Désirée Aziz : Le Parfum du bonheur, Le Silence des cèdres : la (non) prise en compte des femmes après la séparation Désirée Aziz: Perfume of happiness, The Silence of cedar: the non inclusion of women after separation

Mai Farid 

https://doi.org/10.25965/dire.605

Le Liban est généralement considéré comme un carrefour du Proche-Orient. C’est pourquoi nous nous sommes consacrée à l’étude des œuvres de la romancière libanaise Désirée Aziz. Notre attention se focalisera sur le thème de la séparation de la famille dans le contexte libanais. Deux centres d’intérêt s’organisent autour de cette thématique : comment la souffrance liée à la séparation se concrétise-t-elle dans le cadre du lien mère-enfant ? Quelle est la place de la famille monoparentale ?

Pour répondre à ces questions, nous fonderons notre étude sur un diptyque : Le Parfum du bonheur et Le Silence des cèdres. Le premier roman est situé dans le Beyrouth d’avant la guerre. Marie a quitté le pays des Cèdres (Liban) refusant de se soumettre à la loi d’un homme, en laissant derrière elle sa fille Myrte, âgée de six ans. Ce roman raconte l’abandon de cette dernière et sa vie à partir du départ de sa mère. Le second roman relate les retrouvailles, après trente ans de séparation, de Marie et Myrte, toutes deux installées en France. Nous nous attacherons aux destins de la mère et de la fille, héroïnes des deux romans, qui ont vécu, toutes deux, un drame déroutant. Nous analyserons les bouleversements qu’elles ont connus pendant ces trente ans de séparation.

Lebanon is generally considered a crossroads of the Middle East. That is why we are dedicated to the study of the works of Lebanese novelist Désirée Aziz.

Our attention will focus on the theme of family separation in the Lebanese context. Two interests revolve around this theme: How the suffering related to the separation she materializes in the mother-child bond? What is the role of single parent?
To answer these questions, we will base our study on a diptych: The Scent of Happiness is located in Beirut before the war, a woman named Marie left the country of the Cedars (Lebanon) for refusing to submit to the law of a man, leaving behind her daughter Myrtle, six years old. This novel tells the abandonment of the latter and its location opposite from her mother Silence cedars recounts the reunion, after thirty years of separation, Mary and Myrtle, both based in France. We will work with fates of mother and daughter, the two heroines novels. Both have lived a confusing drama. We will analyze the upheavals What one known and one during those thirty years of separation.

Sommaire
Texte intégral

Introduction

La production littéraire des écrivains femmes, francophones, dépeint la situation et le statut réel de la femme dans des sociétés aux rites et traditions spécifiques. Mais les œuvres littéraires de ces romancières n’offrent qu’un reflet imparfait de la personnalité de leurs auteurs et de leur communauté. La plupart des romancières francophones se considèrent comme la voix de toutes les femmes du Proche-Orient à travers les personnages féminins de leurs romans. Aussi, les écritures féminines prennent l’allure de véritables armes permettant la transformation de la réalité : la question inhérente à la condition particulière de la femme est que les femmes écrivains d’aujourd’hui abordent les préoccupations de la vie du peuple. Elles s’intéressent aux questions sociopolitiques et économiques. Cependant, elles étudient avec plus de profondeur les thèmes qui les touchent vraiment, tels le mariage, la maternité, l’éducation de la femme en général, et son indépendance économique vis-à-vis de l’homme.

A l’instar des autres domaines de la création, la littérature a ses caractéristiques, ses faces cachées et ses mécanismes d’exclusion. En ce sens, les femmes ont toujours été marginalisées d’une manière ou d’une autre dans le domaine de la création littéraire. Les écrivaines ont toujours fait face à un silence total ou à une attaque contre leurs productions : les œuvres écrites par les femmes adoptent une orientation souvent inédite et ces dernières abordent très régulièrement des thèmes traitant de leur marginalité ou de leur marginalisation. Elles évoquent, par ailleurs, la situation de leur vie privée. De surcroît, elles revendiquent et luttent pour le changement social, entraînant ainsi l’évolution de leur propre situation.

La plupart des ouvrages publiés par des femmes francophones représentent cependant un corpus méritant d’être examiné. Le pacte romanesque est en contraste avec le pacte autobiographique, ce dernier exigeant de l’auteur une grande part de vérité et de sincérité.

Le contexte de bouleversement politique et socio-économique qui touche le Proche-Orient influence négativement la structure de la famille. Les événements d’ordre économique, les crises politiques, religieuses et militaro-politiques font que les familles subissent une reconfiguration. Pour situer le cadre de notre étude, le Liban est considéré comme un carrefour du Proche-Orient. Son histoire et la variété de ses cultures en font un lieu privilégié de rencontre entre l’Occident et l’Orient. De plus, la multiculturalité qui existe dans ce pays a réussi à construire un patrimoine commun. Nous avons choisi d’entreprendre l’étude des œuvres littéraires de la romancière libanaise Désirée Aziz, qui a reçu le prix de l’Académie des sciences morales et politiques pour Le Cèdre du Liban (1991), et notamment connue pour avoir publié un panorama historique et touristique du Liban, intitulé Liban, terre éternelle (1995).

Notre travail sera principalement fondé sur un diptyque de cette fameuse écrivaine : Le Parfum du bonheur, situé dans le Beyrouth d’avant la guerre, et dont l’héroïne prénommée Marie a quitté le pays des Cèdres (Liban) pour refuser de se soumettre à la loi d’un homme, en laissant derrière elle sa fille Myrte, âgée de six ans. Ce roman raconte l’abandon de celle-ci et sa situation face au départ de sa mère ; Le Silence des cèdres relate les retrouvailles, après trente ans de séparation, de Marie et Myrte, toutes deux installées en France.

Nous nous attacherons aux destins de la mère et de la fille, héroïnes des deux romans. Toutes les deux ont vécu un réel drame. Nous analyserons les bouleversements qu’elles ont connus pendant ces trente ans de séparation. Notre intérêt se penche sur le thème de la séparation de la famille dans le contexte libanais. Deux centres d’intérêt soutiennent notre problématique : le lien mère-fille et la matérialisation de la souffrance liée à la séparation. Notre travail est basé sur une méthode à la fois analytique et explicative, et composé de deux parties. La première partie relate la souffrance de la séparation au travers de deux volets : les motifs de la séparation et le lien mère-fille. Le premier présente les raisons du départ de la mère et les sentiments de celle-ci envers l’abandon de sa fille ; le deuxième expose les différentes périodes de la vie de Myrte loin de sa mère. La deuxième partie concerne les retrouvailles après trente ans de séparation entre la mère et sa fille.

I. La souffrance de la séparation

Le charme si particulier de l’univers de Désirée Aziz, odorant, sensible et sensuel, apparaît clairement dans notre diptyque qui contient une émotion authentique : elle  réussit avec des mots simples, touchants et familiers, à nous faire goûter les saveurs de la vie dans ce qu’elle a de plus doux et de plus déchirant. Aziz retrace le chemin parcouru par la mère (Marie) et sa fille (Myrte) après la séparation, et l’impact de l’abandon sur la vie de chacune. Mais, avant de commencer à analyser les conséquences de la séparation, il faut dégager les motifs qui ont poussé la mère à quitter sa fille et son pays.

A. Les motifs de l’abandon

Marie s’en va, elle a expliqué à Myrte les causes de son départ dans une lettre. Libanaise, elle vit dans une société où l’homme détient l’autorité, où il est le chef du foyer, dans une société qui a une mentalité masculine.

La femme n’a pas la liberté de choisir entre le mariage et le célibat. En effet, le sort de toute femme orientale est de se vouer au mariage, comme sa mère et les autres femmes de sa famille ; elle est soumise à un destin tracé depuis des siècles, c’est-à-dire « Un usage juridique oral, consacré par le temps et accepté par la population d’un territoire déterminé ». Aussi, chaque femme doit se soumettre docilement aux traditions ancestrales que lui impose son mari :

Je m’en vais. Je ne peux plus vivre dans ce pays que j’aime et qui m’étouffe. Je ne peux plus être celle que je ne suis pas. Une femme qui rit parce qu’il le faut, qui salue quand il le faut, qui dit ce qu’il faut derrière mes envies. Je ne peux plus disparaître.

Marie  décide donc de quitter « le pays de cèdres » (le Liban) en laissant derrière elle son enfant pour ne pas se soumettre à la loi d’un homme :

Je n’aime plus l’homme avec qui je t’ai faite. Parce qu’il m’ennuie : pis : il m’indiffère, m’ôte toute envie d’être. Je ne sais plus que paraître. Je connais toutes ses phrases, toutes ses pensées. Il les répète, les mêmes, et ne sait plus dire, ni réfléchir. Le temps entre nous s’est arrêté. Il n’est plus qu’une éternelle répétition.

La maternité de Marie est perçue comme un devoir, l’idéologie traditionnelle de sa société exigeant que la femme doive enfanter et ensuite veiller à l’éducation de ses enfants :

Je ne supporte pas de traîner ma peine autour de ton enfance,…Non, je ne veux pas vivre pour toi, c’est trop grave, trop lourd : comment sauras-tu être heureuse si tu es mon seul bonheur ?

Tiraillée entre le passé et le présent, entre les traditions sévères héritées et le courant du progrès qui permet à la femme de choisir son conjoint, et par conséquent, de considérer l’autorité masculine illégitime face à la volonté de la femme, Marie prend la décision de partir, son seul regret étant de quitter sa fille, car elle n’a pas le droit de l’emmener avec elle. Dans la plupart des pays du Proche-Orient, les enfants appartiennent aux hommes et les mères n’ont aucun droit :

Personne n’est parti avant moi dans notre famille ? Toutes ont accepté, toutes ont disparu derrière un enfant, une façade de femme épanouie, une apparence de bonheur ? alors je serai la première à quitter la route bien tracée.

B. Lien mère-fille

« Mères et filles ne se quittent jamais » écrivait la grande psychanalyste Françoise Dolto, la mère reste toujours pour la fille une représentation d’elle-même, le miroir de sa propre identité :

La maternité est encore aujourd’hui un thème sacré, l’amour maternel est toujours difficilement questionnable et la mère reste dans notre inconscient collectif, identifiée à Marie. Symbole de l’indéfectible amour oblatif.

Dans Le Parfum du bonheur, (la première partie du diptyque), Désirée Aziz suit de près l’existence de la petite fille (Myrte) : elle nous relate les différentes périodes de la vie de celle-ci depuis le départ de sa mère. Aziz respecte consciencieusement le schéma original initial du récit d’enfance en ce qui concerne la forme, puis elle poursuit avec la phase de l’adolescence, et évoque enfin la période au cours de laquelle Myrte devient une femme adulte :

Une analyse dans laquelle les liens logiques sont maquillés par un vocabulaire chronologique, l’ordre du livre est celui d’une dialectique déguisée ensuite narrative.

Myrte a vécu au Liban avec son père et Milia, sa nounou, mais l’image de sa mère est gravée dans sa mémoire ; elle se souvient de ses gestes et de ses mots :

Un jour sa mère lui a raconté qu’on pouvait déplacer une montagne à condition de croire très fort qu’elle va se déplacer. Depuis, elle ne manque jamais de grimper là-haut, au sommet de la maison pour regarder la montagne, qu’elle connaît par cœur, depuis toujours, blanche et lisse, vieille montagne. Elle la regarde et lui recommande de ne pas bouger.

L’enfance de Myrte est semblable à celle de ses compatriotes, monotone mais enchantée, repliée dans son royaume. Or, cette période est primordiale car « L’enfance c’est l’état de grâce que la vieillesse nous donne une dernière chance de recouvrir ». Il s’agit d’une phase d’union étroite avec la mère, qui s’occupe toujours de sa fille dans la vie quotidienne ; cette dernière sait qu’elle peut trouver chez sa mère une véritable protection. Toutefois, Myrte n’a pas le droit de poser des questions à propos de sa mère, le départ de celle-ci demeure un mystère pour elle :

Entre la salade et le poulet, quelqu’un a demandé des nouvelles de sa mère comme toujours, Myrte a sursauté, son père a chuchoté des mots sans voix. Elle n’a rien entendu.

Le sentiment de perte que Myrte éprouve depuis son enfance influe sur la construction de sa personnalité : elle continue de chercher sa mère dans toutes les choses qui l’entourent et elle réalise qu’il n’y a rien qui puisse la remplacer :

Elle sait bien que trop de poupées, trop de robes, trop de rubans… et pas assez de maman, ça complique la vie. Les petits plaisirs ne remplacent jamais le bonheur.

Myrte grandit dans cette ambiance, devient une jeune fille, et rêve de l’amour comme toutes les femmes de son âge, mais elle garde en elle un sentiment de privation. Elle cherche l’âme de sa mère à chaque période de sa vie, et jeune fille, elle a justement besoin d’une mère pour lui décrire ses sentiments les plus intimes :

Pas de maman devant les fourneaux aucun arôme autour des casseroles vides, juste Milia. Une Milia sans visage qui ne répondait à aucune de ses questions. Maman ! Myrte a crié, Maman dans toutes les pièces. Elle a fouillé partout, personne.

Inconsciemment, Myrte s’attache à son pays, elle grandit dans un Liban en paix, un Liban aux nuits chaudes et mystérieuses, mais la guerre éclate au moment où elle rencontre l’amour véritable avec Karim. L’image de son beau Liban est alors défigurée ; la guerre n’a pas de principes, elle ne fait aucune distinction entre les enfants et les vieillards, entre les hommes et les femmes :

C’est le dimanche 13 avril 1975 et tout est en ordre au Liban, rien à signaler. Aucun signe annonciateur de la tragédie qui va s’abattre dans quelques instants sur le pays du lait et du miel pour l’entraîner en enfer.

Quand la guerre surgit, on n’a pas le choix entre vivre ou mourir : la guerre impose ses règles cruelles aux victimes, même entre les membres d’une famille :

Elle a encore plus peur que le premier jour chaque fois qu’une déflagration retentit, elle est sûre qu’elle va mourir dans la prochaine explosion et s’imagine déchiquetée, en mille morceaux.

Les rêves de Myrte de trouver enfin l’être aimé et de ne jamais renoncer à la quête du bonheur, s’effondrent bientôt face aux bombes qui détruisent son pays. Myrte décide alors de quitter le Liban pour continuer ses études en France. Elle décide alors de partir et d’abandonner son amour et son père :

Partir la solution des lâches mais surtout celle des impuissants. Ceux qui ne peuvent rien pour arrêter le délire et qui veulent survivre, qui refusent de continuer à dormir sous terre, dans des abris de fortune, sans voir le temps qui passe, sans contempler le jour qui succède à la nuit de tous les jours.

L’attachement étroit de la fille à sa mère est clairement exposé dès le début du roman. La mère occupe toujours une place prépondérante dans la vie de Myrte ; même si elle n’est pas présente, sa figure apparaît naturellement car :

C’est un ombilic de l’être retiré dans l’être. Elle conditionne ce à quoi elle échappe. Elle dé-conceptualise sans forcément délirer. Elle conditionne les identités qu’elle ébranle, elle les porte et en même temps les fait craquer sous l’effet de passages à vide et de forces obscures qui sont celles de la vie, et par lesquelles un être émerge, advient, et s’éloigne de son origine.

La mère représente une source de tendresse et d’affection pour sa fille, chaque fille se perçoit très rapidement comme une miniature de sa mère. Inconsciemment, Myrte reproduit le destin de sa mère : elle part en France pour continuer ses études. Paris n’est pas une ville étrangère car le français est une langue parlée au Liban, signe d’un lien privilégié. Myrte a essayé d’oublier son amour, mais la passion pour Karim reste dans son pays : « Comment retrouver le sourire de Karim quand sa voix n’existe plus ? Pourtant, il ne faut pas se tromper le Liban et Karim sont là tout près, enterrés dans son âme ». Quatre ans après, Myrte décide de retourner au Liban pour voir son père et se retrouver elle-même. Elle revoit Karim, ils passent des nuits ensemble, puis elle tombe enceinte ; cependant, elle refuse de le lui apprendre car il est marié et a deux garçons : « Pour oublier Karim elle a rangé ses quinze jours de bonheur sous une tonne de souvenirs, elle a serré très fort le ruban, au risque d’étouffer son cœur ».

Myrte a eu son enfant en France, et a pris la décision de s’en occuper toute seule : « En Orient les lois interdisent aux femmes d’emmener leur enfant. Dieu Merci Myrte vit en France et son fils, elle l’a fait seule».

C’est le même destin que sa mère : Myrte, qui est devenue une femme adulte,  répète ce que sa mère a fait pendant plusieurs années, à la seule différence que Myrte a eu la chance d’emmener son enfant avec elle. Le pouvoir physique et psychique des mères sur leurs filles a un impact décisif autant sur la vie personnelle que sur la vie sociale de celles-ci.

II. Retrouvailles

Dans Le Silence des cèdres, Désirée Aziz emploie toute sa sensibilité et son talent de coloriste pour nous dépeindre les retrouvailles de Marie et Myrte après trente ans de séparation, toutes deux installées en France. Marie réside en France avec Antoine, l’homme de sa nouvelle vie. Elle a trouvé la liberté et l’amour en France. Elle a obtenu tout ce qu’elle rêvait de réaliser, mais malgré tout ce qu’elle possède, elle a découvert que l’amour maternel n’a rien d’univoque :

La glorification de la maternité exige que, dès que l’enfant est né, la femme doive renoncer à l’autonomie de ses propres sentiments. Comme ces madones affectées de l’art du début du christianisme, elle est supposée se concentrer uniquement sur son petit.

Aux yeux de Marie, Myrte est restée une petite fille de six ans. Malgré les années qui ont passé, la mère ne peut contrôler ses sentiments envers sa fille, son visage, des détails qui demeurent intacts dans sa mémoire :

Dans les yeux de Marie, il y a une enfant de six ans qui n’a plus grandi. Une fillette brune et libanaise avec des tresses et des rubans. Myrte qu’elle n’a pu emporter à travers le temps. Qu’elle a cachée dans ses yeux avec sa robe blanche, celle de la dernière fête des Rameaux.

Quand la guerre a commencé au Liban, en avril 1975, Marie, qui n’a pas supporté les scènes sanglantes diffusées à la télévision, a essayé de téléphoner à sa fille ; elle est arrivée à savoir qu’elle était sauve et que son père l’avait envoyée en France :

Avril 1975, Marie regarde d’un œil absent les informations de vingt heures. Brusquement, ses yeux se figent sur une image. Beyrouth, le Liban. Antoine ! Elle hurle son nom comme une bête blessée. Quand il arrive près d’elle il la trouve rivée devant l’écran de la télévision où défilent des images anodines.

Pour Marie, le fait de savoir que sa fille est saine et sauve, et qu’elle se trouve en sécurité dans le même pays lui donne de l’espoir. Mais le remords et la souffrance grandissent en elle au cours des années et l’empêchent d’entrer en contact avec sa fille qui vit à Paris depuis dix-neuf ans :

Marie n’ose toujours pas se manifester, comment expliquer une telle absence à son enfant qu’elle n’a pas vu grandir ? Comment lui faire croire qu’elle est restée gravée dans ses yeux comme une longue plainte, un remords sans fin ? Non, Marie préfère se taire et attendre un signe du destin, il ne saurait rester indéfiniment sourd à ses cris silencieux.

Pour Myrte, la séparation d’avec sa mère, innommable et douloureuse au début, est devenue supportable, car elle a refait sa vie elle aussi, avec Julien, son enfant, qui lui réchauffe le cœur : « L’enfant accepte de perdre sa mère de vue sans angoisse ni colère injustifiées, parce qu’elle est devenue une certitude intérieure ».

Myrte, devenue mère, ne ressent aucun sentiment d’amertume envers Marie. Elle n’a plus besoin de celle-ci pour retrouver ce qu’elle a perdu depuis longtemps, mais désire lui présenter Julien afin de donner à ce dernier une famille, puisque son père n’est pas présent. Myrte écrit une lettre à sa mère pour lui dévoiler ses sentiments, une lettre sans adresse, juste des mots, des sensations, et des expressions :

Tu es partie et ton absence ne m’a jamais quittée. Au creux de moi, il y a ta place, vide ! Marie, tu as été six ans ma mère, ce n’est pas suffisant. Si je te retrouve, tu seras mon amie, ma sœur […] Marie, je voudrais tant te revoir. Non pas pour retrouver une mère, tu es partie trop longtemps, mais pour te montrer Julien, te donner un peu de l’enfant que tu n’as pas eu en me quittant.

Face à la séparation, Myrte devient plus sereine, mais le départ de sa mère a influencé sans aucun doute ses décisions et sa vie :

Tu vois moi aussi je suis partie, j’ai fait comme toi. Ces choses-là se répètent ou alors se poursuivent… Marie, je ne t’en veux pas mais ton départ m’a appris à ne plus attendre d’arriver.

Au fil du temps, l’amour que Myrte porte à sa mère et les liens qui les unissent profondément perdurent : « Qu’importe l’espace, le temps nous retrouvera ».

Le signe du destin que Marie attendait depuis longtemps arrive comme si le hasard avait joué son rôle : Antoine rencontre un enfant à l’aéroport d’Avignon, qui se jette entre ses jambes, et dans ses yeux à la fois bleus et verts, il voit ceux de Marie. Myrte gronde son fils et s’excuse auprès de l’homme ; elle vient se reposer avec Julien dans un hôtel. Antoine est sûr qu’il s’agit de Myrte, lui demande des nouvelles du Liban, et ils échangent leurs numéros de téléphone. Antoine annonce la nouvelle à Marie et téléphone à Myrte pour lui donner un rendez-vous.

Le jour de l’entrevue, seule Marie sait qu’elle va revoir sa fille ; Myrte, elle, n’est pas au courant :

Pour casser le silence, c’est Myrte qui lui demande des nouvelles de sa femme libanaise. D’où vient-elle ? Connaît-elle les cèdres de Becharré ? Comment s’appelle-t-elle ? Myrte voit bien qu’Antoine est gêné, alors elle parle pour deux. En vrac. En désordre. Pour le mettre à l’aise. Marie elle s’appelle Marie. C’est Myrte maintenant qui est sans voix, elle a enfin compris, c’est lui l’homme qui a emporté sa mère.

Après trente ans de séparation, de silence, trente ans de douleur et de bonheur pour l’une et l’autre, la mère et la fille se retrouvent : « La mère et sa fille osent se toucher des yeux. Julien tend les bras. Marie l’emporte. Antoine soutient Myrte. C’est peut-être le plus heureux des quatre. »

Entre Marie et sa fille réside un cordon difficile à couper, chacune dissimulant soigneusement les mots qui font mal. Myrte retrouve sa mère perdue, elle finit par retrouver l’odeur de celle-ci, elle a retrouvé tout ce qu’elle avait perdu depuis son enfance :

Myrte entoure Marie de ses bras. Elle veut la rassurer. Cette mère trop longtemps attendue devient à cet instant son enfant. Les rôles sont inversés. Elle lui raconte quelques bouts du passé choisis sans hasard.

Les retrouvailles, joyeuses et attendrissantes, ne sont autres qu’un cadeau de la vie pour les deux femmes qui se sentent enfin complètes. Les mauvais souvenirs disparaissent autour de Julien, le fils de Myrte. Grâce à cet enfant qui ressemble à l’une et à l’autre, elles recommencent une nouvelle vie sans larmes ni reproches. Il est leur trait d’union, leur grande joie : « Marie retrouve en lui les paroles et les éclats de rire de sa fille : Myrte peut enfin donner la famille qu’elle n’a pas eue à Julien. »

Le Liban représente un autre trait d’union entre les deux femmes. Chacune d’elle garde dans son cœur l’amour de son pays natal et un sentiment de nostalgie envers les cèdres du Liban. La mère et sa fille partagent l’amour de leur pays, qu’elles décident d’aller visiter pour le montrer enfin à Julien. Marie a su transmettre à Myrte et à Julien, le goût de la famille, la saveur de la vie harmonieuse. Myrte a finalement vaincu son sentiment de privation et a donné à son fils une sensation de sérénité et de sécurité :

Depuis qu’ils ont rencontré Antoine et Marie, Julien est plus serein, plus gai, il est rassuré de savoir que sa mère n’est plus seule avec lui. Il a même fait un pacte avec Marie : ne jamais donner de peine à Myrte, ne pas lui demander des nouvelles de son père dont il ignore tout. Qui est-il ? Où est-il ? Il souffre seul de tant de questions silencieuses qu’il tourne et retourne dans ses pensées. Ils en discuteront plus tard, le jour où elle pourra lui répondre. Pour l’heure, il faut le protéger de tout.

Le couple mère-fille reste inséparable. Même si leur relation est complexe, complice ou en guerre, la mère et sa fille forment un couple particulier. Dans le cas de Marie et Myrte, le lien est évident et naturel malgré les années qui ont passé. Chacune représente pour l’autre un symbole de vie et de bonheur perdus. Leurs sentiments sont restés intenses et profonds. Seuls le destin et l’amour pouvaient les réunir.

Conclusion

Dans les deux romans étudiés, Désirée Aziz trace l’évolution du rapport mère-fille après la séparation pour mettre en relief les diverses émotions et les sensations difficiles à réprimer entre la mère et sa fille, malgré les années écoulées. Notre recherche est peut-être surtout apparue comme une analyse de la vie d’une fille après le départ de sa mère, mais elle tente également de dévoiler les événements sociaux de l’époque et les facettes de la vie dans le contexte libanais. Il s’agit en quelque sorte d’une représentation fidèle, entre le monde romanesque et le monde réel.

A travers la lecture de ces deux romans, nous avons pu suivre les moments forts de la vie de chacune des deux héroïnes. L’angoisse de la séparation détermine la structure des deux romans. La notion de séparation semble radicale, chargée d’idées de perte et d’isolement, car la mère a pris la décision de partir en laissant derrière elle non seulement sa petite fille, mais aussi toutes les restrictions sociales et l’héritage de traditions qui l’empêchent de mener sa vie comme elle le veut. Myrte n’a pas souhaité vivre sans sa mère. En devenant mère à son tour, elle décide, elle aussi, de partir, mais de prendre toute seule la responsabilité de son fils. La maternité se situe dans une dynamique cyclique, et entre Marie et Myrte, en dépit de longues années de séparation, un cordon difficile à couper demeure.