-dictionnaire, étant donné qu’il est, dans toute sa complexité, producteur et produit des stéréotypes. Comme nous le sommes, en ce moment même. En d’autres termes, Flaubert paraît conscient de l’omniprésence du phénomène selon lequel l’observateur et son instrument sont intégrés dans le champ d’observation.

2. « Dire » et « ne pas dire »

Avant l’existence des dictionnaires, existe le discours social. Quand les Gitans apparaissent en Europe, approximativement au XIVe siècle (Liégeois, 2009, p. 7), une certaine activité linguistique accompagne ce phénomène : « Aliqui dicebant, quod erant de India » [certains affirmaient provenir de l’Inde] raconte en 1422 l’auteur d’un Chronicon Foroliviense. Certaines paroles les accompagnent et les suivent. On les regarde et on en parle. Il en résulte un répertoire multilingue : athinganoi, adsincaniatsinganigentes de genere Chaym, romiti, cingari, mala gentes, quasi bruta animalia et furentes, etc. D’ailleurs, la diversité des dénominations est à la fois diachronique et synchronique. Les associations de Tsiganes créées en France à partir de 1962 démontrent, en ce qui concerne leur dénomination, cette pluralité même : Gitans, Tziganes / Tsiganes, Gens du voyage / Voyageurs. Il en va de même pour les autres langues romanes que nous examinons ici. La pluralité des dénominations et des langues montre, en tout cas, le partage des mêmes images. Face au Gitan, l’imaginaire collectif semble unique.

Le stéréotype, avec ses incidences sémantiques et symboliques, laisse entrevoir sa marque dans l’ensemble des lexies, pour tout le continuum allant du mot simple à la suite lexicalisée, au syntagme, à l’énoncé fréquent en discours et prévisible en langue, aux locutions idiomatiques ayant le statut de phrase.

En ce qui concerne la lexie simple, on constate qu’il existe un certain nombre de noms du peuple gitan dans des langues différentes (athinganoi, adsincani, cingari, etc.). Il s’agit d’un ensemble d’ethnonymes dont les composants reposent sur des concepts imprécis et contradictoires. Beaucoup d’entre eux sont basés sur une sorte de mythographie impliquée étymologiquement : bohémiens en tant que porteurs de lettres du Roi de Bohême ; gitans, gypsies ou gitanos en tant qu’« égyptiens » ; húngaros, en Espagne, pour leur supposée origine hongroise ; tziganes, zingari, tsígani, cigány, Zigeuner, etc. comme atsinganos, du grec. Tout cela, considéré dans son ensemble, renvoie étymologiquement aux étapes d’un parcours plutôt migratoire que nomade.

Par la suite, en ce qui concerne les lexies composées et complexes, on constate qu’il existe un certain nombre de structures périphrastiques (plus ou moins) fixées, de locutions idiomatiques et de phrases figées. Certaines d’entre elles sont situées dans des contextes rigidement organisés du point de vue rhétorique. Tel est le cas de la comparaison latine « quasi bruta animalia et furentes », « pareils à des animaux abjectes et furieux » ; ou de l’expression italienne « leal come un zingano », « loyal comme un Gitan ». Dans d’autres cas, ces structures sont situées en dehors de tout contexte rhétorique. En Italie, entre le XVIe et le XVIIe siècles, les Gitans sont constamment appelés « questa razza di gente », « cette race de gens ». Ce syntagme nominal constitue le noyau de combinaisons successives, entrant dans la tradition lexicographique. De plus, on constate qu’il existe des phrases qui indiquent parfois leur origine dans un contexte biblique, mais aussi coranique (« gentes de genere Chaym » : descendants deCaïn, ou Qābyl d’après la tradition musulmane, le premier meurtrier de l’humanité, véritable prototype du Méchant).

En tout cas, ce matériel hétérogène est culturellement homogène. L’imagerie migre à travers les codes, à travers les frontières linguistiques, passe intacte à travers les niveaux du discours et dépasse tous les changements de paradigme, le long de l’axe diachronique.

Un des axes, dans le discours du dictionnaire, est constitué par la définition. Une étape préliminaire, cependant, est non moins importante : le choix de définir, qui est l’admission du mot dans un ensemble de lexèmes autorisés et reconnus comme dignes, satisfaisant une certaine idée de la langue. Ce qui est évident : tous les mots ne sont pas considérés comme dignes du dictionnaire. L’acte de définition implique donc d’autres opérations antérieures et postérieures : un acte de sélectionet, dans un certain sens, l’acte de thématiser : faire d’un mot un objet digne d’une discussion sémantique et métalinguistique. Et le mot se réfère, tôt ou tard, par l’entremise d’un concept ou d’une suite de concepts, à quelque chose d’extralinguistique. De là vient que le stéréotype du dictionnaire comme outil de conservation contient au moins un fond de vérité. Parce que cette opération sélective prend un caractère subjectif : choisir est un acte unilatéral.

Nous avons déjà constaté, d’ailleurs, que la désignation du Gitan pose un certain nombre de problèmes à différents niveaux. Notre première observation est que cette désignation semble régler la relation entre « nous » et « les autres » en termes d’un choix binaire entre le « dire »et le« ne pas dire », à savoir le « nommer » ou le « taire », car, en effet, se taire c’est « cacher volontairement à la vue » (d’après le dictionnaire Larousse en ligne), alors que « nommer » c’est plutôt reconnaître en quelque sorte un statut d’existence. Il s’agit d’un point essentiel dans le contexte culturel européen des siècles passés.

En Espagne, une Pragmática royale de 1633 stipule, entre autres restrictions, l’interdiction de se dire Gitans (Liégois, 2009, 51) : « Ceux qui se disent gitans ne le sont ni par leur origine ni par nature, mais ils ont adopté cette forme de vie dont les effets sont si préjudiciables. » La raison de cette interdiction est cependant déjà évidente dans les écrits que Sancho de Moncada avait adressés au Roi en 1619 (ibidem) :

Ce qui est certain c’est que ceux qui vont en Espagne ne sont pas gitans, mais ce sont des essaims de fainéants, d’hommes athées, sans loi, sans aucune religion, des Espagnols qui ont introduit cette vie, ou secte de Gitanisme, et qui admettent en son sein chaque jour les oisifs et réprouvés de toute l’Espagne […]. Puisqu’ils n’ont pas la nation de Gitans, que ce nom et son usage disparaissent et soient oubliés.

La façon de vivre des Gitans n’est donc pas la conséquence de leur histoire, de leur identité (si fortement enracinée dans la dénomination), de leur diversité légitime, mais plutôt la dégénération d’une sorte de maladie de l’âme. Priver les Tsiganes de leur nom signifie leur refuser toute excuse pour ne pas guérir de cette maladie. Les symptômes sociaux d’une telle dégradation, en tout cas, nous les connaissons : fainéantise, athéisme, indiscipline. Face au mal, il faut donc faire quelque chose : il faut se taire, dénier aux Tsiganes leur statut d’existence.

À propos de cette existence des Tsiganes, il faut constater que, quand ils apparaissent en Europe, il n’y a tout d’abord aucun document écrit. Nous sommes dans leur préhistoire. Puis nous constatons leur présence dans des documents écrits presque en même temps : en 1419 en France, en 1422 en Italie, en 1425 en Espagne. Par conséquent, même si le dictionnaire dans le sens moderne n’existe pas encore, nous disposons déjà d’un vocabulaire prêt à l’emploi. Il a été formé au cours de cette période intermédiaire. À cet égard, il est à noter que le premier dictionnaire majeur dont nous disposonsest le Vocabolario della Crusca, publié en Italie en 1612 ; en France, le premier volume du Dictionnaire de l’Académie française date de 1694, tandis qu’en Espagne le Diccionario de Autoridades paraît entre 1726 et 1739.

3. « Définir » et « ne pas définir »

Dans les premiers grands dictionnaires, nous enregistrons une tendance commune (mais pas synchronisée) à retarder le moment de l’enregistrement du mot (tzigane ou gitan en France, gitano en Espagne, zingaro en Italie) dès lors qu’il appelle une entrée spécifique. En Espagne, là où une loi illusoire avait interdit l’utilisation du mot, on rencontre un premier acte de définition de gitano, qui date de l’année 1734 :

Diccionario de autoridades, Tome quatrième, 1734 :
Gitano : Cierta classe de gentes, que afectando ser de Egipto, en ninguna parte tienen domicilio, y andan siempre vagueando. Engañan a los incáutos, diciéndoles la buena ventúra por las rayas de las manos y la phisonomía del rostro, haciéndoles creer mil patrañas y embustes. Su trato es vender y trocar borricos y otras béstias, y a vueltas de todo esto hurtar con grande arte y sutileza.

[Une catégorie de gens qui prétendent venir d’Egypte. Ils n’ont pas de domicile fixe et errent en permanence. Ils trompent les imprudents, car ils prédisent l’avenir en interprétant la paume et la physionomie du visage, faisant croire à des mensonges. Leur travail consiste à vendre et échanger des ânes et d’autres bêtes et tout ça revient, lorsque cela est possible, à voler avec beaucoup d’art et de finesse.] [Notre traduction].

En Italie, celle utilisée pour le mot zingaro est légèrement ultérieure et remonte à l’année 1738 :

Vocabolario della Crusca, Quatrième édition (1729-1738), vol. 5, p. 360 :

Zingaro :Persona, che va girando il mondo per giuntare altrui sotto il pretesto di dar la buona ventura.

[Personne qui parcourt le monde pour tromper les autres avec l’excuse de prédire l’avenir.] [Notre traduction].

Pour sa part, la tradition française semble encore moins orientée vers le choix de définir le mot. Ceci peut être expliqué par la position méthodologique prise à l’époque par l’Académie, qui exclut a priori tout enregistrement des noms ethniques.

Ainsi dans le Dictionnaire de l’Académie française,Première édition (1694, p. 616) conformément à une forme répétée au cours des quatre éditions suivantes (1718, 1740, 1762, 1798) :

JUIF. s. m. On ne met pas icy ce mot comme le nom d’une Nation ; mais parce qu’il s’employe figurément en quelques phrases de la Langue. Ainsi on appelle, Juif, Un homme qui preste à usure. C’est un Juif, il preste à dix pour cent.

Voici le signe de différentes stratégies dans le traitement lexicographique. Quoi qu’il en soit, le silence (ici il s’agit de l’Académie) implique toujours un programme. Ainsi, d’après la Préface du Dictionnaire :

Quant aux termes d’emportement ou qui blessent la Pudeur, on ne les a point admis dans le Dictionnaire, parce que les honestes gens évitent de les employer dans leurs discours.

Nous serions situés dans le contexte plus large d’une sémantique des concepts et des mots tabous, au sein d’une dialectique entre les différentes catégories morales. La pudeur se trouve du côté du silence, alors que l’indécence est toujours du côté du bruit. Donc le dictionnaire ferait ici allusion à un « non-dit », ou à un « indicible ».

Dans les trois langues, nous voyons le même flux de matière symbolique, à savoir un dénominateur commun de la catégorisation et de l’abstraction qui est ensuite traité de différentes manières dans les différents contextes. Allons voir, pour le moment, ce commun dénominateur. Avant toute chose, le substantif désignant un peuple se réfère toujours à une entité plurielle, diversifiée en elle-même. Sa sémantique reflète les traits de la sélection faite par la culture de l’observateur, qui ne découlent pas de l’objet regardé. Face à l’autre, nous sommes tous comme l’Indien invité par Franz Boas à New York, qui semblait totalement indifférent aux gratte-ciel, mais presque hypnotisé par le spectacle des nains, des géants et des femmes barbues exposés à Time Square (Lévi-Strauss, 1967, p. 76). En d’autres termes, les représentations culturelles d’un peuple reflètent les préoccupations de ceux qui les produisent. Notamment, à travers le regard de l’observateur, historiquement, les représentations de la culture gitane ne prennent pas en compte certains de ses traits : le sens de la communauté, le rejet de toute idée d’enrichissement, l’économie de subsistance, la dispersion, la diversité interne, la solidarité. Inversement, elles se concentrent sur un petit nombre spécifique : la mobilité, la diversité vers l’extérieur. À ces éléments, on ajoute le produit d’un préjugé largement répandu, comme nous le verrons.

4. « Dire » et « ne pas définir »

Si l’on considère la question en fonction d’une dichotomie entre le « dire » et le « ne pas dire » (dans le discours), ou entre le « définir » et le « ne pas définir » (hors du discours, mais dans le discours du dictionnaire, qui existe aussi), nous enregistrons trois manifestations différentes des phénomènes que nous examinons : en langue italienne, le mot est présent dans les dictionnaires, mais il n’est pas l’objet d’un article qui lui est consacré ; en France, le mot est absent ; en Espagne, il constitue un lemme dès le départ, même si la loi, à un moment donné, vient en interdire l’utilisation.

Les dictionnaires italiens utilisent donc pendant une longue période le mot zingaro dans les définitions, même s’ils ne l’estiment pas digne de faire l’objet d’une entrée, ce qui fait ressortir plus clairement le caractère discriminatoire d’une telle mesure :

Tableau I : Fréquence de zingaro dans le Vocabolario della Crusca

Forme

1ère édition
1612

2e édition
1623

3ème édition
1691

4ème édition
1729-1738

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zingano

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zingaro

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Tableau II : Définitions où le lexème zingaro apparaît dans la première édition (1612) du Vocabolario della Crusca

Canzone,
p. 151

E USSE altrimenti ZINGANE, dicono essere ab antico femmine Egiziache, che son vagabonde, e vivon di ratto, e alla campagna, e sono si gli huomini, e si le donne, solennissimi barattieri, onde si dice, leale com’un zingano.

Leale,
p. 477

Diciamo leal come un zingano : detto irónico, perciocchè gli zingani vivono d’inganni, e di giuntería.

Tableau III : Définitions où le lexème zingaro apparaît dans la deuxième édition (1623) du Vocabolario della Crusca

Barattiere,
p. 108

E USSE altrimenti ZINGANE, dicono essere ab antico femmine Egiziache, che son vagabonde, e vivon di ratto, e alla campagna, e sono si gli huomini, e si le donne, solennissimi barattieri, onde si dice, leale com’un zingano.

Leale,
p. 467

Diciamo leal come un zingano : detto irónico, perciocchè gli zingani vivono d’inganni, e di giuntería.

5. Diachronie, désignation, compétence encyclopédique

Ici, nous avons examiné, en tant qu’échantillon, la définition du Dizionario della lingua italiana de Niccolò Tommaseo et Bernardo Bellini (XIXe siècle). Nous l’avons choisie pour sa grande représentativité : elle présente un caractère paradigmatique.

[4.1942]
ZINGARO e ZINGANO, ZINGARA e ZINGANA. S. m. e f. La seconda forma è dell’uso popolare. Chiamansi Zingari una razza di gente vagabonda, senza patria, che vive di furti o d’inganni, predicendo la buona ventura. Vanno a frotte di dieci o dodici, uomini, donne e fanciulli, e albergano sotto le tende. Si vogliono originari dell’Indie o dell’Egitto ; e hanno diversi nomi secondo le diverse lingue. Pers. Zengi ; spagn. Gitanos ; fr. Les Egyptiens ; germ. Zigenner [sic]. – (Enciclop popol. torin.) Tchingenes e Tzinganèh, Popolazioni delle rive dell’Indo, famose per ladronecci e rapine. E l’opinione più accreditata è che gli Zingari vengano appunto dall’India […].
[G.M.] Zingari moldavo-valacchi ; sono popolazioni stanziate nei due Principati Danubiani della Moldavia e della Valacchia. (Enciclopedia popol. torin.)
2. Per Persona astuta, furba. […]
3. Del colore delle carni. T. Nero come uno zingaro. Nera come una zingara. – Pare uno zingaro, una zingara. […]
4. [G.M.] Di chi muta spesso luogo, o va continuamente vagando, si dice : È uno zingaro. T. Fa la vita dello zingaro. – Certi poveri impiegati son come gli zingari ; ora a levante, ora a ponente.

[La deuxième forme est d’usage populaire. Les Tsiganes sont appelés une race de gens errants, sans-abri, vivant sur les vols ou la tromperie, en prédisant la bonne aventure. Ils vont en groupes de dix ou douzehommes, femmes et enfants, et logent sous des tentes. Ils se veulent originaires des Indes ou d’Egypte ; et ils ont des noms différents selon les différentes langues. Pers. Zengi ; spagn. Gitanos ; fr. Les Egyptiens ; germ. Zigenner [sic]. – (Enciclop popol. torin.) Tchingenes et Tzinganèh, Populations des rives de l’Indus, célèbres pour les vols et les cambriolages. Et l’opinion la plus commune est que les Tsiganes viennent de l’Inde précisément [...]. [G.M.] Tsiganes moldo-valaques ; populations installées dans les deux principautés danubiennes de Moldavie et de Valachie. (Enciclopedia popol. torin.)
2. Pour personne rusée, futée.
3. La couleur de peau. T. Noir comme un gitan. Noire comme une gitane. - Il ressemble à un gitan, une gitane. [...]
4. [G.M.] Dit de ceux qui, souvent, changent de lieu, ou sont constamment errant. On dit : C’est un gitan. T. Il mène une vie gitane. - Certains pauvres employéssont comme des gitans ; un jour à l’est, un jour à l’ouest.] [Notre traduction].

Nous allons nous concentrer sur trois domaines essentiels, trois fils conducteurs de son contenu. A partir de là, dans ce cas, nous allons nous référer à notre traduction.

1) La diachroniedes origines des Gitans. Mythographie dénuée de toute valeur de vérité ou, en tout cas, sujette à caution :

Ils se veulent originaires des Indes ou d’Egypte […].
Populations des rives de l’Indus […].
Et l’opinion la plus commune est que les Tsiganes viennent de l’Inde précisément [...].

2) Leur désignation, comme population multilingue et transfrontalière :

[…] et ils ont des noms différents selon les différentes langues. Pers. Zengi ; spagn. Gitanos ; fr. Les Egyptiens ; germ. Zigenner [sic]. – (Enciclop popol. torin.) Tchingenes et Tzinganèh.

3) L’expression d’une compétence encyclopédique,sous la forme d’une ethnographie figée qui emploie des structures stéréotypées :

Une race de gens errants, sans-abri, vivant sur les vols ou la tromperie, en prédisant la bonne aventure.
Ils vont en groupes de dix ou douzehommes, femmes et enfants, et logent sous des tentes […].
[Populations] célèbres pour les vols et les cambriolages.

En général, seulement une partie du stéréotype existant dans le discours social pénètre ensuite dans le dictionnaire. Malheureusement, seul le mauvais côté, celui du Gitan « méchant ». En revanche,le cliché du Gitan individu de « passion et liberté » n’a pas sa place dans les dictionnaires, sinon de façon sporadique et donc pas pertinente ici. Comme nous le savons, le stéréotype, lui, dans sa consommation sociale, se caractérise par une ambivalence forte. En particulier celui du Gitan. Nous y trouvons le rejet et l’attraction mêlés. Et cet aspect est présent bien avant que l’histoire puisse fixer des représentations du type romantique. En fin de compte, ces représentations pourraient justifier, dans l’imagerie du Bohémien, l’idéalisation de l’homme marginal immortalisé dans son combat, bien entendu désespéré, contre les conventions sociales, notamment celles qui sont liées à la sédentarité. Mais ce stéréotype, que le traitement lexicographique a réduit à son côté mauvais, reçoit un sceau d’authenticité et de fiabilité par l’autorité du dictionnaire. Peu importe que la tradition littéraire consacre à la figure de la Gitane un genre théâtral : la zingaresca, en Italie. Effectivement, le caractère de la Gitane y est central, il est fortement typé, comme cela se produit dans d’autres contextes du théâtre populaire, mais pas du tout négatif. Il suffit de dire que, à un moment donné, l’Eglise confiera à la Gitane la tâche d’annoncer la naissance du Christ (Toschi, 1976 [1955], p. 587). Dans ce cas, nous ne pouvons pas conclure que les Gitans seraient « ridiculisés régulièrement dans les spectacles populaires », comme le fait Leonardo Piasere (2009 [2004], p. 52), dont le travail demeure globalement méritoire.

6. Récursivité

Comme nous l’avons constaté depuis longtemps « le dictionnaire est une institution sociale dont la fonction est de définir la norme linguistique » (Dubois & Dubois, 1971, p. 51). Par conséquent, il autorise ou prescrit des sens : « Le dictionnaire enseigne, ce qui signifie que la réponse qu’il donne n’est pas simplement une information, mais un ordre à exécuter. » (Dubois & Dubois, 1971, p. 50). [Les mots en caractères gras et en italique sont ainsi dans le texte]. Voilà pourquoi nous parlons de l’autorité du dictionnaire.

En ce qui concerne cette partie du stéréotype, la lexicographie lui offre, avec son autorité, une marque de véracité de son contenu. Cette apparence de vérité, ainsi créée par le dictionnaire, est également une condition du renforcement et de la solidification diachronique de la structure même, qui tend par conséquent à se perpétuer. L’occurrence la plus intéressante de cette tendance est certainement représentée par la tradition lexicographique espagnole, montrant un phénomène tout à fait remarquable de persistance de structures formelles et conceptuelles. Les changements observables à travers le chemin qui va de 1734, avec le Diccionario de Autoridades, jusqu’à la vingtième édition du dictionnaire de l’Académie royale d’Espagne de 1984 semblent dans certains cas minimes.

Voyons le point de départ et le point d’arrivée :

Cierta classe de gentes, que afectando ser de Egipto, en ninguna parte tienen domicilio, y andan siempre vagueando. Engañan a los incáutos, diciéndoles la buena ventúra por las rayas de las manos y la phisonomía del rostro, haciéndoles creer mil patrañas y embustes. Su trato es vender y trocar borricos y otras béstias, y a vueltas de todo esto hurtar con grande arte y sutileza. Latín. Cingarus.
Diccionario de autoridades, Tome quatrième, 1734.

[Une catégorie de gens qui prétendent venir d’Egypte. Ils n’ont pas de domicile fixe et errent en permanence. Ils trompent les imprudents, car ils prédisent l’avenir en interprétant la paume et la physionomie du visage, faisant croire à des mensonges. Leur travail consiste à vendre et échanger des ânes et d’autres bêtes et tout ça revient, lorsque cela est possible, à voler avec beaucoup d’art et de finesse.] [Notre traduction].

Dícese de cierta raza de gentes errantes y sin domicilio fijo, que se creyó ser descendiente de los egipcios y parecen proceder del norte de la India. Apl. á pers., ú t. c. s. ǁ 2. Propio de los gitanos, ó parecido á ellos. ǁ 3. V. Caló. ǁ 4. Natural de Egipto. ǁ 5. fig. Que tiene gracia y arte para ganarse las voluntades de otros. Suele usarse en bueno y en mal sentido, aunque por lo común se aplica como elogio, y en especial hablando de las mujeres. Ú. t. c. s.

Real Academia Española, Diccionario de la lengua española, Vigésima edición, Madrid, Espasa-Calpe, 1984. P. 690, 2. [Les mots en caractères gras sont ainsi dans le texte].

[On dit d’une certaine race de peuple errant et sans-abri, qui sont censées être les descendants des Egyptiens et semblent venir du nord de l’Inde (…). ǁ 5. fig. Qui possède l’agrément et l’art de conquérir la volonté des autres. Il peut être est utilisé dans le bon et le mauvais sens, mais généralement il s’applique comme un compliment, en particulier pour qualifier des femmes]. [Notre traduction].

Nous remarquons que notre traduction, qui est uniquement destinée à informer sur le contenu sémantique des énoncés, ne met pas assez en lumière certaines homologies. Pour les vérifier, il faut se concentrer sur le texte original et sur ses formes. Nous voyons très clairement, à travers l’exemple du tableau IV qui met en séquence des éditions du dictionnaire espagnol, la récursivité structurelle de ce discours, qui est centré sur le principe de la répétition, d’une reprise et d’une confirmation d’un modèle qui semble tirer vers l’infini.

Tableau IV : Définitions du lexème gitano dans le Diccionario de la lengua castellana de la Real Academia Española ( 1803 – 1832 )

[1] Real Academia Española, Diccionario de la lengua castellana compuesto por la Real Academia Española, reducido a un tomo para su más fácil uso, Quarta edición, Madrid, Viuda de Ibarra, 1803.
P. 433, 1

Gitano, na : s. m. y f. Cierta especie de gente vagabunda que andaba de pueblo en pueblo sin tener domicilio fijo : solian decir la buena ventúra por las rayas de las manos y por la fisonomía, se ocupaban principalmente en el cambio de bestias, en hacer cestos, y algunas cosas de herrería. Cingarus.
GITANO, NA : adj. ant. que se aplicaba al natural de Egipto, y á lo que pertenece, ó es de este país. Aegyptius.

[2] Real Academia Española, Diccionario de la lengua castellana por la Real Academia Española,Quinta edición,
Madrid, Imprenta Real, 1817.
P. 443,3

Gitano, na : s. m. y f. Cierta raza de gente vagabunda que andaba de pueblo en pueblo sin tener domicilio fijo : solian decir la buena ventúra por las rayas de las manos y por la fisonomía, se ocupaban principalmente en el cambio de bestias, en hacer cestos, y algunas cosas de herrería. Vagabundi qui apud nos Aegyptii habebantur ac dicebantur.
GITANO, NA : adj. ant. que se aplicaba al natural de Egipto, y á lo que pertenece, ó es de este país. Aegyptius.
GITANO. met. El que tiene gracia y arte para ganarse las voluntades de otros. Blandidicus, Allector.

[3] Real Academia Española, Diccionario de la lengua castellana por la Real Academia Española, Sexta edición,
Madrid, Imprenta Nacional, 1822.
P. 412, 2

Gitano, na : s. m. y f. Cierta raza de gentes errantes y sin domicilio fijo, que se cree ser descendientes de los egipcios. Vagabundi qui apud nos Aegyptii habebantur ac dicebantur.
GITANO, NA : adj. ant. que se aplicaba al natural de Egipto, y á lo que pertenece, ó es de este país. Aegyptius.
GITANO. met. El que tiene gracia y arte para ganarse las voluntades de otros. Blandidicus, Allector.

[4] Real Academia Española, Diccionario de la lengua castellana por la Real Academia Española, Séptima edición, Madrid , Imprenta Real, 1832.
P. 373,3

Gitano, na : s. m. y f. Cierta raza de gentes errantes y sin domicilio fijo, que se cree ser descendientes de los egipcios. Vagabundi qui apud nos Aegyptii habebantur ac dicebantur. ǁ adj. ant. que se aplicaba al natural de Egipto, y á lo que pertenece, ó es de este país. ǁ met. El que tiene gracia y arte para ganarse las voluntades de otros. Blandidicus, Allector.

7. Noyau culturel, expression linguistique

À ce stade, nous revenons au silence de l’Académie française dont nous avions déjà parlé. Il révèle une stratégie d’omission non seulement par rapport aux homologues italiens et espagnols, mais aussi, comme nous le verrons, par rapport à la lexicographie française elle-même. En effet, par d’autres truchements que celui de l’Académie, le mot reçoit une définition et cela met en évidence l’utilisation de procédures très similaires à celles des deux autres pays de langue romane que nous considérons ici.

La recherche que nous avons lancée grâce aux logiciels disponibles en ligne a permis d’interroger ces dictionnaires : le Thresor de la langue françoyse de Jean Nicot (1606), le Dictionaire critique de la langue française de Jean-François Féraud (1787-1788), le Dictionnaire de L’Académie française dans ses première (1694), quatrième (1762), cinquième (1798), sixième (1835) et huitième (1932-1935) éditions. Nous n’avons obtenu qu’un seul résultat : l’article publié dans la huitième édition du Dictionnaire de L’Académie française en 1935 (vol. 2, 1935, p. 698) :

TZIGANE. adj. des deux genres. Il se dit d’une Race nomade d’origine inconnue. Village tzigane. Chanson tzigane. Des musiciens tziganes. Substantivement, Un orchestre de tziganes.

Suite à des vérifications ultérieures, en dehors de ce domaine, nous pouvons quand même constater l’existence en France d’entrées lexicographiques contemporaines à celles des dictionnaires italien et espagnol.

Par exemple :

Gilles Ménage, Dictionnaire étymologique de la langue françoise, (Nouvelle édition. Tome premier, 1750, p. 207).

Bohémiens : On appelle de la sorte certains gueux errans, vagabonds & libertins, qui vivent de larcins et de filouteries, & qui sur-tout font profession de dire la bonne aventure.

La représentation sémantique des mots montre, comme on peut le voir, une certaine régularité entre les trois langues. Les composants sémantiques et conceptuels se retrouvent dans tous les dictionnaires. Nous en avons un exemple, auquel nous ajoutons ici des barres verticales, pour mettre en évidence certaines articulations communes :

una | razza | di | gente vagabonda, || senza | patria
(Tommaseo & Bellini, Dizionario della lingua italiana, 1879)

Cierta | raza | de | gentes | errantes || y | sin | domicilio | fijo
(Nuñez de Taboada, Diccionario de la lengua castellana, 1825)

certains gueux | errans, vagabonds || & | libertins
(Ménage, Dictionnaire étymologique de la langue françoise, 1750)

Le noyau de cette représentation est strictement culturel et relie le statut ethnique du Gitan à un certain nombre de conditions, d’activités et de tendances qui prennent des dimensions morales et comportementales : le Vagabondage, le Nomadisme, l’Apatridie, et dans la même perspective, au-delà de ce contexte particulier, la Fraude, la Tromperie, peut-être la Séduction (nous pensons à l’expression « dire la bonne aventure »).

8. Tendances actuelles

Ici, nous donnons trois exemples différents des tendances actuelles de la lexicographie dans les trois langues. Tout d’abord, les dictionnaires aujourd’hui introduisent une différenciation dans la catégorie considérée par la définition : les Gitans mènent un mode de vie nomade ou sédentaire. En outre, on raconte que cette population a été victime de persécution. Voici le Nouveau Petit Littré (2005, p. 911) :

TSIGANE ou TZIGANE n. m. et f. Ensemble de peuples qui ont migré de l’Inde au IXesiècle, aujourd’hui disséminés en Europe et en Amérique, qui mènent une vie nomade ou sédentarisée. Les persécutions des Tsiganes par l’Allemagne nazie. adj. Un campement tsigane. Musique tsigane, musique populaire de Bohème et de Hongrie, reprise par les musiciens tsiganes. Langue indo-européenne parlée par ces populations.

Dans le cas de l’Espagne, nous constatons un nouveau dynamisme. Jusqu’à récemment, l’introduction de marques spécifiques signalait au lecteur le caractère péjoratif de certaines expressions utilisées. Cela ne faisait pas obstacle à l’enregistrement de contenus jugés insultants. Le Gitan du dictionnaire de la Real Academia Española, encore en 2006, « estafa u obra con engaño », autrement dit, « agit par fraude ou escroquerie ». Voyons l’entrée :

Real Academia Española, Diccionario esencial de la lengua española, Madrid, Espasa, 2006.
gitano, na. ADJ. 1. Se dice de los individuos de un pueblo originario de la India, extendido por diversos países, que mantienen en gran parte un nomadismo y han conservado rasgos físicos y culturales propios. U. t. c. s. ‖ 2. Propio o característico de los gitanos. Copla gitana.3. Que tiene gracia y arte para ganarse las voluntades de otros. Se usa más como elogio, y especialmente referido a una mujer. U. t. c. s. ‖ 4. despect. coloq. Que estafa u obra con engaño. U. t. c. s. V. brazo de gitano.

Aujourd’hui, il est dit plus clairement qu’il s’agit d’un emploi « ofensivo o discriminatorio », à savoir un usage offensant et discriminatoire :

Real Academia Española, Asociación de Academias de la Lengua Española, Diccionario de la lengua española, 23.ª ed., Edición del Tricentenario, [en línea], Madrid, Espasa, 2014.
gitano, na De egiptano, porque se creyó que procedían de Egipto.
1. adj. Dicho de una persona : De un pueblo originario de la India, extendido por diversos países, que mantiene en gran parte un nomadismo y ha conservado rasgos físicos y culturales propios. U. t. c. s.
2. adj. Perteneciente o relativo a los gitanos.
3. adj. Propio de los gitanos, o parecido a ellos.
4. adj. caló (perteneciente al caló). Léxico gitano.
5. adj. trapacero. U. como ofensivo o discriminatorio. U. t. c. s.
6. adj. coloq. Que tiene gracia y arte para ganarse las voluntades de otros. U. m. como elogio, y especialmente referido a una mujer. U. t. c. s.
7. adj. desus. egipcio (‖ natural de Egipto). Era u. t. c. s.
8. m. caló (‖ variedad del romaní).

que no se lo salta un gitano
1. expr. coloq. U. para ponderar lo grande o extraordinario en cualquier aspecto.
brazo de gitano
seguidilla gitana.

Enfin, certains dictionnaires introduisent une marque spécifique qui signale au lecteur l’existence du stéréotype. Voyons le dictionnaire italien Zingarelli :

Zingarelli 2014 (2013, p. 2596) :
Zìngaro 1. Chi appartiene a una popolazione originaria dell’India, diffusasi in Europa dal XII sec., caratterizzata da nomadismo, attività lavorative saltuarie e tradizioni etniche proprie, tra cui spec. la danza, la musica e la predizione dell’avvenire. CFR. nomade, rom. 2. (fig., spreg.) persona dall’aspetto sciatto e trasandato (V. nota d’uso STEREOTIPO).

[1. Qui appartient à une population originaire de l’Inde, répandue depuis le XIIe siècle, caractérisée par le nomadisme, les activités de travail occasionnelles et leurs traditions ethniques, y compris en particulier la danse, la musique et la prédiction de l’avenir. CFR. nomade, Rom. 2. (fig., péjoratif) personne dont l’apparence est bâclée et mal entretenue (Voir marque STÉRÉOTYPE).] [Notre traduction].

Conclusion

L’image jusqu’à présent mise en évidence fait ressortir l’existence d’un dénominateur commun culturel, des formes d’expression linguistique fortement caractérisées par la présence de clichés, des phénomènes de récursivité et d’homologie interlinguistique. Nous nous demandons s’il n’y a pas de remède à ce retour éternel du préjugé que la tradition lexicographique semble renforcer. Désormais, il faut le dire, certaines tendances récentes marquent les premiers éléments d’une discontinuité nécessaire. Nous voulons croire en leur avenir. L’évolution de l’environnement culturel et législatif a eu ses répercussions aussi dans le domaine lexicographique. À un niveau très général, entre autres choses, l’expansion de l’anthropologie a placé sur une base égalitaire le problème de la relation entre les différentes cultures. Du point de vue diachronique, la campagne d’extermination perpétrée par les nazis contre les Tsiganes a marqué un tournant historique. À cet égard, nous nous attendons à ce que les dictionnaires tiennent compte du lemme porrajmos, ainsi que du terme shoah, en usage à travers les textes de l’histoire subséquente. Encore, la fin du bloc soviétique, avec l’élargissement de l’Union européenne vers l’Europe centrale et orientale, a permis d’améliorer la prise de conscience de la nature paneuropéenne de ces relations interculturelles. En particulier, et bien avant la chute du mur de Berlin, le changement d’environnement est fortement intervenu dans le problème de la dénomination des Gitans et a mené les compilateurs des dictionnaires de langue à adopter une stratégie spécifique de prise de distance envers les stéréotypes.

En ce qui concerne la question de la désignation, rappelons que, en 1971, les Tsiganes, au cours de leur premier Congrès mondial, du 8 au 12 avril, ont opté pour le nom de Rom. Cela nécessite des choix lexicaux et lexicographiques cohérents, tout en respectant les valeurs historiques qui sont toujours liées à l’utilisation des mots. Comme nous le savons, dans Le Trouvère de Giuseppe Verdi personne ne peut penser à renommer autrement le fameux Chœur des Gitans, paru en italien dans la forme originale Coro degli zingari. L’histoire a ses contraintes. Les exemples seraient nombreux. À un autre niveau, la législation européenne a produit d’importantes initiatives, en particulier dans le domaine des mesures antidiscriminatoires. Certaines d’entre elles (adoptées, recommandées ou souhaitées dans le cadre du droit européen) concernent le domaine de l’éducation, la formation des enseignants, l’enseignement en général. Aucune règle particulière, cependant, n’a été adoptée dans le domaine lexicographique. À partir de 1996, la prise en charge du problème par l’Union européenne a été renforcée (Liégeois, 2009, p. 100). D’ailleurs, la mise en œuvre des mesures reste problématique en raison des blocs idéologiques qui persistent.