Pionniers des mers, porteurs de mondes et parias de la terre

les palefreniers du cheval de fer

Nathalie BLESER 

https://doi.org/10.25965/dire.442

Cet article entend dresser un portrait de la coolitude appliquée aux rapports entre les continents asiatique et américain durant la seconde moitié du XIXème siècle. Partant d’une production de Bollywood présentant les coolies de l’Indian Railways, il se centrera ensuite sur l’espace étasunien, proposant une analyse du monde de la construction de la Transcontinental Railroad et de son impact, tant sur les coolies chinois ayant œuvré à sa construction que sur les populations autochtones y ayant contribué ou en ayant subi les conséquences. Le texte se veut une présentation tant du déroulement des faits que de certaines des expressions artistiques contemporaines les illustrant dans la région du Sud-Ouest étasunien, et qui, à leur tour, représentent une facette de la coolitude.

Sommaire
Texte intégral

Il n’y a pas si longtemps encore, la coolitude résonnait en moi en des échos peu… raisonnés ; j’y voyais juste une façon de décrire la « zen attitude » prétendument héritée de la philosophie asiatique, omettant que la formule avait était frappée du sceau de la diversité culturelle par Khal Torabully. Après m’être documentée sur la question, mais aussi et surtout après avoir eu le privilège d’assister à la conférence du poète en notre université grenadine, je commençai à mieux en saisir l’étendue, tant au niveau philosophique et littéraire qu’historique et géographique. C’est ainsi que j’ai entamé un voyage virtuel dans le temps et l’espace, qui m’a menée à des réminiscences d’autres voyages, bien réels, dans une terre emblématique de la rencontre des cultures autres.

Soucieuse de m’imprégner de cette « kala pani » ou eau noire si présente dans la théorie de la coolitude, et dans l’espoir de pouvoir y tremper ma plume, la plongée dans la vision bollywoodienne de ce monde pouvait commencer. Après trois heures d’immersion en hindi (sans sous-titres !), peu importait la compréhension de tous les détails de la trame de Coolie. La méconnaissance linguistique permettait même une meilleure acuité sensorielle, principalement axée sur la vue et l’ouïe. Parmi le flot de mots inconnus dans ce film, mon oreille avide de sons familiers avait été engloutie par le mot « pani » qui, augmenté d’un tilde en espagnol, appartient au lexique gitan et signifie « eau »... Or ce mot apparaissait dans des scènes d’inondation ou de mousson. Face à une scène burlesque de dévotion chrétienne en plein déluge, le souvenir de la patronne des Gitans, sainte Sara ou la vierge noire, venait aussi rappeler la vénération de « Sara Kali » dans le quartier gitan de Grenade (dont les habitations troglodytiques furent en grande partie abandonnées des suites d’une inondation dans les années soixante…). Ces exemples de mots voyageurs constituaient une belle application de la coolitude en tant que rencontre de l’altérité, rappelant la persistance des racines panjabis des nomades ataviques aujourd’hui fixés à Grenade… Plusieurs scènes du film déclinaient la multiplicité religieuse de l’Inde  : un Coran tombé du ciel dans les mains du futur coolie et de sa mère amnésique, les cierges allumés par la jeune femme éprise du coolie se signant face à son effigie dans la scène catholique évoquée plus haut, les offrandes à une déesse hindoue, le pendentif au nom d’Allah, suspendu au cou du fidèle oiseau de proie, dont la brillance suggéra au coolie de faire son Hadj pour le salut de sa mère, la houle des flots blancs de pèlerins pour la Mecque embarquant sur un vaisseau amarré à un port de l’océan Indien et dont les voyageurs, après avoir tangué entre mer océane et océan de sable, alimentaient l’ultime ressac venu s’échouer au pied du cube noir de la Kaaba... De retour chez les coolies, les couleurs vives propres aux vêtements traditionnels indiens virevoltaient aux sons des sitars et tablas. On aurait pu y voir une tentative de masquer leurs pénibles conditions de vie, et pourtant… De ce tourbillon chatoyant se détachaient deux tons prédominants, traditionnellement associés à la lutte ouvrière : le rouge-passion des uniformes des coolies inondant les quais de gare et luttant pour l’amélioration de leurs conditions, et le noir-charbon des locomotives de l’Indian Railways crachant leur fumée tout aussi noire que ces mêmes conditions. Curieusement, les sons mécaniques des trains étaient pratiquement toujours couverts par les scènes musicales, où le chant des coolies était précédé des voix de passagers hélant leurs porteurs : « Coolie, coolie ! ». Ce n’est apparemment qu’en l’absence de ces mêmes coolies que le train retrouvait sa « parole » menaçante, comme dans une scène où l’héroïne est seule dans le baraquement côtoyant la voie servant de logement au coolie. Peut-on y voir un symbole de la voix enfin donnée aux parias dont le chœur couvre tout fracas, en symbole d’une ascension vers de meilleures conditions de vie ? Au travers d’une représentation de type music-hall, le couple va se produire devant une assemblée de coolies enthousiastes. Les mouvements de danse, on ne peut plus sensuels, imitent le roulement du train et finissent en l’union d’une locomotive en carton-pâte et de ses wagons, le tout activé par le coolie, côté locomotive, et par sa femme, côté wagons. L’union de ce convoi mixte évoquait le symbole d’une future famille humaine dont la fragile farandole suivrait inexorablement la locomotive paternelle, comme ces pionniers tentant le tout pour le tout. Cette association évoquait un autre face-à-face entre deux locomotives, à Promontory, Utah, USA, le 10 mai 1869, lorsque les compagnies ferroviaires Union Pacific et Central Pacific unirent leurs voies, mettant un terme à la construction du chemin de fer transcontinental reliant l’est des États-Unis à la Californie. Là se trouvait la voie du présent article, dont la suite se déclinera en sections aux titres inspirés de la théorie poétique torabullyenne.

Note de bas de page 1 :

 La plupart des titres des diverses sections sont créés à partir d’expressions de Khal Torabully autour de la coolitude, soit énoncées lors de sa conférence à l’Université de Grenade le 19 novembre 2012, dans son article Coolitude publié dans Notre librairie (octobre 1996) ou dans son interview auprès de Patricia Laranco.

1-Méprise, mépris, parias  : les Indes, on y va toujours, on n’arrive jamais...1

La conférence de Khal Torabully à Grenade commença par une date emblématique : 1492, que le poète présenta comme le début de la coolitude, car la chute de Grenade marqua le départ de Colomb pour » les Indes ». Nous savons aujourd’hui qu’il n’est jamais arrivé en Inde mais en « Amérique », terre baptisée du nom d’un autre explorateur européen, un fait d’ailleurs abordé par Sitting Bull. Dans un rapport pour le Sénat émis en 1886, le chef lakota parlait du nouveau nom de sa terre en ces termes :

I feel that my country has gotten a bad name, and I want it to have a good name; it used to have a good name; and I sit sometimes and wonder who it is that has given it a bad name. You are the only people now who can give it a good name, and I want you to take care of my country and respect it. (Littleton & Seelye, 2012 : 356)

Sitting Bull montre là l’ampleur de la « méprise »… et du mépris dont son peuple fut victime... Car tout comme sa terre, ce peuple, devenu paria, vit comment tout lui fut nié, jusqu’à son propre nom, puisque leur communauté se vit affublée du gentilé correspondant à la méprise de Colomb, ce que rappelle George Russell, écrivain de la nation Saginaw Chippewa (Michigan) :

“Indian” was a misnomer that was accepted as a matter of course for 500 years. Columbus thought he had landed in the East Indies and called the native inhabitants “Indians”. (The name “Indian”, theoretically, historically, and logically belongs to the people of India and the East Indies). (Russell, 2004 : 14)

Cette méprise n’était pas unique en son genre chez les Conquistadors. Il fut en effet un amalgame encore plus vaste, apparaissant dans une chronique de la conquête du Nouveau-Mexique datant d’un siècle après le voyage de Colomb. Gaspar Pérez de Villagrá y donne son avis concernant les origines des « Indiens » qui seraient venus d’un territoire vaguement appelé « la Grande Chine » :

Note de bas de page 2 :

 Citation rédigée suivant l’orthographe de l’espagnol du XVIème siècle.

[…] Acerca de la antigua decendencia / Venida, y población de Mexicanos / Que para mi yo tengo que salieron / De la gran China, todos los que habitan / Lo que llamamos Indias2 […]. (Villagrá, 1989 : 88)

Comme le précise Russell, ces Indes plurielles sont encore source de méprise à l’heure actuelle en ce qui concerne les étiquettes identitaires des citoyens des États-Unis. Par exemple, ce sont les coolies modernes, autrement dit les nouveaux immigrants venus d’Inde, qui réclament pour eux l’appellation d’« American Indians ». Cette « identité à trait d’union » (hyphenated-American identity) avait été donnée aux premiers habitants du continent, après les avoir appelés « Indians » jusqu’à la seconde guerre mondiale. Par la suite, on eut tendance à les nommer « Native Americans ». Bon nombre des premiers intéressés quant à eux optent pour le terme « Indigenous » même si certains continuent de se nommer « Indians ». Parfois, l’appellation « First Americans » ou « First Nations », en usage au Canada, est également de mise. Une curieuse théorie étymologique est avancée concernant le vocable espagnol « Indio », d’où découle « Indian ». Moins répandue mais permettant d’intéressants rapprochements, elle avait été proposée par Russel Means, acteur, écrivain et activiste originaire de la nation lakota, disparu en 2012. Selon lui, qui rejetait catégoriquement l’appellation « Native American » au profit du terme « American Indian », « Indio » proviendrait de « In Dio » (en Dieu), description que Colomb aurait faite des premiers habitants qu’il rencontra. C’est cette théorie que certains intéressés avancent pour justifier le terme Indien comme leur propre choix d’étiquette identitaire, qui sera aussi le nôtre tout au long de cet article. Qu’on l’accepte ou la rejette, l’explication étymologique de Russel Means nous permet à nouveau d’unir les Indiens des deux continents… en leur condition de paria. En effet, Torabully l’évoque dans une description des coolies, qu’il qualifie de « parias parmi les harijans (intouchables) » (1996 :59), formulation gandhienne signifiant « enfant de Dieu », que le poète choisit au détriment de « dalit » (opprimé). Quoi qu’il en soit par rapport au choix d’appellation identitaire, George Russell, quant à lui, souligne que depuis l’arrivée de Colomb jusqu’à la moitié du XXème siècle, ce fut toujours « l’autre » qui contrôla et définit « the Indian public persona and identity » (Russell, 2004 : 12). Cette évocation de l’altérité et des étiquettes identitaires nous permet de rappeler l’amalgame existant entre « Inde » et « Chine », particulièrement adaptée à notre thématique de la coolitude, les coolies étant à l’origine majoritairement indiens et chinois. C’est cette deuxième communauté, et l’histoire de son contact avec le « Nouveau Monde », qui retiendra notre attention.

2-Colomb découvreur d’un monde ou inventeur de la mondialisation ?

Selon Torabully (Grenade, 2012), Colomb, plus qu’un « découvreur », est avant tout un navigateur, héritier spirituel de Marco Polo et continuateur de l’aventure de cette mondialisation née dans le sillage des routes commerciales de l’océan Indien. À ce propos, il est intéressant de constater le choix du scénariste du documentaire Seven Wonders of the Industrial World, qui fait dire à un ingénieur de la Transcontinental Railroad que leur tâche titanesque transformera le commerce et la finance du monde entier, achevant ainsi le travail entamé par Christophe Colomb : « I think by this day’s work we’ve changed the commerce and finance of the whole world. We have finished the job that Christopher Columbus started ». (Cadbury, 2003). Ce film de la BBC et un documentaire de la PBS dressent un portrait intéressant des travailleurs chinois engagés dans cette immense entreprise humaine, le terme « engagé » prenant ici tout son sens, tant d’implication que d’embauche. Arrivés en Californie pour la plupart depuis la province de Canton dans la deuxième moitié du XIXème siècle, ils fuyaient la pauvreté, laissant derrière eux la mer de Chine pour s’aventurer dans les eaux du Pacifique. Rappelons que ce voyage était loin d’être un saut dans l’inconnu, puisque certaines sources font état de traversées chinoises en direction du continent américain dès la première moitié du XVème siècle, et qu’un moine bouddhiste chinois du Vème siècle revint d’une longue traversée en mer en décrivant ce qu’il nomma Fusang, que certains interprètent comme étant l’Amérique, d’autres le Japon… Ce même Japon est le pays d’origine de poteries datant de 3044 avant Jésus-Christ qui furent découvertes en Équateur. (Awes, 2011) Enfin, n’oublions pas la théorie selon laquelle, durant l’ère glaciaire, les populations natives du continent américain y seraient arrivées à pied en franchissant le détroit de Béring, dont les eaux étaient alors assez basses pour ce faire… Non, décidément, Colomb ne fut en rien un découvreur, et comme avancent certains scientifiques en fin de documentaire, « there is an alternative timeline of history that is impossible to ignore » (Awes, 2011).

3-Fascination du pays lointain et mythification du pays que l’on quitte

Note de bas de page 3 :

 Propos racistes tenus par le gouverneur de Californie Lelan Stanford en 1862, selon cet article : http://www.pbs.org/wgbh/americanexperience/features/general-article/tcrr-cprr/

Les voyageurs chinois du XIXème siècle avaient quitté un pays ravagé par la famine et la pauvreté dans l’espoir de trouver de meilleures conditions de vie dans le pays de tous les possibles, au-delà du Pacifique. Beaucoup travaillèrent dans les mines ou les champs, devinrent pêcheurs ou employés domestiques. Mais leur présence de plus en plus nombreuse commença à éveiller un sentiment anti-chinois parmi la population californienne, ce qui poussa les autorités à adopter des mesures protectionnistes contre « la lie d’Asie »3. En 1865, cependant, les compagnies de chemins de fer avaient bien du mal à faire tenir le rythme à leurs travailleurs irlandais, qui manifestaient leur mécontentement concernant leurs conditions de travail. On engagea ainsi plusieurs milliers de Chinois la même année, et trois ans plus tard, ils représentaient 80 % de la main d’œuvre de la Central Pacific. Ils constituaient d’excellents travailleurs tout en assurant le moindre coût à la compagnie qui les sous-payait par rapport à leurs collègues blancs. Ceci, ajouté aux conditions périlleuses ayant causé la mort de très nombreux travailleurs (avalanches, températures glaciales, mines suffocantes et manipulation d’explosifs), provoqua un mouvement de grève parmi les travailleurs chinois. Leur supérieur, Strobridge, les soutint, alors qu’il s’était d’abord farouchement opposé à leur engagement, mais Charles Crocker les força à reprendre le travail en les affamant. Certaines sources affirment que tous les travailleurs chinois ne purent être présents lors de l’unification des voies en Utah, mais Strobridge aurait tenu à leur rendre hommage en ces termes :

I know we would have never done it if it hadn’t been for these men. And I don’t forget that I was opposed to the notion of employing them in the first place. This railroad, this nation owes these men a great debt, and I sure as hell hope we don’t forget it, because I know I won’t. (Cadbury, 2003)

Ce travail de mémoire est bien nécessaire, en effet, et la contribution de ces hommes a été saluée, au début du XXIème siècle, par un livre de jeunesse, un opus à quatre mains unissant les talents du dessinateur Chris Soentpiet et de l’écrivaine Yin. Cette dernière est chinoise-américaine de la deuxième génération, et enfant, elle avait ressenti un grand manque sur les bancs de son école de Manhattan, car on ne lui avait en rien parlé de la prouesse de ses ancêtres ayant contribué à l’histoire de leur nouvelle terre. De la Chine mythique, elle connaissait la langue, les coutumes et les plats, mais elle aurait voulu mieux en saisir la contribution à l’histoire de son pays de résidence. C’est sa grand-mère qui se chargea de cette instruction par le biais d’histoires que Yin recoupait avec les données glanées dans les bibliothèques et au musée « de la pioche d’or » en Utah. Buvant à la source orale des ancêtres et à l’encre noire des documents d’archive, elle put enfanter Coolies, récit baigné des couleurs lumineuses du dessinateur Soentpiet. C’est précisément par le récit d’une grand-mère à son petit-fils que le lecteur fait connaissance avec Shek et Wong, deux frères représentant tous leurs camarades d’endurance.

Tradition orale et picturale, voilà bien deux expressions faisant partie intégrante du mode de transmission culturelle des Indiens d’Amérique. Or le train écrivit son histoire en lettres de sang dans leur mémoire collective, à jamais marquée par le cheval de fer qui balafra de ses sabots d’acier la terre-mère, et partant, le mode de vie de ses enfants. Ceux-ci vécurent un voyage à l’envers, ou immobile, troquant contre leur gré le pays mythique de leur passé contre un ticket d’entrée obligatoire dans le monde imposé par les voyageurs fascinés par cet ailleurs transformé.

4-Toute blessure d’homme est ma propre histoire

Les travailleurs chinois durent faire face aux attitudes racistes de leurs employeurs, et d’autres travailleurs en furent également victimes. Aux côtés des Chinois et des Irlandais, et au fur et à mesure que les réseaux ferroviaires s’amplifieraient, on trouverait également d’anciens esclaves noirs affranchis, des Japonais, des Mexicains et des Indiens (d’Amérique). Cette présence indigène aux côtés des Chinois est évoquée dans la série « western » Into the West. Il s’agit d’une fresque historique s’éloignant des poncifs du genre « cowboys et indiens » pour présenter de façon très complète – et respectueuse de l’Histoire – les circonstances et conséquences du Destin Manifeste, concept résumé par Russell en ces termes :

Many Indian tribes had developed nomadic lifestyles that were in harmony with the seasons and environment. Their lifestyles were in direct conflict with the fixed homesteads, farms and industrial activity of the European settlers. […] Settlers felt the Indian people did not make good use of the land and should yield to people who would use the land for more productive purposes. The settlers rationalized that Indian people had no moral right to obstruct the expansion of a higher civilization. Settlers adopted doctrines of “manifest destiny” and “divine providence” as they moved steadily westward. (Russell, 2004 : 27)

Note de bas de page 4 :

 Terme appartenant au système de « Blood Quantum » ou « quantification du sang indien », instauré au départ par les Blancs dès le XVIIIème siècle et régulé dans la première moitié du XXème siècle sous l’« Indian Reorganization Act », et utilisé par la suite par les Indiens eux-mêmes pour déterminer le pourcentage « d’indianité » d’un individu lui conférant ou non le statut officiel de membre d’une des tribus, nations ou pueblos officiellement reconnus (par l’intermédiaire du Bureau fédéral d’Affaires Indiennes qui leur délivre le CDIB ou « certificat de degré de sang indien »...)

Dans la série produite par Spielberg, une famille anglo descendant d’Européens et une famille lakota (Sioux) uniront pourtant leur destin. Plusieurs membres de ces familles voient leur sang mêlé, et le téléspectateur découvre ce pan de l’Histoire des USA par le biais de ces personnages appartenant à deux mondes opposés. Le premier « half-breed »4 du récit est Abraham Wheeler. Fils de père anglo et de mère lakota, il est employé par la Transcontinental Railroad aux côtés des Chinois. Au départ méfiant, un de ces travailleurs se lie d’amitié avec lui, et ils échangent leurs points de vue sur leur situation. Ils sont solidaires face aux mauvais traitements subis de la part de leurs supérieurs. On voit ceux-ci patrouiller à cheval le long des voies en construction, brandissant une matraque au-dessus d’une mer de chapeaux coniques chinois qui, aux USA, ont été baptisés du nom de « coolie » par métonymie. Le camarade chinois d’Abraham évoque avec tristesse cette appellation dont sa communauté est victime. Tous deux bravent la mort ensemble, lors de leur manipulation des explosifs destinés à creuser les tunnels dans la roche. Mais ils auront plus de chance que des milliers d’autres palefreniers du cheval de fer qui laissèrent leur vie dans cette aventure : ils assisteront à l’union du « ruban de fer reliant le Mississippi au Pacifique » empreints de sentiments doux-amers, surtout pour Abraham qui a l’impression d’avoir trahi la moitié de son être par sa contribution à la construction de ce qui causera de terribles souffrances aux Indiens. Le titre donné à cet épisode consacré à la construction du chemin de fer est on ne peut plus évocateur de cette fin d’un monde : » Hell on Wheels ». Cet « enfer sur roues » est extrêmement symbolique car il fait bien sûr référence aux roues des trains, mais aussi à celles des chariots des pionniers ; par ailleurs, le père des « half-breed » du récit, Jacob Wheeler, tient son patronyme de la profession de sa famille : charrons ou « faiseurs de roues ».

Dans le générique, ces roues du Destin Manifeste des Blancs s’imposent à un autre type de roue : la roue de médecine des Indiens, un cercle sacré aménagé de pierres, représentant le cycle de vie et le lieu de prière. En tant que narrateur du récit, Jacob Wheeler donne une belle définition de la différence de conception entre les deux types de roues : « We have wheels that take us from here to there, but they have wheels that take them to the stars » (Dornhelm et. al., 2005). Le passage forcé du sacré métaphysique à la pragmatique mécanique noiera le souffle des étoiles dans le fracas du progrès. Cette triste substitution se traduit dans les mots emphatiques et arrogants prononcés lors de la cérémonie d’unification des voies à Promontory. Les discours, unis au texte d’une banderole apposée sur la locomotive où on a dessiné un Indien à cheval contemplant impuissant l’arrivée sur son territoire du cheval de fer, ne laissent aucune équivoque possible quant à la fin certaine d’un certain monde :

A thousand wheels will bear on their axle the weight of half the world drawn by the iron horse, taunting the landscape with its smoky breath and startling the wild Indian with its piercing shriek… « Little Indian boy, step out of the way for the big engine! » (Dornhelm et. al., 2005)

« Le poids du monde porté sur l’axe des roues de la locomotive » rappelle la métaphore appliquée aux coolies, et est aussi extrêmement explicite quant à la révolution marchande et industrielle marquée par l’arrivée des Blancs, qui troquèrent les trails (pistes) contre les rails. Car rappelons qu’avant d’être passagers du train, les Européens se déplaçaient dans ces autres convois qu’étaient les caravanes de pionniers. Le XIXème siècle, qui ouvrit la voie à la Transcontinental Railroad, fut aussi celui de la découverte de « la poudre jaune qui rend les Blancs fous » : l’or, dont la découverte en Californie en 1848 déclencha une ruée bien plus furieuse qu’une débandade de bisons. Cette date-charnière vit encore la signature du traité de Guadalupe-Hidalgo mettant fin à la guerre mexicano-américaine et cédant la moitié du territoire mexicain à cette nation qui avait maintenant toutes les cartes en main pour accomplir son « destin manifeste »… Into the West fait un autre portrait très détaillé de l’aventure vécue par ces pionniers en se penchant sur la destinée du couple mixte qui engendrera les enfants « half-breed » mentionnés plus haut. Avant leur départ, l’organisateur du convoi emploie une métaphore en consonance avec la kala pani  : « A wagon train is like a passenger ship on the lonely prairie ocean » (Dornhelm et. al., 2005). La fascination des promesses de richesse et de terrains à perte de vue poussa des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants à traverser l’océan des plaines à la recherche d’un nouvel horizon.

Mais ces plaines étaient habitées par un peuple qui refusait d’être évincé d’une simple chiquenaude de la main de fer du Destin Manifeste. Les convois de pionniers, et l’armée avec eux, affrontèrent donc les « Indiens hostiles ». La série dépeint ces guerres indiennes en divers tableaux reprenant les conflits majeurs, ainsi que leurs acteurs les plus célèbres parmi les Lakotas : Red Cloud, Sitting Bull ou encore Black Kettle. Dans la fiction, ce dernier rencontre la sœur d’Abraham Wheeler, Margareth Light Shines, qu’il aide à renouer avec ses racines lakotas, longtemps reniées, ce qu’elle exprime par l’image d’un cœur percé. Alors qu’elle dévoile à Black Kettle que les Blancs construisent une ligne de chemin de fer qui les mènera d’un océan à l’autre, celui-ci, en des mots simples mais profonds, livre ses pensées sur la confrontation des deux mondes :

So many white men come to our land, they fill it with their noises; I do not like their language. The words have no meaning, no music in them. You understand the white man’s stance, but […] I see your true heart. One day, your heart will be full again. Walking on the white man’s road, as you have done, is difficult. The spirit does not know where to rest. The white men are like locusts, they fly so thick that the whole sky looks like a snow storm, and we are like small buffalo herds that have been scattered. Without the buffalos, our boys can’t become men. They seek wars to prove themselves. Many harms have been done to my people, but I still have hope, I have not got two hearts. (Dornhelm et. al., 2005).

Cet homme de paix échappa à l’une des attaques les plus traîtresses, barbares et injustifiées de l’histoire de la cavalerie des États-Unis, le massacre de Sand Creek (Colorado, 1864), mais il périt à l’attaque de Washita River, menée par les troupes du tristement célèbre Général Custer.

Les « sauterelles » massacrèrent non seulement le peuple indien des plaines, mais aussi son moyen de subsistance et ce qui faisait son essence spirituelle : le bison. Les montagnes de crânes de bisons empilées comme trophées de la culture dominante qui les réduirait en poudre pour en faire des fertilisants, et le spectacle désolant de cadavres de bêtes pourrissant dans les plaines des conséquences du « plaisir » des chasseurs blancs se livrant à ce « safari » depuis les wagons du train se passent de tout commentaire. Tout comme les responsables de la Transcontinental Railroad avaient maté la grève des coolies en les affamant, les chantres du Destin Manifeste, en exterminant cet animal sacré, parvinrent à réduire les Indiens des Plaines à la détention forcée dans les réserves. Car outre le dépositaire de la spiritualité, le bison était aussi source d’aliment, de vêtements, de tipis et de mille autres ustensiles tirés du sacrifice de son corps, que le grand « esprit » ou grand mystère, Wakan Tanka, avait accordé à l’homme. Bien des nations autres que les Lakotas furent particulièrement meurtries par l’expérience de ces réserves, choisies à dessein à d’énormes distances de leur terre d’origine. Citons les marches forcées et meurtrières des Cherokees (Trail of Tears) et des Navajos (Long Walk), et évoquons la déportation – en train – à l’autre extrême du continent, des Apaches Mescaleros, fidèles de l’ultime résistant jusqu’au-boutiste des guerres indiennes : Geronimo, originaire du Nouveau-Mexique. Un monde sombrait dans la kala pani de l’exil, l’océan noir de l’humiliation, la dépendance et l’assimilation.

5-De la dissonance culturelle à la résilience

La première voie transcontinentale unissant le Mississippi au Pacifique verrait bientôt une infinité de méandres d’acier grossir son lit, comme la ligne d’Atchison, Topeka & Santa Fe. Dans la foulée de la ligne transcontinentale matrice, ce nouvel axe, allant de Springfield (Missouri) à San Francisco (Californie), transformerait profondément la région. Nous nous concentrerons sur l’impact causé sur le territoire du Nouveau-Mexique, devenu État des États-Unis en 1912. Arrivé à Albuquerque le 5 avril 1880, le train apporta une nouvelle industrie et une vitalité certaine à cette ville hispanique fondée en 1706, mais il supposait en contrepartie la perte de cette hégémonie hispanique au profit du monde anglophone. Tout comme à l’est et dans les plaines, les Anglos vinrent de plus en plus nombreux, principalement depuis le Texas et le Kansas, s’installer sur le territoire, apportant leur langue qui reléguerait l’espagnol à un second plan (sans parler bien entendu des langues indigènes). En quelques décennies, la population tripla, ce qui redéfinit les jeux de pouvoir. Comme le souligne John Nieto-Phillips,

New Mexico stood on the precipice of change. […] The coming of the railway did, in fact, bring about the “mingling” of peoples and cultures. But few could have imagined that the railroad would permanently reshape social relations in New Mexico by diminishing Nuevomexicano dominance and power, and by commodifying “Spanish colonial” and, to a much greater degree, “Indian” cultures. (Nieto-Phillips, 2008 : 118)

Le chemin de fer constitua une espèce de ligne de démarcation dans la ville, installant la gare au centre historique (hispanique), tandis qu’à l’est de la voie ferrée, les Anglos peuplèrent la nouvelle ville qui devint le centre des affaires. Les différences sociales, politiques et culturelles allaient être profondément marquées entre les « deux villes ». Une anecdote concernant le nom de la ville est assez symbolique quant à ce renversement de situation lié au chemin de fer. En effet, selon la croyance populaire des habitants d’Albuquerque, le premier « r » original du nom espagnol, Alburquerque, disparut à cause d’un employé des chemins de fer. Anglo, il avait du mal à prononcer ce nom et décida d’enlever le « r » gênant sur le nom de la plaque de signalisation de la gare.

Qu’en fut-il des communautés indiennes du Nouveau-Mexique ? Selon le bureau de recensement des États-Unis, celles-ci représentent aujourd’hui près de 10 % de la population, faisant de l’État le deuxième après l’Alaska en termes de population amérindienne. Les différentes communautés se virent grandement affectées par les bouleversements historiques de ce territoire du Sud-Ouest étasunien. Si le train défigura leur territoire tout comme celui des Indiens des Plaines, les Pueblos, Navajos et Apaches tentèrent de trouver divers moyens d’obtenir une compensation à l’arrivée traumatisante du cheval de fer. On pensa d’abord à une solution datant de l’époque de l’ancêtre de la voie ferrée, la piste de Santa Fe ou Santa Fe Trail (allant du Missouri jusqu’au « Far West »). Cette route tant commerciale que militaire vit l’arrivée des troupes des États-Unis lors de la guerre mexicano-américaine, ce qui ouvrirait la voie au chemin de fer. La piste traversait la Comanchería, raison pour laquelle les Comanches avaient instauré un droit de passage du train. Mais plutôt que d’appliquer cette pratique, et après s’être résignés à l’acceptation de cette invasion, les Lagunas (Pueblos) décidèrent de négocier le passage du train en contrepartie d’une assurance d’emploi de la part de la compagnie de chemins de fer :

The Lagunas refused a lump sum payment as compensation for right-of-way-passage through the reservation and instead, struck a verbal agreement, renewed yearly, allowing the A&P [Atlantic and Pacific] railroad, and later, the Atchison, Topeka and Santa Fe Railroad, to pass unfettered through the Laguna reservation. In exchange, the railroad company employed as many Lagunas as desired to work to build and maintain the system […]. Laguna leaders also requested that the railroad provide living accommodations on railroad premises for Laguna workers. The agreement introduced many Lagunas in the wage economy but also took them off the reservation. While many Lagunas laid track and returned home, others began moving to cities along the route, such as Gallup, New Mexico; Winslow and Holbrook, Arizona; and Barstow, Richmond and Los Angeles, California. The Atchison, Topeka and Santa Fe Railway company employed many Laguna men while continuing to renew their informal agreement, or, as it was termed, “watering the flower”. (Vicenti Carpio, 2011 : 40-41)

On le voit, les conditions de la coolitude sont de nouveau réunies pour l’« autre » Indien : quitter sa terre (même si la distance physique est moins grande, la distance conceptuelle est immense), adopter un tout autre mode de vie, loger pratiquement à-même les voies, trimer pour un maigre salaire.

Note de bas de page 5 :

 Informations recueillies lors de la visite de l’exposition Albuquerque Indian School Retrospective With a Vision Forward à l’Indian Pueblo Cultural Center d’Albuquerque, Nouveau-Mexique, USA, février 2014.

La jeunesse amérindienne du Nouveau-Mexique a aussi connu de profonds changements : ses représentants ont bientôt dû peupler les nouveaux « pensionnats indiens ». Même si, d’après plusieurs témoignages récoltés auprès des premiers pensionnaires de ces écoles au Nouveau-Mexique, tous ne se considèrent pas comme des « produits finis » d’usines à vivre et à penser, d’autres témoignent cependant de leur expérience en la décrivant par un manque à être doublé d’un syndrome aigu de dissonance culturelle, que beaucoup tenteraient toutefois de contrer par une attitude résiliente5. Le premier établissement du genre avait été créé en Pennsylvanie : la Carlisle Indian Industrial School. Son concepteur, le capitaine Richard Henry Pratt, avait décidé d’envoyer de jeunes Indiens (Lakotas en premier) loin des réserves dans le but de totalement assimiler les nouvelles générations au mode de vie des Blancs. Cet impératif premier de la distance « salutaire » est à l’origine du surnom que les Indiens donnèrent à ce type de pensionnats : the away-schools, les écoles au loin. Pratt résumait son objectif par un slogan on ne peut plus choquant : « Kill the Indian to save the man », une façon on ne peut plus définitive de dire que l’annihilation de la personnalité indienne chez un individu le « sauverait » et en ferait « un bon citoyen étasunien ». Même si l’école de Carlisle fut fermée en 1918, sa méthode déshumanisante et aux conséquences très souvent désastreuses fut appliquée dans tout le territoire des États-Unis jusque dans les années 1970, voire au-delà dans certains cas... Le Nouveau-Mexique ne fut évidemment pas une exception, et les étudiants de ces écoles indiennes (Pueblos, Apaches Mescaleros et Navajos) étaient souvent employés pour des salaires dérisoires en tant que travailleurs agricoles ou domestiques, employés de commerce ou… du chemin de fer !

6-L’imaginaire corallien ou le souci de l’entre-deux : pour une poétique de la reconstruction

Note de bas de page 6 :

 « The only good Indian is a dead Indian ».

Note de bas de page 7 :

 C’est au Nouveau-Mexique que fut testée la première bombe atomique, dans le désert des White Sands.

Le train eut un impact capital dans la transformation de cette terre, et les murs d’Albuquerque regorgent de témoignages graphiques de cette empreinte. La ville compte un grand nombre de fresques murales réalisées par de jeunes artistes urbains pleinement conscients de leur héritage mixte et tentant de vivre au mieux cet entre-deux (ou trois…), en l’exprimant visuellement. Plusieurs de leurs œuvres sont axées sur la thématique du train. En bordure de la Central Avenue, endroit où passait la mythique Route 66 (autre axe, cette fois routier, reliant la côte est à la côte ouest), une fresque aux tons de sable évocateurs d’un mirage confronte les trois voies du Destin Manifeste  : les convois des pionniers, le train et la Route 66. Presque en face, une autre fresque impressionnante fait un pied de nez à la terrible phrase du général Sheridan6, en en prenant le contrepied : « A good Indian is a live Indian ». Cette phrase trône au cœur d’un paysage sur lequel plane l’ombre mortifère de l’uranium et du nucléaire7, un interminable train de marchandises s’engouffre dans un tunnel creusé au cœur des habitats pueblo, en bordure d’une kiva (chambre cérémonielle pueblo) transformée en un immense pot de peinture, le tout sous le regard d’un Indien triste dont le teint gris rehausse ses… quatre yeux. Prise de conscience de l’entre-deux, résilience et survivance. Finalement, en face de la gare précisément, une autre fresque dépeint les conséquences sociales évoquées plus haut : travailleurs indiens sur les voies et Anglos débarquant à cet endroit, familles restées au pueblo profitant du passage du train pour vendre leur artisanat, lutte pour la propriété des terres ancestrales, le tout sur le mouvement perpétuel des roues d’une locomotive envahissante. Puissance verbale de l’expression murale.

La voie littéraire a aussi constitué un autre type d’expression, choisie entre autres par Simon J. Ortiz, écrivain d’Acoma Pueblo ayant passé une partie de sa jeunesse dans deux pensionnats indiens (la St. Catherine’s Indian School de Santa Fe puis l’Indian School d’Albuquerque) et dont le père avait travaillé pour l’Atchison, Topeka and Santa Fe Railroad. Considéré comme figure clé de la deuxième vague de la Native-American Renaissance, Ortiz est l’un des (trop rares) écrivains amérindiens les plus lus. Or c’est précisément le sentiment de dissonance culturelle infligé hérité des écoles indiennes, la rencontre de l’altérité et le questionnement de son identité qui lui ont donné la rage de dire et l’envie d’écrire. Dans son poème Time as Memory as Story, tiré de l’ouvrage Out There Somewhere, il replonge dans son enfance en un texte décrivant sa perception du temps, du train et de l’absence du père, « always away ». Le père a été volé à sa famille par le train, et cet homme noie sa brillante personnalité dans un autre type de kala pani : l’alcool, eau de feu qui endort le mal de vivre pour le ressusciter, encore plus lancinant, au réveil. Dans les descriptions d’Ortiz, cette déchirure paternelle est évoquée par une sorte d’anagrammes détachées ou d’allitération dédoublée des lettres formant le mot « papa », « dad », tel un cri diffus étouffé dans une bouteille jetée dans l’océan noir de l’inconnu :

Daddrank though. Dark moods. Dark scary times. Danger. / And words hurtful, abrasive, accusing. Anger, pain, scorn. / A boy wonders. About time. About forever. When it ends. / I loved my dad. Wonderful. Skilled man. Artist, singer. / Precious andassuring. Yet. Yet. Unpredictable moments. / You can never tell about time either. Like that, it is. It is. / […] The dark moments, like when daddydrank. (Ortiz, 2002 : 149/150)

« Comme quand papa buvait »… Cette dernière phrase, « like when daddy drank », montre l’anagramme presque parfait entre « drank » et « dark », pour dire les déboires de qui s’adonne à cette sombre boisson où sombre l’âme meurtrie… Sombre est encore l’adjectif choisi par Ortiz pour décrire la nuit défilant au dehors du train tout aussi sombre qui emmènera sa famille loin de la réserve pour aller rejoindre le père en Arizona. Sa description du monde du travail paternel résume parfaitement les dures conditions du coolie.

I wonder. Too often that’s been the Indian story. / Father gone. Mother and kid left behind. Is it like that? / Yes, too much. Dad didn’t like working for the hard railroad. / He’d complain and rant about the crude and mean whites. / The slave rules. The Company. Trains powerful, unending. / Time I thought was in the trains. Fast, loud, dangerous. (Ortiz, 2002 : 150)

Coolie indien ou coolie chinois, chez cette famille d’Acoma, la différence n’existe pas. Le parallélisme est d’autant plus troublant que des accents de Chine colorent le texte d’Ortiz. Dans ce poème, Roy, l’ami conteur, a des « manières chinoises » qu’il a héritées de sa vie à Chinatown, San Francisco. Le train emmène la famille dans la Chino Valley, un des innombrables toponymes hispaniques du Sud-Ouest étasunien faisant clairement référence aux Chinois. En dehors du texte d’Ortiz, il est intéressant de signaler que Chino est un nom de famille très fréquent parmi les Indiens Acoma. Bien que l’étymologie n’en soit pas clairement définie, il est possible que cette appellation ait été choisie en raison de la ressemblance entre Amérindiens et Asiatiques, mais il se pourrait aussi très bien que, dans ce cas précis, « chino » fasse référence à un des nombreux noms que les Espagnols donnaient aux sangs mêlés. Dans les célèbres tableaux de castes, « chino » fait référence au fruit de trois unions possibles : entre noir et indienne, entre « morisco » (fruit de l’union entre espagnole et « mulato » -espagnol + noir-) et espagnole, ou entre « lobo » (fruit de l’union entre indien et noire) et noire…

Cette rencontre des peuples sur le territoire du Nouveau-Mexique est pourtant loin de dater de l’époque espagnole. Bien avant la Transcontinental Railroad, bien avant la Santa Fe Trail, et bien avant, aussi, le Camino Real de la Tierra Adentro qui unissait Mexico City à Ohkay Owingeh (San Juan Pueblo) puis Santa Fe, des hommes traversaient leur kala pani particulière, une terre de sauge noire, pour faire du troc avec les Indiens Pueblos de Taos.

[…] Before the times of the Spaniards - their churches; their horses… To the plains nomads, the [Taos] Pueblo peaks and the horned mountains must have been like a beacon guiding them to the light of the western sunsets. Noble names like the Kiowa, Cheyenne, Comanche, Apache, Pawnee - all these boys wandered into our village drawn fatally to ritual rites of Dionysus on the edge of the black-sagebrush sea. (Mirabal, janvier 2013)

Taos a constitué une plateforme d’échange depuis des temps immémoriaux ; là se tenait le plus grand marché de la région. Pour un temps, les rivalités étaient mises en suspens, et cette trêve permettait à nomades et sédentaires d’échanger esclaves, peaux de bêtes, chevaux, cuivre, turquoise ou encore… plumes d’ara, coquillages et coraux. Grâce aux routes de commerce préhispanique, parcourues à pied par les Indiens Pueblos, ceux-ci avaient donc accès à ces produits de l’océan qui viendraient ancrer les ombres bleutées du Pacifique dans les ocres chauds des Four Corners.

La rencontre entre la pierre de turquoise extraite des mines du Nouveau-Mexique et le corail du Pacifique s’exprime au travers d’un bijou unique : le heishi. Ce nom, en langue keresane, signifie collier de coquillage. Les habitants de Kewa (Santo Domingo Pueblo) sont passés maîtres dans l’art de concasser ces matières pour en faire des perles, et on aurait retrouvé des traces de ce bijou datant de 6000 ans avant l’ère chrétienne, ce qui en fait la plus ancienne forme d’artisanat d’ornement, non seulement du Nouveau-Mexique, mais aussi de toute l’Amérique du Nord. Cet objet alliant les fruits des entrailles de la terre et du fond de la mer me semble parfaitement symboliser la théorie de l’imaginaire corallien.

Un soir d’août 2011, alors qu’une mousson diluvienne s’abattait rageusement sur la ville de Santa Fe, Nouveau-Mexique, une conversation avec deux vieillards Kewa sous l’auvent du quai de la gare m’avait laissé entendre bien des réalités évoquées à demi-mots. Ils connaissaient l’Europe des suites de leur traversée de la Kala Pani atlantique, lors de la Seconde Guerre Mondiale. Les deux hommes étaient descendus du train à la gare de Kewa, où les restes de l’ancien Trading Post,parti en fumée en 2001 mais en phase de reconstruction, permettaient encore de voir les inscriptions datant de l’époque de gloire de cet arrêt obligé pour les touristes chevauchant le « Super Chief ». Le nom de ce vieux cheval de fer, aujourd’hui disparu, est édifiant quant à la mythification de l’ouest « sauvage ». Mais à bord du Railrunner du XXIème siècle, dont le trajet plus modeste relie Albuquerque et Santa Fe, et face aux ruines du Trading Post, les passagers se souviennent du commerce d’objets faits par des « real Indians », Indiens dont le train a profondément changé le mode de vie. Assoiffés d’une authenticité indienne que leurs ancêtres ont tout fait pour éradiquer, puissent les touristes d’aujourd’hui, ces nouveaux porteurs de monde, voir en ce heishi le symbole de la beauté née de la mixité. En le portant au cou, peut-être ancreront-ils ainsi en leur cœur la maxime gandhienne qui dit que « comprendre est plus important qu’aimer ».