Cartographique, photographique, numérique, trois idéaux-types pour les manuels de géographie (1719-2017) Cartographic, photographic, digital, three ideal-types for geography textbooks (1719-2017)

Jean-Pierre Chevalier 

https://doi.org/10.25965/dire.952

Jusqu’à la fin du XIXe siècle la géographie s’est enseignée avec les cartes pour quasiment seules images, complétées par quelques gravures. Au XXe siècle la géographie scolaire a de plus en plus recours à des photographies. Succédant aux films et aux vidéos analogiques, les images numériques sont un nouveau paradigme épistémologique pour la géographie scolaire.

Until the end of the 19th century, geography was taught with maps, almost alone images, except some engravings. In the 20th century school geography increasingly used photographs. Succeeding analog movies and videos, digital images are a new epistemological paradigm for school geography.

Sommaire

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

8ème Journée d’études Pierre Guibbert, Les images dans les manuels scolaires, IUFM de Montpellier, 1er février 2012. Récupéré sur le site des journées Pierre Guibbert : http://www.fde.umontpellier.fr/internet/site/cedrhe/_img_cedrhe/jepg/jepg_id_26.pdf.

Cet article actualise une conférence faite en février 2012 à Montpellier dans le cadre de la 8ème journée Pierre Guibbert sur les manuels scolaires1. Ces livres sont des objets fréquemment étudiés, plus commodes à observer que les situations de classe, surtout si l’on veut s’interroger sur les pratiques du passé. Dans la mesure où il s’agit de produits commerciaux, ils nous informent du quotidien des classes. L’importance de la diffusion de certaines collections est un indicateur non négligeable des prescriptions institutionnelles et des usages qui en découlent. Au sein des manuels, l’iconographie tient une place particulière : son étude relève d’approches spécifiques, différentes de celles permises par les écrits du livre. Trois grandes familles d’approches peuvent être distinguées, celles que l’on qualifierait d’iconique, de didactique et de conceptuelle.

Par approche iconique, on peut entendre celles qui portent sur la nature des images et sur le fonctionnement des images dans le livre. Des typologies permettent de distinguer les dessins et les photographies qui nous présentent des images proches de la vision humaine, tandis que d’autres images s’en éloignent : « fausses couleurs » pour voir l’infrarouge ou l’ultraviolet, images issues de la radioscopie, de l’IRM ou des radars. Certaines images sont muettes, sans écrit, tandis que d’autres comme la plupart des cartes, étaient qualifiées autrefois de « parlantes » avec leurs toponymes écrits. Quand les images sont des schémas, des graphiques ou des graphes, leur rapport au réel perd une très grande partie de son aspect figuratif et le degré d’abstraction est encore plus élevé quand on arrive à la mise en tableau de mots ou de chiffres. Les images des livres sont souvent agencées et peuvent présenter des emboîtements : cartouches, cartons, vignettes. Au sein d’un livre, une image peut aussi participer de relations inter iconiques : série séquentielle, emboîtement d’échelles, images de nature différente d’un même objet (photo et carte), images sous des angles différents (vue du sol, vue oblique et vue verticale). Au sein du livre scolaire, y compris dans les atlas, les images sont en relation avec le texte au sein du « système manuel » (Niclot, 2001) avec leur titre et leur légende, avec le texte courant, voire avec des questions portant spécifiquement sur l’image.

Les approches didactiques des manuels scolaires s’intéressent aux différentes activités que permettent les images du livre : lire, modifier, produire (Mottet, 1997). Lire les images du livre c’est prélever des informations sur des images informatives, souvent en étant guidé par des séries, parfois organisées dans des logiques allant du particulier au général, ou de l’observation au questionnement plus large en comparant, en coordonnant, en changeant de point de vue, en la confrontant à d’autres informations. Par contre, le manuel scolaire n’est que rarement le support d’images à modifier par détourage, par surlignage, mais parfois à décalquer, ou à remettre dans un ordre spatial ou temporel. Ce genre d’activités est plus facile avec les livrets élèves et davantage encore avec les manuels numériques. Les manuels proposent plus rarement de produire des images à l’aide d’invites à agrandir par quadrillage ou à faire un schéma graphique, un croquis d’une photographie, sauf peut-être en géographie. 

On pourrait définir comme approche conceptuelle les travaux qui, s’appuyant sur l’analyse des images du livre, cherchent à mettre en valeur des concepts, des partis pris. Ainsi les images ont souvent été l’objet d’études de type social studies. Les études sur les valeurs transmises par l’école (Blanc, 2008) et les études de genre s’en servent tout particulièrement. En géographie, l’inventaire des photographies permet de cartographier les lieux privilégiés (Mendibil, 2000) ou l’étude du cadrage des cartes (Chevalier, 2001) et, plus largement, d’identifier des notions géographiques (Wastable, 2011). Mais les images toujours polysémiques entrent difficilement dans des catégorisations, d’où le choix de Didier Mendibil de s’appuyer sur le titre choisi pour les légender et ainsi travailler sur l’intentionnalité de l’auteur du livre (Mendibil, 1999).

La géographie est en effet un des cadres privilégié d’apprentissage de la lecture, a priori non esthétique, de diverses images. Le livre de géographie, depuis qu’il est devenu manuel scolaire, est un livre d’images. Il s’agira ici de combiner ces approches iconiques et didactiques avec l’épistémologie de la géographie en tant que discipline scolaire ; faisant l’hypothèse qu’il existe des rapports forts entre les outils à disposition du maître et les pratiques scolaires, plus largement entre les évolutions technologiques dans la fabrication des images et l’épistémologie de la géographie scolaire. Ces rapports ne sont pas mécaniques. La généralisation de la double page ne relève pas d’une nouveauté technologique dans l’imprimerie, mais d’un choix pédagogique (Prévot, 1973, préface). De même les nouveautés dans la mise en page typographique au milieu du XIXe siècle relèvent à la fois de l’évolution des techniques et des demandes des auteurs. Les nouvelles possibilités technologiques proposent et les pédagogues disposent. Ce qui permet de distinguer trois périodes associant l’épistémologie de la géographie scolaire et l’édition : la géographie scolaire cartographique, la géographie scolaire paysagère photographique, l’émergence d’une géographie scolaire numérisée.

I. Des livres pour une géographie cartographique et mnémonique

Du XVIIIe au XIXe siècle, l’enseignement de la géographie est, du point de vue des images essentiellement cartographique. Il s’agit avant tout de mémoriser des noms de lieux et de les localiser, la carte est la principale image d’appui. Ici se combinent le statut des cartes dans le livre et les évolutions technologiques de l’imprimerie.

A. Une géographie scolaire

Jusqu’à la généralisation de l’enseignement simultané, il est difficile de distinguer le manuel scolaire des autres livres éducatifs (Choppin, 2008) et de différencier les atlas des cartes publiées séparément. Les gravures représentant Louis XVI enfant devant les cartes de son royaume ou la Leçon de géographie de Girodet (Chevalier, 2005) témoignent de l’usage des cartes pour adultes dans l’apprentissage de la géographie, cartes que l’on peut retrouver regroupées dans les petits « atlas portatifs » édités au tout début du XIXe siècle. Alors que la plupart des géographies sont sans aucune iconographie, (Nicolle de la Croix, éd. 1773), même si quelques rares atlas didactiques en particulier l’Atlas Methodicus (Homann, 1719) contiennent des cartes conçues pour des exercices, muettes codées uniquement avec la lettre initiale des noms, la table de l’ensemble de ces noms étant développée à part ; dès le XVIIIe siècle, on voit apparaitre des relations entre le texte et la carte.

« Dans les autres Editions de cet Ouvrage, on n’avoit inséré aucunes Cartes ; on a cru le rendre plus utile en y plaçant celles qui sont nécessaires pour l’usage de ce Livre. Tous les Lieux dont il est fait mention dans cette Géographie, se trouvent sur ces Cartes, à l’exception de quelques-uns qui ont été marqués d’une Etoile. La position des Lieux qui ne se trouveront pas dans les Cartes de cet abrégé est tellement indiquée dans le Livre, qu’il sera facile de la déterminer sur la Carte. » (Gibrat, 1776, p.VII).

Note de bas de page 2 :

19 cartes grand raisin (50 cm sur 65 cm), 17 cartes quart jésus (14 x 19cm), des cartes muettes pour des exercices cartographiques sur grand raisin et des feuilles d’exercices lithographiées demi-carré (22,5 cm sur 28 cm).

Note de bas de page 3 :

D’un format de 1,8 m sur 2,3 m à composer en collant de 16 à 20 feuilles de plus petite taille.

La séparation des cartes est une question d’imprimerie. D’un côté les typographes composent des livres, de l’autre des graveurs tracent des cartes sur des plaques de métal et les deux sont imprimés séparément. Ainsi, une édition tardive de la célèbre géographie de l’abbé Gaultier (De Blignières et al., 1866) se compose toujours d’une part du livre proprement dit, 364 pages au format 9x14 sans illustration, et d’autre part de 15 cartes coloriées et d’une feuille du jeu d’étiquettes à poser sur les cartes muettes (Olivier, 1990). Quand les cartes sont insérées dans le livre, sous forme de tirés à part, cela peut donner lieu à des décalages chronologiques surprenants. Ainsi l’auteur d’une édition de 1823 de la géographie dite de Crozat (Libraires Associés, 1823) nous indique que l’ouvrage est conforme aux traités de 1814 et 1815 et que « cette nouvelle édition est ornée de 7 cartes faites d’après les changemens qu’ont fait subir à l’Europe et aux trois autres parties du monde, et la révolution française, et la rapidité de nos conquêtes » (page vij). En effet alors que les 364 pages tiennent compte de la géographie politique de 1823, la carte (de format déplié 35 x30 cm) insérée entre les pages 40 et 41 nous présente une France dont les départements s’étendent encore des bouches de la Weser jusqu’aux Apennins, comme en 1811. Par contre, ce livre, comme d’autres ouvrages de cette époque, comprend quelques gravures insérées dans le texte présentant la géographie astronomique, « enrichie de vingt-huit figures instructives pour la démonstration des premiers éléments de la sphère ». Mais, excepté ces quelques pages, il ne peut y avoir de relation entre le texte et l’iconographie. En 1871, une des dernières éditions de la géographie d’Achille Meissas et Auguste Michelot ne contient toujours aucune carte ou autre illustration, alors que l’éditeur propose tout un dispositif didactique conçu par ces auteurs : livres de géographie autorisés par le Conseil de l’Instruction publique, atlas « qui leur sont affectés » avec des cartes au format de livres2, de grandes cartes murales coloriées, muettes et écrites3. « Les petites cartes murales conviennent aux classes dans lesquelles les grandes cartes ne peuvent être placées à cause de leur dimension. Les questionnaires des grandes cartes peuvent être utilisés pour les petites. Le collage sur toile avec gorge et rouleau, et vernissage, se paye en sus » (Meissas & Michelot, 1871, p. X). Toutes ces images sont séparées du livre. Certains prétendent même que la géographie s’apprendrait « sans le livre » (Lebrun & Le Béalle, 1851), c’est-à-dire en fait sans le texte, uniquement avec des cartes que l’on observe, que l’on copie, que l’on trace.

« Cette manière d’enseigner la géographie aux enfants, par la raison même qu’elle est la plus simple et la plus facile, promet d’excellents résultats. En général, c’est à l’aide d’un livre qu’on leur inculque les connaissances géographiques, et la carte jointe à ce livre n’est qu’accessoire. Et cependant, il est à remarquer que c’est la carte que nous avons étudiée et que nous nous représentons dans l’esprit, quand il est question pour nous d’un nom géographique ou d’un point quelconque à la surface du globe. A ce compte, l’étude de la géographie se fait plutôt dans la carte que dans le livre, et cette nouvelle méthode que présentent MM. Lebrun et Le Béalle paraît préférable à toute autre, surtout pour les enfants » (Louandre, 1859).

Le tracé du croquis cartographique que ce soit au tableau ou par différents procédés dans le cahier devient primordial (Robic, 1991). Il est présenté comme associé à la méthode intuitive, alternative à l‘apprentissage par cœur de sèches listes de nomenclatures (Levasseur, 1878). Cette primauté de la carte sous toutes ses formes, feuille imprimée, carte murale, atlas, voire « reliefs » est manifeste dans les sections instructions de expositions internationales, à Vienne en 1873 (Buisson, 1875) comme à Philadelphie (Buisson, 1878).

B. Les livres-atlas

Note de bas de page 4 :

Décret portant règlement d'administration publique sur le matériel obligatoire d'enseignement, les livres et les registres scolaires dans les écoles publiques (29 janvier 1890), cité par F. Buisson à l’article Matériel d’enseignement.

Le bond qualitatif dans l’iconographie des manuels de géographie est l’apparition des livres-atlas ou textes-atlas. C’est aux États-Unis que le Suisse Arnold Guyot inaugure le dispositif (Nietz, 1961). Emile Levasseur les a observés lors de l’exposition de Philadelphie et les introduit en France (Levasseur, 1868). Sa Petite géographie de la France et de ses colonies, à l’usage des écoles primaires se compose de 23 pages, soit 50 leçons regroupées en 13 chapitres. Les pages du livre au format in-4° oblong sont deux fois plus grandes que les précis de géographie des décennies précédentes. L’iconographie est sobre, sans couleur, 27 cartes et 25 gravures. Seules trois pages ne comportent pas d’illustration (Benoît, 1992). Rapidement, avec le recours de l’impression en couleur grâce à l’invention de la lithographie, la puissance suggestive des cartes se renforce, ce qui fait le succès des livres-atlas de Pierre Foncin : Première année de Géographie (1875) préparant au certificat d’études primaires, Deuxième année pour le brevet élémentaire, puis une Troisième année. Ces manuels scolaires proposent de nouveaux dispositifs, leur lecture n’est plus exclusivement linéaire ; des textes et des images de statut différent se juxtaposent. Les cartes et les leçons sont systématiquement « mises en regard ». Chaque titre de leçon est sous-titré par cette consigne « Suivre sur la carte ». Les textes-atlas du Cours complet d’enseignement primaire conçus par Henry Lemonnier et Franz Schrader sont eux aussi fondés sur les facultés d’observation et de raisonnement. En 1890 un décret rend obligatoire dans les écoles publiques un petit atlas élémentaire de géographie pour les élèves de cours moyen (9-10 ans) et un atlas de géographie pour ceux du cours supérieur (11-12 ans)4. Lemmonier et Schrader écrivent alors :

« C’est en évitant les longues énumérations, en préparant les enfants à apprendre ce qu’ils ne peuvent savoir du premier coup, en leur offrant un enseignement à la fois simple et concret, en les habituant à regarder, pour les façonner à voir et à réfléchir, que nous avions essayé de mettre en œuvre cette méthode. Nous n’avons plus besoin aujourd’hui de revenir sur ces idées, où nous nous trouvions d’accord avec beaucoup de géographes et d’éducateurs. Il nous sera pourtant permis de dire qu’elles ont reçu depuis dix ans une consécration officielle, aussi bien dans l’instruction secondaire que dans l’instruction primaire. » (Lemonnier & Schrader, 1890).

Il faut pourtant nuancer cette opinion, le même Schrader est aussi directeur d’une collection de livres pour l’enseignement secondaire qui ne ressemblent en rien aux manuels du primaire : peu de cartes et petit format in-8°. Chez Armand Colin, l’éditeur de Foncin, comme chez les autres éditeurs on constatera jusque dans les années 1970 le même contraste entre des livres majoritairement au format in-4° pour le primaire et des livres de plus petite taille et beaucoup moins illustrés pour le secondaire. Si ce contraste est manifeste dans le dernier tiers du XIXe siècle au temps d’une géographie scolaire cartographique, le décalage s’accentue avec l’apparition de la photographie.

II. Les géographies, des livres d’images

L’invention de la photographie par Niepce en 1826 n’a eu dans l’immédiat guère d’effets sur la géographie scolaire. Dans les livres scolaires, comme dans la grande presse les gravures, y compris d’après photographie, ont pendant longtemps été les seules illustrations analogiques de personnages, de monuments ou de paysages. Pourtant progressivement les livres de géographie vont peu à peu se transformer en albums photo et plus largement en livres d’images. Aujourd’hui, l’ensemble de l’iconographie couvre plus de la moitié de la surface éditoriale dans les livres du primaire (Chevalier & Picrel, 2010) et de lycée (Mathieu, 2007).

A. Les gravures comme illustration

Les livres atlas de Foncin, de Lemonnier et Schrader et même ceux plus tardifs de Pierre Vedel, Eugène Bauer et Edmond de Saint-Etienne (1895-1917) ne contiennent aucune photographie, alors qu’ils contiennent des dizaines de gravures et de cartes. Leur livre pour le cours supérieur (Vedel et al., 1899) propose tout d’abord une série de schémas pour illustrer la cosmographie, comme on pouvait déjà en voir dans les livres, un siècle auparavant, à la différence qu’elles sont désormais en couleur et de plus grande taille. Ensuite chaque continent bénéficie d’une page entière où de haut en bas se succèdent un graphique comparant la longueur des fleuves, une gravure schématique rassemblant, avec force exagération du relief, les principaux sommets du continent pour les comparer et ensuite un tableau composé représentant les types humains, les animaux et les productions du continent. Pour l’Asie nous voyons au premier plan des Japonais, des Tonkinois, des Chinois et des Hindous, un peu en arrière un Persan, un Arabe et un Turc, à l’arrière-plan un Sibérien, chacun vêtu à sa manière. Les animaux sont un marabout, des hermines, des cobras, un ours, un chameau, un mouflon sauvage, un rhinocéros, un gavial, un éléphant, un tigre, un paon, un orang-outang et des rennes. A l’arrière-plan on nomme une jonque et des maisons chinoises. Au bas du dessin les productions indiquées sont le riz, les épices et l’opium. Cet inventaire peut nous paraître dérisoire aujourd’hui, mais il faut rappeler le contexte d’une société où les images des autres et de l’ailleurs sont rares.

Pour les élèves de l’enseignement secondaire, les livres restent de petite taille (in 8°), quelques gravures les agrémentent en plus des cartes et croquis. Ces gravures sont hors texte, le livre d’Eugène et Richard Cortambert de1886 pour les élèves de 5ème contient une seule carte et treize gravures imprimées en noir : vue prise sur l’Océan Glacial ; Le Sahara. ̶ Vue prise entre Ouargla et Ghadamès, le mont Ararat, Samarkand. ̶ Vue prise à l’intérieur de la ville. Bénarès. Vue prise des bords du Gange ; etc. Au total neuf gravures, quasiment toutes imprimées au format paysage dans un livre de 136 pages relié en portrait. Cinq de ces gravures sont qualifiées de « vue de… ». Probablement parce que ce sont des gravures d’après photographie, mais ce n’est pas dit. On notera aussi le format paysage mais aussi le fait que les hommes sont absents de ces images.

B. Des photographies en noir et blanc

Pour que la photographie se diffuse dans les journaux et les livres, il fallait passer de l’argentique à l’imprimé. Eugène Grasset et Charles Gillot mirent au point la photogravure ou "gillotage", qui permet de transformer une image plane en image en relief sur une plaque de zinc, puis de l'imprimer en même temps que le texte, y compris en couleur, par superposition de plaques encrées. Le premier livre imprimé grâce à la photogravure en plusieurs couleurs fut en 1883 l'Histoire des quatre fils Aymon. La technique n’apparaît au début que très marginalement dans l’édition scolaire. Signalons néanmoins un ouvrage destiné aux élèves de septième publié chez un petit éditeur, Laffitte à Marseille, et rédigé par Frédéric Mane, professeur de septième au lycée de Marseille : Géographie élémentaire de la France et de ses colonies. L’ouvrage contient 24 cartes au noir et des « gravures », en fait la plupart de ces « gravures » sont des photos reproduites par gillotage. Dans la préface, Paul Girbal, professeur agrégé d’histoire au lycée de Marseille, chargé de conférences de géographie à la faculté des lettres d’Aix écrit que Mane, son collègue « a joint l’illustration la plus appropriée au texte, une collection de croquis dessinés avec soin, ne renfermant que les noms propres inscrits dans la leçon et un grand nombre de gravures, reproductions de vues photographiques, judicieusement choisies ».

Ces 18 photographies sont légendées en indiquant le nom du photographe : Marseille, vue prise de la batterie du Pharo, cliché de M. Terris ; le Mont Saint-Michel, cliché de M. Lebel à Avranches ; Nice, promenade des Anglais, cliché de M. Philkis, photographe amateur à Nice ; etc. On soulignera que la grande majorité est constituée de vues larges, avec plusieurs plans et une ligne d’horizon, que ce sont donc des vues paysagères. Inversement, les 7 gravures au trait de ce livre sont toutes fortement centrées sur un monument, Rouen, la Tour de pierre ; Maison de Jacques Cœur à Bourges ; Palais de justice de Grenoble, etc.). Certes les photographies, pas plus que les gravures, ne sont questionnées ; elles sont encartées dans le livre en hors-texte, comme l’étaient un siècle auparavant les cartes.

Cependant, les ouvrages les plus vendus, en particulier les Foncin ou les Lemonnier et Schrader, connaissent de nombreuses rééditions, actualisées avec toujours la couleur pour les cartes et de plus en plus de couleur pour les gravures au trait, mais aucune photo. Si dans l’Entre-deux guerres, les photographies aériennes verticales sont des illustrations nouvelles, signe de modernité, comme le seront plus tard les images satellitales, il ne s’agit que de quelques pages en début d’ouvrage, pour le reste lisons la surprenante défiance envers les photographies de la part de Jean Brunhes dans la préface de son manuel pour le cours moyen.

« Les photograveurs […] ont bien voulu suivre ma direction impulsive et chercher avec moi des couleurs et des nuances qui nous arrachent à la banalité de ces fadeurs courantes, devenues, hélas ! Presque conventionnelles !
Oui, la carte, et la carte parlante, vibrante, toujours sous les yeux ! Toujours aussi près possible du texte ! La carte répétée sous des formes et des teintes variées, - et qui sera d’autant plus instructive que les yeux et les cerveaux jeunes en saisiront les traits avec curiosité et joie.
Les photographies en noir, publiées sous de trop petites dimensions, comme il arrive en beaucoup de manuels, forment un ensemble terne, presque morne, et qui n’intéressent pas suffisamment l’enfant. Aussi avons-nous recouru encore une fois au talent si géographique de Roger Broders, dont les dessins en couleur sont à la fois des analyses et des emblèmes, […] » (Brunhes, 1929, préface).

Propos d’autant plus étonnants que Jean Brunhes est passionné de cette technique, qu’il y a recours, en concordance avec les nouvelles pratiques de recherche (Mendibil, 2006), qu’il anime le projet d’Archives de la planète d’Albert Kahn et ses extraordinaires collections photographiques (Lesourd et al.,1993) et que les auteurs qu’il dirige chez Mame, puis chez Hatier utilisent certaines de ses photographies pour les manuels du secondaire. Des clichés réalisés par Jean Brunhes participent de l’abondante iconographie de la collection qui continue à porter son nom en direction des lycées, 16 dans le livre de sixième (Grosdidier de Maton et al.,1940). Dans un contexte de large diffusion des photographies dans la société, on pense au développement des cartes postales, la plupart des éditeurs ont introduit la photo dès les années 1920 et 1930 dans les manuels du cours moyen. C’est par exemple le cas du livre d’Edmond Dôme et Pierre Besseige pour les CM et CS (1937) ou de ceux de Louis Gallouédec et Fernand Maurette pour le brevet élémentaire (1928), abondamment pourvu de cartes couleur et illustré de nombreuses photographies en noir et blanc. Les cartes servent à répondre à des questions du livre, les photographies sont accompagnées d’une légende descriptive longue de une à dix lignes. En fait il s’agit d’un triple phénomène de différenciation qui répond aux progrès de l’imprimerie, à l’évolution de l’épistémologie de la discipline et aux transformations de la conception didactique du manuel de géographie.

C. La couleur et l’offset

Chez Hachette la nouvelle collection pour le secondaire dirigée par Albert Demangeon à partir des années 1930-1940 comprend elle aussi de nombreuses photos, des cartes monochromes dans le texte, et des cartes encartées en couleur. On peut dater la généralisation de la couleur pour les cartes des manuels du secondaire de la fin des années 1920, ce distinguo entre cartes en couleur et photographies en noir et blanc dure jusqu’à la fin des années 1950, dans les manuels pour les lycéens, (Allix et al., 1950), excepté quelques cartes en couleur encartées hors texte (Baron, 1959). Ce décalage entre la couleur des cartes et le noir et blanc des photographies, s’explique par le fait que les photographies en couleur sur papier ne datent que de 1942. Ensuite, leur reproduction par offset va progressivement les généraliser, de sorte qu’à la fin des années 1960 dans certains manuels toute l’iconographie est désormais en couleur et insérée dans le texte (Le Lannou, 1967). On peut suivre cette évolution dans les livres de Victor Chagny et Jacques Forez, au fil de leurs éditions successives entre 1959 et 1996. Ainsi en 1965, la double page sur le Massif central du livre pour le cours moyen 1 propose : trois cartes couleur, une petite photo couleur et trois photos noir et blanc. Ces pages sont quasiment reproduites à l’identique en 1973, si ce n’est qu’il y a trois photographies en couleur et une seule en noir et blanc. En 1981 la double-page est remaniée, la part du texte est réduite, deux cartes du massif sont conservées et il y a désormais cinq photographies, dont une grande, tout en couleur, idem en 1986.

III. Du paysage en couleur aux images numériques

Comme les propos de Jean Brunhes cités ci-dessus nous y invitaient, on voit que le choix de telle ou telle imagerie dans les manuels de géographie ne relève pas uniquement de la technologie disponible, mais aussi de choix pédagogiques et didactiques.

A. Le degré d’iconicité

Dans une même collection, la proportion de cartes, de photographies et de gravures varie suivant les âges des élèves et donc des documents que les auteurs pensent les plus adéquats. Quand Louis François et Marcel Villin s’adressent à des élèves de cours élémentaire première année, ils juxtaposent une page intitulée « A la ville » qui propose une grande photographie de l’avenue de l’Opéra à Paris et une gravure montrant un agent réglant la circulation et une page intitulée « Une grande ville », comprenant un croquis aérien oblique de Lyon et un plan de Lyon simplifié (Premier livre, 1956). Quand les mêmes auteurs rédigent un livre pour des élèves un peu plus âgés, le nombre de gravures diminue ; pour les cours élémentaires 2e année, la double page « Voyage à Paris » a sa page gauche partagée entre deux grandes vues aériennes obliques de Paris (CE, 1966). Pour des élèves de CM1 (1961), les auteurs partagent la page gauche de la leçon « Paris, capitale de France » entre un plan de Paris et une vue aérienne oblique. Enfin, aboutissement du processus, pour les élèves encore plus âgés (classes de transition, 1964), la page gauche de la leçon « Paris et l’agglomération de Paris » propose une carte, un plan et un graphique. Aux plus jeunes le plus fort degré figuratif avec les gravures, aux plus âgés les images plus abstraites, cartes et graphiques. Ainsi en règle générale les gravures en couleur étaient l’apanage des petites classes, certains livres pour débutants n’ont que des gravures couleur et aucune carte ou photographie (Blin et al, 1936), (Lechaussée & Valette, 1957), (Chagny & Cabau, 1958), (Ageorges & Anscombre, 1966), d’autres (Géron & Rossignol, 1961) ne proposent que des gravures en couleur, excepté dans la dernière leçon où il y a 2 photos couleur. Développement des technologies, mais probablement plus grande culture des images de la part des élèves, le basculement est net dans la dernière décennie du XXe ; les manuels plus récents proposent des photos (Nembrini et al., 1995), (Baillat et al., 1997), quelques plans et cartes (Combes & Buzacoux, 1981) et même une image satellite de la météo (Baldner et al., 1998).

Si pendant la première moitié du XXe la photographie s’est plus rapidement diffusée dans les manuels pour le primaire que pour le public des lycées, ce n’était pas uniquement lié à la piètre qualité des photos, mais principalement à l’idée que ce type d’image ne permet pas de rendre compte de l’abstraction.

B. Images numérisées et manuels scolaires

C’est avec ces éclairages que l’on peut s’interroger sur les nouveautés en matière d’iconographie dans les manuels, les images numérisées fixes ou mobiles des manuels numériques enrichis (Chevalier et al., 2012). Proches des outils utilisés dans le cadre familial, ils peuvent être rapidement appropriés par les enseignants plus familiers de l’ordinateur.

Note de bas de page 5 :

Lettre d’information Édu_Num Histoire-Géographie http://eduscol.education.fr/site.histoire-geographie/edunum proposée [consulté le 19 décembre 2017]

Les manuels numériques proposent l'intégralité du manuel papier rendu interactif grâce à des outils faciles à utiliser : sommaire, zoom, spot, cache, gomme, surligneur… les plus récents permettent même à l’enseignant d’organiser les documents du manuel et d’importer des images personnelles. La géographie avec sa voisine l’histoire est particulièrement concernée et le ministère a mis en place un dispositif d’observation5. Avec la publication de nouveaux programmes en 2015, s’est posée la question du renouvellement des supports d’apprentissage. Dans le second degré les livres sont financés par les départements et régions et chaque professeur d’histoire et de géographie veille à ce que les élèves aient des outils papier ou numériques conformes aux programmes.

Il en est tout autrement dans les écoles primaires où les livres et autres matériels sont généralement financés par les communes : la priorité n’est pas donnée à la géographie dans les budgets d’autant que certains enseignants ne se soucient guère des nouveautés dans les programmes de géographie. Les éditeurs scolaires se sont trouvés devant des choix délicats révélateurs du recul des achats de manuels papier, du moins pour la géographie. À titre de sondage, nous avons consulté en décembre 2017 sur la Toile l’offre des éditeurs pour la géographie au niveau CM1. La Librairie des Ecoles, deux ans après la publication des nouveaux programmes, semble avoir renoncé à proposer de nouveaux outils et ne garde à son catalogue qu’un ouvrage fondé sur l’ancien programme. Belin et Magnard, poursuivent l’édition de manuels papier non accompagnés de solutions numériques pour les élèves. Hatier et Hachette qui dominaient le marché des manuels de géographe pour le primaire depuis quelques années, proposent tous les deux un dispositif qui associe un manuel papier pour les élèves et des solutions numériques, manuels numériques enrichis dans la collection Citadelle chez Hachette, manuel numérique interactif professeur et élèves dans la collection Magellan chez Hatier. Mais le passage au numérique quadruple le coût. Enfin, ACCỀS Éditions, Nathan et Retz ne proposent plus de manuels papiers mais une offre bi-média combinant CD-Rom et possibilités d’impression de fiches.

Alors qu’il y a quelques années les changements de programme étaient une opportunité pour les éditeurs de renouveler leur offre on note sur ce marché fragile du livre de géographe pour le primaire des hésitations, des renouvellements. En effet l’offre de ressources en ligne n’a jamais été aussi forte, sites collaboratifs, sites contributifs gratuits se sont multipliés au cours des dix dernières années, au point que le Ministère a créé une plate-forme qui recense l’offre en ligne de ressources : (https://www.jenseigne.fr). Il s’agit principalement d’outils pédagogiques élaborés par Pass-education.fr sous la tutelle de l’éducation nationale, mais aussi d’offres privées gratuites ou payantes. Ceci constaté, ces ressources en ligne proposent la plupart du temps des fiches d’exercice pour les élèves et des conseils pédagogiques au maitre qui ne font pas appel à une activité de recherche sur la Toile ou une activité interactive avec des outils numériques. « Communiquer d’un bout à l’autre du monde grâce à l’Internet » est désormais un des trois thèmes du programme de géographie de CM2.

Les frontières entre la vidéo et le papier, entre le livre et le cahier d’exercice, entre le livresque et le personnel s’effacent. Au total les ressources iconographiques disponibles pour faire de la géographie augmentent de façon quasiment exponentielle. De google street view au cycle 2 pour voir l’école et ma maison aux cartes thématiques de l’INSEE la Toile propose une quantité quasi illimitée de ressources.

Reste à savoir quelle sera avec ces nouveaux outils l’activité non pas du maître, mais des élèves quand ils disposent d’écrans et de tablettes personnelles pour en tourner eux-mêmes les pages numérisées, pour y chercher des ressources, observer, interroger, compléter, modifier l’iconographie ? À côté de l’offre scolaire, l’Internet permet aussi d’accéder à de multiples outils, requêtes pour rechercher texte, données chiffrées, images ou manipuler des outils cartographiques.

Pour être lue, manipulée et produite l’image numérique au XXIe siècle doit requérir en géographie un apprentissage, comme la carte était à découvrir il y a plus d’un siècle.