L’Adolescence, une chance pour le développement moral ? Une analyse de la prétendue robustesse du genre dans un dispositif d’éducation aux savoirs incertains

Nathalie Panissal 
et Pascale Molinier 

https://doi.org/10.25965/dire.761

Lors de recherches actions dans l’enseignement secondaire sur l’éducation à la pensée éthique, à travers l’exercice de débats argumentés sur les progrès technoscientifiques, des effets de genre ont été observés dans les argumentations féminines (réflexives) et masculines (technophiles). Moyennant l’analyse argumentative de deux corpus de débats entre élèves, nous interrogerons la résistibilité du genre dans les raisonnements moraux. Nous soulignons les apports de l’éthique du care pour comprendre ces effets et montrons qu’elle apporte un nouveau langage à la théorie morale en l’enracinant dans une relation à autrui et à la vulnérabilité des humains et des choses. La capacité d’exercer un sens moral s’inscrit dans une socialisation genrée, nos résultats suggèrent que l'adolescence est un moment de remaniement possible.

Nanomedicine as a technoscience, affects society in a performative way. Promises are huge in terms of medical diagnosis, therapy monitoring, body repairing and ultimately for human enhancement. Nevertheless, nanomedicine vehicles a large number of uncertainties on both its real uses and final aims. School is continuously exposed to technological changes and more generally to the globalization of the world. It is important to question whether the function of education is either the transmission of a cultural tradition and the acquisition of knowledge or the acculturation to a market economy in which every human being is submitted to the demands, constraints and business ethics of this neoliberal system (Lenoir, 2012). We see how the school as a pillar of democracy (Dewey, 2011), should consider education not as a process of adaptation of the student to the current needs of the society but as a process to develop critical skills and judgment in order to render each citizen able to imagine and build a future « living together ».

In the field of SAQ (Socially Acute Questions) didactics, we investigate devices of citizenship education to ethical thinking during action researches in secondary schools co-built with multidisciplinary teams of high school teachers and researches. Our results show that debates on nanotechnologies at school often reveal what appears at first glance as a gendered structure but they also show that the assessment of vulnerabilities is able to break this dichotomy in order to structure the debate in a more multidirectional manner. We observe gender effects discriminating the arguments of girls (reflexive) and the arguments of boys (technophiles) when implementing an argumentative debate. Through the argumental analysis of two corpus of debate among students, we have investigated the question of gender resistance in moral reasoning. We highlight the major contribution of the ethics of care to understand these effects and we show that the care brings a new language to the moral theory by rooting it in a relationship to others and to the vulnerability of human and things. The ability to exercise a moral sense is the result of gendered socialization, our results also suggest that adolescence is a time of possible change.

Sommaire

Texte intégral

Quand Carol Gilligan, se démarquant des analyses de Lawrence Kohlberg, a entrepris de distinguer une voix différente en morale (Gilligan, 1982 [2008]), elle l’a d’abord préférentiellement incarnée dans une petite fille de 11 ans, Amy, tandis que la voix de la justice était représentée par un garçon du même âge, Jack. Celui-ci distingue sans hésiter comment appliquer les principes généraux – la vie qui vaut plus que la propriété, par exemple – et fait confiance à la justice pour arbitrer les litiges. Amy développe un raisonnement contextuel et narratif plutôt fondé sur une analyse des relations entre les protagonistes. Elle semble moins sûre d’elle, commençant fréquemment ses interventions par « ça dépend » (des circonstances). Elle ne fait pas appel à la justice comme instance tierce mais au dialogue entre les personnes concernées et à leur responsabilité. Ce raisonnement basé sur le souci des autres (care) n’est pas moins moral parce que moins abstrait et moins généralisable, avance Gilligan. Il ne s’agit pas, dit-elle, d’opposer ou de subordonner l’éthique du care à l’éthique de la justice, chaque humain utilise en réalité les deux modalités. Cependant, ce raisonnement reste encore aujourd’hui fortement dévalorisé dans les évaluations cognitives dominantes sur le développement de l’enfant, ce qui n’est sans doute pas sans lien avec son association au féminin. Gilligan écrit : « la voix différente (…) n’est pas caractérisée par son genre, mais par son thème (Gilligan, 1982 [2008], page 12). Cependant, elle se livre à une critique féministe des biais androcentrés dans les textes canoniques de la psychologie morale ; mène une enquête sur les raisonnements moraux des femmes qui veulent interrompre leur grossesse et valorise l’éthique d’Amy (Laugier, 2010), bref, de nombreux indices convergent pour faire de l’éthique du care une version féminine du développement moral, ce qui lui a été largement reproché (Tronto, 1993, [2009]).

Note de bas de page 1 :

 Pour une revue de questions sur la didactique des QSV, voir Legardez et Simonneaux, 2006.

Filles et garçons ne sont pas moralement différents par essence. Mais, si le nourrisson vient au monde sans équipement moral, il semble bien que la capacité à raisonner sur la vie bonne s’inscrive au cours du développement dans le fil d’une socialisation genrée qu’on ne peut dissocier de processus affectifs qui dépassent de loin la simple identification à une catégorie (Rouyer, 2007 ; Chiland, 1998). Des garçons technophiles et confiants dans les progrès de la science, des filles sceptiques et soucieuses de préserver le monde ordinaire… ces différences de posture morale ne renvoient pas à un passé révolu. Ces « effets de genre » persistent aujourd’hui dans des débats organisés sur les questions éthiques dans le domaine des nanotechnologies, où il s’agit de permettre aux élèves de se forger une opinion personnelle et d’exercer un esprit critique en promouvant une éducation au service de la réflexion éthique (UNESCO, 2015). C’est du moins ce que montre une recherche en didactique des Questions Socialement Vives (QSV)1 qui est menée depuis dix ans, dans des collèges et lycées publics du Sud de la France (Panissal, Cau, Martin-Cerclier Séverac, Thibault, Brossais.& Vieu, 2011).

Dans cet article, nous commencerons par décrire le dispositif qui a permis de trouver ces résultats et nous procéderons à l’analyse de deux corpus de débats argumentés entre élèves sur une QSV en lien avec les nanotechnologies. Ces résultats genrés ont été obtenus, sans être recherchés (Simonneaux, Panissal & Brossais, 2012), dans des dispositifs mixtes d’éducation publique censés délivrer la même éducation aux filles et aux garçons.

Nous interrogerons ensuite la résistibilité du genre dans les raisonnements moraux à partir de différents courants explicatifs du développement différencié des filles et des garçons en psychologie et en sociologie.

Nous nous demanderons enfin comment tenir compte de ces résultats pour transformer l’éducation aux technosciences. Nous pensons que l’éthique du care apporte des ressources précieuses pour répondre aux défis éthiques soulevés par les nanotechnologies, et plus largement par les savoirs incertains. Même si les technosciences sont puissantes, performatives, elles sont aussi vulnérables face à l’échec. Le monde contemporain regorge hélas d’exemples d’échecs et de vulnérabilité, Fukushima ou le sang contaminé pour n’en citer que deux. Pour les éthiques du care, la vulnérabilité comme « condition originelle » (Noddings, 1984) doit guider nos évaluations éthiques en complémentarité des valeurs de justice (Tronto, 2012, Laugier, 2015). Nous postulons que l’éducation doit contribuer au développement de la pensée éthique des élèves et ne pas étouffer la voix du care, en tant que pensée attentive qui permet aux citoyens de s’interroger sur what we care about, what we value (Sharp, 2004), ce que nous traduisons par ce dont nous nous soucions, ce qui compte.

1 - L’Éducation citoyenne aux nanotechnologies dans l’enseignement secondaire

Dans le champ de la didactique des Questions Socialement Vives (QSV), des équipes d’enseignants (collège et lycées), des chercheurs en nanotechnologies et en sciences humaines co-construisent depuis 2006 des dispositifs d’éducation aux nanotechnologies dans l’enseignement secondaire français (Panissal, Brossais & Vieu, 2010). Cette didactique s’interroge sur les conditions d’enseignement de savoirs incertains qui font à la fois l’objet de débats dans la sphère des savoirs savants de références (sphère scientifique), dans la sphère sociale et médiatique mais également dans le champ scolaire car leur enseignement ne va pas de soi et déstabilise les pratiques enseignantes disciplinaires.

Les nanotechnologies regroupent l’ensemble des technologies permettant de miniaturiser des objets et des matériaux à l’échelle nanométrique, soit un milliardième de mètre 10-9 m, c’est-à-dire à l’échelle moléculaire. Cette définition « moléculaire » met en évidence l’absence de consensus quant à leur définition tant leurs champs d’applications sont vastes, depuis la nanoélectronique, les matériaux, les biotechnologies, la santé et l’environnement ; cette vivacité de la définition n’est pas sans incidences sur les interrogations éthiques à mener. Les nanotechnologies, comme toute technoscience, sont performatives, elles transforment et vont transformer nos conditions de vie, notre condition humaine (Callon, 2007). La question éthique est ainsi intrinsèquement liée au projet de développement des nanotechnologies.

Dès 1999, et les premiers programmes de recherche aux Etats-Unis (Roco et Bainbridge, 2001), les sciences humaines et sociales ont été « embarquées » en amont des initiatives de recherche et au cours de leur développement au service de l’acceptabilité sociale des innovations issues des recherches (Besaude-Vincent, 2009 ; Thoreau, 2012). Plus largement, le progrès ne peut plus être conceptualisé comme nécessairement un bien, mais également comme inquiétude. Un contre-pouvoir, de nouvelles rationalités deviennent alors nécessaires pour faire face à l’hégémonie de l’expertise technoscientifique (Rosanvallon, 2006, Callon, Lascoumes et Barthes, 2001). En effet, les contre-pouvoirs sub-politiques permettront de construire une démocratique réflexive face à l’incertitude transnationale pour prendre soin des êtres humains (Beck & Grande 2007). Le développement performatif des technosciences en appelle donc à l’éducation de nouveaux citoyens.

Le dispositif d’enseignement dont il sera question ici se situe dans le champ de l’éducation à la citoyenneté qui sous-entend une éducation au vivre ensemble et à la transmission des valeurs aux générations futures, mais également, une éducation à l’intérêt général, au-delà de la juxtaposition des intérêts particuliers, soit penser le commun. C’est ainsi que l’enseignant peut « refroidir » ou « réchauffer » l’enseignement de ces questions selon une rationalité technoscientifique qui évacue toute controverse à propos des savoirs ; ou bien prend le risque de convoquer une rationalité critique dans sa classe et un questionnement sur les valeurs, jusqu’à provoquer un engagement militant des élèves dans des actions citoyennes (Simonneaux et Simonneaux, 2012). Entre ces deux extrémités, il existe un continuum d’enjeux éducatifs où l’enseignement des QSV vise la prise de décision et la pensée critique.

Ces recherche-actions dans l’enseignement secondaire mettent l’accent sur le développement de la pensée éthique à travers la mise en œuvre de débats argumentés (Panissal, 2014). Le débat est considéré comme un outil d’enseignement des QSV. Chaque domaine de l’activité humaine élabore des types d’énoncés relativement stabilisés, ayant des propriétés discursives et linguistiques spécifiques. C’est le cas du débat dans les pratiques sociales de référence (débat citoyen, débats autour d’un film ou d’un livre, etc.). Les enjeux de l’école vont au-delà de l’utilisation du débat comme outil de communication pour construire des situations d’apprentissage qui permettent d’exercer des compétences et des savoirs chez les élèves. C’est ainsi que le débat est massivement présent dans les programmes scolaires de différentes disciplines et que l’on parle de « genre scolaire disciplinaire de débats ». La particularité du débat QSV est qu’il est multidisciplinaire et emprunte à chacun des genres scolaires (Dupont & Panissal, 2015).

2 - Contextes et méthodologies

Les dispositifs d’enseignements menés sous forme de projets sur une durée de six mois, en raison de deux heures hebdomadaires, combinent des enseignements en nanotechnologies, en lien avec les disciplines scolaires du programme d’enseignement officiel (disciplines scientifiques et humanistes), des travaux pratiques réalisés dans un laboratoire de recherche du CNRS, enfin la préparation et la réalisation d’un débat QSV. Le protocole de débat est construit en cinq temps. Le temps 1 est initié à partir soit d’un dossier documentaire, d’un article de journal ou d’une page écran d’un site internet. Cette étape a pour objectif d’amener les élèves à réfléchir sur une question éthique en lien avec les développements des nanotechnologies, par exemple les biopuces à ADN et dépistage de maladies, l’internet des objets et les capteurs au service du maintien à domicile des personnes âgées. Vient ensuite une phase (temps 2) de problématisation où les élèves vont formuler une question éthique sur laquelle ils souhaitent débattre. Nous aborderons dans la suite de l’article, deux exemples correspondant aux deux corpus présentés :

  • Les développements récents des nanotechnologies pourraient rendre disponibles des biopuces à ADN en masse. Que penser de la démocratisation des biopuces à ADN et leur commercialisation à bas coût ? 

  • Les objets interconnectés sont-ils au service des êtres humains ?

Au temps 3, les élèves vont s’engager dans un travail d’enquête (Dewey, 1938) où ils vont s’efforcer de construire une carte heuristique des arguments des différentes parties prenantes du dispositif nanotechnologique envisagé (biopuces ADN ou objets interconnectés). À l’issue de cette période d’enquête, les élèves débattent entre eux des problèmes éthiques qu’ils ont pu mettre en évidence dans la phase d’enquête (temps 4). Pour finir (temps 5), en fonction des classes, les élèves réalisent une production ; ainsi par exemple certains ont rédigé des nouvelles de science-fiction qui ont été publiées, d’autres des scénettes ou un jeu de rôle sur un comité d’éthique, certains ont réalisé un journal de veille technologique.

Note de bas de page 2 :

 Pour des analyses exhaustives de débats en contexte didactique voir Panissal, 2014 ; Brossais, Panissal & Garci-Debanc, 2013.

Les corpus de débats enregistrés en vidéo sont intégralement retranscrits. Les arguments des élèves sont repérés et les justifications analysées selon une méthodologie construite à des fins de recherche mais également praxéologique (Panissal, 2014, Brossais, Panissal & Gaercia-Debanc, 2013), c’est-à-dire une méthodologie suffisamment simple pour que l’enseignant puisse s’en emparer afin de mettre en évidence les savoirs construits dans la classe au moment du débat. Plus concrètement, les thématiques éthiques débattues par les élèves sont repérées moyennant une analyse de contenu sur la base de mots-clés (Bardin, 2001). Les arguments sont ensuite extraits moyennant une analyse des types de discours mobilisés par les élèves permettant de mettre en évidence la co-construction des savoirs (Mercer, 1995). Enfin, les justifications associées aux arguments sont catégorisés selon trois rationalités construites sur la base des mondes habermassiens : technique, sociale et subjective (Habermas, 1987, Panissal, 2014). Ici, nous nous limiterons à exemplifier des effets que l’on trouve de façon récurrente dans ces débats, aussi nous ne présenterons pas l’analyse exhaustive de l’argumentation déployée par les élèves dans les débats, mais des extraits de corpus illustrant ces effets de genre dont nous montrerons qu’ils demeurent la plupart du temps non perçus et non travaillés par les enseignants2.

3 - Des effets genrés dans les corpus

Note de bas de page 3 :

 Les puces à ADN permettent de mesurer et de visualiser très rapidement les différences d'expression entre les gènes et ceci à l'échelle d'un génome complet.
http://transcriptome.ens.fr/sgdb/presentation/principle.php.fr

Le débat a lieu dans une classe de seconde d’un lycée à la périphérie d’une grande ville. Il a été préparé et animé par la professeure de sciences physique et chimie de la classe. Il porte sur les puces ADN3. Dans ce contexte les élèves s’interrogent sur qui doit prescrire un test ADN, notamment pour les nourrissons et les personnes mineures ou fragiles psychologiquement.

Extrait – 1. Débat puces ADN. Classe de seconde
Nora : Est-ce qu’ils ont déjà fait le test sur les nourrissons et qu’ils ont dit votre enfant, il meurt à 5 ans, est-ce que c’est déjà arrivé qu’ils ne veulent plus avoir l’enfant ?
Pénélope : On pousse un peu là, on détermine pas la durée de vie, mais des probabilités d’avoir des maladies
Julien : Oui, mais s’il a un cancer au bout de 3 ans, quoi !
Prof : pour savoir s’il y a eu des tests sur les nourrissons, je saurai pas vous répondre, honnêtement. Vous pensez qu’il y a des barrières possibles pour limiter sur des nourrissons ?
Mathieu : Il faut l’autoriser parce que de toute façon, les gens ils le feront quand même s’ils ont envie de le faire. (…). Et de façon que ce soit le patient lui-même qui le fasse, par exemple pas les parents qui le font sur l’enfant.
(…)
Julien : Donc ce serait un test fait par qui ?
Léa : Par un médecin.
Mathieu : par le patient lui-même
Léa : Non par… genre… en fait que le patient il soit accompagné.
Julien : Il faut qu’il soit consentant.
Léa : … Que le médecin soit là… faut pas le faire sur des patients qui ont un problème psychologique. Genre s’ils sont suicidaires, faut pas leur faire ça. Mais il faut que la personne dans tous les cas elle soit accompagnée d’un médecin en cas où il y aurait une mauvaise nouvelle, qu’il y ait quand même quelqu’un avec…
Nora : Moi je dirai quand on est majeur.
Julien : Il faut être conscient, quoi.
Léa : Il faut être conscient de ce qu’on fait.

Cet extrait est caractéristique des effets récurrents de genre. Les garçons mobilisent une rationalité apparentée à l’éthique de la justice, ils insistent sur les principes d’autonomie et de consentement de l’individu et semblent oublier que le débat concerne la décision pour un nourrisson qui précisément ne remplit pas ces conditions. La liberté d’action et de pensée est associée à la majorité. Les filles, quant à elles, mettent d’emblée au cœur du débat éthique les problèmes soulevées par la vulnérabilité humaine. Les mots-clés sont genrés. Pour les garçons : patient, lui-même, consentement, conscience. Pour les filles : nourrisson, médecin, accompagné, quelqu’un avec. Nous reviendrons plus loin sur l’intervention de l’enseignante.

Le deuxième débat a lieu dans une classe de troisième d’un collège à la périphérie d’une ville moyenne. Il a été préparé et animé par le professeur d’histoire et géographie de la classe et porte sur la maison intelligente et les objets domotiques interconnecté. Dans ce contexte, les élèves s’interrogent sur un frigo intelligent.

Extrait 2 – Le frigo intelligent – Classe de 3ème
Prof : Alors qu’est-ce qui se passait est-ce que quelqu’un peut raconter même là… qu’est-ce que faisait ce fameux frigo ? Oui
Clément : Il disait ce qui manquait.
Gaëlle : Il faisait des courses.
Clément : Sauf que on veut choisir ce qu’on veut acheter, la marque et tout…
Gaëlle : Mais après par exemple le frigo il va recommander quelque chose, mais il va peut-être je sais pas si on a envie de changer de marque, il va pas savoir qu’on veut changer de marque.
Rémi : Les gens qui ont créé ce frigo etc ils y pensent à tout ça (…) ça va être programmé ça, ça va être réfléchi.
Gaëlle : Mais il lit pas nos pensées, si un coup on veut prendre cette marque-là, et que l’autre fois d’après on veut en prendre une autre, le frigo il est pas, enfin il comprend pas, il le sait pas il le peut pas ben je veux dire voilà.
Rémi : Maintenant avec toute la technologie, il y a moyen de le programmer le frigo….il est programmé déjà au départ, il va pas…prendre l’initiative (…) il y a des moyens de rajouter des paramètres.
Alain : Moi je voulais vous dire un frigo c’est une machine. Une machine c’est bête, tu lui dis de faire ça et il fait ça, il va pas commander les courses, tu vas lui dire commande les courses, tu vas lui dire achète moi telle marque, donc il va pas le faire tout seul donc voilà y’a pas, c’est programmable en fait. Voilà, donc il y a pas à se soucier de ça.
Tom : Au pire une autre marque il va pas l’acheter l’autre marque. Il faut pas être dépendant des machines !
Gaëlle : C’est ça le problème (...) un frigo qui se remplit tout seul toujours, ça veut dire qu’on devient dépendant, si un jour le frigo il a un problème, il faut qu’on sache faire des courses, il faut pas qu’on dépende d’une machine.
Prof : Il faut que je perde du poids, au niveau de ma santé, je ne suis pas toujours sérieux dans ce que je mange, si je programme l’ordinateur du frigo et qu’il ne me prend que ce que je dois manger (...) ce peut être un confort de vie aussi, ça peut être bien si en plus il pense à ma santé.
Adam : Oui vous disiez il pense à ma santé, mais une machine ça ne pense pas !
Gaëlle : Si pour une question de santé, oui c’est pratique.
Rémi : Si si, pour une question de santé c’est pratique pour les personnes qui souffrent enfin qui sont allergiques ou qui peuvent pas, manger certaines choses, c’est pratique ne plus trier ses aliments.
(…)
Emile : Le frigo il ne peut pas faire les courses tout seul il a pas d’argent !
Rémi : Mais par contre je pense qu’on va t’envoyer ta note t’inquiète pas !
Tom : Oui mais après il contrôle ta vie, ce que tu dois manger et tout ça !
(…)
Amélie : l’ordinateur il peut trier les aliments, les composants, les différents trucs que vous achetez, après c’est une machine. C’est une machine, voilà, elle peut se tromper, par exemple prendre des objets dont vous êtes allergique et donc après ça peut avoir un problème, c’est pourquoi que acheter manuellement ça reste quand même très…
Rémi : C’est une machine, elle ne doit pas te remplacer, voilà notre attention pour des choses on va pas totalement lâcher.
(une fois la problématisation construite les élèves s’engagent alors dans l’étude des vulnérabilités)
Tom : Comme on disait hier, tout le mobilier, il pourra être sur un réseau, mais un réseau ça peut être piraté aussi.

Les garçons mobilisent une rationalité objective. Ils énoncent de façon enthousiaste le rêve technologique à travers les caractéristiques révolutionnaires du frigidaire : il est sans cesse programmable, il trie les aliments et contrôle les allergies, il est toujours connecté, il permet de gérer le budget… Alors que les filles s’appuient sur une expérience du quotidien marqué par les aléas et la versatilité du comportement humain. On peut se lasser, changer d’avis. Elles insistent sur le fait qu’une machine peut tomber en panne et se tromper. Elles s’inquiètent d’une perte de compétences relative à l’abandon de son propre pouvoir au profit des machines dont on devient dépendant. À nouveau, la vulnérabilité est au centre des préoccupations des filles, à la fois celle des humains et de leurs créations.

Ces résultats corroborent les résultats obtenus en 2012 dans un débat sur les risques sociaux et éthiques inhérents aux bionanotechnologies et l’humain augmenté (Simonneaux, Panissal & Brossais, 2012). L’analyse avait porté sur la perception des risques par les élèves, mettant en évidence :

  • des garçons optimistes privilégiant des rationalités technoscientifiques, des postures positivistes et utilitaristes, orientées vers l’innovation technoscientifique, le monde commercial et industriel.

  • Des filles pessimistes mobilisant une rationalité réflexive, des postures critiques et réalistes, orientées vers la citoyenneté, l’écologie et une conception responsable de la science.

4 - Le genre : un apprentissage précoce…

Ces résultats suggèrent que les adolescents d’aujourd’hui sont absolument conformes dans leur façon de raisonner sur la science et la technique au regard de ce que l’on sait des normes de genre. Ces recherches ont été menées avec des élèves de 14 à 18 ans, les résultats sont robustes dans des collèges et lycées de différents milieux sociaux (citadin centre-ville, banlieue et rural) et quel que soit le sexe des enseignants-animateurs du débat. Ces données nous laissent à penser que les apprentissages en termes de genre sont acquis et ancrés à cet âge, car les interactions avec les enseignants, qu’ils soient hommes ou femmes, ne modifient pas les modalités argumentatives des élèves.

Nous sommes à la fois surprises et non étonnées par la persistance de différenciations genrées dont de nombreuses recherches ont montré qu’elles sont exacerbées par la poussée pubertaire et le passage à l’adolescence (Mercader et Narbonne, 2014, Durif-Varembont et Weber, 2014). Le fait de se retrouver dans une situation de conflit, certes cognitif et non sexuel ou affectif, les met en déséquilibre et les conforte dans l’expression genrée des modes de raisonnements qu’ils et elles maîtrisent.

Nous savons que l’identité genre est le produit de la socialisation de genre en même temps qu’elle est tributaire des processus hautement singularisés des identifications. Dès la gestation, les parents fantasment le devenir de leur enfant dans des représentations et des catégories de genre. Les travaux sur les intersexes ont montré les difficultés pour les parents à investir un enfant dont le sexe est incertain (Molinier, 2013, Guéniche et Duchet, 2010). La binarité mâle/masculin et femelle/féminin reste une norme culturelle particulièrement difficile à dépasser (Fausto-Sterling, 1993, [2013]). Depuis l’épigénétique jusqu’à la scolarisation, de nombreux travaux sur les interactions enfants-parents montrent que ces échanges sont marqués par les processus psychosociaux de genre. Ainsi les filles bénéficient de plus d’échanges langagiers, quel que soit le parent, alors que les garçons bénéficient plus de stimulations tactiles (Frascarolo et Zaouche-Gaudron, 2003). Les parents sont également plus directifs avec les garçons qu’avec les filles (Lovas, 2011). Fivush (1991) précise notamment que la communication avec les filles stimule davantage le registre des émotions alors qu’elle stimule plus l’action pour les garçons. Ainsi, bien avant l’entrée dans le langage académique avec l’école, le lexique se trouve déjà différencié sur le plan du genre ; les mères ont plus d’échanges émotionnels avec les filles ; celles-ci sont plus stimulées sur les registres internalisées tels la tristesse et la joie, alors que les garçons sont plus stimulés pour les émotions externalisés comme la colère. Le père quant à lui, réprime plus l’expression des émotions internalisées chez ses garçons (Chaplin, Casey, Sinha et Mayes, 2010). La colère est beaucoup mieux tolérée socialement chez le garçon que chez la fille (Rouyer, Mieyaa et le Blanc, 2014). Cette forme implicite d’éducation façonne les enfants et leur « capital émotionnel » dès leur plus jeune âge (Pourtois et Desnet, 2002), ce qui donne des clés pour une lecture de la réussite et de l’orientation scolaires (Gendron, 2015).

Le jeu, espace privilégié de la rencontre affective avec l’autre (Winnicott, 1971 [1975]), constitue l’un des cadres dans lequel l’adulte invite l’enfant dans le culturel (Vygtoski, 1985). Les interactions offrent ainsi à l’enfant un système de communication normé dans un contexte ludique et familier (Bruner, 1983). L’enfant va ainsi faire siennes les règles sociales et culturelle de la langue à travers ces expériences. Des recherches récentes montrent que les mères sont plus engagées dans la proximité et l’écoute, alors que les pères le sont plus dans la manipulation du jeu et les expériences physiques. Les filles sont plus réprimées dans leur motricité, la prise de risque chez les garçons est moins encadrée car entendue comme non contrôlable, les garçons sont le plus souvent encouragés dans des activités physiques, exploratoires (Rouyer, Mieyaa et le Blanc, 2014). Ces processus entrent en résonance et sont fréquemment amplifiés – y compris quand les familles sont moins normatives – par les milieux de vie extrafamiliaux. Dans l’environnement de la crèche, par exemple, « les personnages adultes y sont différenciés (…) par des objets domestiques pour les femmes, et par des attributs professionnels pour les hommes (…). L’action la plus fréquente des personnages masculins est de conduire, viennent ensuite les activités professionnelles. Du côté des femmes, ce sont des activités de maternage » (Cresson, 2010 p. 23). Les mêmes constats sont réalisés tout au long de la scolarité. Les filles dont le comportement est plus en adéquation avec les attentes de l’école se font discrètes, elles sont globalement perçues par les enseignants comme un groupe (les filles), les garçons comme des individualités. Ces derniers bénéficient plus souvent de réponses explicatives, les filles d’explications maternantes. Les garçons reçoivent plus d’intérêt de la part des enseignants, et alors même que les filles réussissent mieux, les garçons sont plus stimulés intellectuellement. Ainsi cette catégorisation genrée implicite est en fait une catégorisation hiérarchisante (Duru-Bellat, 1994, 1998 ; Chaponière, 2006 ; Mosconi, 2001 ; Zaidman, 1996). Bien sûr d’autres imaginaires sont sollicités, notamment dans certaines œuvres pour la jeunesse qui valorisent la motricité des filles. Toutefois, cette transgression des frontières du genre s’accompagne souvent d’une masculinisation des héroïnes, comme pour Fiona dans Shrek le troisième (Moine, 2010). Buffy contre les vampires (Molinier, 2014) ou l’héroïne adolescente de Millenium font figures d’exception. Dans les supports, que ce soit les jouets, les livres ou la télévision et internet, de nombreux travaux attestent d’un éventail plus restreint de modèles identificatoires pour les filles (Rouyer, 2007, Brugeilles, Cromer & Panissal, 2009).

Note de bas de page 4 :

 Si le partage des tâches évolue en effet, c’est lentement et à la marge. « En 2010, les femmes effectuent ainsi la majorité des tâches ménagères et parentales - respectivement 71 % et 65 %. Cette inégale répartition montre des résistances à un partage plus égal des tâches. Au sein des couples, les comportements domestiques et parentaux sont liés positivement, mettant en évidence des exigences domestiques et préférences éducatives communes qui vont au-delà de l'homogamie sociale ainsi qu'une moindre spécialisation des rôles conjugaux au fil du temps. Le nombre de couples dans lesquels l'homme réalise davantage de travail domestique que leur conjointe augmente, ils représentent un quart des couples en 2010 ». Une donnée reste très stable : Plus le nombre d’enfants est élevé, plus l’écart de temps passé au travail domestique et parental entre conjoints s’accroît. (Champagne, Pailhé, Solaz, 2015).

Pour récapituler, l’ensemble des connaissances sur le genre du développement psychologique apporte un soubassement empirique qui converge avec l’idée souvent critiquée de la précocité du « Moi relationnel » des filles avancé par Chodorov (1978), tout en la complexifiant, puisque c’est tout le développement qui est tributaire des conduites et des normes de genre des adultes. Chodorov attribue ce moi relationnel au fait que ce sont des femmes qui s’occupent en grande majorité des bébés : « Les mères ont tendance à percevoir leurs filles comme leur semblable et la continuité d’elle-même. Réciproquement, les filles s’identifient à la fois au sexe féminin et à leur mère, fusionnant ainsi les processus d’attachement et de formation de l’identité (Chodorov, citée par Gilligan, 1982 [2008] p. 21. Chodorov faisait l’hypothèse qu’une mixité voire un renversement des fonctions genrées de maternage, changerait la donne identificatoire ; les recherches récentes suggèrent néanmoins que, du moins pour l’instant, les hommes en situation de maternage ont également plus de relations empathiques avec les filles (Frascarolo et Zaouche-Gaudron, 2003)4.

5 - … mais flexible et perméable ?

Nous avons présenté un échantillon d’explications de la construction du genre dans l’enfance. Cette construction est-elle définitivement fixée à l’adolescence ou bien peut-on contribuer à la faire évoluer, notamment par l’intermédiaire de dispositifs didactiques ?

Dans les débats QSV, il s’agit d’amener les élèves à problématiser une question éthique inhérente aux nanotechnologies qu’ils doivent instituer en problème, ce qui est le premier résultat de l’enquête. Il ne peut pas y avoir d’enquête s’il n’y a pas d’abord la qualification d’un problème. « Les problèmes que l’on pose soi-même sont de simples excuses pour faire semblant de faire quelque chose d’intellectuel. (…) C’est justement parce qu’un problème bien énoncé est presque résolu que la détermination d’un problème est une enquête progressive » (Dewey, 1938, p. 17).

Le dispositif d’enseignement a été pensé initialement en parallèle aux programmes internationaux de développement des nanotechnologies. Ces programmes de développement ont « embarqué » les sciences humaines et sociales pour réfléchir aux implications sociales et éthiques (ELSI) des nanotechnologies, au service de l’acceptabilité et d’un développement raisonnable, ainsi que pour identifier les besoins en formation (Bensaude-Vincent, 2009). Certes, la démarche ELSI a permis de mettre en évidence une liste d’impacts en termes de toxicité, protection de la vie privée, augmentation de l’humain et justice sociale, sans toutefois modifier les programmes scientifiques initialement prévus. Aussi reproche-t-on à la démarche ELSI de servir plus à un pilotage de l’acceptabilité sociale des innovations qu’à une réflexion éthique approfondie (Laurent 2010, Guchet, 2014). Ainsi, nos premiers travaux ont permis la transposition et la transmission des savoirs ELSI dans la classe, ce qui n’a pas été sans difficultés compte tenu de leur vivacité, et ont montré que les débats étaient un bon média pour construire ces savoirs incertains. Toutefois, l’éducation si elle se veut émancipatrice doit dépasser l’étape de l’acceptabilité, les apprenants doivent expérimenter la participation pour être invités à la négociation des valeurs de demain. Ainsi, pour contribuer à exercer le jugement moral des élèves, l’école doit s’interroger sur des dispositifs de capacitation éthique (Maesschalck, 2008).

C’est précisément ce qui est en jeu dans les moments de problématisation des débats QSV. Ceci n’avait été anticipé ni par les enseignants, ni par les chercheurs, ce sont les élèves qui sont les agents de cette problématisation par le biais de leurs désaccords genrés. Ce sont les filles en effet qui introduisent la vulnérabilité sous forme de conflit argumentatif parce qu’elles sont en désaccord avec le point de vue techniciste des garçons. Elles luttent pour faire reconnaître la vulnérabilité de la technique dans l’exemple du frigo intelligent. Cette lutte et cette mise en exergue de la vulnérabilité vont amener les garçons à entrer dans le problème. Tom : « Oui, mais après, il [le frigo] contrôle ta vie ! » Rémi : « c’est une machine, elle ne doit pas te remplacer, voilà notre attention pour des choses ». De la même manière, dans le corpus de seconde, les échanges conduisent un garçon à présenter le problème du diagnostic ADN par la question suivante : « Donc un test qui serait fait par qui ? » Sous-entendu par les parents pour le nourrisson, et plus largement par des gens qui ont le pouvoir sur un incapable majeur. Dans ce corpus, la surdité de l’adulte formaté par une éthique conventionnelle type éthique de la justice est magnifiquement illustrée par l’enseignant qui considère que les propos des élèves sont hors sujet lorsqu’ils dialoguent sur les risques de piratage des réseaux informatiques et réoriente alors le débat : « Tu parlais du diabète. La sécurité sociale, qu’est-ce que cela pourrait lui apporter de faire ce test aux gens ? Vous savez que c’est la prise en charge des soins ». Le débat se réorganise autour des problèmes d’assurance et de carte vitale, la problématisation n’est pas saisie et approfondie. En effet, du point de vue de l’acceptabilité, la question des bases de données médicales et de leur sécurité est un point clé de l’éthique de la nanomédecine (Rapport de l’Assemblée Nationale et du Sénat, 2014).

On constate, à travers l’analyse des corpus, que les positions morales des élèves peuvent se déplacer sous les effets des jeux argumentatifs. Bien que le développement genré soit caractérisé par une succession de périodes de rigidité ou de flexibilité par rapport au attendus du genre (Kohlberg, 1966, Dafflon-Novelle, 2006), la période adolescente, censée témoigner d’une rigidité accrue en terme d’assujettissement aux comportements genrés et de moindre tolérance par rapport aux normes, ne constitue pas un obstacle à l’exercice du jugement moral bien au contraire, elle peut constituer un levier à saisir. Les positions morales genrées ne sont donc pas figées et peuvent évoluer. Il semblerait, comme le souligne Carol Gilligan, que « du point du développement, l’adolescence soit une chance à saisir » (Gilligan, 2013, p. 53), « un temps de passion morale », mais « aussi le temps de l’éducation secondaire, celle qui dressent les élèves dans les disciplines, les manières de penser culturellement sanctionnées ou mandatées » (Gilligan, 2013, p. 55). Face à un conflit moral tel qu’il est mis en jeu dans les débats autour de questions éthiques, tandis que les filles résistent à la perte de leur voix, en faisant preuve de véhémence dans leurs argumentations, elles accomplissent une triple tâche où elles emportent finalement la complicité des garçons. Une première tâche est au service de la construction du savoir en poussant l’investigation de ce savoir incertain, interdisciplinaire, aux multiples enjeux sociaux et éthiques. Cette exploration, cette enquête est ainsi approfondie en écho à l’enthousiasme des garçons pour la technique. L’enquête contraint les débatteurs à approfondir le sujet et problématiser de nouvelles questions éthiques ; la pensée éthique est ainsi mobilisée en tant que praxis. La deuxième tâche permet au groupe de révéler et valoriser la vulnérabilité. On voit combien les garçons commencent par défendre le temple de leur masculinité en usant d’une argumentation technophile, valorisant la conception d’un individu fort et autonome qui contrôle le monde machinique. Les filles, plus conscientes de la fragilité du monde ordinaire, s’ingénient à réfuter les arguments virilistes, elles exercent ainsi les talents de la pensée formelle adolescente émergente, pour pousser les garçons dans leurs derniers retranchements et faire apparaître la vulnérabilité des humains et des choses. Enfin, en troisième tâche, elles sollicitent chez les garçons, ce que Gilligan appelle « leur désir d’intimité émotionnelle et leur capacité de compréhension mutuelle » (Gilligan, ibid). Gilligan souligne, en effet, que l’adolescence est une période tout à fait propice à l’éducation aux capacités du care, en insistant sur l’importance que revêt l’attention à l’autre, en initiant à la façon d’écouter l’autre dans la singularité de ses propos. L’adolescence constitue donc une fenêtre temporelle ouverte à une éducation morale, laissant place à la prise en compte de la vulnérabilité. Le débat scolaire apparaît ainsi comme une excellente opportunité pour l’exercice d’une pensée éthique, dans un contexte pacifié entre filles et garçons, où les enjeux libidinaux et identitaires sont secondaires par rapport à la tâche commune d’instruire l’enquête éthique.

6 - Les enseignants ou la voix étouffée du care

Mais le problème est que les enseignants et les enseignantes ne voient pas les effets de genre, ni n’entendent la voix différente de l’éthique du care qui valorise le choix et la responsabilité, la vulnérabilité, les relations et le contexte situé. Les enseignants ont donc plutôt tendance à casser les moments de problématisation pour faire revenir les élèves vers des argumentations plus conformes à des éthiques kantiennes, valorisant l’autonomie, l’indépendance et les principes universaux.

Pour répondre à notre question sur la prétendue robustesse de l’identité de genre, nous pensons qu’il existe des leviers à mettre en œuvre pour inviter les élèves à poser « la bonne question », c’est-à-dire à faire émerger pour tous la vulnérabilité des humains et des machines ou des technologies. La posture morale peut évoluer et se complexifier à l’adolescence, cependant il faut envisager une formation des enseignants de façon à les rendre attentifs à qui parle en termes de genre et d’attirer leur focus intentionnel sur la vulnérabilité des objets et des humains dans une conception éthique complexe. Ou pour le dire en d’autres termes, les adolescents s’avèrent plus souples et moins limités moralement que les adultes, moins rigides aussi dans leurs positions de genre, c’est donc sur ces derniers que devrait porter aussi l’effort éducatif.

Note de bas de page 5 :

 NanoCare Défi-CNRS 2014 à 2016 piloté par Vanessa Nurock.

Note de bas de page 6 :

 La dimension de genre n’est pas repérable chez ces chercheurs et chercheuses en physique qui tous peuvent avoir recours la forme d’éthique identifiée comme éthique du care lorsqu’il s’agit de débattre sur les dilemmes moraux dans la pratique ou d’évoquer leur vocation pour la nanomédecine.  

Cet effort éducatif doit aider à conscientiser les modalités ordinaires de raisonnements moraux, tels qu’ils sont mobilisés par les adultes dès qu’ils sont eux-mêmes confrontés à des savoirs incertains. Nous collaborons dans le cadre d’un projet NanoCare5 avec des chercheurs d’un laboratoire LAAS-CNRS qui travaillent sur des objets nanos destinés au diagnostic en cancérologie. Notre enquête, qui porte en particulier sur la responsabilité, montre que les débats entre chercheurs autour de dilemmes moraux soulevés par leur activité s’apparentent aux schémas déployés par les élèves, à savoir une phase de buissonnement, suivie d’un moment de recentrement sur une situation personnelle, parfois hypothétique (si ma mère était malade…), parfois vécue (à l’issue de l’amniosynthèse pour mon fils….). Ils en arrivent alors à se prononcer éthiquement sur ce qu’ils souhaiteraient, sur ce qui compte, ce qui a de la valeur à leurs yeux. Ceci est apparu très nettement à propos du séquençage génomique dont on ne voudrait pas « pour soi », dans une discussion sur des cellules souches dont un chercheur connaît la provenance, ou dans le récit d’un incident concernant un « faux positif » dans un test réalisé avec du sang6.

L’éthique du care apporte un nouveau langage à la théorie morale qui l’enracine dans une relation vivante à autrui et s’avère plus accordée à la vie réelle (Gilligan, 2013, Laugier, 2015). Cependant, nous avons du « lutter » avec ces chercheurs pour qu’ils reconnaissent n’être pas « hors sujet » quand ils se livraient à ce type de raisonnement non déductif et non universalisable. Ils avaient alors tendance à considérer ces moments de raisonnement ordinaire comme des régressions en deçà de l’éthique. Bien que nous ne pouvions le développer ici, et sous réserve de plus amples investigations, les doctorants ont paru moins résistants à cette version de l’éthique que les chercheurs séniors.

Pour en revenir aux enseignants, au-delà de l’éthique et de la déontologie enseignante telle qu’elle est affichée dans les textes du Ministère de l’Education Nationale par l’intermédiaire duréférentiel de compétences des métiers du professorat et de l'éducation (2013), c’est donc à leur pensée éthique qu’il faut s’adresser en provoquant un changement de posture épistémologique. Il s’agit d’un véritable défi pour la didactique des QSV puisque ce changement implique l’analyse critique des biais androcentrés qui dans la science et l’éthique, font obstacle à l’attention à la vulnérabilité.