Valeria De Luca (CeReS, Université de Limoges)



« Qui gardera les gardiens ? Manipulation, affect et transparence : quelques éléments sémiotiques pour une évaluation critique des nudges »

Qui gardera les gardiens ? Cet adage latin semble condenser dans une certaine mesure une approche sémiotique des nudges ou coups de pouce. En effet, travaillant apparemment sur les zones grises du pouvoir et du vouloir, du faire et du sentir – comme l’atteste d’ailleurs la littérature scientifique de ce domaine d’études –, les nudges se présentent comme une solution économique et écologique à différents enjeux sociétaux dans des sociétés affectées d’un côté par un nombre croissant de médiations et, de l’autre côté, par un état de crise permanent. D’une part, il s’agirait d’une solution économique en termes de coûts politiques pour les décideurs, et de coûts cognitifs pour les citoyens, les usagers, etc. (Thaler et Sunstein 2010). D’autre part, il s’agirait d’une solution écologique dans la mesure où la promotion d’un style de vie – voire d’une forme de vie à part entière – se produirait sans solution de continuité, d’un point de vue aspectuel, entre une conduite précédente et celle souhaitée.

Néanmoins, maintes questions se posent d’un point de vue sémiotique, notamment si l’on considère comme point de départ l’imbrication entre action, émotion et passion qui est à l’œuvre dans toute manipulation, ainsi que dans d’autres régimes d’interaction. Une première question concerne le processus même qui conduit à l’émergence d’une valeur – partagée ou non – à promouvoir, et à laquelle on cherchera à rendre sensibles les citoyens. Une deuxième question concerne les modes de construction et de visibilité sémiotique de ces valeurs, qui trouvent un écho précisément dans les différents mécanismes sous-jacents à la prise de décision mis en relief par Daniel Kahneman (2012).

Et c’est précisément vis-à-vis de ce point qu’il pourrait selon nous s’avérer utile de comparer certaines formulations sur la transparence avancées en philosophie politique et sciences de la gestion avec les suggestions sémiotiques sur le même thème élaborées par Jacques Fontanille (2015). Dans une étude récente (Ivanković et Engelen 2019), on évalue quatre types de transparence permettant d’établir des typologies différentes de nudges en fonction du type de système kahnemanien convoqué et de la relation entre décideurs et citoyens (nudgers et nudgees). Cette étude croisée conduit à son tour à la proposition d’une stratégie appelée de vigilance – sorte de transparence imparfaite – en tant que voie moyenne préservant un seuil démocratique et encourageant le partage de la formation des valeurs au sein des sociétés. En outre, une autre étude récente (Mulderrig 2017) portant sur des programmes étatiques anglais de changement des habitudes alimentaires en vue d’une réduction de l’obésité, montre comment le « poids » en termes de valeurs de l’obésité est réparti de manière à « individualiser » la responsabilité presqu’uniquement sur les individus, au lieu de rendre saillants d’autres facteurs et instances d’ordre social et collectif. Dès lors, dans cette communication, on souhaite approfondir les déclinaisons de la visibilité qui sous-tendent la manipulation spécifique par les nudges.

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