Transformations de l'action publique et dynamiques institutionnelles : quels changements dans les comportements ?

Fiona OTTAVIANI

Grenoble École de Management, F-38000 Grenoble
Chaire Territoires en transition
Chaire Paix économique, mindfulness et bien-être au travail

https://doi.org/10.25965/as.6685

Index

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Mots-clés : choix social, convention, dynamique institutionnelle, économie comportementale, paternalisme libertaire

Auteurs cités : Nicolas BRISSET, Jean DE MUNCK, Mozaffar QIZILBASH

Plan

Texte intégral

1. Introduction

La question des transformations des comportements individuels est aujourd’hui omniprésente dans l’action publique. Comment améliorer le tri des déchets, favoriser la consommation de produits écoresponsables ou assurer le respect des normes dans les transports publics ? Ces questions acquièrent une prégnance particulière dans un contexte de crise sociale et environnementale.

Note de bas de page 1 :

Les nudges units sont des entités de conseil visant à rendre opérationnels, dans les politiques publiques ou les entreprises, les enseignements de la psychologie comportementale concernant les nudges.

Les nudges permettent d’induire des actions moins coûteuses de manière non-coercitive. Ils sont conçus comme des instruments de transformation des politiques publiques. La crise actuelle et les faibles moyens dont disposent les pouvoirs publics pour conduire leurs actions peuvent expliquer le fait que les nudges ont été largement repris et associés à des stratégies politiques autour des années 2010, comme en témoigne notamment la création de nudges units1. L’avantage des nudges était notamment qu’ils s’avéraient être une « transformation silencieuse » (Jullien, 2009) à même de se faire oublier et de s’intégrer dans les routines sociales dans lesquelles nous sommes déjà plongés. Or, c’est précisément de cette force que provient leur potentiel manipulatoire.

Considérant le caractère manipulatoire des nudges, Hansen et Jespersen (2013) en distinguent quatre types (cf. tableau 1).

Tableau 1

 

Transparent

Non transparent

Système 1 – Émotionnel et intuitif

Nudge 1 : Influence transparente (manipulation technique) du comportement

Exemple : Illusion visuelle pour contrôler le trafic routier

Nudge 2 : Manipulation du comportement

Exemple : réduction de la taille des assiettes dans la restauration collective pour réduire l’apport calorique et le gaspillage

Système 2 – Logique et contrôlé

Nudge 3 : Faciliter de manière transparente un choix cohérent

Exemple : Le Nutri-score qui livre une information sur la qualité nutritionnelle des produits

Nudge 4 : Manipulation du choix

Exemple : ajouts d’alternatives non pertinentes aux choix présentés.

Cette distinction se fonde sur : 1) le degré de transparence des nudges ; 2) le type de pensée réflexive associée : est-elle un sous-produit du nudge ou le nudge lui-même ? Dans le cas de la manipulation du choix (Nudge 4), le nudge va reposer sur cette pensée réflexive elle-même et ne sera donc pas un sous-produit. Au contraire, la pensée réflexive sera un sous-produit du nudge pour le nutri-score (Nudge 3), puisque l’affichage d’une telle information pourra amener la personne à s’interroger sur ses choix alimentaires. Par ailleurs la question se pose : le nudge porte-t-il sur la modification des comportements ou des choix ? La mobilisation de deux systèmes régissant notre façon de penser est mise en exergue : le système 1, qui renvoie à la dimension émotionnelle et intuitive de notre psychè, et le système 2, qui fait référence à une forme de pensée plus lente, plus laborieuse, contrôlée et logique. S’il est impossible d’éviter tout effet de cadrage sur la prise de décisions, Hansen et Jespersen reconnaissent toutefois l’importance de distinguer deux types de situations. Dans la première, le cadre institutionnel pousse les personnes à prendre une décision particulière face à laquelle le choix autonome est menacé. Dans la seconde situation, on fournit les éléments de contexte et des informations à la personne pour qu’elle puisse faire un vrai choix.

Si l’efficacité des nudges se fonde sur la norme sociale, autrement dit sur notre tendance au conformisme social, reste en suspens la question de savoir si un tel conformisme doit être valorisé. Si le ressort pour avoir le « bon » comportement est notamment le souci du jugement des autres – quand bien même le dispositif d’orientation serait explicite –, il y a peu d’intérêt à développer des pratiques invitant les personnes à exercer un regard critique sur les normes sociales. Plus ces personnes se conformeront aux normes sociales, plus les nudges fonctionneront. Si la question des nudges divise les chercheurs et les hommes politiques, c’est sans doute parce que nous baignons déjà dans une société et dans des organisations normées qui nous soumettent à des stimuli, à des incitations ou à des manipulations face auxquels nous n’avons pas de choix. Dès lors, on peut concevoir les nudges soit comme une manière de mettre au jour ces incitations lorsque celles-ci sont transparentes et d’accroître la liberté de choix dans une visée bienveillante, soit, au contraire, comme un instrument d’accentuation de la normalisation des comportements.

Mais qui est bienveillant ? Qui décide du sens dans lequel les choix et les comportements doivent être orientés ? Les technocrates, qu’ils soient experts en politiques publiques ou en marketing, peuvent-ils se permettre de répondre à la place des citoyens ? Ces questions renvoient à celle du cadre du choix social, autrement dit à l’organisation démocratique de nos sociétés. Le débat dépasse de loin celui des nudges, mais nous paraît constituer la toile de fond des discussions portant sur de tels outils. C’est donc en intégrant la problématique du cadre du choix social que nous souhaitons réfléchir à l’émergence des nudges en tant que convention scientifique et sociale amenant à promouvoir une dynamique institutionnelle spécifique axée sur l’individu et se substituant à d’autres dynamiques institutionnelles plus ouvertes à la discussion collective.

2. D’une convention scientifique à une convention sociale

2.1. Les débats sur le paternalisme libertaire

Comme l’observent Thaler et Sunstein (2009), l’utilisation des nudges à des fins managériales ou politiques a donné lieu à un débat animé centré sur la question de l’acceptabilité de telles pratiques d’incitation. La position de Thaler et Sunstein a consisté à dire que les citoyens sont toujours influencés lors de leur prise de décisions, notamment par le contexte dans lequel ils exercent leurs activités. Dès lors, si les valeurs guidant l’usage à des fins politiques des nudges relèvent du paternalisme libertaire et du principe de publicité de Rawls, les nudges n’entrent pas en contradiction avec la liberté des citoyens. Pour Thaler et Sunstein, les arguments antipaternalistes s’appuient sur une fausse croyance selon laquelle « la quasi-totalité des personnes, la quasi-totalité du temps font des choix qui sont dans leurs intérêts ou tout du moins meilleurs, selon leurs propres vues, que les choix faits par des tiers. » (Sunstein et Thaler, 2005, p. 178)

Les détracteurs des nudges, tels que Qizilbash (2009), insistent, quant à eux, sur leur caractère manipulatoire. Le philosophe pointe ainsi les limites de l’argumentaire de Thaler et Sunstein. Pour lui (2009, pp. 24-25), rien ne prouve, comme le soutiennent ces deux auteurs, que le choix fait par un tiers soit meilleur pour la personne elle-même, et aucun moyen satisfaisant ne peut être trouvé pour savoir quelle définition du bien-être et quelles préférences doivent prévaloir. Cela le conduit à écrire (2009, p. 25) : « Ce qui semble le plus plausible à la lecture de leurs discussions, c’est qu’ils – ou que ceux qui sont engagés dans certaines études qu’ils citent – pensent qu’ils savent ce qui est mieux pour nous ou mieux pour leurs sujets d’étude que les sujets eux-mêmes. » 

La charge normative d’une telle conception est illustrée par le passage suivant, écrit par Kahneman (2011, p. 378 in Brisset, 2014) : « Un décideur qui paye différentes quantités d’argent pour un même gain d’utilité (ou pour s’épargner la même perte) fait une erreur ». Cette normativité est fréquemment associée aux approches de l’économie comportementale. Le livre de Quoidbach (2010, p. 150), chercheur en psychologie à l’Université de Harvard, intitulé Pourquoi les gens heureux vivent-ils plus longtemps ? (chapitre « Pourquoi vaut-il mieux ne rien savoir ? ») en fournit une autre illustration : « les citoyens doivent être informés de ce qui les rend heureux, et prendre conscience des jugements erronés, pour prendre une décision avisée au moment de voter une nouvelle politique ».

Ces citations illustrent la normativité d’une partie de l’économie comportementale et mettent en avant le fait que les citoyens peuvent avoir des « jugements erronés » (Frey et Stuzer, 2007, cités dans Davoine, 2009, p. 921). Or, cette qualification du jugement des citoyens ne va pas de soi, et amène dès lors à s’interroger sur les critères qui la sous-tendent : par rapport à quoi ces jugements sont-ils qualifiés d’« erronés » ? Par rapport à quelle vérité dans le jugement ? Dans une telle conception, les composantes de la rationalité et du bonheur dégagées par les experts sont censées aiguiller l’action individuelle. Ainsi, le jugement individuel devrait s’aligner derrière la vérité portée par la théorie et, en fin de compte, par l’expert. Ce dernier doit livrer de manière bienveillante les critères du « bon choix » et d’une « bonne vie ». Une personne qui désire faire quelque chose qui serait contraire aux enseignements des experts se trompe, car elle risque de nuire à son propre épanouissement.

2.2. Un risque de technocratisation du choix social

Que recouvrent de telles tendances ? Derrière ces positions, on décèle une technocratisation du choix social, renvoyant à la croyance dans les systèmes experts (Giddens, 1990), ainsi que la montée en charge d’un contrôle, caractéristique de la gouvernementalité néolibérale. C’est en ce sens qu’il faut comprendre les propos de Martinache et al. (2019) : « Les nudges menacent un élément essentiel de la démocratie : l’association du sujet à la délibération sur la définition du bien commun ». Comme le souligne Nicolas Brisset (2014), le dispositif des nudges crée les conditions d’établissement d’un ordre mimant l’idéal libéral sans s’immiscer (de manière coercitive) directement dans le choix des agents. Cet idéal libéral repose sur la croyance en la capacité d’une maîtrise illimitée et individuelle de l’existence humaine. Les experts de l’économie comportementale tendent à faire croire à la possibilité d’objectiver les composantes de la vie psychique, en dégageant par exemple les facteurs de la rationalité et les « biais » censés être partagés par toutes les personnes. Mais ce qui n’est pas pris en compte ici, c’est le caractère performatif des théories scientifiques qui tendent à faire que la vie psychique se conforme à leurs souhaits.

La nécessité d’une discussion collective autour de ce qui est considéré comme souhaitable se pose ici, avec toute la difficulté que peut entraîner le fait d’« orienter » les personnes vers un tel débat. Si la sphère publique est fragile, chaotique et peu efficace face aux choix faits par quelques-uns, elle demeure toutefois la sphère pertinente pour penser les cadres de ces choix qui pourront ensuite orienter les décisions complexes de chacun. Le débat sur les nudges a au moins le mérite de soulever la question du caractère manipulatoire, voire violemment coercitif, des normes, et de mettre en évidence le fait que la question du choix individuel ne recoupe pas celle du choix social, même si les deux doivent être pensés dans leur rapport dialectique.

3. Dynamique individuelle et dynamique institutionnelle

3.1. Quelle dynamique institutionnelle ?

L’accent mis sur l’individu dans un contexte de choix fait oublier la dimension conventionnelle de la théorie des nudges et ramène à une dynamique individuelle ce qui peut être compris comme une dynamique institutionnelle spécifique… faisant oublier du même coup les dynamiques institutionnelles alternatives.

La question de la dynamique institutionnelle se pose doublement au sujet des nudges.

Tout d’abord, on peut s’interroger sur la convention scientifico-politique qui préside au développement des nudges (Brisset, 2014). Celle-ci s’inscrit dans le sillage de la montée d’un mode de gouvernement néolibéral prenant assise sur les institutions scientifiques et politiques. Le modèle de l’homo economicus, bien que critiqué par les théoriciens des nudges, reste une référence : la rationalité limitée est pensée en creux et les biais observés le sont par rapport à un idéal de rationalité propre à la théorie standard (Martinache et al., 2019). Du point de vue de la trajectoire des nudges, en reprenant les travaux de Brisset (ibid.), on peut souligner leur dynamique institutionnelle spécifique : on observe effectivement un passage de l’académique au politique et une mise en forme du concept de rationalité permettant la performation des nudges. Le parcours de Richard Thaler fournit une illustration de cette mutation : il a été Prix Nobel d’Économie en 2017 et fut aussi conseiller d’une nudge unit à partir de 2010 (Bergeron et al., 2018).

Ensuite, en prenant de la hauteur par rapport au champ des nudges pour mieux les appréhender, on peut se questionner sur la transformation des normes sociales dans une société démocratique, en cherchant à caractériser les dynamiques institutionnelles à l’œuvre dans un ensemble social. Il existe différentes conceptions de la dynamique institutionnelle, bien qu’aucune n’épuise le phénomène. L’une se fonde sur la confrontation entre des principes de justice (ou registres de justification) différents. L’autre conception met en évidence les micro-déplacements conduisant à l’émergence de catégories nouvelles. Sans abandonner ces conceptions, nous proposons, à la suite de Bessy (2002), de les enrichir.

3.2. Vers une « vérité sociale »

Pour aborder la dynamique institutionnelle, Bessy (2002) met en avant la notion d’arrière-plan inspirée de l’approche searlienne. Nous reprenons ici le concept d’« arrière-plan » en lui donnant une dimension collective. La notion de « communautés interprétatives », empruntée à De Munck (1998), mais aussi à Fish (1980), nous apparaît comme une manière fructueuse de penser le caractère social de ces capacités d’arrière-plan. Nous postulons que c’est l’existence d’interactions critiques qui rend possible la modification de l’« arrière-plan collectif » (ibid.) expliquant les différences potentielles de valeurs et de compétences entre les personnes.

Conscient de l’intérêt de cette notion d’arrière-plan, De Munck (1998, p. 180), lorsqu’il pointe les deux présupposés problématiques de la théorie de Searle (à savoir l’intentionalisme et le mentalisme), propose de substituer l’intentionnalisme par un « pragmatisme interactionniste ». Pour De Munck (1998, p. 184), les « conventions intersubjectives qui sont véritablement constituantes de la signification […] ne dépendent pas de l’intention du locuteur, mais de l’histoire de la communauté interprétative ». La position de De Munck permet ainsi de placer au centre de la signification l’interaction sociale (1998, p. 187).

L’intérêt de la notion de communauté interprétative pour rendre compte des dynamiques engendrées est pluriel, puisqu’elle permet de :

1) mettre en exergue le processus d’apprentissage collectif qui s’opère grâce aux « erreurs » (au regard d’un jugement externe) et à la confrontation d’interprétations contradictoires ;

2) rendre compte de l’existence, chez les acteurs, de la capacité d’arrière-plan ;

3) révéler à la fois la singularité de chaque personne et l’ancrage collectif des valeurs individuelles.

En effet, l’individu appartenant à plusieurs communautés interprétatives tire une partie de sa singularité de cette inscription plurielle dans divers champs de référence qui lui confèrent des qualités particulières, expliquant à la fois la contribution originale que chacun peut apporter aux processus (Lehtonen, 2013, p. 4) et la dimension collective des normes et des règles. Dès lors, la prise en compte de l’ancrage du social en chacun d’entre nous, ainsi que de nos spécificités culturelles, permet de comprendre les différences observées en termes d’efficacité des nudges selon les groupes sociaux où ils interviennent.

Cette conception des dynamiques institutionnelles interroge la conception de la rationalité promue dans le champ des nudges. Suivant le commentaire par Citton (2007, p. 20) des travaux de Fish (1980) : « les gestes interprétatifs, les normes de l’acceptable et de l’inacceptable (de même que tous les gestes et que toutes les normes) ne sont concevables qu’au sein de communautés interprétatives qui donnent aux subjectivités individuelles leurs formes, leurs limites et leurs visées ». Les nudges tendent souvent à oublier le sens – la rationalité située – de l’action pour les personnes au profit de la prise en compte du comportement. Cette obsession pour l’efficacité fait oublier le « caractère complexe et systémique des problèmes sociaux » (Bergeron et al., 2018). Ainsi, un écart peut se produire entre le comportement et son sens. On peut effectivement se plier à l'action induite sans y trouver du sens ; et on peut aussi trouver du sens à ne pas s’y plier.

L’interaction ne constitue pas une simple composante de l’« environnement » extérieur au sujet. L’interaction n’est pas qu’un instrument pour récolter de l’information sur le comportement des personnes, mais elle participe à la construction d’un « système d’intelligibilité » (Citton, 2007, p. 47) permettant l’élargissement aussi bien du répertoire d’intelligibilité des différents acteurs, que de leurs catégories de compréhension (id., p. 43). Dire cela revient à redonner de la valeur au processus collectif au-delà du contenu formel qui s’en dégage, à l’opposé de la perspective selon laquelle c’est le comportement « rationnel » qui importe avant tout. De même, il s’agit de remettre en cause une conception univoque de la rationalité, telle que promue par les experts. Plutôt que de prôner un « bon » comportement, il faudrait alors reconnaître la possibilité de faire émerger, en fonction du contexte, une forme de « vérité sociale » (Salais, 2010, p. 134). Cette dernière, qui ne se réduit pas à une vérité scientifique, pourrait accompagner un autre mode de rationalisation non technocratique où, comme le décrit Salais (ibid.), l’enjeu serait de « s’approcher d’une situation où chacun doit pouvoir se dire, quand il prend connaissance de la situation : “oui c’est bien cela qui se passe et il est juste socialement de s’en préoccuper” » (ibid., p. 134).

Il importe dès lors de reconnaitre que : 1) « les “faits” scientifiques sont de manière quintessentielle des faits sociaux » (Blondiaux, 1998, pp. 26-27) ; 2) le chercheur, par son action même, participe à la construction du monde ; 3) la ligne de partage entre le normatif et le positif est ténue (Harribey, 2008, p. 101). En effet, la « réalité » n’étant pas une chose extérieure, limitée et fixe, mais au contraire, mouvante et multiple, le chercheur situé dans un espace et dans un flux de temps ne peut pas se poser « en démiurge : il sait qu’il faudra compter avec les hommes, que la “vérité“ des savoirs savants n’est pas gage de certitudes réalisatrices [...] » (Crézé, 2006, p. 192).

Conclusion : sédimentation et conformation ?

Analyser les transformations des comportements en termes de dynamiques institutionnelles ouvre la possibilité de poser différemment la question de la légitimation d’une action. Cette légitimation ne correspondrait pas à une forme d’« acceptologie », mais à un processus de sédimentation qui provoque un changement. Ainsi, c’est grâce à une stabilisation progressive que l’action et ses outils acquièrent une solidité.

Les méthodes et les conventions scientifiques sous-jacentes aux nudges ne sont pas neutres et demeurent des constructions sociales. En oubliant leur dimension performative, on court le risque d’une conformation générale des comportements, qui seraient ensuite envisagés comme des données naturelles. C’est d’ailleurs ce que présageait Hannah Arendt (1961, pp. 400-401) dans un passage de Condition de l’homme moderne. Son propos constitue au fond une invitation à prendre de la distance par rapport à cette « science de la rationalité et des biais » : « Ce qu’il y a de fâcheux dans les théories modernes du comportement, ce n’est pas qu’elles sont fausses, c’est qu’elles peuvent devenir vraies, c’est qu’elles sont, en fait, la meilleure mise en concepts possibles de certaines tendances évidentes de la société moderne. On peut parfaitement concevoir que l’époque moderne – qui commença par une explosion d’activité humaine, si neuve, si riche de promesses, – s’achève dans la passivité la plus inerte, la plus stérile que l’Histoire ait jamais connue ».