Jacques Fontanille et Julie Lairesse (CeReS, Université de Limoges)



« Les nudges et le contrôle sémiotique du milieu et du collectif : De l’influence socio-environnementale dans l’inflexion des comportements collectifs »

La théorie du nudge est-elle biaisée ?

Constatant que la théorie de l’homo economicus ne suffit pas à expliquer la persistance de comportements jugés « irrationnels », la théorie des nudges pose comme hypothèse que ces comportements des humains ordinaires sont induits par des « biais cognitifs ». Des biais qui rendent inopérant ce modèle formel d’homme rationnel n’agissant que sous le coup de longues réflexions, et qui ferait ainsi toujours de bons choix en totale adéquation avec ses besoins ou ses intérêts. En effet, les théories de Kahneman notamment, mettent en évidence deux « systèmes » et parcours de décision et de choix : un parcours lent, réfléchi et rationnel (comme celui de l’homo economicus) et un parcours rapide plus intuitif, impulsif, émotif et quasi automatique, qui lui, ne serait pas rationnellement contrôlé. Pourquoi la différence serait-elle aussi simple et aussi tranchée ? Peut-on même imaginer qu’une décision ou un choix longuement délibérés sont radicalement débarrassés de tout affect ?

Quoi qu’il en soit, le nudge repose sur ce « système 2 », sur ces parcours brefs et émotionnels, où les choix et les décisions dépendraient de nombreux biais : biais de représentativité, biais de disponibilités, biais d’ancrage, etc. Cet acte d’incitation et d’impulsion qu’est le nudge, mis en lumière par Thaler et Sunstein en 2008, est aujourd’hui largement étudié, et considéré dans les sciences du management, notamment en matière de politiques publiques, comme un outil pouvant contribuer au développement durable dans de nombreux domaines (sanitaire, social, écologique, …).

 

Les limites d’une vision individualiste

Mais ces études basées sur la théorie des biais cognitifs ne prennent en compte que les comportements individuels, et en outre ne sont pas en mesure de saisir, situer et comprendre les productions sémiotiques induites par les stratégies de nudging. En effet, si le nudge ne permet de modifier que des choix individuels, il faudrait supposer alors, pour obtenir une inflexion significative des comportements collectifs, qu’il suffit d’une addition, d’une multiplication et d’une accumulation des incitations individuelles. Or « l’homme est un animal social » évoluant dans un système régi par le collectif, et ce collectif est à la fois constitué de toute autre manière qu’une simple addition-accumulation d’individus, et déterminant pour la régulation des interactions humaines. La sémiotique se propose alors de compléter les approches économiques, psychologiques ou managériales classiques afin de mieux comprendre les nudges et leur influence aussi bien sur les collectifs humains que sur les individus qui les composent. Et surtout, réciproquement, en quoi les propriétés du collectif peuvent déterminer l’efficacité (ou l’inefficacité) du nudge.

 

La lecture sémiotique des modifications des Umwelten

Pour comprendre la place, le rôle et la forme des productions sémiotiques impliquées dans les nudges, nous devons élargir encore le champ et, après avoir pris en considération le collectif, nous intéresser au milieu d’existence, au « monde propre » des acteurs, à leur Umwelt. En effet, si nous situons l’effet des nudges au sein même des interactions complexes impliquant les acteurs humains, au-delà de la seule approche psycho-cognitive, nous sommes conduits à étudier aussi les modifications qu’ils entrainent sur l’environnement tant physique que social de leurs cibles. Ces modifications, inflexions ou recalibrages du milieu d’existence, sont des productions sémiotiques dont nous pouvons construire la signification : des expressions d’une très grande diversité qui modifient la signification des interactions entre les acteurs humains et leur milieu sensible, environnemental mais aussi social.

Après avoir défini le cadre de notre étude, nous mettrons en pratique nos orientations théoriques à travers, notamment et parmi quelques autre, un nudge visuel et décoratif qu’est l’escalier décoré. Ce dispositif vise à inciter les promeneurs à utiliser les escaliers ordinaires plutôt que les escalators ou les ascenseurs. Au-delà des effets valorisant induits par le nudge étudié, cette étude permettra de mieux saisir l’importance du collectif et de la dimension sensible dans les décisions individuelles. De l’actant collectif aux perceptions sensibles, en passant par les interactions liées au milieu d’existence de l’individu, cette communication se propose de faire un point sur l’apport sémiotique nécessaire à une plus complète compréhension des nudges.

 

Bibliographie

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  • Thaler Richard H. et Sunstein Cass R., Nudge: Improving Decisions About Health, Wealth, and Happiness, New York, Penguin Books, 2009.
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