Jean-François Bordron, L’iconicité et ses images, études sémiotiques, PUF, collection « Formes sémiotiques », Paris, 2011

Pierre Boudon

Université de Montréal, Laboratoire d’Étude de l’Architecture Potentielle

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Mots-clés : iconicité, image, objet

Auteurs cités : Jean-François BORDRON, Edmund HUSSERL, Emmanuel KANT, Charles Sanders PEIRCE, Eleanor Rosch.

Texte intégral

L’ouvrage de Jean-François Bordron qui vient de paraître, L’iconicité et ses images, études sémiotiques représente une somme importante dans la constitution d’une sémiotique des images ; ensemble de textes rassemblés, publiés ou inédits, cet ouvrage caractérise au départ différents points de vue sur la question, soit par le biais d’une architecture (« La villa Falbala » de Dubuffet, « Sens et signification » à propos de la Tour aux figures du même auteur, le premier en ouverture et le second en clôture), soit par celui d’une peinture (« Paysage et lumière » à propos d’un Rothko ou encore « Distance et phobie » à propos d’un Poussin) ; soit par celui d’un dispositif de médiation qui est à l’origine de notre univers optique (« Descartes et Brunelleschi. La pensée au miroir ») ; enfin, d’une description littéraire (« La robe de Madame Swann »).

Mais peut-on parler d’un même « objet » iconique dans cette variété de points de vue ou plutôt d’un « quasi-objet » qui les traverse ? Ce qui frappe à la lecture, c’est le lien étroit établi entre sémiotique et philosophie (lien non pas intermittent mais prégnant), le dialogue établi entre elles à propos des notions de base (acte, substance, expression, etc.) ; alors que la sémiotique apporte sa méthode de travail, son pouvoir descriptif, la philosophie de son côté (dont plusieurs traits l’apparentent à une logique) apporte son questionnement ontologique, sa faculté à dissocier les différents niveaux d’articulation faisant de ce quasi-objet une pluralité sous l’unité apparente. La phénoménologie de Husserl est bien sûr le pivot de ces différentes articulations constitutives d’une genèse du sens, sans oublier le fait que d’autres auteurs (Kant, Bergson, Merleau-Ponty) représentent d’autres points d’appui de la démarche.

Ces questions philosophiques courent tout au long du texte dans son ensemble ; chaque article (par exemple, de « L’espace inséparé » à propos de la direction de signification, p. 58 sq, à « Sens et signification », p. 191 sq) correspond à un certain aspect du problème repris sous un autre angle ou débouche sur une généralisation préparée par les textes antérieurs. Ces différents articles ne se succèdent donc pas chronologiquement mais constituent un tissage sous-jacent.

Note de bas de page 1 :

 On regrette que dans cette anthologie de textes n’apparaît pas celui portant sur les « objets en partie » portant sur la troisième des Recherches logiques de Husserl (paru dans Langages n° 103, septembre 1991) ; bien que ce texte soit bien antérieur à ceux repris ici, il n’en conserve pas moins une grande qualité d’exposition des rapports entre une approche sémiotique et une approche méréologique (la logique de Lesnievsky), permettant de comprendre les références qu’en donne l’auteur quant à la notion de composition.

Un leitmotiv revient sans cesse : la question de l’expression, comme plan (dans une analyse), comme dispositif (liant des points de vue et des modes de présentation), comme figure (modes d’organisation d’une substance, émergents, projetés). La lecture sémiotique part de l’expression stratifiée en couches vers le contenu alors que bien souvent c’est le mouvement inverse (d’imprégnation des formes par un sens déjà-là) qui a prévalu. Cette stratification en niveaux d’analyse, qu’il faudrait appeler « filtres », est bien sûr une hypothèse permettant de désintriquer la nature complexe du rapport global entre plan de l’expression et plan du contenu, permettant de « libérer » une genèse du sens par assomption vers des « formes » apparentes. L’auteur reconnaît toutefois que les passages des uns aux autres ne s’effectuent pas graduellement mais par conversion globale de nature interactive, cette logique assomptive comportant des proactions et des rétroactions, d’un niveau sur le précédent, qui complexifient le processus de sédimentation. Le but de cette analyse, bien représenté par le tableau de la page 191, est la constitution d’une économie des formes à partir de ses ingrédients où aux différentes strates postulées correspondent analogiquement dans un langage percien les notions de matière comme indice, de substance comme icône (décomposé en une source, une sélection des traits de discernement, une organisation à la manière d’une composition méréologique1) ; enfin, d’une forme résultante en tant que terme du processus d’accomplissement comme symbole.

Cette « matrice » d’appréhension et de récognition des formes entre indice, icône et symbole, de nature percienne, se retrouve également de façon récurrente à travers les différents textes. Elle concerne plus particulièrement le « cœur » de cette problématique -que Jean-François Bordron compare aux trois synthèses kantiennes, la synthèse de l’appréhension, celle de la reproduction de ces représentations dans l’imagination, celle enfin de la récognition dans le concept (pp. 159 à 161)- représenté par son texte « L’iconicité » qui en constitue l’emblème (récapitulation et ouverture du champ); en effet,  si cette matrice d’appréhension et de récognition forme une économie autonome entre différents stades de formation (cf. prise de forme), elle renvoie par ailleurs à une multitude de propriétés relevant d’autres processus qui collaborent à cette dynamique d’ensemble.

Le texte peut être subdivisé en deux grandes problématiques que l’on peut intituler des lois de composition externe et des lois de composition interne (celles-ci répondant au processus de la constitution tel qu’esquissé auparavant). Par lois de composition externe, on peut entendre, d’une part, celles correspondant aux propriétés d’une « semblance » des entités perçues, répondant ainsi aux propriétés de ce qu’on a nommé une « véri-diction » dans la théorie de Greimas (l’exemple du trompe l’œil qui simule l’objet « en réalité », p. 147), soit une dialectique entre l’être et le paraître de la chose, l’infirmation ou la confirmation de ce qui est bien perçu ; d’autre part, elles répondent également aux propriétés de ce qu’on a appelé à la suites des travaux d’E. Rosch une « typicité » de ces objets perçus, correspondant à des canons de visualité (différenciant la norme et l’exception, le prototypique en tant que généricité de base et les variétés différentielles qui en dérivent ; le monstrueux comme hors classe). Dans chacun de ces cas (la véridiction et la typicité) on peut parler de propriétés référentielles renvoyant à une intuition catégoriale des choses entrant dans la spécification d’une intuition perceptive (cette notion d’intuition catégoriale renvoie à la sixième étude des Recherches logiques de Husserl). Ainsi, typicité et vrai-semblance définissent un rapport au monde permettant en particulier d’agir sur lui.

Mais revenons aux termes de notre problématique; l’iconicité peut être une semblance (soit une mise en correspondance réglée), soit un processus de constitution de la forme tel que nous l’avons mentionné auparavant; soit, également, une imitation en tant que reproduction (où l’on a plutôt affaire à des stéréotypes socio-esthétiques qu’une typification perceptive). L’imitation est une élaboration, un travail sur le signifiant pictural plus qu’un dispositif d’aperception.

Note de bas de page 2 :

 Nous retrouvons l’être-là de la chose comme présence, propriété à la fois spatiale et temporelle.

Note de bas de page 3 :

 D’une certaine façon, on retrouve le schéma de la double articulation linguistique, départagée entre un premier niveau articulant les « mots » et les « phrases » et un second constitutif d’une chaîne phonique.

Note de bas de page 4 :

 Bien distinguée de la constitution iconique par un certain nombre de propriétés spécifiques telles que la négation, la quantification, etc.

Considérons à nouveau une genèse du sens traduite en termes de matrice de constitution des formes ; celles-ci ne sont pas données dans leur complétude mais élaborées (cf. « filtrées ») à travers une série de paliers constitutifs : indice, icône, symbole, celui-ci pouvant redevenir un indice (traces, fragments) en tant que mémoire partielle du processus2. L’icône est ainsi le lieu d’une interaction entre une composition interne (la sédimentation) et une composition externe (la référenciation) si on part du principe que l’icône n’a d’existence qu’en fonction du symbole qui de son côté est de nature fondamentalement prédicative. L’icône n’acquiert de signification qu’à travers une certaine dénomination et/ou glose prédicatives relevant de règles (il n’existe pas de symbole sans règle d’usage ou de lecture, laquelle peut être consensuellement établie). C’est la fonction symbolique qui transmet le sens iconique3. Ainsi l’icône est le lieu d’interactions entre trois composants complexes : une constitution à partir d’indices, une référence mondaine et une symbolisation prédicative4 -ou, en termes husserliens, un rapport entre une intentionnalité catégoriale (propre au discours) et une intentionnalité perceptive/imaginative.

L’icône n’est pas uniquement un réceptacle de ces propriétés collatérales dans le schéma qu’offre cette économie de la forme (par exemple, le schéma de la page 163); il est également révélateur d’une intentionnalité schématique qui met en place (distribue) une architectonique cognitive : distinction entre figure et fond, profil et face, intériorité et extériorité, etc. Nous retrouvons ainsi les principales catégories qui fondent une analyse, comme par exemple, la distinction entre qualité et quantité dont la notion de relation est le « lien », fondant le schéma prédicatif :  [(A ° B) Rel.], soit trois termes qu’il s’agit de définir. Icôniquement, c’est par exemple le rapport générique entre étendue (quantité) et chromatisme (qualité) articulé selon la relation (figure/fond), transcrite en termes d’énoncé : « une petite tache de rouge sur un fond blanc ».

Note de bas de page 5 :

  Mentionnons à titre d’exemple ce passage de la Troisième critique, Deuxième introduction,
« On a fait des réserves sur mes divisions presque toujours tripartites en philosophie pure. Cela tient cependant à la nature de la chose même. Si une division doit être faite a priori, ou bien elle sera analytique, d’après le principe de contradiction, et alors elle a toujours deux parties (quodlibet ens est aut A aut non A) ; ou bien elle sera synthétique et si dans ce cas elle doit être effectuée à partir de concepts a priori (et non, comme dans la mathématique, à partir de l’intuition correspondant a priori au concept) il faut, selon ce qui est en général exigé pour l’unité synthétique, à savoir : 1) la condition, 2) un conditionné, 3) le concept qui résulte de l’union du conditionné avec sa condition, que la division soit nécessairement une trichotomie. »

Ce schéma noologique (page 168 sq) a une forme comme distribution (cf. les trois termes de base comme dans la théorie percienne qui reprend les acquis de la tradition kantienne5), et comme processus d’exfoliation (comparé à un germe) formant un déploiement, il crée une multiplicité de renvois formant un réseau. En termes de dépendances, nous avons davantage affaire à une constellation de rapports qu’à une arborescence où le système travaille « en couches » superposées des formes les plus contraintes aux formes les plus libres.

L’idée-mère d’une grammaire comme dispositif de générativité s’en trouve profondément modifiée et cela, jusque dans son mode d’agencement syntagmatique ; certes, dans chaque manifestation phénoménale on retrouve les dépendances liées nécessaires à leur appréhension mais au-delà de cette invariance, nous avons une grande diversité d’apparition à travers la nature de ce déploiement en réseau ; en particulier, en ce qui concerne les formes d’assemblage de la manifestation en termes méréologiques : configurations, architectures, agglomérations, chaînes et/ou réseaux, fusions, soit les différentes expressions qui ont fait l’objet de l’article de Langages en 1991. Le thème de l’iconicité débouche ainsi sur une paradigmatique de leur composition (tant interne en tant que constitution qu’externe en tant que référenciation).

Note de bas de page 6 :

  Catalogue Arcimboldo, 1526-1593, sous la direction de  S. Ferinon-Pagden, Paris, Skira, 2007, p. 170.

Un bon exercice de cette sagacité sémiotique pourrait être offert par une analyse des tableaux d’Arcimboldo, comme par exemple, Le juriste de 1566 ; nous avons globalement un portrait en buste (comme dans tous les autres tableaux d’Arcimboldo) mais en focalisant sur la face, nous avons une décomposition en poissons et en volailles plumées ; « la tête est couverte d’un chapeau noir et le manteau, bordé de fourrure, s’ouvre pour révéler un torse fait de livres et de manuscrits. Les manuscrits sortent du col pour former une collerette, et la figure repose en bas sur deux volumes ; sur celui placé sur le dessus se trouve l’inscription ISERNIA, tandis que sur l’autre on peut lire BARTHO. La composition est très spirituelle, et l’œil de l’homme correspond à celui d’un petit oiseau »6. Bref, nous avons une stratification en couches de lecture jusqu’aux moindres détails, chacune de ces couches comportant une lisibilité parfaite depuis l’ensemble (parfaitement identifiable puisque l’on a pu donner un nom au personnage) jusqu’aux moindres parties.

Certes, on peut parler d’une allégorie, comme genre pictural, mais ce qui importe ici c’est la manière de « trier » chaque portion de la toile en lui donnant une signification descriptive et la possibilité de « circuler » de haut en bas entre un local et un global identifiables (et non, comme dans d’autres représentations contemporaines, entre une profondeur et un premier plan). Il s’agit donc d’une représentation anthropomorphe « paysagée ».

Note de bas de page 7 :

 Ceci est manifeste dans l’analyse que propose Jean-François Bordron de la « robe de Mme Swann », syntagme explicite d’un « quasi-objet » où l’on ne peut dissocier le vêtement (les traits de sa composition) de la personne (son port, son ethos). Certes, il ne s’agit pas tant du fait qu’il s’agit d’une description « littéraire » par rapport à des expressions picturales, photographiées,… que celui des opérations prédicatives sous-jacentes mettant en scène l’objet ; opérations relevant d’une quantification discursive (indéfinition, classe collective entre généralité et particularité), d’un certain régime de l’assertion (mode supputatif entre l’affirmation et l’interrogation), de figures tropologiques (répétition, métaphore). Bref, d’un appareil prédicatif qui a le pouvoir de représenter par fragments les objets afin d’en produire un certain « collage », faisant de l’image résultante une somme d’indices et non plus un icône.

Cet exercice nous rappelle également qu’entre une iconicité délitée par couches et une fonction symbolique (ressortissant à la même matrice évoquée plus haut) nous avons une entr’expression entrelacée, pour reprendre l’expression de Leibniz, difficile à dénouer7. Il aura fallu l’aventure picturale du XXe siècle pour faire apparaître ces différentes couches d’expressivité sédimentée, de faire apparaître finalement une iconicité pure de toute trace prédicative, et qui, réciproquement, permet de comprendre sur quel « sol » méréologique s’appuie cette prédicativité. En ouvrant son ouvrage sur la Villa Falbala et en le refermant sur la Tour aux figures, Jean-François Bordron nous aura permis de comprendre, à travers une écriture exigeante, l’immensité de ce parcours.