Le discours journalistique : entre discours historique et fiction
Vers une sémiotique de l’événement
Between Historical Discourse and Fiction
Towards Semiotics of the Event

Jorge Lozano Hernández

Universidad Complutense de Madrid

https://doi.org/10.25965/as.7126

Une typologie des discours pourrait situer le discours journalistique entre l’historique et le fictionnel. En considérant sa proximité et sa distance par rapport à ces deux types de discours, nous pourrions discuter de la construction de l’« événement », compris comme une configuration discursive. De nos jours, le discours journalistique peut être considéré comme prédominant dans l’histoire du présent (Zeitgeschichte). Un bon exemple des stratégies discursives dans chacun d’eux – histoire et fiction – est fourni par le cas référentiel de Wikileaks.

A possible typology of discourses would set the journalistic discourse between the historical and the fictional ones. Considering its proximity and distance to this type of discourses, we should discuss about the construction of the Event, understood as a discursive configuration. Nowadays, journalistic discourse may be prevailing in the history of the present (Zeitgeschichte). A good example of the discursive stra­tegies procedures in all of them is provided by the ground case of Wikileaks.

Index

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Mots-clés : discours historique, événement, faction, fiction, journalisme

Keywords : event, faction, fiction, historical discourse, journalism

Plan
Texte intégral

1. Introduction : les récits du monde

« C’est à la théorie de décider ce que nous pouvons observer ». Albert Einstein

« L’inévitable n’arrive jamais, l’inattendu toujours ». John Maynard Keynes

Il ne fait aucun doute que le journalisme peut être abordé comme métier, comme science de la communication, ou comme information (dont l’étymon, in-formare, fait clairement référence à la forme). Quoi qu’il en soit, le terme journalisme est désormais accompagné de qualifications, d’attributs et de modalisations tels que « journalisme d’investigation », « journalisme de données », « journalisme de désintox » ou « journalisme de qualité ». Dans les pages qui suivent, le journalisme sera décrit comme un discours fondamentalement caractérisé par son architecture textuelle et par ses stratégies, précisément discursives, dont le pedigree remonte à la séculaire narratologie et aux très fameuses études sur le récit. Sur ce dernier point, il convient d’évoquer les mots de Roland Barthes, qui écrit :

Innombrables sont les récits du monde. C’est d’abord une variété prodigieuse de genres, eux-mêmes distribués entre des substances différentes, comme si toute matière était bonne à l’homme pour lui confier ses récits : le récit peut être supporté par le langage articulé, oral ou écrit, par l’image, fixe ou mobile, par le geste et par le mélange ordonné de toutes ces substances ; il est présent dans le mythe, la légende, la fable, le conte, la nouvelle, l’épopée, l’histoire, la tragédie, le drame, la comédie, la pantomime, le tableau peint (que l’on pense à la Sainte Ursule de Carpaccio), le vitrail, le cinéma, les comics, le fait divers, la conversation. De plus, sous ces formes presque infinies, le récit est présent dans tous les temps, dans tous les lieux, dans toutes les sociétés ; le récit commence avec l’histoire même de l’humanité ; il n’y a pas, il n’y a jamais eu nulle part aucun peuple sans récit ; toutes les classes, tous les groupes humains ont leurs récits, et bien souvent ces récits sont goûtés en commun par des hommes de culture différente, voire opposée [...]. (Barthes 1966 : 2).

En parlant, par exemple, d’histoire, on peut dire qu’elle est fille du récit (Lozano, 1994). Pour ne donner qu’un exemple, Hegel rappelle que le mot « histoire » signifie à la fois la historiam rerum gestarum et les res gestas elles-mêmes : aussi bien la narration historique que les faits et événements. Le philosophe de l’histoire ajoute : « Si ces deux significations se fondent en une, c’est qu’un commun fondement interne [...] les fait surgir ensemble » (Hegel 1946 : 193).

2. Fiction / Faction

Nous pourrions aborder le discours journalistique en le comparant – c’est-à-dire en établissant des différences – avec un autre discours, par exemple le discours littéraire. Cependant, nous avons choisi le discours historique dans la mesure où tous deux entretiennent une relation directe avec les régimes de vérité, de vraisemblance, ou, plus précisément, de véridiction : dire la vérité, dire ce qui s’est réellement passé, raconter que ce qui s’est passé est vrai parce qu’on l’a vu, que celui qui l’a vu le sait, et que ce qu’il sait, il le dit, en disant la vérité. Ce sont les premières caractéristiques du discours historique, qui le différencieraient du texte fictionnel et qui constitueraient ce que Pomian (1999) a appelé les marques d’historicité.

Note de bas de page 1 :

En pleine contemporanéité, Elie Wiesel affirme que « si les Grecs ont inventé la tragédie, les Romains, la correspondance, et la Renaissance, le sonnet, notre génération a inventé un nouveau genre, le témoignage ». Cité par Hartog (2005 : 93).

Depuis l’analyse de l’historiographie ionienne (Lozano 1994), les textes eux-mêmes, de manière réflexive, indiquent énonciativement qu’ils ne sont pas des textes fictionnels, qu’ils ne sont pas des produits de l’imagination. Ainsi, l’historien (Lozano 1994), histor, témoin oculaire, celui qui sait parce qu’il voit, fait de l’autopsia « l’exigence de voir de ses propres yeux (Lozano 1994) comme garantie de la réalité historique de ce qui est connu » (Nenci 1953 : 16). Une histoire au temps présent1.

« J’ai vu », qui accrédite l’énonciateur du « je dis », est un ethos, l’auctoritas qui légitimera le discours historique jusqu’au XVIe siècle, lorsque les inventions techniques et les révolutions scientifiques rendent concevable l’idée d’une connaissance médiate (soit par des ossements, des traces, des indices, des indications, soit par des documents, des monuments, des archives...), en maintenant toujours que l’historiographie, l’écriture de l’histoire, même si elle est une écriture, n’appartient pas à l’imagination, à la fantaisie, à la fiction.

Note de bas de page 2 :

Antony Beevor, dans un article intitulé « La fiction et les faits. Périls de la “faction” » (2011), aborde précisément la relation entre ces deux concepts, qui trouvent leurs antécédents dans le roman historique dont Walter Scott, pour cette discussion, est un représentant éminent. Des historiens tels que Ranke et Michelet « rejettent explicitement le roman historique de Walter Scott » (cf. Lozano 1994 : 182). Dans le numéro 165 de la revue Le débat, intitulé « L’histoire saisie par la fiction », ce sujet est traité en profondeur.

Aujourd’hui, cette opposition entre l’imaginaire et le réel, entre les fictions et les faits, a donné naissance au couple fiction / faction2 pour désigner, avec ce dernier terme, les faits réels (facts) qui pourraient être liés à la fiction.

En sémiotique, depuis Saussure, on pense que la parole, ou procès pour Hjelmslev, sont des conséquences d’une langue (Saussure) et d’un système (Hjelmslev), de la même façon qu’un message est une conséquence d’un code (Jakobson). Ou que tout énoncé (discours) est produit par une énonciation. Nous devons cette idée à Émile Benveniste, auteur de l’« Appareil formel de l’énonciation » : « L’énonciation est cette mise en œuvre du langage par un acte individuel d’utilisation » (Benveniste 1974 : 80).

Dans un autre texte, Benveniste parle de deux systèmes d’énonciation différents : celui de l’histoire et celui du discours. L’énonciation historique, précise-t-il, « aujourd’hui réservée à la langue écrite, caractérise le récit des événements passés » (Benveniste 1966 : 238-239).

Pour Benveniste, les trois termes « narration », « événement », « passé », doivent être soulignés. Il s’agit, dit-il, de « la présentation des faits survenus à un certain moment du temps, sans aucune intervention du locuteur dans le récit. Pour qu’ils puissent être enregistrés comme s’étant produits, ces faits doivent appartenir au passé. Sans doute vaudrait-il mieux dire : dès lors qu’ils sont enregistrés et énoncés dans une expression temporelle historique, ils se trouvent caractérisés comme passés » (Ibid.).

Plus loin, il dira : « Nous définirons le récit historique comme le mode d’énonciation qui exclut toute forme linguistique “autobiographique”. L’historien ne dira jamais je, ni tu, ni ici, ni maintenant, parce qu’il n’empruntera jamais l’appareil formel du discours. […] On ne constatera dans le récit historique strictement poursuivi que des formes de troisième personne » (Ibid.), qui pour Benveniste est plus que la troisième personne, c’est la non-personne. « Sera pareillement défini le champ de l’expression temporelle. L’énonciation historique comporte trois temps : l’aoriste ( = passé simple ou passé défini), l’imparfait (y compris la forme en -rait dite conditionnel) et le plus-que-parfait. » (Ibid.) Il est évident que le présent est exclu, sauf, dans la théorie de Benveniste, le cas très rare du présent intemporel, qui est le « présent de définition ».

Benveniste affirme également que « les événements sont posés comme ils se sont produits à mesure qu’ils apparaissent à l’horizon de l’histoire. Personne ne parle ici ; les événements semblent se raconter eux-mêmes. Le temps fondamental est l’aoriste, qui est le temps de l’événement hors de la personne d’un narrateur. » (Ibid. p. 241) En revanche, les trois temps fondamentaux du discours, exclus de la narration historique, sont le présent, le futur et le passé simple, et il utilise librement toutes les formes personnelles du verbe, aussi bien le je/tu que le il.

Je voudrais signaler une grande coïncidence entre ces affirmations linguistiques de Benveniste par rapport aux événements, et les affirmations historiques et historiographiques de Ranke, qui considère qu’il faut montrer les choses telles qu’elles se sont passées (Er will bloss zei gen wie es eigentlich gewesen). L’ampleur de cette affirmation, montrer les choses telles qu’elles se sont passées, expression maximale de l’objectivité de l’école historique allemande du XIXe siècle, mettant l’accent sur le renoncement à toute manifestation de subjectivité, a été rapidement contestée, entre autres, par Georg Simmel, et néanmoins, elle continue d’être une aspiration et un slogan de la profession actuelle de journaliste, et donc, un des traits distinctifs supposés du discours journalistique, qui est aussi, sous cet aspect, lié au discours historique.

Note de bas de page 3 :

Selon les mots de Danto, le chroniqueur idéal “knows whatever happens in the moment it happens, even in other mind. He is also to have gift of instantaneous transcription: everything that hap­ pens accross the whole forward rim of the Past is set down by him, as it happens, the way it happens. The resultant running account I shall term the Ideal Chronicler” (Danto 1965: 149).

Dans le classique Analitical Philosophy of History, Arthur Danto (1965), qui aimait à dire « l’histoire raconte des histoires », en se référant aux narrative sentences, un type de phrases qui se réfère à au moins deux événements distincts dans le temps (même si elles ne décrivent que le premier de ces événements), parle d’un ideal chronicler3, qui serait censé savoir tout ce qui se passe au moment où cela se passe et pourrait en donner une description instantanée et complète. En ce sens, nous pouvons dire que Valle-Inclán a prétendu être un chroniqueur idéal lorsqu’il a écrit en 1917 La Media Noche. Visión estelar de un momento de guerra. « Mon but était de condenser dans un livre les incidents divers et variés d’une journée de guerre en France » (Valle-Inclán 1917 : 102 et suiv.). On y lit aussi :

Il arrive qu’en écrivant la guerre, le narrateur, qui a été témoin auparavant, donne aux événements un lien chronologique purement accidentel, né de la limitation humaine et géométrique qui nous cerne à la fois de plusieurs côtés ; [...] le narrateur ajuste la guerre et ses accidents à la mesure de sa marche : les batailles commencent quand ses yeux viennent les regarder [...] Toutes les récits sont délimités par la position géométrique du narrateur. (Ibid.)

Par ailleurs, il dit aussi : « Moi, maladroit et vaniteux, je voulais être le centre et avoir une vision astrale de la guerre, en dehors de la géométrie et de la chronologie, comme si l’âme désincarnée regardait déjà la Terre depuis son étoile ». Cette impossibilité est due, selon Valle-Inclán, à l’existence de deux points de vue différents : « celui qui existe entre la vision du soldat qui se bat enseveli dans la tranchée, et celui du général, qui suit les événements de la bataille penché sur les cartes. » (Ibid.)

3. La présence

Dans la déception de Valle-Inclán, comme dans l’utopie du chroniqueur idéal, sans entrer dans le mythe de l’objectivité, et plus précisément dans le mythe de la narration historique, nous rencontrons le problème complexe de la présence, qui, en principe, s’oppose à l’absence. Dans notre tradition phénoménologique, Merleau-Ponty a soutenu que l’analyse du temps fait apparaître l’objet et le sujet comme deux moments abstraits d’une structure unique qui est la présence. La présence est un indéfinissable, lit-on dans le Prolegomena de Hjelmslev. Pour sa part, praesens, dans l’analyse de Benveniste du sens de prae, n’est pas ce qui est là, mais ce qui est devant moi. Praesens, poursuit le sémiologue après avoir analysé, par exemple, praesens pecunia, est « ce qui sous les yeux, visible, immédiatement présent » (Benveniste, op. cit., 1966 : 135). La présence est donc une présence actuelle, qui implique un déictique nunc, maintenant, et le nunc est considéré comme l’origo de la deixis temporelle. Par conséquent, si ego, hic et nunc appartiennent au discours et non à l’histoire, la présence doit devenir absence et le présent se transformer en un aoriste, donc passé simple. D’autre part, le maintenant est également lié en un certain sens à l’instant (in-stans). Quintilien définit le présent comme tempus instans, temps ancré dans le maintenant, et selon Aristote l’instant est l’essence du temps : le temps est continu grâce à l’instant et divisé selon l’instant, ce qui est une aporie pour Ricœur.

Note de bas de page 4 :

Par Encyclopédie, je fais référence au concept qu’Eco en a donné dans Lector in Fabula.

Une coïncidence extraordinaire qui fait de la narration historique un récit construit sur la négation de tous ces déictiques je-tu, ici et maintenant, qui caractérisent tout discours. Si la narration est un principe d’intelligibilité et pas seulement une forme dite narrative, c’est parce que la narration suit le diktat de la configuration discursive et non pas tant celui de son contenu. Le discours journalistique, comme le discours historique, comme le discours fictionnel, ne se définit pas a priori, ni par les contenus qu’ils transmettent ou contiennent. C’est peut-être pour cette raison que la confusion des genres discursifs permet à un roman d’appartenir à une Encyclopédie historique4.

Au-delà des hybridismes (Burke), de ladite convergence culture (Jenkins), et des recherches incessantes d’authentification des possibles mélanges, con-fusions, métissages, remédiations, etc., il convient de rappeler qu’au même moment, l’insistance récurrente des historiens à distinguer histoire et fiction a traversé toute l’histoire de l’historiographie. Voici deux exemples pris au hasard. Polybe, dans sa polémique contre Philarcus concernant son récit de la chute de Mantinée, argumente :

[...] le but de l’histoire n’est pas le même que celui de la tragédie ; il en est au contraire fort différent. Le drame cherche à émouvoir les assistants et à charmer leur esprit pour un moment en donnant à ses fictions la plus grande vraisemblance possible ; l’histoire s’efforce de faire œuvre durable en rapportant exactement les actions et toutes les paroles des hommes pour l’instruction et l’édification de ceux qui s’adonnent à cette étude. L’un, qui ne vise qu’à distraire les spectateurs, fait usage du faux, pourvu qu’il soit vraisemblable ; l’autre, dont le but est d’être utile aux lecteurs, s’en tient à la vérité. (Polybe 1970 : 2, 56)

Plusieurs siècles plus tard, Michelet, dans sa célèbre Préface de 1869, écrite quarante ans après avoir achevé son Histoire de France, après avoir fait référence à Jeanne d’Arc, déclare :

J’ai dans ce grand récit pratiqué et montré une chose nouvelle, dont les jeunes pourront profiter : c’est que la méthode historique est souvent l’opposé de l’art proprement littéraire. L’écrivain, soucieux de multiplier les effets de mise en perspective, veut presque toujours surprendre, étonner le lecteur, le faire penser : « Oh ! » il est heureux si le fait naturel paraît un miracle. Au contraire, la mission particulière de l’historien est d’expliquer ce qui semble être un miracle, de découvrir les précédents, les circonstances qui le conduisent à le rendre à la nature. Ici, je dois dire que j’ai eu du mérite. En admirant, aimant cette personnalité sublime, j’ai montré à quel point elle était naturelle. (Michelet 1981 : 28)

Pour la Sémiotique de la Culture, comme nous l’enseigne Lotman, certains textes culturels reçus comme religieux au Moyen Âge sont considérés comme vrais, alors que des siècles plus tard, ils sont lus comme littéraires, c’est-à-dire comme des fictions.

4. Le vraisemblable

Dans son texte « Le contrat de véridiction », significativement dédié à Paul Ricœur, Greimas traite du concept de vraisemblance, qui pourrait initialement être inclus dans un certain relativisme culturel. Cependant, pour la sémiotique générative, le vraisemblable dépend du phénomène bien connu de la catégorisation de l’univers des discours qui a lieu grâce à des lexicalisations classificatoires dont les théories des genres, variables d’une culture à l’autre, et d’une époque à l’autre, offrent le meilleur exemple. Pour Greimas, le critère de vraisemblance n’est pas applicable aux discours abstraits, mais seulement aux discours figuratifs ; pas aux discours normatifs, mais aux discours descriptifs et « son application ne se limite pas aux seuls discours littéraires (considérés comme des œuvres de fiction), mais à tout discours narratif » (Greimas 1983 : 104). Au-delà du caractère discutable de sa non-application aux discours abstraits et normatifs, il considère que « le vraisemblable qui, à première vue, semble complémentaire de l’idée de “fiction” ne relève donc pas de la théorie littéraire, mais d’une typologie générale des discours » (Ibid.). Et il vaut la peine de jeter, avec Greimas,

un regard sur les productions discursives africaines pour s’apercevoir que, dans bon nombre de sociétés, les discours ethno-littéraires, au lieu d’être évalués en fonction du vraisemblable, le sont en fonction de leur véracité, que les récits oraux sont classés, par exemple, en “histoires vraies” et “histoires pour rire”, les histoires vraies étant, évidemment, des mythes et des légendes, tandis que les histoires pour rire ne relatent que de simples événements quotidiens. (Ibid.)

5. L’événement

Jusqu’à présent, nous avons brièvement évoqué les marques d’historicité et les marques de véridiction, mais il manque encore une approche de ce qui nous permettra de mettre en relation plus directement les discours journalistique et historique, à savoir le rôle joué par l’événement. Commençons par le définir. Tout d’abord, on peut rappeler ici Proust dans La Prisonnière : « Il semble que les événements sont plus vastes que le moment où ils ont lieu et ne peuvent y tenir tout entiers ». La relation avec le temps de l’événement a permis que depuis Homère, par exemple, il y ait une tentative continue de produire un événement irréductible qui « ne peut être compris dans la trame mémorable des histoires et des cycles [...] un événement incomparable, inintelligible, qui porte à la limite la source du sublime et du questionnement sans fin » (Jullien 2001 : 98).

Dans un livre publié en 1952 par Carlo Diano, spécialiste du monde grec, dont le titre est particulièrement significatif, Forma ed Evento, il y a deux concepts qui me semblent singulièrement pertinents pour la description du discours informatif, pour la description du discours journalistique. Dans la préface à cet ouvrage de Diano, Remo Bodei (1993 : 9 et suiv.) souligne que ce terme, « événement », n’indique pas ce qui arrive en général, mais plutôt le quod cuique evenit, ce qui arrive à quelqu’un et qui a une valeur directe pour l’intéressé. L’événement est privé de toute relation de principe avec l’expérience d’un sujet spécifique : c’est, dira Bodei, un concept vide. Il est toujours ponctuel et individualisé, « il constitue un vécu et non un pensé » (Bodei, Ibid.). Diano signale qu’événement vient du latin et celui-ci du grec par tyché, où, comme nous l’avons dit plus haut, « id quod cuique èvenit ». Diano dit : « qu’il pleuve est quelque chose qui arrive, mais cela suffit pour en faire un événement. Pour que ce soit un événement, il faut que ce qui se passe, je le ressente comme un événement pour moi » (Diano 1993 : 69). Et plus loin, il précise : « Et si tout événement est présenté à la conscience comme une occurrence, toute occurrence n’est pas un événement ». Plus loin encore, il dira : « l’événement est toujours hic et nunc, seulement dans l’instant où je le remarque » (Diano 1993 : 70).

Plaçons-nous dans la modernité, modernité tardive, ou postmodernité. Nous assistons à une palinodie de textes, de genres tels que le « docudrame », l’« infodivertissement », la « fiction factuelle », la « métafiction historique », la faction... et qui ont donné lieu à des romans, ou à des films tels que La liste de Schindler, Hitler, A film from Germany, JFK, A Story for the Modlins, etc. Dans tous ces cas, l’opposition entre réalité et fiction est marquée. Il ne s’agit pas de donner à des événements réels l’apparence d’événements imaginaires ou de présenter des événements imaginaires de manière réaliste, mais plutôt, selon Hayden White,

de laisser le réel en suspens entre le réel et l’imaginaire. Tout est présenté comme appartenant au même ordre ontologique, à la fois réel et imaginaire, « réalistiquement » imaginaire ou « imaginairement » réel, avec pour résultat que la fonction référentielle des images d’événements disparaît. (White 1999 : 187)

Lorsque l’histoire était considérée comme histoire magistra vitae, on pensait que tout fait historique pouvait être légitimé dans la mesure où il était adéquat à des événements antérieurs. Ainsi, la Révolution française a voulu imiter la Révolution anglaise, Robespierre a voulu imiter Cromwell, la Révolution russe a voulu imiter la Révolution française, etc., donnant raison à Cicéron qui disait que l’histoire est remplie d’exemples. En même temps, face aux textes contemporains, nous constatons que les données, les événements et les faits, que la praxis historique a si souvent confondus, présentent des événements qui provoquent le phénomène bien connu du déjà-vu, selon lequel, à la suite de Bergson, nous percevons (présent) et nous nous souvenons (passé) simultanément. Je suggère que nous assistons à la manifestation de toutes sortes d’événements en chaîne qui, plus que des exemples ou des déjà-vus, maintiennent entre eux un certain air de famille, et peuvent s’inscrire dans ce qu’on a appelé en sémiotique le semi-symbolique, qui permet aussi de définir l’indistinct.

J’évoque le texte de Roland Barthes, La structure du fait divers (1962), que je considère comme fondamental à cet égard, pour définir aussi l’événement dans le discours journalistique. L’événement (fait divers) se constitue, selon Barthes, dans l’union entre une causalité aléatoire et une coïncidence ordonnée. Les deux mouvements recouvrent cette zone ambiguë où l’événement est vécu comme un signe, et dont le contenu est cependant incertain.

image

Avec ce carré sémiotique de Marrone (2001 : 94), prévu et étrange sont des contraires ; normal et imprévu, des sub-contraires ; prévu et imprévu et étrange et normal sont des contradictoires ; et prévu et normal et étrange et imprévu, entretiennent une relation d’implication. J’ai pu utiliser cette représentation graphique des catégories sémantiques étranges et prévues pour une analyse du « 11 septembre », où, soit dit en passant, de nombreux spectateurs qui ont vu, avec le décalage horaire, les images des tours au Téléjournal en Espagne, ont raisonnablement pensé qu’il s’agissait de fiction, d’images appartenant à un film de fiction. Je voudrais rappeler que le journaliste de CNN, lorsqu’il a donné la nouvelle de l’événement des Twin Towers, qu’il a perçu comme quelque chose d’imprévu, de surprenant, avec toutes les caractéristiques du discontinu, de l’inattendu, du hasard, de l’explosif, a immédiatement prononcé la phrase narrative « America under attacks ». De cette façon, l’événement vertical, se référant aux tours, inexplicable, incompréhensible, inintelligible, a été incorporé dans l’espace horizontal d’un récit, faisant que l’événement inintelligible atteigne son rang narratif d’intelligibilité. Ce faisant, on passe de quelque chose d’aléatoire, de désordonné, d’occasionnel, à quelque chose de causal, selon l’ancien principe du post hoc ergo propter hoc.

En poursuivant avec ce même carré sémiotique, le chemin qui va de l’imprévu à l’étrange, de l’étrange au normal, et du normal au prévu, nous pouvons comprendre que, en peu de temps – de manière analogue à ce qui se passe lorsqu’une image (celle des Twin Towers) est perçue comme un déjà-vu et passe ensuite à un événement réel et historique avec ses conséquences – on peut passer de l’imprévu au prévu.

L’imprévu, et c’est un axiome de la sémiotique de la culture, dans la conscience de l’observateur, est substitué par le régulier, par le normal, et à son tour, ce qui est arrivé est proclamé comme la seule chose possible, fondamentalement et historiquement prédéterminée. Et ce qui n’est pas arrivé est interprété comme impossible.

Dans les avatars à la fois compliqués et complexes de l’événement (event, Ergenis, événement, evento), coupure pour Bastide, pour Deleuze une vibration, avec une infinité d’harmoniques, comme une onde sonore, une onde lumineuse, avec ses allées et venues, un éclat de sens, une nouveauté surprenante, une nouveauté bruyante pour Braudel, l’emblème de toutes les choses passées pour Ricœur, « construit » par les médias de la communication de masse pour Verón, synonyme d’accident, de catastrophe, de discontinuité, etc., il a toujours été opposé à la structure. L’événement a toujours été présenté comme une non-structure, voire une anti-structure. Ainsi, invisible mais régulière, la structure apparaît comme une annulation de l’événement. Et cela sans rappeler Braudel qui, au nom de la structure comme longue durée, voulait enfermer, emprisonner l’événement, parce qu’il était trompeur comme l’écume de la mer, comme un feu d’artifice, fugace, aveuglant, éphémère, explosif.

Cependant la synthèse a été tentée ; l’exil de l’événement a été considéré comme momentané et la possibilité de reconstruire le changement, la discontinuité visible et perceptible (par rapport à l’état qui a immédiatement précédé sa disparition) a été sauvée, au point qu’on a cessé de séparer les structures logiques et stables des événements méprisés et marqués comme irrationnels et éphémères. Inséparables donc, comme sont inséparables ce qui est réel et ce qui est matériellement arrivé, et le sens que les acteurs et les spectateurs lui attribuent. En effet, comme Merleau-Ponty nous l’a également enseigné, en accord évident avec Diano, il n’y a pas d’événement sans quelqu’un à qui il arrive. Les historiens, c’est bien connu, fuyant l’événement, par essence politique, uniquement descriptible dans de longs et inutiles récits, ont donc fini par fuir l’histoire elle-même, pour se concentrer sur l’étude des processus lents, des transformations imperceptibles (et des invariants historiques), et de traiter des aspects anonymes et constants de la vie (traditions, vie quotidienne), donnant ainsi une histoire à ce qui en était jusqu’alors privé (dans la Sémiotique de la culture, on soutient que l’histoire, comme la mode, est sémiotique par nature, en ce sens qu’elle implique une sémiotisation du réel, la transformation d’un non-signe en signe).

Curieusement, alors que certains courants historiques s’adressaient à la non-histoire, la sémiotique, par exemple celle de la tradition structuraliste (linguistique, synchronique), obligée d’isoler la culture de l’espace historique environnant, et contrainte de s’occuper dans son analyse de la description immanente du texte, s’est progressivement tournée, par exemple dans la sémiotique de l’art, vers des phénomènes qualifiés d’explosifs par Lotman (l’art, dit-il, est l’enfant de l’explosion). Si nous regardons l’explosion (ou un événement particulièrement significatif, inchoatif ou perfectif), son moment est placé à l’intersection du passé et du futur, ou dans une dimension presque intemporelle (la chute de l’Empire romain, même si elle a duré quelques siècles, pourrait être considérée comme un processus explosif, au sens lotmanien, comme un Événement). Le présent, quant à lui, n’est pas seulement créateur du passé, mais crée également, à son tour, un nouveau passé.

Note de bas de page 5 :

Titre d’une recherche incluse dans le Projet Salvador Madariaga 2008 du Ministère de l’Éducation et dirigée par Mario Perinola, de l’Université Tor Vergata (Rome).

Vu sous cet angle, l’événement, pour Greimas, comme pour Ricœur, est une configuration narrative ou, mieux encore, discursive. Pour Lotman, en revanche, les événements se déroulent dans le temps, mais leur description, consignée sur une feuille de papier, qu’il s’agisse d’un cahier ou d’un journal, a un caractère purement spatial. L’événement, pensait-on, avait une extension temporelle différente de celle de la structure. En outre, la représentation des structures est proche de la procédure de description, tandis que celle des événements coïncide généralement avec une narration. Après des décennies de débats à ce sujet, des mutations sont apparues dans la typologie générale des discours ont permis de générer, par exemple, une Zeitgeschichte (pour désigner une histoire du présent) dont le journalisme s’est emparé à juste titre ; une présentification du présent qui a conduit à des questions comme celle de savoir combien de temps dure le présent5, à une révision du couple événement / structure, à un élargissement du concept de vraisemblable à d’autres discours, à une revendication de la rhétorique, non pas tant comme une tropologie, mais comme une organisation fonctionnelle des discours, à une révision du concept de témoin aussi bien que de celui de victime, ou à une attention à la mémoire comprise, avant tout, comme construction... dans les textes.

Les vieilles questions, les vieux problèmes, sont cependant toujours présents. Des concepts tels que vérité, réalité ou représentation de la réalité, continuent de constituer les grandes isotopies des discours journalistiques, historiques et de fiction, entrelacés comme dans une bande de Moebius, et brisant constamment les frontières entre eux. En même temps, l’aphorisme célèbre et souvent répété de Nietzsche, « il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations », a récemment reçu une réponse d’Umberto Eco, qui affirme que Nietzsche lui-même ne pouvait pas ne pas reconnaître que le cheval qu’il avait un jour embrassé à Turin existait en tant que fait « avant qu’il ne décide d’en faire l’objet de ses excès affectifs. En d’autres termes, pour qu’il y ait interprétation, il faut qu’il y ait quelque chose à interpréter.

Je suggère, en ce sens, la relecture de « L’effet de réel » de Roland Barthes, où apparaît le concept d’illusion référentielle, une illusion commune aux textes littéraires et aux textes historiques. Peut-être nous permettra-t-elle de mieux orienter le débat actuel entre les partisans de la rhétorique de l’histoire et les défenseurs de la narration comme principe d’intelligibilité, qui, comme Hayden White, considèrent que l’histoire est proche de la littérature, puisque toutes deux possèdent des façons « similaires », bien que différentes, de constituer la « réalité ». Une proximité avec la littérature que l’historien anglais ne trouve pas avec les sciences physiques, ou avec cette philosophie de l’histoire qui voulait comparer l’événement historique à l’événement physique, dans la mesure où tous deux étaient singuliers, non reproductibles, etc. D’autre part, il y aurait les historiens (Ginzburg 2000) qui se méfient de l’histoire comme rhétorique pour défendre une histoire capable de rendre compte des faits, en utilisant des preuves.

6. Confluences : Wikileaks ou l’histoire du présent

Au-delà du rôle des preuves chez Aristote (Lozano 2012 : 29 et suiv..), fondamental dans l’épistèmè rhétorique elle-même, je crains qu’un tel effort pour revendiquer de manière juste et ajustée la spécificité même, dans ce cas, du discours historique, ou plutôt historiographique, pour signaler le rôle fondamental de l’écriture de l’histoire, ne soit pas un obstacle pour reconnaître les mécanismes discursifs intrinsèques aux trois types de discours indiqués : le journalistique, l’historique et le fictionnel.

Prenons brièvement le cas de Wikileaks. Il s’agit, en principe, d’une opération analogue à celle de tout historien (ou de tout espion), qui tente de dévoiler, de décrypter, de déchiffrer certains documents pour les rassembler dans une Archive qui puisse être vue comme un grand Monument, et lue comme un Document (Foucault). Cette opération n’est en rien différente du travail d’un historien comme Marc Bloch, qui soutenait que l’historien travaillait par pistes, par indications, comme un détective, qui travaille par indices, ou un médecin, qui travaille par symptômes, ou un chasseur, qui travaille par traces, etc. Des opérations, toutes de haute sémioticité, visant à convertir un non-signe en signe, quelque chose d’inconnu en quelque chose de connu, quelque chose d’hermétique en quelque chose de révélé, quelque chose de secret en quelque chose de transparent.

Wikileaks concentre des fictions, des stratégies, des écrits, des documents. C’est un cas d’histoire du présent. Un exemple de présentisme (Hartog), et un cas flagrant d’autopsie : quiconque vient voir la vidéo Collateral Murder publiée par Wikileaks, pourra voir un texte réel, vrai, vivant, présenté pour authentification, comme s’il s’agissait d’un film, incluant dans sa présentation, même les titres précisément de crédit. Crédit, crédibilité, crédulité, confiance, confidentialité sont quelques-uns des sèmes que l’on retrouve dans la stratégie du « faire croire » (Lozano 2012) qui caractérise toute persuasion, présente et essentielle dans le discours journalistique ; et dans l’historique ; et dans la fiction.