Des idées agissantes dans l’activité : analyse d’enquêtes dans l’activité réelle d’éducateurs spécialisés Ideas emerging from activity: inquiries analysis in activity of special educators

Sylvie Mezzena 
et Kim Stroumza 

https://doi.org/10.25965/dire.184

A l’occasion d’une recherche consacrée à la réflexivité dans l’activité d’éducateurs spécialisés, ce texte discute comment les idées agissent dans l’action depuis une perspective qui privilégie une entrée non mentaliste et non réflexive dans l’étude de leur activité. A partir des apports de la philosophie pragmatiste de Dewey, il s’agit d’observer les expérimentations que les éducateurs font dans leur activité afin de résoudre les problèmes qu’ils rencontrent avec un jeune. L’examen précis d’une séquence d’échanges entre les éducateurs et le jeune met en évidence la manière dont des idées agissent de manière immanente dans l’activité, sans que s’opère une coupure entre pensée et action telle qu’elle est souvent employée pour décrire la position réflexive.

In the framework of research conducted on the reflexivity in the activity of special educators, this text discusses how ideas work in action from a perspective favouring a non-mentalist  and not reflective stance in the study of that activity. Drawing on the contributions of Dewey’s pragmatic philosophy, observations are made of the experiments  educators conduct as part of their efforts to solve problems they encounter with a youngster. The detailed examination of a sequence of exchanges between the educators and the youngster reveals how ideas act immanently in the activity and without any disconnect between thought and action as is often used to describe the reflexive stance.

Sommaire

Texte intégral

I. Introduction

Note de bas de page 1 :

 Cet article s’inscrit dans la recherche "La réflexivité dans l’activité des travailleurs sociaux : enjeux pour la professionnalisation", financée par le réseau RéSaR (http://www.resar.ch / Fonds stratégiques de la HES-SO) qui a démarré à l’automne 2010 pour une durée de deux ans. L’équipe est constituée de Sylvie Mezzena (requérante principale), Laurence Seferdjeli, Kim Stroumza, ainsi que de Pascal Baumgartner.

Une recherche qui s’intéresse à la réflexivité dans l’activité des éducateurs spécialisés est en cours dans un foyer accueillant une dizaine d’adolescents en rupture familiale1. Elle questionne les enquêtes pratiques dans un processus de mise en place d’un centre de jour d’insertion, à côté d’une première mission d’hébergement en internat offrant un accompagnement éducatif au quotidien. A partir d’une perspective située et des apports de la philosophie pragmatiste de Dewey, nous observons la manière dont les professionnels enquêtent dans le collectif pour mener à bien ce changement institutionnel et traverser les bouleversements qu’il provoque dans leur activité. Un premier développement va nous permettre de situer notre conception de l’action et notre perspective située, et à cette occasion de préciser notre position sur la question de la réflexivité. Après un détour par Dewey et sa théorie de l’enquête, nous analyserons une séquence d’activité réelle du point de vue des enquêtes collectives à l’œuvre dans le temps même du déroulement de l’action. Cette analyse nous permettra au final de situer les idées dans l’immanence de l’activité.

II. Une perspective située pour une conception pluraliste de l’action

Nous considérons l’activité selon une perspective située et immanente. Il s’agit de considérer ce qui survient dans le cours de l’action sans présupposer a priori de quoi sera faite l’activité. Etre attentif au déroulement même de l’activité dans son immanence revient à considérer comment différentes entités, dont l’existence et les effets sur l’action ne sont pas prédéfinis en amont de son effectuation, s’actualisent en elle et agissent sur son déroulement en orientant son décours. Ces entités peuvent être par exemple les caractéristiques du moment et du contexte, les prescriptions et la façon dont les professionnels les réinterprètent en situation en regard de ses données constitutives, les expériences antérieures des professionnels et l’histoire du collectif, la résistance des jeunes ou encore des connaissances sur les caractéristiques de l’adolescence ou sur la psychopathologie, etc. Il ne s’agit donc pas de considérer ces entités comme existant indépendamment de l’action, comme lui préexistant et la prédéterminant de manière externe en dehors de la temporalité de son déroulement, comme on le ferait selon une perspective déterministe en situant en amont du phénomène la source de sa détermination et en prédéfinissant de manière causale son explication.

Notre perspective située relève d’une approche internaliste de l’activité qui examine comment des entités existent dans un cours d’action et agissent sur son déroulement même, dans sa dynamique interne. Cette approche descriptive « cherche à décrire ce qui détermine la pratique en son sein même, les contraintes relatives à son accomplissement » (Muller, 2009, p. 47). Définir l’activité à partir du principe de détermination interne revient à considérer la relation entre les entités comme constitutives de l’existence même des entités dans l’activité, en nous demandant comment des entités s’actualisent en elle et déterminent ensemble, de manière solidaire et immanente, son déploiement. Etudier l’action des éducateurs consiste non pas à prédéfinir des éléments potentiellement explicatifs en amont de l’activité, éléments qu’il s’agirait ensuite de vérifier via l’observation. Nous observons ce qui survient dans le réel de l’activité et comment les prescriptions, les idées, le collectif, les usagers, etc. sont agissants et dans la foulée redéfinis dans la constitution même de l’activité. De là nous observons quels sont les effets de cette immanence sur la pratique éducative.

Nous travaillons ainsi à partir d’une conception pluraliste de l’action, que nous considérons comme un processus qui concentre en son sein une pluralité d’expériences, de conceptions, d’idées qui sont agissantes en lui et provoquent des effets pour son déroulement. Nous n’attribuons pas aux dispositions des sujets (traits mentaux, connaissances, compétences, savoir-faire, personnalité, valeurs) la source de la détermination première de l’activité. Il ne s’agit pas non plus de réduire l’explication de l’action à une seule perspective dans laquelle la détermination de l’action serait logée dans les seules rationalités des acteurs. Dans cette conception située et non mentaliste de l’action, il n’est dès lors plus uniquement question d’une réflexivité du sujet au sens d’une activité mentale interne qui aurait lieu avant ou en cours d’action et qui la déterminerait à elle toute seule. La réflexivité du sujet est ainsi conçue comme subordonnée à une réflexivité de l’action logée dans les enquêtes et le déroulement même de l’activité. La théorie de l’enquête élaborée par Dewey nous permettra d’analyser comment l’intervention dans le champ du travail social hérite de, et redéfinit dans le cours même de son déroulement, les problèmes auxquels elle s’adresse.

Note de bas de page 2 :

 Cette partie s’appuie sur les travaux de Claude de Jonckheere (2010).

III. Spécificité des activités en éducation sociale2

Dans l’éducation sociale où il s’agit de « fabriquer » un « être social », les idées et plus spécifiquement les théories concernant les conduites humaines jouent un rôle particulier (De Jonckheere, 2010). Elles « font exister » le destinataire de son action et le professionnel lui-même sur un certain mode. Par exemple, une théorie psychanalytique peut faire exister le destinataire comme « inconscient » des forces qui agissent en lui, le poussant sans cesse à rejouer dans ses relations les mêmes scènes « névrotiques », l’empêchant d’exprimer ses potentialités et limitant son développement, et le professionnel comme possédant des savoirs qui lui permettent de visibiliser les forces qui agissent dans l’usager. Une théorie systémique, quant à elle, fait exister le destinataire comme le « patient identifié » d’un système pouvant être familial, et le professionnel comme appartenant par exemple au système que constitue le foyer. De la même manière, les théories font exister le professionnel comme être détenteur de savoir ou partie prenante d’un système, au détriment d’autres êtres possibles. Ainsi, les théories ou plus généralement les idées ne laissent pas « intacts » leurs modes d’intervention.

Hacking (2001) montre à la suite des travaux de Foucault, qu’en sciences humaines, les théories sont interactives. Elles ne laissent pas indifférent leur objet : les individus décrits et classifiés par ces théories interagissent avec ce qu’elles disent d’eux. L’expérience qu’ils font d’eux-mêmes est affectée par ces théories, sans même qu’ils le sachent. Une personne décrite et classée comme étant névrosée est affectée par les théories psychiatriques de la névrose. De même, un chômeur est affecté par les théories sociologiques et psychologiques du chômage et de ses effets. La personne dite névrosée ou celle définie comme chômeur construira un discours sur elle-même et développera des rapports à elle-même qui seront enveloppés pas les théories qui les concernent. Ils seront en quelque sorte « capturés » par ces théories (De Jonckheere, 2001). Cette détermination des théories sur les personnes décrites opère au travers des descriptions et des classifications mais également au sein même des interventions sociales qui les font exister et vivre d’une certaine manière.

L’interactivité n’agit pas que dans le sens allant de la théorie vers son objet. Elle peut fonctionner en boucle. Les humains, objets des théories, peuvent modifier les théories qui les définissent afin de proposer de nouvelles définitions ou pour, plus simplement, insinuer le doute dans la théorie. Nous pouvons ainsi penser que des comportements d’adolescents interprétés par les éducateurs comme étant autant de résistances au changement relèvent d’une tentative des adolescents d’exister sur un autre mode que celui sur lequel les éducateurs et leurs théories « veulent » qu’ils existent. De la même manière, les professionnels peuvent résister à la manière dont l’institution les fait vivre à travers ses prescriptions. Ce qui nous intéresse est alors d’observer comment dans le déroulement de l’activité les idées interviennent, font vivre les professionnels et les jeunes, comment ils y résistent et comment dès lors sont expérimentées des manières d’agir, qui consistent à faire face, dans la recherche qui nous occupe, aux problèmes posés par l’ajout d’une nouvelle mission.

IV. Dewey et la notion d’enquête

L’injonction à mettre en place un centre de jour d’insertion entraîne avec elle une ligne éducative en contraste, ou tout du moins en tension, avec celle de la première mission d’hébergement. Elle bouscule les pratiques des éducateurs et génère une forte indétermination dans l’action. Le changement, en entravant les habitudes, nécessite une expérimentation intensifiée dans l’activité des éducateurs. Les apports de la philosophie pragmatiste de Dewey sont utiles pour étudier les activités engagées dans les processus collectifs à l’œuvre dans la mise en place de la nouvelle mission éducative. Sa théorie de l’enquête (1938/1993) nous permet de comprendre comment les éducateurs élaborent des certitudes dans l’action, qui leur permettent d’instituer des habitudes de travail dans le collectif à partir des effets de leurs expérimentations dans leur activité. Pour Dewey, l’action consiste en une expérimentation incessante de tous les instants afin de traverser et surmonter les entraves que le réel ne manque pas de générer dans l’activité. La résistance du réel nécessite d’enquêter pour tenir dans l’action et parvenir à dépasser ses écueils. L’enquête intervient dans l’activité lorsque l’action se trouve confrontée à des résistances générant des situations indéterminées, c’est-à-dire critiques ou questionnantes. Les expérimentations dans l’action sont définies comme un processus comprenant trois phases: l’identification d’une situation problème, sa définition et sa résolution. L’enquête est tout ce processus : elle comprend les nouvelles expérimentations nécessaires dans l’activité pour définir ces situations comme problématiques dans un premier temps et pour les résoudre ensuite.

L’enquête, qui consiste à définir pratiquement des problèmes et à expérimenter des voies d’action pour mener à bien l’activité, se termine lorsque l’action retrouve un cours qui n’est plus indéterminé et fait place à de nouvelles manières de faire en adéquation avec ce qu’exigent les situations. Si l’incessante résistance du réel impose de devoir renouveler les expérimentations dans l’action, les enquêtes donnent lieu, grâce à la familiarisation aux situations et à leur rapprochement au fil des expérimentations, à des manières de faire qui se stabilisent au fil de l’expérience. C’est ainsi que naissent et s’instaurent des habitudes d’action. Si l’action est ainsi toujours incertaine et source d’expérimentation, elle est aussi portée par des certitudes pratiquement établies produisant des habitudes d’action consolidées au fil des expérimentations.

En renvoyant au déroulement expérimental à l’œuvre dans l’activité, la notion d’enquête permet de penser l’action comme un processus toujours situé, tout en favorisant l’étude d’activités sur une temporalité longue. La notion d’enquête comprend en effet l’idée que toute enquête prend appui sur les expériences antérieures, notamment via leur cristallisation dans les habitudes, qui elles-mêmes constituent les routines portant les activités présentes. De plus, toute activité en train de se dérouler préfigure les expérimentations qui seront déployées dans les activités futures, de par la familiarisation future que permettront les activités présentes. Ainsi, tout en prenant appui sur les expériences antérieures et les conséquences des expérimentations, l’enquête prépare l’action à venir, au travers des nouvelles expérimentations qui alimenteront à leur tour l’expérience de la confrontation au réel. Il s’agit du principe de continuité défendu par Dewey, qui lui permet d’assoir sa thèse de l’unité de l’expérience.

Pour Dewey, qui a consacré sa réflexion à la nature active et pratique de la pensée comme forme d’action, la pensée est toujours action (Frega, 2006) : toute question ou difficulté dans l’action implique de construire des problèmes à partir des situations concrètes, puis de rechercher pratiquement des solutions. Dewey défend l’idée que si toute action impose d’enquêter, les expérimentations qui en découlent ne sont pas détachables de l’action dans laquelle elles se déploient et des pensées qui les portent. Séparer action et pensée est artificiel tandis qu’elles sont inextricablement liées dans le cours de l’activité. Les distinguer revient à introduire un dualisme peu fécond pour comprendre sa dynamique intrinsèque.

V. Présentation de l’empirie et du contexte de recueil de données

Dans ce foyer accueillant une dizaine d’adolescents entre 15 et 18 ans en rupture familiale, une nouvelle prescription enjoint l’équipe, composée de sept éducateurs et d’un maître socio-professionnel, à proposer aux adolescents du foyer des ateliers de développement personnel (activités créatrices, picturales, et de sensibilisation aux techniques de recherche d’emploi) et de pré-insertion (activités polyvalentes de production encadrées par un maître socio-professionnel, récemment engagé dans le cadre de la nouvelle mission).

Nous avons discuté ailleurs comment les difficultés liées à la montée du chômage et de la pauvreté ont, dès les années 90, profité à l’émergence et à l’usage expansif du terme d’insertion dans les mesures destinées à la lutte contre l’exclusion (de Jonckheere, Mezzena et Molnarfi, 2008). Cette politique d’insertion traverse l’action sociale en embrassant ses différents champs. Elle se caractérise par l’injonction à la responsabilisation des usagers dans la gestion et/ou l’amélioration de leur situation et se fonde sur un système méritocratique de contre-prestation qui prend massivement appui sur la logique du projet individuel. Dans ce contexte, le champ de la jeunesse n’est pas en reste et fait lui aussi l’objet d’injonctions de la nouvelle politique d’insertion enjoignant les institutions sociales, via le système de subventions, à lutter contre les problèmes d’intégration sociale. Cette politique retentit sur les structures d’accueil et d’hébergement des jeunes et des mesures d’insertion leur sont adressées lorsque l’on estime qu’ils sont en rupture de formation et encourent un risque accru d’exclusion. Cette définition politique du problème dont hérite l’intervention des éducateurs se double d’une définition psychique : l’équilibre interne de ces jeunes, leur estime d’eux-mêmes peuvent être affectés par et/ou sont la cause d’un manque d’activité, d’une oisiveté produisant une absence de rythme (ou un rythme socialement décalé) déstructurant pour leur processus de maturation.

Les jeunes du foyer qui n’ont pas d’activité scolaire, qui ne sont pas en formation professionnelle ou qui ne sont pas au bénéfice d’une mesure d’insertion cantonale (comme par exemple un semestre de motivation ou de sensibilisation au monde du travail), sont obligés de suivre les différents ateliers proposés par la nouvelle structure du centre de jour d’insertion. La présence d’activités obligatoires ainsi que l’importance accordée à l’insertion professionnelle n’étaient pas absentes de la mission d’hébergement mais se trouvent renforcées avec cette nouvelle mission. Se pose la question pour l’équipe de l’impact de cette nouvelle mission sur la première, et de leurs modalités d’articulation.

Nous questionnons comment les éducateurs expérimentent collectivement dans l’action pour résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés dans ce contexte inédit de pratique. Nous allons regarder à la loupe un moment qui s’est déroulé au tout début du changement de mission, avec le refus d’un jeune de suivre un atelier de technique de recherche d’emploi. Au début du processus de mise en place des ateliers, seule l’obligation de suivi des ateliers apparaissait problématique pour les éducateurs, car contrastant avec la mission d’hébergement initiale qui favorise la négociation dans le lien éducatif. Excepté cet aspect, les conséquences de la nouvelle mission n’étaient pas encore très tangibles pour les éducateurs qui n’avaient pas encore eu l’occasion d’expérimenter des situations inédites porteuses de nouveaux problèmes pratiques. La séquence analysée montre comment les problèmes auxquels s’adressent les actions éducatives sont définis, redéfinis en cours d’interaction, et comment le jeune participe à cette définition des problèmes qui le concernent. Chacune des manières de faire investie définit à sa manière ce qui selon Ogien est le propre de toute action envers autrui, « comment une relation asymétrique (du point de vue du savoir et de la responsabilité) peut-elle être conçue comme une relation égalitaire du point de vue de sa réalisation ? » (2010, p. 4). L’analyse montre comment différentes idées telles que les prescriptions, les conceptions éducatives, les expériences antérieures agissent dans la dynamique interne de l’activité, dans l’actualisation même de son déroulement immanent, et construisent différemment la relation entre symétrie et asymétrie.

VI. Analyse des expérimentations

Plusieurs passages de l’interaction sont emblématiques des tensions à l’œuvre dans l’activité des éducateurs et montrent comment est expérimentée la mise en place de cette nouvelle mission. Nous nous basons sur une analyse du langage qui ne tente pas de décrire les intentions d’action des professionnels, ce qu’ils ont voulu dire, de quoi ils ont conscience à ce moment-là, ni ce que les jeunes ont effectivement compris dans cette interaction. Notre analyse porte sur les idées qui sont présentes dans les enchaînements langagiers, logées dans l’activité, sans attribuer ces idées ni aux professionnels, ni aux jeunes (Stroumza, soumis).

Educatrice 1 (E1) : Juste un petit respect minimum tu peux juste venir [à l’atelier] surtout que c’est obligatoire
Jeune (J) : dans ce cas vous avez qu’à pas faire
E1 : alors trouve-toi une activité, parce que c’est ça le deal
J : bon, c’est ça le deal, ah ben
E1 : le deal c’est vous restez pas sans activité
J : entre vous et moi il y a aucun deal, y a rien du tout, y a que dalle
Educatrice2 (E2) : la directrice a bien annoncé que c’est obligatoire, à la soirée de groupe, tu étais là il me semble
J : ah ben non
E1 : si si t’étais présent comme tous les autres, donc c’est bon quoi

J : mais si vous êtes pas contents, vous avez qu’à me virer

La première intervention invoque à la fois le respect, qualificatif d’une relation symétrique entre l’éducatrice et le jeune, et l’obligation. L’argument qui est ensuite invoqué est celui d’un deal. L’obligation de venir à l’atelier n’est alors pas présentée à ce moment-là comme une règle institutionnelle à laquelle le jeune doit se soumettre (a contrario de l’énoncé précédent « c’est obligatoire »), mais comme quelque chose qui a été négocié avec lui. Le fait qu’il vienne n’est ainsi pas présenté comme causé par l’obéissance à une règle (position ici asymétrique), mais par respect d’un deal (position symétrique). Le jeune refuse, entre lui et l’éducatrice il n’y a aucun deal, il n’a pas participé à la définition de ce projet d’atelier. La deuxième éducatrice intervient alors en revenant à une certaine asymétrie : elle présente l’obligation comme émanant de la hiérarchie et comme ayant été annoncée à la soirée de groupe, séances hebdomadaires et obligatoires de la vie du foyer qui regroupent jeunes et adultes. Dans le concept pédagogique, ces soirées de groupe sont présentées comme permettant de « favoriser la vie en commun, de supprimer les non-dits et de gérer les problèmes qui touchent à la communauté » et comme privilégiant « le pouvoir de la parole, indépendamment du rapport de force asymétrique entre éducateurs et jeunes (…) stimulant la recherche d’alliance non en fonction du statut mais en celle des opinions ». La séance de groupe est cette fois utilisée comme argument impliquant l’institution : une règle institutionnelle a été présentée par la hiérarchie dans un moment formel et concernait toutes les personnes présentes, y compris le jeune. Ainsi, suite à l’argument resté sans effet du deal entre éducateurs et jeunes impliquant une relation négociée et symétrique entre des personnes, la seconde éducatrice investit cette fois la voie de la règle institutionnelle concernant tous les jeunes. Cette voie-ci construit le jeune non pas comme personne ayant négocié un deal, mais comme membre d’une institution tenu de respecter certaines règles : une asymétrie est ramenée ici, même si persiste une forme de symétrie dans la participation de ce jeune à la définition de la communauté.

Le jeune enchaîne, d’abord en disant qu’il n’était pas présent (mais la présence est obligatoire à ces soirées de groupe), puis en disant qu’ils peuvent le virer. Le jeune semble ici accepter que l’éducateur soit souverain (ou du moins le revendiquer à ce moment-là), mais il pousse alors celui-ci à prendre acte de cette position de pouvoir. Ce que le jeune refuse d’endosser, c’est sa responsabilité dans le deal ou dans la construction de cette règle institutionnelle. Il rejette toute prétention à une quelconque symétrie dont on peut soupçonner qu’il la considère comme fausse. En même temps, il n’accepte pas d’obéir à l’éducatrice, il n’accepte pas une asymétrie d’obéissance, mais est prêt à se faire renvoyer (autre forme d’asymétrie). Le jeune met alors les éducatrices sur la voie d’une sanction qui n’est pas ancrée dans une relation de négociation, voie qui entre en tension avec la manière dont les éducateurs tentent de construire la relation au sein de l’hébergement. Le jeune met ainsi à mal les différentes voies que les éducatrices ont tenté de prendre pour l’amener à accepter de venir à l’atelier.

L’éducatrice tente alors une troisième manière de faire en entamant une discussion symétrique dans l’instant (sans s’appuyer sur une relation antérieure sous la forme d’un deal ou de l’acceptation d’une règle institutionnelle). La première éducatrice demande au jeune d’expliquer pourquoi il n’a pas envie d’aller à l’atelier et ce dernier dit ne pas avoir envie de faire des recherches. Intervient alors un troisième éducateur, présent jusque-là mais resté à l’écart. Cet éducateur explique au jeune qu’il ne peut pas dire "non je ne fais pas l’atelier" (et sortir d’une position asymétrique d’obéissance), mais par contre qu’il peut choisir un peu le contenu de l’atelier. Cette intervention précise le lieu de l’asymétrie (il doit aller à l’atelier) et le lieu de la symétrie (discuter du contenu). Au sujet du contenu, la première éducatrice définit le problème comme étant de faire des téléphones sur l’extérieur (recherche d’emploi, une des activités de l’atelier). Le jeune le définit plutôt comme le fait que "ça ne sert à rien" et il se méfie, pensant peut-être qu’on lui demandera toujours plus. Il n’a rien envie de faire le matin et estime ne pas avoir à se justifier. Aucun contenu de l’atelier ne fait sens pour lui, donc il ne veut pas venir à l’atelier. Cette réponse invalide la distinction posée (entre le fait de venir à l’atelier, soit une obligation, et le choix du contenu de l’atelier, soit une négociation), et donc la manière d’articuler symétrie et asymétrie. L’éducateur va alors expérimenter une autre manière de les articuler: « moi je vois plutôt ça comme une opportunité, ici ok tu as pas choisi d’être là, nous on n’a pas choisi non plus, simplement autant tirer profit de ce qui t’es offert là et puis le positif que tu peux en tirer, or à ce niveau-là tu gaspilles juste cette chance-là (…) tu as cette opportunité-là, essaye de saisir ça, et puis de regarder ce qui peut être bien pour toi ». L’éducateur s’appuie sur une différence de temporalité, en orientant l’attention du jeune vers le futur. Il ne s’agit pas de discuter de qui oblige à quoi, mais de considérer ces ateliers comme une chance que le jeune se doit de saisir. La responsabilité que le jeune porte est déplacée en dehors de la négociation ou de la soumission, dans l’instant présent conçu comme une opportunité dont il faut s’emparer, avec l’idée de faire quelque chose de ce qui lui arrive (et non de porter la responsabilité de ce qui lui arrive).

Puis les éducateurs évoquent une raison susceptible d’expliquer la non-envie du jeune de venir à l’atelier : « tu aurais préféré que ce soit tes parents qui s’occupent de toi ». On s’éloigne ici de l’interprétation en termes d’obligation portée par le jeune, le problème est redéfini autrement. Le jeune récuse, « ça n’a rien à voir avec ça, tu n’as pas compris ce que je voulais dire ? », rejetant ainsi une interprétation qui ferait en fin de compte de son histoire et du placement lui-même la source du problème. L’éducateur revient alors sur la demande et l’obligation, mais refuse tout comme le jeune d’en porter la responsabilité: « nous aussi on a rien demandé, simplement on est aussi pris dans des contraintes ». Ici le jeune n’est pas en négociation avec un adulte qui porte la règle d’obligation, celle-ci est présentée comme portée par la hiérarchie (et la société) et imposée tout à la fois aux jeunes et aux éducateurs. Le jeune et l’éducateur sont ici dans une position symétrique, tous deux soumis à une contrainte. L’éducateur poursuit : « je ne suis pas dans une histoire de menace et de répression, je dis juste que si tu ne veux pas prendre tes responsabilités, la conséquence c’est que ce sont les autres qui vont décider pour toi ». L’obligation d’aller aux ateliers est ici présentée encore différemment, comme une conséquence de la non-prise de responsabilité du jeune. Le jeune est responsable de ce qu’il fait aujourd’hui, c’est parce qu’il ne « prend pas sa vie en main » que d’autres doivent décider pour lui et l’obliger à aller à l’atelier. Une autre forme de symétrie se dégage alors : le jeune a décidé de ne pas prendre en main sa vie, alors les éducateurs décident eux aussi, ils décident pour lui et l’obligent à aller à l’atelier. Le jeune ne refuse pas directement cette responsabilité, mais indirectement en indiquant que pour lui il n’y a en fait pas de problème (pas d’accord avec l’interprétation qui est faite de sa décision et qui entraîne la décision des éducateurs) : « j’ai pas envie de faire cet atelier c’est pas plus compliqué que ça », « y a rien à comprendre, y a pas de négociation ou quoi que ce soit ». Les éducateurs affirment alors, en invoquant la prescription, que c’est leur travail de « se demander ce qu’il y a derrière cette attitude », car « peut-être que tu ne sais pas toi-même pourquoi tu réagis comme ça ». Cette position qui pourrait être considérée comme asymétrique (différenciation entre le professionnel et le jeune), est dans l’enchaînement tout de suite présentée comme émanant d’une relation symétrique : « le deal entre nous c’est d’essayer de trouver ce qui fait que ça bloque ». Petit glissement dans l’expérimentation donc : d’un problème personnel porté par le jeune, on est passé à un problème posé comme extérieur, et au jeune et à l’adulte, et auxquels tous deux doivent faire face, nouvelle position symétrique.

Lorsque la première éducatrice énonce que le problème est peut-être une crainte que le jeune a vis-à-vis du monde du travail, resituant alors à nouveau la cause du problème en sa personne, le jeune rétorque qu’elle n’a qu’à l’envoyer chez un psychologue. L’éducatrice refuse cette position asymétrique : « faut que ça réponde à un besoin qui vient de toi ». En récusant qu’il ait un besoin, le jeune se soustrait à la définition du problème. L’éducateur prend alors le relais dans une nouvelle tentative: « moi je peux faire que fournir des hypothèses », « si tu ne veux pas me dire moi je peux que m’imaginer ». Position de savoir asymétrique que le jeune récuse : « je ne vous ai pas demandé de lire dans mes pensées je vous ai demandé d’ouvrir les yeux ». Il finit alors par exposer sa solution à lui : « ma solution c’est que je serais d’accord de faire des ateliers seulement si c’est pas le matin … le matin j’ai pas une tête à réfléchir moi, j’ai dit je viendrais ». Solution qui est finalement acceptée par l’éducatrice, rétablissant ainsi l’échange, mais néanmoins dans une forme de relation qui interroge l’éducatrice parce qu’elle met en péril l’asymétrie qu’elle revendique (elle n’est pas là à sa disposition, ce n’est pas lui qui décide quand il y a ou pas l’atelier).

Sont ainsi condensées dans les expérimentations des éducateurs une pluralité d’idées sur le jeune (pas responsable de son passé, mais de son présent ; qui souffre de son placement, qui doit participer à la négociation, qui est à protéger, qui doit se prendre en mains, etc.), sur le rôle du professionnel (du côté ou non de l’institution, qui a pour mission de faire respecter les règles, de créer une relation de négociation avec le jeune, etc.), sur la pathologie, l’institution, la société. Les manières de définir la symétrie et l’asymétrie fluctuent tout au long du déroulement de cet échange et font ainsi vivre différemment le professionnel et l’usager jusqu’à ce qu’une forme d’équilibre soit rétablie et marque la fin de l’enquête. Nous observons ainsi que les idées agissent dans l’activité, œuvrent à son déroulement et l’orientent, en s’actualisant au fil des ajustements qu’exige le cours d’action. Nous sommes loin ici d’une conception réflexive qui placerait l’éducateur dans une position de surplomb lui permettant de faire, hors activité et dans une temporalité marquée par une coupure entre pensée et action, des estimations préalables quant à ce qu’il serait adéquat de faire. Ces idées logées dans l’activité, le professionnel n’en est même pas forcément conscient.

VII. Conclusion : situer les idées dans l’immanence de l’activité

Lorsque sont expérimentées plusieurs manières de définir le problème, sont essayées plusieurs manières de conjuguer symétrie et asymétrie dans la relation éducative. Nous voyons dans cet extrait la créativité que recèlent ces expérimentations, mais en même temps le coût pour les éducateurs, l’investissement important exigé sans qu’il y ait encore de points d’appui, de repères clairs ; c’est bien un des buts de ces expérimentations que de les établir.

Sur une temporalité plus longue, les éducateurs ressentent le besoin de discuter collectivement de ces expérimentations, et des expériences qui les accompagnent, mais en même temps ils trouvent très difficile de partager ces expérimentations avec leurs collègues. Il est en effet plus facile de partager des interprétations au sens réflexif et discursif du terme, que de rendre visible et de partager ces idées logées dans le déroulement même de l’activité. En référence au pragmatisme, il nous a importé d’observer vers quoi conduisent ces idées logées dans l’activité, vers quelles manières de penser ou de construire les problèmes et d’agir en vue de leur résolution. Dans cette perspective, les idées se situent dans l’événement, la rencontre et ne sont à attribuer ni au professionnel ni au jeune, il s’agit d’idées immanentes à l’activité.

La question de savoir sur quel mode nos idées font exister les humains est d’ordre éthique. En effet, la production de savoirs est aussi une production d’existence. Un des enjeux éthiques pour l’intervention et plus largement pour la professionnalisation des travailleurs sociaux est alors que le professionnel ne plaque pas dans son activité des théories ou des catégories "sur l’usager" et qu’il reconnaisse que ces idées sont à l’œuvre au sein même de son activité et peuvent entrer en tensions, en dialogues avec des idées logées dans les activités des usagers ou dans l’environnement, les dispositifs.