Henri Van Lier, Anthropogénie, Paris-Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 2010, 1040 pages

Sémir Badir

Université de Liège, FNRS

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Mots-clés : anthropologie, civilisation, histoire des techniques, homme, lecture tabulaire, système

Auteurs cités : Jan Baetens, Anton Bruckner, Auguste Comte, Georges DUMÉZIL, Stephen Jay Gould, Algirdas J. GREIMAS, Martin HEIDEGGER, Claude LEVI-STRAUSS, Henri Van Lier, Robert Maggiori, Jules Michelet, Leonardo da Vinci

Texte intégral

Il s’agit ici de rendre compte d’une œuvre totale, et cela doublement. D’une part, Anthropogénie, dont la rédaction s’étale sur vingt ans, rassemble toute la pensée de son auteur en un ouvrage de plus d’un millier de pages. D’autre part, aucun sujet n’est a priori étranger à Anthropogénie et, à la lecture, on peut constater à quel point en effet l’auteur a des vues sur tout ce qui concerne l’homme et son savoir.

Le lecteur qui souhaite un résumé des thèmes abordés dans ce livre peut se rapporter à la synthèse qu’en a faite l’auteur sous le titre « Le tour de l’homme en quatre-vingt thèses », disponible en ligne (http://www.anthropogenie.com/anthropogenie_succinte/theses.htm), titre dont on peut facilement entendre le double sens déjà pointé plus haut : un tour de l’œuvre réalisée par l’homme Van Lier, mais aussi un tour des thèmes qui concernent tout sujet humain en général.

Dans la suite de ce compte rendu, nous aborderons des questions portant moins sur les thèmes que traite Anthropogénie que sur sa visée, ses moyens, son style, bref sur ce qu’il est commode d’appeler son « énonciation ». Nous ne prétendons pas toutefois faire davantage qu’aborder ces questions, tant l’œuvre paraît riche et complexe.

Revenons ainsi, pour commencer, sur la place d’Anthropogénie dans l’œuvre d’Henri Van Lier. L’ouvrage, manifestement, est conçu pour marquer un coup. L’éditeur, à qui nous avons demandé pour quelle raison l’ouvrage paraissait en un volume si épais (une « brique »), nous a confirmé qu’une intention de monumentalité en avait préparé la conception. Anthropogénie couronne une œuvre longue — elle commence avec la parution des Arts de l’espace en 1959 — et abondante, entièrement dévolue, au moins après coup, à l’élaboration de cette anthropogénie, dont nous chercherons à éclairer le statut — domaine, doctrine ou discipline ? Cet ouvrage est publié à titre posthume, l’auteur étant décédé l’année dernière à l’âge de 87 ans, bien que le livre Anthropogénie soit diffusé en ligne depuis 1998. En effet, les œuvres complètes d’Henri Van Lier sont disponibles sur le site conçu par l’auteur (http://www.anthropogenie.com), la plupart de ses ouvrages étant épuisés, à l’exception de deux qui ont été republiés en 2005 par les Impressions Nouvelles (Philosophie de la photographie et Histoire photographique de la photographie). Le site est divisé en trois grandes sections : une anthropogénie succincte (le résumé mentionné plus haut, ainsi qu’un post-scriptum rédigé en 2007, que l’on retrouve également dans Anthropogénie), une anthropogénie générale (l’Anthropogénie dont il est question ici), et des anthropogénies locales qui reprennent toutes les autres productions – écrites, mais aussi sonores et radiodiffusées – de l’auteur. La parution imprimée d’Anthropogénie est donc aussi une sorte de couronnement éditorial et l’occasion de se lancer dans la découverte réticulaire d’une pensée généreuse en développements de toutes sortes pour le lecteur qu’Anthropogénie aurait laissé sur sa faim…

La question des caractéristiques génériques d’Anthropogénie retient l’attention. En effet, elle est déterminante pour savoir comment lire ce livre. Dans l’Avertissement, l’éditeur Jan Baetens suppute que « peu de lecteurs feront une lecture suivie d’Anthropogénie », ajoutant aussitôt que « l’un des intérêts du livre est aussi de supporter une lecture sélective voire fragmentaire, choisie en fonction des centres d’intérêt de tout un chacun » (p. 7). Outre les conditions pratiques que s’est plu à souligner Robert Maggiori (on pourra difficilement lire l’ouvrage, qui pèse 1,530 kg, « affalé dans un fauteuil » — Libération, 6 mai 2010), la place du livre dans un ensemble plus vaste, les renvois qui y sont faits volontiers vers d’autres textes de l’auteur, l’encouragement à chercher ailleurs des développements, enfin, et surtout, le style encyclopédique fréquemment employé par l’auteur, qui a du reste participé à la réalisation de nombreux articles de l’Encyclopædia Universalis, pour résumer des savoirs où « seule est originale la disposition des matières » (p. 64), autorisent une lecture non linéaire d’Anthropogénie. Toutefois, la seule alternative n’est pas celle d’une lecture vagabonde. Une lecture tabulaire est peut-être celle par laquelle il faut commencer, de manière à saisir le caractère monumental de l’ouvrage. On constatera alors qu’il est structuré en quatre parties à peu près égales, intitulées : pour la première, « Les Bases », pour la deuxième, « Les Accomplissements fondamentaux », la troisième, « Les Accomplissements subséquents », la quatrième et dernière, « Les Articulations sociales ». Soit : I. l’homme en lui-même (son corps, son cerveau, ses perceptions), II. ses productions culturelles (artefacts, images, musiques, langages), III. ses formes de savoirs (littéraires et scientifiques), IV. ses rapports sociaux (éthique, religions, santé & sexualité, histoire & cultures).

Comme on le voit, le thème général de l’ouvrage comme il se dégage de sa structure se voit confirmé dans sa monumentalité. Il n’en reste pas moins que l’anthropogénie demande à se définir par rapport à ce thème. Là encore, sans prétendre à épuiser la question, disons que l’anthropogénie se définit d’une part comme un point de vue, c’est-à-dire comme une pensée soutenue par des contenus doctrinaires, de sorte que le jugement de l’auteur peut s’effacer derrière celui de sa doctrine (exemple, page 578 : « Une anthropogénie ne quittera pas ce thème sans remarquer que… ») ; et d’autre part comme un système philosophique à l’instar de l’évolutionnisme. La comparaison avec l’évolutionnisme est d’ailleurs pertinente aux yeux de l’auteur, puisque la définition de l’évolution proposée par Stephen Jay Gould — une suite d’équilibres ponctués — est prise en modèle pour définir l’objet qui intéresse l’anthropogénie. Cet objet se définit en effet comme la suite des équilibres ponctués techniques et sémiotiques propres à l’homme. Suivant cette définition, l’anthropogénie est amenée à croiser le chemin de nombreuses disciplines des sciences humaines ; elle établit en particulier son terrain en empiétant sur trois domaines préalablement circonscrits : l’histoire des civilisations et des techniques, l’anthropologie et la sémiotique.

En outre, les trente chapitres que compte l’ouvrage sont composés sur un canevas régulier. Les généralités y sont abordées à partir d’un geste fondationnel ou d’une trace originelle. Elles renvoient ainsi à l’état d’un monde primitif, dit « Monde 1A », qui correspond grosso modo à la préhistoire (paléolithique et néolithique). C’est dans cette optique, surtout, que les données anthropologiques sont sollicitées ; mais l’étymologie (des langues anciennes comme des modernes) est également largement mise à contribution, selon une sémantique fondamentale qui a beaucoup en partage avec les carrés sémiotiques que Greimas tirait des études de Dumézil ou de Lévi-Strauss. Ensuite, l’évolution des objets abordés (cultures, techniques, savoirs) soutient un découpage en trois « mondes » successifs, respectivement le « Monde 1B » des civilisations de la haute antiquité (Égypte, Sumer, Chine, « Amérinde »), le « Monde 2 » de l’Occident (depuis la Grèce antique) et le « Monde 3 » global d’aujourd’hui. On devine ainsi l’astuce géniale qui prédispose à la présentation de chaque chapitre : concevoir une sorte de macro-histoire discontinue où chaque époque considérée, facteur de continuité, configure une forme spécifique de totalité socio-historique, facteur de discontinuité. Cette macro-histoire rappelle en outre l’archéologie de Michel Foucault, car il arrive que le monde anthropogénique, à l’instar de l’épistémè, resurgisse à des époques ultérieures à celle qui l’institue.

L’un des effets stylistiques les plus frappants poursuivis tout au long de l’ouvrage consiste à conserver les marques de généralité anthropologique de cette macro-histoire, même lorsque ce sont des événements historiques ponctuels qui sont rapportés. La généralité se note en particulier par l’usage d’un nom latin, Homo, comme sujet anonyme de la macro-histoire, à quoi est adjointe toute une série d’adjectifs récurrents, tels que transversalisant, segmentarisant, technicien, possibilisateur et quelques autres, attestant des puissances essentielles d’Homo. Par cet effet de style, Van Lier parvient souvent à donner à son système nourri de connaissances encyclopédiques l’allure d’un récit — d’une épopée ou d’un récit des origines —, ce qui contribue à l’agrément de la lecture.

Les références du système philosophique de l’anthropogénie sont multiples, variées, empruntant aux philosophes, aux scientifiques, aux littéraires. Quelques-unes de ces références sont explicitées par l’auteur (sans notes de bas de page), mais la plupart sont soustraites. Par exemple, un concept central de l’anthropogénie a pour expression une périphrase complexe, la « chose-performance-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon ». La référence de ce concept est sans nul doute la Bewandtnisganzheit de Heidegger mais le nom du philosophe est escamoté.

C’est là sans doute un défaut inévitable. Brassant les thèmes et les références avec cette amplitude du regard et du geste d’écriture, les arguments prennent un poids magistral et les jugements courent le risque de paraître péremptoires. Derrière la doctrine anthropogénique, le lecteur rencontre, et parfois se trouve en butte avec la personnalité de Van Lier. Comment ne pas imputer à l’auteur, plutôt qu’à l’anthropogénie, le mépris dans lequel sont tenus les peintres italiens de la Renaissance (d’où seul est sauvé Da Vinci) ? ou la conception cratyliste des langues ? ou encore la thèse d’une constitution « ni analytique ni synthétique au sens kantien » des mathématiques (cf. p. 557) ? Seulement, comme l’anthropogénie est seule censée parler dans cet ouvrage, aucun débat sur ces questions, pourtant très documentées, n’est ouvert, ni même rendu possible.

De fait, l’ouvrage n’appelle guère le dialogue. On ne peut pas davantage lui prêter les caractéristiques d’une polyphonie. À lui choisir une métaphore musicale, on le ferait plutôt correspondre à l’une de ces symphonies monstrueuses de Bruckner : où les instruments tantôt entrent en conflit les uns avec les autres, tantôt se conjuguent en un somptueux crescendo, mais toujours sous la férule du maître penseur.

Anthropogénie représente ainsi une immense spéculation, développant un certain nombre de thèmes magistraux et instrumentant les littératures, qu’elles soient ou non scientifiques, ayant trait à  ces thèmes. En cela, l’ouvrage se met en marge des genres textuels ordinairement reçus pour le traitement de ces thèmes. Il a d’ailleurs quelque chose d’anachronique, les œuvres (non les textes !) avec lesquelles il avoisine avec le plus de vraisemblance étant celles de Michelet ou d’Auguste Comte.

Et le sémioticien là-dedans ? Il trouvera dans Anthropogénie un grand nombre de propositions intéressant directement sa discipline, étant donné que les signes sont parmi les vecteurs principaux d’une évolution ponctuée de l’homme. Certaines de ces propositions auront pour lui une incidence théorique évidente, telle la distinction, travaillée et étendue, des index et des indices. Mais c’est peut-être la posture d’énonciation, comme nous avons essayé d’en pointer quelques notables caractéristiques dans ce compte rendu, qui donnera le plus au sémioticien matière à réflexion. Par son ambition à ressaisir dans un système une complétude du sens, et à l’arrimer au corps humain, aux inscriptions matérielles, aux techniques, aux pratiques sociales et au potentiel cognitif, par le désir de puiser dans des savoirs interdisciplinaires le fondement d’une discipline autonome, par une manière de faire de la philosophie sans se plier véritablement aux règles et usages des philosophes, en tout cela l’anthropogénie offre à la sémiotique actuelle un miroir éloquent.