L’idéologie réactualisée dans la sémiotique de Greimas

Nijolé KERŠYTÉ

Institut de Recherche sur la Culture de la Lithuanie (LKTI)

https://doi.org/10.25965/as.6505

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : axiologie, démythification, idéologie, imaginaire, mythe, valeur

Auteurs cités : Louis ALTHUSSER, Roland Barthes, Clifford GEERTZ, Algirdas J. GREIMAS, Jürgen HABERMAS, Eric LANDOWSKI, Ferdinand de SAUSSURE, Arūnas SVERDIOLAS

Plan

Texte intégral

Introduction

Dans le métalangage sémiotique, « idéologie » n’est qu’un terme parmi d’autres, qui n’occupe qu’une place marginale et n’a jamais attiré particulièrement l’attention. Son emploi très spécifique est comparable à celui d’autres termes de la grammaire narrative tels que « manipulation » ou « Destinateur ». Dans son Dictionnaire, Greimas note que le sens attribué au terme d’idéologie en sémiotique est « restreint ». En réalité ce sens est très large. En entreprenant une « archéologie » de ce concept, j’aimerais à la fois analyser la place qui a été la sienne par rapport à la pensée française dans les années 1950-1980 (en particulier face à l’anthropologie et au néo-marxisme), dégager ce qui fait sa spécificité et finalement faire apparaître son actualité pour aujourd’hui même.

1. A contre-courant de la pensée dominante

Note de bas de page 1 :

L’idéologie est alors définie d’une façon très étroite, comme une doctrine ou un système d’idées par lequel un groupe social ou politique (par exemple un parti politique) justifie son action. Parmi de très nombreux exemples : l’idéologie vue comme discours lié à l’action politique (J. Baechler, Qu’est-ce que l’idéologie ?, Paris, Gallimard, 1976, p. 22) ; comme « système d’idées et de jugements, explicite et généralement organisé, qui sert à décrire, expliquer, interpréter ou justifier la situation d’un groupe ou d’une collectivité et qui, s’inspirant largement de valeurs, propose une orientation précise à l’action historique de ce groupe ou de cette collectivité » (G. Rocher, Introduction à la sociologie générale, Montréal, Éditions H.M.H.,‎ 1968-1969, vol. 1, p. 127) ; comme « système global d’interprétation du monde historico-politique » (Encyclopædia Universalis, 1970, vol. 8, entrée Idéologie).

Note de bas de page 2 :

H. Arendt, The origins of totalitarianism, New-York, Harcourt, Brace and World, 1951 ; R. Aron, L’opium des intellectuels, Paris, Calmann-Lévy, 1955 ; id., Démocratie et totalitarisme, Paris, Gallimard, 1965.

Note de bas de page 3 :

L’expression vient du livre du sociologue américain Daniel Bell, The End of Ideology : On the Exhaustion of Political Ideas in the Fifties (1960). Elle désigne un apparent épuisement des idées politiques dans les années 1950 aux États-Unis et, par conséquent, des « idéologies totales ». Pourtant Bell pensait que de nouvelles idéologies, plus locales, allaient bientôt apparaître. D. Bell, La Fin de l’idéologie, Paris, PUF, 1997, p. 363.

Dans beaucoup de pays (davantage dans les pays de l’Est post-socialistes ou aux États-Unis qu’en Europe occidentale) et dans divers domaines des sciences sociales (davantage dans les sciences politiques qu’en anthropologie), on a tendance à limiter l’idéologie au seul domaine de l’action politique ou aux seules institutions sociales et politiques, et à la réduire à un simple instrument de domination1. Bien plus, à la suite des travaux d’Hanna Arendt et de Raymond Aron consacrés au rôle de l’idéologie dans les régimes totalitaires du XXe siècle, où elle est vue non pas comme un simple instrument du pouvoir mais comme le principe même de la domination totalitariste, l’idéologie est réduite à deux seules versions : communiste ou nazie2. Arendt va jusqu’à estimer que toute idéologie est potentiellement totalitariste. A la suite de ces recherches qui avaient mis en avant la « terreur idéologique » exercée par l’État totalitaire, et après la chute du bloc socialiste quelques années plus tard, la notion d’idéologie reçoit une signification définitivement négative : c’est le mal en soi, le désastre, la maladie à guérir. A partir des années 1970, la croyance en la possibilité d’une « guérison » de la pathologie idéologique s’accompagne de toutes sortes de discours annonçant la « désidéologisation » de tous les domaines de la vie et proclamant « la fin des idéologies »3.

1.1. De l’engagement politique au désengagement scientifique

Note de bas de page 4 :

Ils furent déportés en Sibérie. Sa mère y passa plusieurs années avant de revenir en Lithuanie, mais son père y trouva la mort. Cf. Th. Broden, « Toward a Biography of Algirdas Julius Greimas (1917-1992) », Lituanus, 57, 4, 2011, pp. 18-19 (http://docslide.us/documents/broden-thomas-toward-a-biography-of-algirdas-julius-greimas.html).

Note de bas de page 5 :

Il suffirait d’évoquer le cas de Tzvetan Todorov, échappé au régime soviétique en 1963 et devenu depuis lors un critique des plus âpres et moralisateurs de l’idéologie communiste.

Note de bas de page 6 :

Sur les liens entre la vie et la pensée de Greimas, cf. Arūnas Sverdiolas, « Algirdas J. Greimas’s Egology », Actes Sémiotiques, 122, 2019.

Dans ce contexte, la conception greimassienne de l’idéologie apparaît presque comme un malentendu. Son usage du terme semble incongru, impropre, voire exotique. Un tel constat est d’autant plus étonnant que Greimas a personnellement connu deux régimes totalitaires, dont il s’est échappé mais dont ses parents ont été les victimes4. Réfugié de guerre arrivé de l’Europe de l’Est, il ne devint ni le critique acharné d’une idéologie particulière (comme ce fut souvent le cas parmi les intellectuels ayant échappé au régime soviétique5), ni l’ennemi de l’idéologie en général. Il ne parle jamais de l’idéologie en tant que « mal » ni ne fait référence à son caractère totalitaire. Il s’abstient de se lancer dans la critique de l’idéologie, devenue courante après les Mythologies de Roland Barthes et érigée en « science sociale » en Allemagne, avec l’École de Francfort. Cette ouverture d’esprit (cette indulgence, diraient certains) envers l’idéologie s’explique-t-elle par son expérience personnelle ? Ou bien par son caractère non-conformiste, sa propension à aller à contre-courant des tendances dominantes ? Ou encore, n’y aurait-il pas avant tout quelque raison tenant à l’architecture même de sa sémiotique ?6

Note de bas de page 7 :

« Essai d’autobiographie intellectuelle », in A.J. Greimas, Du sens en exil. Chroniques lithuaniennes (trad. du lithuanien L. Perkauskytė), Limoges, Lambert-Lucas, 2017.

Note de bas de page 8 :

Op. cit., p. 2.

Note de bas de page 9 :

« La France est gagnée par “l’insignifiance” », Le Monde, 22 octobre 1991, p. 44.

Note de bas de page 10 :

« Semiotikos istorija yra mano paties istorija », in A. Sverdiolas (éd.), Algirdas Julius Greimas : Asmuo ir idėjos, t. 1, Vilnius, Baltos lankos, 2017, p. 58. Un livre de correspondance, paru tout récemment, entre Greimas et les autres émigrés, Entre la pensée et l’action politique : lettres d’Algirdas Julius Greimas (1946–1954) (Tarp minties ir politinio veiksmo : Algirdo Juliaus Greimo laiškai (1946–1954)), édité par E. Aleksandravičius et D. Dapkutė (Kaunas, Vytauto Didžiojo Universitetas, 2019) montre bien qu’il était pratiquement au centre de la direction stratégique du mouvement résistant lithuanien en Europe ; les éditeurs l’appellent « l’abeille-reine » du mouvement.

Note de bas de page 11 :

Je me fie aux observations de Jūratė Levina, chercheuse qui a constitué les archives lithuaniennes de Greimas. Cf. J. Levina, Algirdas Julius Greimas lietuviškuose archyvuose, Semiotika.lt (http://www.semiotika.lt/file/repository/Algirdo_Juliaus_Greimo_tekstu_katalogas_.pdf); J. Levina, « Nežinomas Greimas egodokumentų archyvuose », Darbai ir dienos, 68, 2017, pp. 81-82.

Dans sa jeunesse, Greimas a connu quasiment tous les camps idéologiques, depuis la droite nationaliste jusqu’à la gauche révolutionnaire socialiste, en passant par l’anarchisme. Comme il l’affirme dans son « Essai d’autobiographie intellectuelle », à cette époque de l’entre-deux-guerres, il était impossible pour un jeune homme de rester neutre, idéologiquement non-engagé7. Mais avec le recul, il compare cette période à des « bulles de surface » qui, sous l’effet des circonstances et du hasard, « ne changent rien au fond »8. Quant à la période de la Seconde Guerre mondiale, pendant laquelle les Lithuaniens subirent à un rythme rapide l’alternance de régimes politiques et idéologiques, Greimas la juge absurde, insensée, ou encore donquichottesque9. Une fois exilé, c’est dans l’espace et non plus dans le temps que Greimas fit l’expérience de l’alternance idéologique : sur place, en France, le milieu intellectuel était majoritairement de gauche (néo)marxiste alors qu’aux États-Unis — où avaient émigré la plupart des Lithuaniens avec lesquels il communiquait intensément (en collaborant avec la presse lithuanienne en exil), et où il envisageait lui-même d’aller s’installer — quasiment tous étaient des libéraux antimarxistes. Ainsi donc, avant et pendant la guerre, Greimas a subi plusieurs changements d’idéologies touchant la vie de tous les jours ; et après la guerre, c’est dans la vie intellectuelle qu’il s’est trouvé placé entre des camps idéologiquement opposés. Une fois exilé en France, en collaboration avec un groupe de camarades dispersés dans plusieurs pays, il continue d’organiser la résistance au régime soviétique dans sa patrie ; il rêve de fonder un parti « libéral » qui réunirait des forces de droite (les « nationalistes ») et de gauche (les sociaux-démocrates)10. Même s’il abandonne ce projet politique sans issue au bout de quelques années, il continue encore pendant dix ans à participer à des « débats idéologico-politiques » dans la presse lithuanienne en exil11. Après la publication de Sémantique structurale, il se retire définitivement de ces luttes politiques menées avec ses compatriotes sur le plan des idées et se consacre entièrement à son « projet scientifique ». Et c’est alors qu’il fonde une autre équipe, cette fois-ci non pas de résistants mais de chercheurs, qu’il dirige avec l’objectif de construire une grammaire narrative. C’est au cours de cette nouvelle période qu’il développe sa conception théorique, à la fois neutre, descriptive et tout à fait originale, de l’idéologie.

1.2. Traits spécifiques de l’approche sémiotique de l’idéologie

En quoi la spécificité du concept greimassien d’idéologie consiste-t-elle, par rapport à la pensée dominante ? Tout d’abord, il s’agit d’un concept délibérément neutre, non-évaluatif et voulu comme tel. Or, dans le contexte occidental, rares sont les objets de réflexion qui ont suscité autant d’évaluations critiques que l’idéologie. L’approche évaluative est en effet largement répandue dans les théories développées par les sciences sociales ou la philosophie politique. En revanche, l’approche non-évaluative ou descriptive y est bien plus rare. On peut même dire qu’elle en est pratiquement absente dans les années 50-80, à la seule exception de l’anthropologie structurale et/ou culturelle.

Note de bas de page 12 :

R. Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 220 et 215.

En deuxième lieu, l’idéologie, dans la sémiotique greimassienne, n’a plus aucun rapport avec l’idée marxiste de l’image renversée, de la représentation déformée (ou de son dérivé, « la fausse conscience »). Cette idée était tellement répandue qu’elle a été reprise même par les théories anti-représentationnelles. Par exemple, par la sémiologie de Roland Barthes, pour qui « le mythe [contemporain] est formellement l’instrument le mieux approprié au renversement idéologique », tout comme « l’idéologie bourgeoise » est « une image renversée du monde »12. Et aussi par la sociologie critique de J. Habermas, qui voit l’idéologie comme l’expression des distorsions sociales, comme une « communication distordue ».

Note de bas de page 13 :

H. Arendt, Les origines du totalitarisme (1951), Paris, Gallimard, 2002, p. 825.

Note de bas de page 14 :

R. Barthes, Système de la mode, Paris, Seuil, 1967, p. 234.

Troisième trait qui différencie le concept sémiotique d’idéologie par rapport aux conceptions dominantes : l’idéologie cesse d’être considérée comme une idée ou un système d’idées statique. Elle ne sera plus liée à l’idée de représentation du monde, d’« image renversée » comme dans la conception marxiste orthodoxe. Il ne s’agit pas non plus d’une logique de l’idée, comme dans l’explication de H. Arendt (« Une idéologie est, très littéralement, ce que son nom indique : elle est la logique d’une idée »13). Et pas davantage d’un signifié général, comme chez Barthes (« A l’écriture de Mode correspond sur le plan rhétorique un signifié général qui est l’idéologie de la Mode »14). En sémiotique, l’idéologie est conçue comme une certaine syntaxe, et par conséquent, étant liée à l’action, elle est essentiellement dynamique.

A raison du haut niveau de généralité où elle se situe, l’idéologie, du point de vue sémiotique, ne se limite pas au champ du pouvoir politique ou de la domination sociale comme c’est souvent le cas dans les sciences sociales. De la même façon, les considérations sur l’idéologie ne se placent pas au niveau de la conscience (de l’autoréflexion) comme c’est le cas dans les théories sociales (néo)-marxistes, mais au niveau des significations.

Note de bas de page 15 :

Cf. Winfried Nöth, « Semiotics of ideology », Semiotica, 148,1/4, 2004. Cf. aussi M. Calvin McGee, « The “Ideograph” : A Link Between Rhetoric and Ideology » (1980) et Ph. Wander « The Ideological Turn in Modern Criticism » (1983), in C. Burgchardt (éd.), Readings in Rhetorical Criticism, Pennsylvania, Strata Publishing Company, 1995.

D’autre part, tout en se plaçant au niveau des significations, à la différence d’autres sémiologues ou analystes du discours (Barthes ou les successeurs de Peirce15), Greimas ne limite pas la manifestation idéologique à la rhétorique de la surface langagière (aux images, symboles, signes idéologiques), il la cherche au niveau plus profond du langage et la rattache à la grammaire narrative. Autrement dit, Greimas s’intéresse plus à l’analyse du contenu de l’idéologie qu’à son expression (formes, figures, signes).

Les idées de Greimas relativement à l’idéologie paraissent toutefois moins incongrues dans le contexte de la pensée française de la seconde moitié du XXe siècle que dans celui de la pensée occidentale en général à la même époque. Elles y paraissent moins exotiques, choquantes, tout en restant originales. La perspective « archéologique » adoptée ici permet d’affirmer que l’esprit ouvert et tolérant de Greimas envers l’idéologie s’explique mieux par le contexte intellectuel français dans lequel il se trouvait que par sa biographie lithuanienne, c’est-à-dire son expérience des faits historiques et ses rapports aux Lithuaniens émigrés.

2. L’approche de l’idéologie dans les années 1950-1980

Dans une atmosphère générale où la question de l’idéologie portait sur le « comment en guérir », en sortir ou s’en débarrasser, la pensée française d’inspiration structurale se distinguait par quelques idées dont les principales sont les suivantes : i) la reconnaissance du caractère nécessaire — pour ainsi dire « indispensable » — de l’idéologie pour le fonctionnement d’une société ; ii) la jonction de l’idéologie avec l’imaginaire, le domaine du symbolique, du mythique.

Ces idées étaient répandues avant tout dans deux domaines, la philosophie néomarxiste d’Althusser et l’anthropologie structurale (Dumézil, Lévi-Strauss), avant de concerner la sémiologie ou la sémiotique françaises (Barthes, Greimas).

Alors que les rapports de Greimas avec le (néo)marxisme n’ont jamais été interrogés ni même envisagés, son rapport à l’anthropologie française ne fait aucun doute. Toutefois, même en reconnaissant l’influence de Dumézil ou de Lévi-Strauss, on n’aurait guère soupçonné que c’est à eux que Greimas a repris l’emploi du terme « idéologie ». Cet emprunt semble cependant d’autant plus clair que Greimas pose le rapport entre mythe et idéologie comme un fait qui ne demande aucune explication. Et ce rapport, qui encore aujourd’hui peut paraître curieux, l’était davantage encore à l’époque. S’il paraissait une « évidence » dans le milieu français, partout ailleurs il restait par contre tout à fait inaperçu. Ce couple « mythe-idéologie » ne s’en trouvait pas moins présent, en France, non seulement dans les textes des anthropologues mais aussi dans ceux des (néo)marxistes (Althusser) ou des sémiologues influencés par le marxisme (Barthes).

Si le rapport de Greimas au marxisme n’a jamais été analysé, cela s’explique en premier lieu par le simple fait que dans ses textes — ceux en français — il ne s’y réfère quasiment jamais (à la différence de son collègue Barthes). Pourtant, les recherches récentes dans les archives lithuaniennes de Greimas révèlent qu’il connaissait très bien la problématique marxiste et qu’il avait sa position par rapport à elle, bien que cette position ait changé avec le temps.

Note de bas de page 16 :

Sa traduction date seulement de 2017 : A.J. Greimas, « Mythes et idéologies » (1966), in Du sens en exil, op. cit., pp. 123-139.

On peut voir le mieux les traces de la pensée française (traces certes « effacées » et donc à reconstruire) dans un article de Greimas intitulé « Mythes et idéologies », qui n’existait jusqu’il y a peu qu’en lithuanien16. Dans ce texte « pré-sémiotique », apparu l’année même de la publication de Sémantique structurale, Greimas expose à l’attention des émigrés lithuaniens aux Etats-Unis son point de vue sur l’idéologie en général. C’est là qu’on découvre sa vision « anthropologique », d’une part, et « néomarxiste » d’autre part, qui se manifeste par trois points : i) la jonction de l’idéologie avec le mythe ; ii) le choix en faveur d’une approche non-évaluative ; iii) le refus de la critique de l’idéologie.

2.1. Mythe et idéologie : entre (néo)marxisme et anthropologie française

Note de bas de page 17 :

« (…) on pourrait considérer comme une sérieuse source de démythification le marxisme et le jeune Marx (…). Il essayait de démontrer, lui aussi, que les sociétés vivent dans leurs mythes et que ces mythes sont en réalité des idéologies dissimulées et masquées ».» Mythes et idéologies », art. cit., p. 128.

Dans « Mythes et idéologies », Greimas prétend que c’est le jeune Marx qui a établi la jonction entre le mythe et l’idéologie17. Or, s’il est vrai que le marxisme est à la racine de la critique idéologique (ce que Greimas appelle « démythification » ou plutôt « démystification »), il est faux que le jeune Marx ait parlé de la dissimulation des idéologies par les mythes. Greimas confond apparemment les travaux de Marx, où le mot « mythe » n’apparaît pratiquement pas, avec les travaux de ses commentateurs français, notamment ceux d’Althusser, qui écrit :

Note de bas de page 18 :

L. Althusser, « Sur le jeune Marx (Questions de théorie) » (1960) in Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, p. 81.

Si le « chemin de Marx » est exemplaire, c’est (...) par sa volonté farouche de se libérer des mythes qui se donnaient pour la vérité, et par le rôle de l’expérience de l’histoire réelle qui a bousculé et balayé ces mythes.18

Dans les textes d’Althusser « mythe » apparaît fréquemment comme synonyme d’« idéologie » :

Note de bas de page 19 :

L. Althusser, « Le “Piccolo” Bertolazzi et Brecht (Notes sur un théâtre matérialiste) » (1962), in Pour Marx, pp. 144-145.

Mais qu’est concrètement cette idéologie non-critiquée sinon tout simplement les mythes « familiers », « bien connus » et transparents dans lesquels se reconnaît (et non pas : se connaît) une société ou un siècle ? le miroir où elle se réfléchit pour se reconnaître, ce miroir qu’il lui faudrait précisément briser pour se connaître ? (…). Je ne veux pas ici poser la question de savoir pourquoi ces mythes (l’idéologie comme telle) n’ont pas généralement été mis en cause dans la période classique.19

Note de bas de page 20 :

Même là où Althusser parle de structure (« de la dynamique de la structure latente de la pièce [de théâtre] »), elle ne l’intéresse que par rapport aux consciences, celles des personnages ou celles des spectateurs (L. Althusser, ibid., p. 146). Et plus tard, il remplace la conscience par l’inconscient (« Il est convenu de dire que l’idéologie appartient à la région “conscience”. (...) En vérité, l’idéologie a fort peu à voir avec la “conscience” (...). Elle est profondément inconsciente... » (L. Althusser, ibid., p. 239).

Malgré ce lien établi entre les mythes (toujours au pluriel) et l’idéologie, ce qui devait rester étranger pour un sémioticien, ce sont les considérations sur l’idéologie en termes de conscience, de miroir, de (re)connaissance de soi qui viennent de la philosophie spéculative de Hegel (probablement via Sartre)20.

Greimas passe sous silence le fait que presque dix ans avant « Mythes et idéologies », son ami Roland Barthes avait écrit un livre entier intitulé Mythologies. La raison en est peut-être le fait que tout en adoptant l’approche d’un sémiologue qui travaille à partir du discours et non pas à partir de la conscience, Barthes y utilise le terme d’idéologie au sens marxiste, celui de l’image renversée.

Ainsi, l’origine de la jonction entre mythe et idéologie la plus conforme à la démarche de Greimas paraît se trouver incontestablement du côté de l’anthropologie d’inspiration structurale, où les questions de la conscience et de la (re)connaissance de soi sont exclues, de même que celles du renversement ou de la déformation idéologique.

Note de bas de page 21 :

G. Dumézil, Mythe et épopée, Paris, Gallimard, 1995, p. 10.

Georges Dumézil place le mot « idéologie » dans les titres d’au moins deux de ses livres : L’Idéologie tripartite des Indo-Européens (1958), et L’Idéologie des trois fonctions dans les épopées des peuples indo-européens (1968). Sans qu’il en donne jamais une définition, à partir de son emploi on peut comprendre qu’il s’agit d’un système d’idées exprimées « en images » dans les mythes entendus comme des récits « qui ne sont pas des inventions dramatiques ou lyriques gratuites » mais des configurations en rapport « avec l’organisation sociale ou politique, avec le rituel, avec la loi ou la coutume »21. « Idéologie », chez Dumézil, est un terme axiologiquement tout à fait neutre, il n’a aucun rapport avec les idées de renversement ou de déformation, mais son emploi se cantonne au domaine du politique, compris certes au sens très large de la gouvernance d’une communauté. Comme Greimas l’explique plus tard à propos de Dumézil dans son étude mythologique, Des dieux et des hommes,

Note de bas de page 22 :

A.J. Greimas, Des dieux et des hommes, Paris, P.U.F., 1985, pp. 11-12.

(…) la religion d’un peuple n’est autre que l’idéologie grâce à laquelle la communauté se pense elle-même et réfléchit les relations entre les hommes et leurs contradictions (…) la mythologie est appelée à exprimer — dans un sens très large — l’idéologie politique de la société étudiée.22

Note de bas de page 23 :

Cf. la comparaison faite par Cliford Geertz entre une attente de la « fin de l’idéologie » et une attente de la fin de la religion par les positivistes du XIXe siècle : « We may wait as long for the “end of ideology” as the positivists have waited for the end of religion. Perhaps it is even not too much to suggest that, as the militant atheism of the Enlightenment and after was a response to the quite genuine horrors of a spectacular outburst of religious bigotry, persecution, and strife (…), so the militantly hostile approach to ideology is a similar response to the political holocausts of the past half-century ». (C. Geertz, The Interpretation of Cultures. Selected Essays, New York, Basic Books, 1973, pp. 199-200).

Que la religion soit une des formes de l’idéologie, on le disait déjà au XIXe siècle. Cependant, contrairement à la croisade contre les religions menée par les Lumières et le positivisme, les anthropologues du XXe siècle les conçoivent non comme des supercheries mais comme des manières d’expliquer le monde et de donner du sens à la vie23. Une religion est une idéologie non pas parce que c’est une image déformée de la réalité, une tromperie ou une mystification utilisée pour cacher l’exploitation ou la domination mais parce que c’est un « discours politique » des sociétés archaïques, une réflexion sur leur origine, leur constitution, leur ordre social.

Note de bas de page 24 :

Cl. Lévi-Strauss, « La structure des mythes », in Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 231.

C’est peut-être Lévi-Strauss qui fut le premier, dans son article « La structure des mythes », paru en 1955, à comparer le mythe ancien et l’idéologie politique moderne : « Rien ne ressemble plus à la pensée mythique que l’idéologie politique »24. Bien qu’il emploie très rarement ce terme et le considère comme allant de soi, dans une note méta-réflexive, l’auteur de La pensée sauvage indique que tout le livre est consacré à « l’idéologie et aux superstructures » :

Note de bas de page 25 :

Cl. Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 155.

Nous n’entendons nullement insinuer que des transformations idéologiques engendrent des transformations sociales. L’ordre inverse est seul vrai : la conception que les hommes se font des rapports entre nature et culture est fonction de la manière dont se modifient leurs propres rapports sociaux.25

On peut voir que l’emploi lévi-straussien du terme idéologie a déjà un rapport clair à son emploi marxiste. En effet, il est une sorte de synonyme de « superstructures » et l’auteur se pose la question marxiste de la dépendance entre la « base » matérielle (les rapports sociaux) et les superstructures (l’idéologie, les idées sur le rapport entre nature et culture). Mais l’idée du « renversement » n’intervient pas pour autant.

Cependant, bien plus important est l’élargissement du concept par rapport à son emploi chez Dumézil. Comme l’explique Greimas lui-même,

Note de bas de page 26 :

A.J. Greimas, Des dieux et des hommes, op. cit., p. 13 (traduction remaniée selon l’original lithuanien, N.K.).

là où Dumézil ne percevait que l’expression de l’idéologie sociale, Lévi-Strauss discerne la manifestation d’une philosophie de culture générale. (…) son apport ne fait que souligner davantage ce qu’on peut considérer aujourd’hui comme la conception actuelle de la mythologie, à savoir qu’elle est la forme caractéristique de la pensée figurative propre à l’humanité, cherchant à résoudre les principaux problèmes idéologiques et philosophiques.26

Lévi-Strauss élargit la conception de la mythologie — elle n’exprime pas seulement l’ordre politico-social, elle concerne la vision plus générale du monde — et avec elle s’élargit aussi celle de l’idéologie.

L’anthropologie assimile donc l’idéologie à un système d’idées qui s’exprime non pas en concepts mais par images, comme le fait la « pensée sauvage ». Et l’une de ses sphères de manifestation, ce sont les mythes.

Note de bas de page 27 :

« Mythes et idéologies », art. cit., p. 127.

Dans « Mythes et idéologies », Greimas reprend de l’anthropologie (sans l’indiquer) cette paire de termes mythe / idéologie en l’homologuant à la distinction de base entre le figuratif et le conceptuel. Mais il élargit le champ recouvert par le « mythe », qu’il identifie à tout discours figuratif : « (…) un mythe ancien ou un conte populaire, ou bien un poème littéraire »27.

Note de bas de page 28 :

Plus tard, même la science (plus précisément, l’attitude scientifique) sera considérée par Greimas comme une idéologie au sens sémiotique de ce mot : « L’attitude scientifique est à considérer, par conséquent, comme une idéologie, c’est-à-dire comme une quête du savoir (…) » (A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage. Paris, Hachette, 1979, p. 322, entrée « Scientificité »).

Note de bas de page 29 :

« Mythes et idéologies », art. cit., p. 127.

Il élargit aussi le champ de l’idéologie en ne le limitant pas à l’ordre du pouvoir politico-social (contrairement à ce qu’impliquent les travaux de Dumézil). Pour lui, l’idéologie peut se manifester en langage abstrait (« manière conceptualisée, exprimée par des mots abstraits ») : ce sera « l’idéologie politique », qu’il placera à côté de « la terminologie scientifique »28. Mais elle peut se manifester aussi d’une manière « mythifiante » : « il s’agit là de l’existence des mêmes vérités et mensonges idéologiques grâce aux [à travers les] valeurs de poésie, de religion, d’art et toutes les autres valeurs inscrites et dissimulées »29. L’idéologie ainsi caractérisée, c’est le côté conceptuel du discours figuratif.

Note de bas de page 30 :

Ibid.

Greimas affirme de la sorte que le mythe et l’idéologie sont « deux manières » « de dire une seule et même chose »30. Pour passer du mythique à l’idéologique, il faut faire une « traduction » : traduire le langage figuratif en termes abstraits, conceptuels. La traduction, c’est la révélation de la signification :

Note de bas de page 31 :

Ibid.

Il faut prendre un mythe (…) et dire ce qu’il signifie. Et cette énonciation de sa signification sera justement la traduction de chaque mythologie dans une idéologie, ou ce qu’on appelle la démythification.31

Note de bas de page 32 :

A.J. Greimas, Du sens, Paris, Seuil, 1970, p. 13.

On sait que dans la sémiotique de Greimas, on définit la signification comme la traduction (transposition) d’une langue à une autre, d’un niveau du langage à un autre32. Dans le cas présent, il s’agit de la traduction du niveau figuratif au niveau plus abstrait qui sera appelé plus tard « narratif ». Dire ce que veut dire un mythe, c’est le transposer en langage abstrait, non-figuratif, conceptuel, « idéologique ».

Cependant, une question se pose : pourquoi le conceptuel est-il appelé « idéologie » ? Est-ce que tout ce qui est conceptuel dans un discours est une idéologie ? Il ne sera possible de répondre à cette question que lorsque Greimas mettra en place sa grammaire narrative, où le « conceptuel » sera remplacé par la narrativité, par les structures narratives. Mais dans « Mythes et idéologies », texte contemporain de Sémantique structurale, on devine seulement pourquoi un sémioticien ne s’intéresse qu’à la dimension « mythifiante » ou « dissimulée » de la manifestation d’une idéologie : la raison en est que pour s’occuper de l’idéologie exprimée en langage abstrait il suffit des sciences politiques, alors que pour comprendre le langage figuratif (« mythique »), il faut des connaissances autres, celles de la sémiotique.

2.2. Démythifier sans démystifier

Note de bas de page 33 :

Bien qu’il n’y ait aucun rapport direct entre Geertz et Greimas. Ils semblent s’ignorer mutuellement. Sur la « nonevaluative conception of ideology » du premier, cf. C. Geertz, The Interpretation of Cultures, op. cit., p. 200.

Dans le domaine des sciences dites « de l’homme », la sémiotique de Greimas offre très exactement ce que cherchait Clifford Geertz, l’anthropologue canadien de la culture33 : une conception et une méthode d’analyse non-évaluative de l’idéologie. La sémiotique permet que l’idéologie en tant que notion morale (critiquée, dénoncée) devienne une notion analytique, donc scientifique dans la mesure où la science véritable décrit sans évaluer.

C’est en opposant les deux approches que sont la « dé-mythification » et la « démystification » que Greimas exprime sa résolution d’envisager la notion d’idéologie sans la critiquer :

Note de bas de page 34 :

« Mythes et idéologies », p. 129.

(…) je fais la distinction entre la démythification et la démystification. La démystification serait un terme policier (…). On croit qu’il existe un mystère, qu’on nous cache intentionnellement la vérité, qu’il faut « démasquer », pour recourir à la terminologie socialiste. La démythification est un terme scientifique neutre (…). Démythifier revient à décrire la poésie, décrire la religion, les valeurs morales, l’art en interrogeant ce que tout cela signifie.34

Note de bas de page 35 :

Il faut noter que dans le même texte, par la suite, Greimas ne s’en tient pas à cette distinction et emploie le mot « démythification » là où devrait être apparaître, selon le sens qu’il a lui-même donné à ce mot, « démystification ».

Greimas préfère la démythification à la démystification35, l’analyse non-évaluative à la critique, à un regard « policier » ou moralisateur qui chercherait la faute, l’infraction, le crime. Il n’explique pas ses raisons mais on peut les deviner aussi bien à partir de ses présupposés structuralistes qu’à partir de ses convictions épistémologiques.

Le refus des anthropologues de juger les données ethnologiques (même celles qui du point de vue occidental seraient des « préjugés », des « superstitions ») provient de l’attitude herméneutique propre à l’anthropologie moderne face à la culture de l’Autre, étrangère par définition. Cette attitude constitue le principe de base de toute ethnologie et anthropologie culturelle du XXe siècle : décrire sans évaluer, comprendre sans juger. Chez Greimas, le refus d’évaluer s’inscrit dans la ligne de la linguistique structurale, qui fonde la scientificité de sa démarche sur la description par opposition à la normativité de la grammaire traditionnelle, toujours soucieuse d’évaluer des phénomènes linguistiques. Mais on peut trouver chez lui aussi d’autres raisons.

L’auteur de « Mythes et idéologies » raconte qu’en rédigeant Sémantique structurale il s’est rendu compte que l’analyse structurale ne peut pas fournir de critères propres (de « critères structuraux objectifs ») pour distinguer les valeurs acceptables et non-acceptables, les « vérités idéologiques » et les « mensonges idéologiques » :

Note de bas de page 36 :

Ibid., p. 130.

(...) j’essayais naïvement de chercher des critères structuraux objectifs aidant à distinguer le mal et le bien, les valeurs et les aliénations (Entfremdungen). Vous voyez donc qu’on se trompe parfois de chemin et qu’on doit abandonner le travail et tout recommencer à nouveau.36

Note de bas de page 37 :

A.J. Greimas « Préface », Du sens, p. 13.

Note de bas de page 38 :

Cf. A.J Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire, op. cit., pp. 42-43.

Selon lui, de tels critères n’existent pas — ni en science ni même sur le plan de la compréhension humaine en général : « mensonge et vérité, c’est tout un. La question n’est pas (…) pertinente »37. Certes, en traitant la question de la connaissance de la vérité, Greimas accepte finalement un seul critère humain : la cohérence logique. Ce critère est reconnu par une de ses plus grandes autorités scientifique : Hjelmslev38.

Note de bas de page 39 :

« Mythes et idéologies », p. 136.

(…) l’exigence d’une conséquence logique, d’une cohérence logique, pour soi-même et pour les autres (…), c’est là le seul critère de la vérité dans nos conditions de connaissance de l’homme, où qu’il figure — dans les sciences de l’homme ou dans les sciences naturelles.39

Note de bas de page 40 :

Ibid., pp. 126-127.

Cependant, l’idéologie n’est pas liée à la seule question du vrai et du faux, elle concerne surtout la question du bien et du mal. Et pour distinguer entre le bien et le mal, il n’y a de critères qu’« extrahumains », qu’ils soient d’ordre religieux (Dieu) ou laïque (L’Esprit Absolu pour les hégéliens ou l’Histoire pour les marxistes)40.

Une autre raison, qui n’est pas d’ordre scientifique (épistémologique) mais plutôt d’ordre philosophico-anthropologique, c’est la conviction de Greimas relativement à la nécessité de l’idéologie. Etant donné qu’elle est liée aux systèmes symboliques, elle est indispensable pour l’homme car il ne peut pas vivre sans la symbolisation :

Note de bas de page 41 :

Ibid., pp. 132-133.

Si l’on accepte la thèse qui soutient qu’on ne peut jamais dire la vérité, qu’il est impossible de se débarrasser des mythes, que l’idéologie est collée à l’homme, qu’elle est la nécessité de l’existence humaine, alors il ne reste qu’une seule voie, aussi bien pour l’homme en tant qu’individu que pour l’homme en tant qu’être social, à savoir la problématique d’une création consciente de mythes et idéologies. (...) Nous ne savons pas ce qui est bien et ce qui mal, mais nous savons qu’on ne peut pas abandonner l’homme sans l’inscrire dans un système culturel symbolique.41

Note de bas de page 42 :

« Dans cette ville méditerranéenne typiquement française, notre « club des philosophes » se réunissait (…) et discutait de tout. Tout d’abord, bien sûr, du marxisme, parce que dans les années quarante et cinquante de ce siècle, on ne pouvait se définir que sous le rapport au marxisme, comme étant pour ou contre, en partie pour ou en partie contre ». A.J. Greimas, « Essai d’autobiographie intellectuelle », art. cit., p. 25.

Note de bas de page 43 :

Ce texte n’existe qu’en lithuanien : A.J. Greimas « Tautinis komunizmas » (1953-1955) in Iš arti ir toli, Vilnius, Vaga, 1991, pp. 284-297.

La thèse qui soutient que « l’idéologie est collée à l’homme », qu’elle est « la nécessité de l’existence humaine », c’est aussi la thèse d’Althusser. Dans ses textes lithuaniens rédigés à l’époque « pré-sémiotique » (celle d’avant Sémantique structurale), Greimas parle beaucoup du marxisme. Ce sont là les traces de son expérience à Alexandrie, où, comme on sait il animait un « club intellectuel » français dont l’un des principaux sujets de discussion était le marxisme42. L’exilé de l’Europe de l’Est s’est apparemment servi de ces discussions dans les articles qu’il rédigeait pour ses compatriotes. L’une des preuves les plus frappantes, c’est son long texte sur « le communisme national » rédigé à l’époque d’Alexandrie43. Voilà comment il y caractérise le marxisme tout en laissant implicitement apparaître son propre rapport à lui :

Note de bas de page 44 :

A.J. Greimas, « Tautinis komunizmas », art. cit.,, pp. 285-286 (trad. N.K.).

L’une des raisons du succès du marxisme est liée probablement à sa mythologie qu’il faut considérer comme un instrument puissant et précis pour analyser et critiquer l’ordre social. (…) Les penseurs ou les hommes politiques de droite peuvent certes nier ou ignorer le marxisme, mais ceux de la gauche doivent inévitablement accepter le fait de son existence sans pouvoir se définir autrement que par rapport au marxisme tout en l’interprétant ou l’appliquant à leur façon. Je pense ici non pas, certes, à des hommes du parti [communiste] mais à des scientifiques « indépendants » tels Claude Lévi-Strauss, le plus grand des sociologues vivants, ou Fernand Braudel, « chef de file » reconnu parmi les historiens. (…) La clé de la sociologie marxiste est sa conception de la société comme une totalité, comme fait social global. La société, ce n’est pas une somme des rapports interindividuels, c’est une structure globale, une sorte de pyramide constituée de couches superposées : les structures économiques, politiques, culturelles.44

On peut supposer que ce qui devait surtout convenir à Greimas dans le marxisme, c’est son idée de la société comme une structure hiérarchique de niveaux différents (de ce point de vue comparable au langage). On la retrouve chez Althusser dans son texte « Marxisme et humanisme », à ceci près qu’au lieu des structures « culturelles » il place l’idéologie :

Note de bas de page 45 :

L. Althusser, « Marxisme et humanisme » (1963) in Pour Marx, Paris, Maspero, 1965, pp. 238-239.

Les « sujets » de l’histoire sont des sociétés humaines données. Elles se présentent comme des totalités, dont l’unité est constituée par un certain type spécifique de complexité, mettant en jeu des instances qu’on peut très schématiquement, à la suite d’Engels, réduire à trois : l’économie, la politique et l’idéologie. Dans toute société on constate donc, sous des formes parfois très paradoxales, l’existence d’une activité économique de base, d’une organisation politique, et de formes « idéologiques » (religion, morale, philosophie, etc.).45

Note de bas de page 46 :

Par exemple, ce qui en Europe aurait été appelé « lutte idéologique », est parfois appelé aux États-Unis depuis les années 60 « guerre culturelle » (culture war) (cf. travail sociologique : Irene Taviss Thomson, Culture Wars and Enduring American Dilemmas, University of Michigan Press, 2010). C’est qu’aux États Unis, à la différence de l’Europe, « culture » désigne pour le sens commun le système de valeurs et le mode de vie, tandis que l’emploi du terme « idéologie » est le plus souvent, comme on l’a déjà noté, limité au domaine politique.

Cette substitution du concept d’idéologie par celui de culture est assez répandu jusqu’à nos jours et marque parfois un certain choix idéologique plutôt que simplement terminologique46. Mais il est plus intéressant de remarquer que Greimas ne fait nulle part allusion à Althusser bien qu’il ait sûrement connu ce philosophe qui a réinterprété Le Capital d’un point de vue structuraliste et a exercé une influence considérable sur l’ensemble des penseurs français liés au structuralisme (Derrida, Foucault, Bourdieu). C’est dans « Marxisme et humanisme » qu’Althusser parle de la nécessité de l’idéologie et rejette toute idée de « sociétés sans idéologies » :

Note de bas de page 47 :

L. Althusser, « Marxisme et humanisme » pp. 238-239.

L’idéologie fait donc organiquement partie, comme telle, de toute totalité sociale. Tout se passe comme si les sociétés humaines ne pouvaient subsister sans ces formations spécifiques, ces systèmes de représentations (de niveau divers) que sont les idéologies. (…) L’idéologie n’est donc pas une aberration ou une excroissance contingente de l’Histoire : elle est une structure essentielle à la vie historique des sociétés.47

Althusser lie cette nécessité de l’idéologie à l’inconscient, qu’il comprend avant tout comme ce que les hommes ne dominent pas — mais par quoi ils sont dominés (d’où la comparaison avec les « structures ») :

Note de bas de page 48 :

Ibid., pp. 239-240.

L’idéologie est bien un système de représentations : mais ces représentations n’ont la plupart du temps rien à voir avec la « conscience » : elles sont la plupart du temps des images, parfois des concepts, mais c’est avant tout comme structures qu’elles s’imposent à l’immense majorité des hommes, sans passer par leur « conscience ». Elles sont des objets culturels perçus-acceptés-subis, et agissent fonctionnellement sur les hommes par un processus qui leur échappe.48

Greimas rattache l’idéologie plutôt au langage en tant que source de tous les malentendus, des mensonges et des mythes (bons et mauvais), à l’impossibilité de dire la « vérité des choses » :

Note de bas de page 49 :

« Mythes et idéologies », p. 129.

Ce qu’il y a de mal avec les mythes, ce n’est pas le fait qu’ils sont publics (…) Les pires sont les mythologies qui sont répandues dans notre langue et qui nous pénètrent de façon inconsciente ! La vie quotidienne de l’homme devient tragique au moment où l’on veut dire la vérité, mais les mots apparaissent toujours ambigus. Il est impossible d’échapper à ce cercle vicieux.49

2. 3. Créer au lieu de critiquer

Note de bas de page 50 :

J. Habermas, La technique et la science comme idéologie (1965-1968), Paris, Denoël / Gonthier (Gallimard), 1973 , p. 149.

Si Greimas refuse de critiquer les idéologies, ce n’est pas parce qu’il est impossible d’y échapper (pas plus qu’on ne sort d’un cercle vicieux). Ce grand défenseur de la rationalité scientifique est en même temps un sceptique à l’égard de la puissance de la Raison, de son pouvoir de guérir des maux idéologiques, du pouvoir libérateur de ce qu’on appelle la « prise de conscience ». Si pour Habermas l’« autoréflexion (…) affranchit le sujet de la dépendance à l’égard de puissances hypostasiées »50, Greimas exprime ouvertement son scepticisme à propos du rôle de la conscience :

Note de bas de page 51 :

« Mythes et idéologies », pp. 130-131.

Le problème de la démythification est le plus souvent rattaché à celui de la conscience. On dit qu’il faut prendre conscience du fait que les mythes sont des mythes et que le mensonge est un mensonge ; quand ce dernier arrêtera de fonctionner, vous pourrez les liquider, et la question sera résolue. Malheureusement, il n’en va pas ainsi. Ce serait bien de pouvoir mettre au grand jour les phénomènes négatifs. Ils cesseraient d’être dangereux rien que parce qu’ils ont été révélés. (…) Au contraire, la conscience n’apporte pas de soulagement à l’homme et ne l’aide pas à vivre. Elle ne fait qu’aggraver sa situation.51

Comme les néo-marxistes allemands, Greimas fait allusion à ce propos à la psychanalyse. A l’origine de la psychanalyse, on pense guérir par la « prise de conscience », par le retour à l’origine du trauma, par l’accès du refoulé à la lumière de la conscience. Mais on s’est rendu compte que la prise de conscience, la rationalisation des processus et du contenu inconscients ne guérit point et que la tâche du psychanalyste, tout comme celle d’un « démythificateur », consiste en fait non pas simplement à détruire le système de symboles qui empêche de vivre ou cause des troubles mais à proposer un autre système de symboles à la place.

Note de bas de page 52 :

Ibid., p. 131.

La psychanalyse a rencontré, elle aussi, le même problème, et beaucoup de psychanalystes croient qu’il s’agit là du problème des relations entre l’inconscient et la conscience. En fait, ce n’est pas vrai. Dire à un malade mental que son problème est tel et tel, qu’il ne fait en réalité que dissimuler tous ces maux à lui-même, n’a encore guéri aucun malade. (...) Or, le problème que rencontre le psychanalyste consiste à trouver les moyens de faire en sorte que l’homme ne s’attache pas, de façon inconsciente, à ses mythes. (...) nous pouvons faire ce que font les psychanalystes : si un malade vit avec un certain système symbolique qui rend sa vie insupportable, le problème pour le médecin n’est pas de faire disparaître ce système, mais de le normaliser en le remplaçant par un autre système de valeurs qui lui permette de vivre et de se réconcilier avec les gens et les choses.52

Note de bas de page 53 :

Ibid., pp. 131, 132-133.

Note de bas de page 54 :

Ibid., p. 136.

Si le système symbolique culturel, c’est-à-dire les différents produits de l’imaginaire (parmi lesquels les mythes avec les idéologies sous-jacentes) sont nécessaires au fonctionnement de la société, on ne peut critiquer et détruire les mythes qu’à condition d’en proposer d’autres. À la place de la critique émancipatrice, libératrice, Greimas propose la démythification créative : créer de nouveaux mythes et idéologies qui permettent « à l’homme ou à la nation de vivre », « substituer un système de mythes à un autre »53. Bien que la sémiotique de Greimas (à la différence de la théorie critique de Habermas) n’ait aucun rapport avec la normativité, il cherche aussi, comme les néomarxistes allemands, comment sa théorie pourrait s’engager dans la recherche de solutions aux problèmes actuels de la société. Il voit la possibilité d’un engagement dans l’opération positive de création, d’incitation à la transformation54.

La prise de conscience est donc nécessaire non pas pour se libérer des idéologies mais pour choisir entre différents mythes après avoir évalué leurs avantages et inconvénients. De façon comparable, ce travail avait été imaginé aussi par Althusser :

Note de bas de page 55 :

L. Althusser, « Marxisme et humanisme », p. 239.

Seules, d’ailleurs, l’existence et la reconnaissance de sa nécessité peuvent permettre d’agir sur l’idéologie et de transformer l’idéologie en instrument d’action réfléchi sur l’Histoire.55

Dans une interview accordée vingt ans plus tard au journal français Le Quotidien de Paris, Greimas annonce :

Note de bas de page 56 :

A.J. Greimas, « Au commencement était Greimas », propos recueillis par Philippe Manière, Le Quotidien de Paris, mardi 11 février 1986, p. 22.

Aujourd’hui, la sémiotique se propose de « renouveler » les valeurs, en se focalisant sur ce que l’homme doit être, et non sur ce qu’il est. (…) la sémiotique dépasse naturellement son projet scientifique pour devenir une esthétique, une éthique, et presque une idéologie.56

Note de bas de page 57 :

Cf. E. Landowski, « Petit manifeste sémiotique », in Sémiotique et engagement, Actes Sémiotiques, 120, 2017 ; id., « Politiques de la sémiotique », Rivista Italiana di Filosofia del Linguaggio, 13, 2, 2019.

Pourtant, alors qu’avec ses élèves et ses collaborateurs français ou italiens Greimas s’occupait constamment de construire une théorie et une méthodologie sémiotiques (un métalangage), il ne raisonnait pas devant eux sur le rôle social ou « thérapeutique » de la sémiotique. Bien qu’il ait souvent insisté sur le « rôle ancillaire » de la discipline, il n’envisageait apparemment pas avec eux ce « renouvellement des valeurs », cette « création de nouveaux mythes » dont il vient d’être question. Il ne les incitait pas même à « démythifier » les mythes du monde occidental. Il aura fallu que ses élèves acquièrent l’âge de leur Maître et qu’ils aient eux-mêmes des élèves en sémiotique pour que ce type de questions se pose (« La sémiotique peut-elle — doit-elle ? devrait-elle ? — être une discipline politiquement “engagée” ? ») et pour qu’apparaissent des « manifestes sémiotiques » où on refuse une sémiotique « neutre » et non-impliquée57.

Note de bas de page 58 :

A.J. Greimas, « Essai d’autobiographie intellectuelle », art. cit., p. 20.

Par rapport à l’idéologie, comme dans bien d’autres domaines, Greimas restait apparemment « schizophrène » : « (…) j’ai passé toute ma vie comme un schizophrène. Aussi bien du point de vue géographique que spirituel »58. Sa pensée théorique relativement à l’idéologie était réservée à son milieu de travail français, et l’engagement idéologique ne concernait pour lui que sa nation et son pays d’origine, la Lithuanie.

3. L’analyse de l’idéologie

3.1. De l’imaginaire aux structures de l’action

Dans la période de Sémantique structurale, l’idéologie est liée à l’imaginaire. Le terme n’a pas encore son sens spécifiquement sémiotique, mais plutôt celui qui est typique du contexte de la pensée française de l’époque. Dans les années 60, parler de « l’imaginaire » était monnaie courante : le terme figure souvent dans les titres des livres, il est fréquent dans Sémantique structurale et pas uniquement dans le dernier chapitre intitulé « L’imaginaire de Georges Bernanos ». Il est probable que c’est Jacques Lacan qui a le plus contribué à le mettre à la mode (en liaison avec le « symbolique » et le « réel »). Mais il est indubitable que c’est Althusser qui a mis ce mot en rapport avec l’idéologie :

Note de bas de page 59 :

« Marxisme et humanisme », art. cit., p. 240.

Note de bas de page 60 :

L. Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’État » in id., Positions (1964-1975), Paris, Éditions sociales, 1976, p. 99.

Dans l’idéologie, les hommes expriment, en effet, non pas leurs rapports à leurs conditions d’existence, mais la façon dont ils vivent leur rapport à leurs conditions d’existence : ce qui suppose à la fois rapport réel et rapport « vécu », « imaginaire ». (...) Dans l’idéologie, le rapport réel est inévitablement investi dans le rapport imaginaire : rapport qui exprime plus une volonté (conservatrice, conformiste, réformiste ou révolutionnaire) voire une espérance ou une nostalgie, qu’il ne décrit une réalité.59
L’idéologie représente le rapport imaginaire des individus à leurs conditions réelles d’existence.60

Note de bas de page 61 :

J. Habermas, Knowledge and human interests (1968), Boston, Beacon Press, 1971, p. 42.

La distinction entre le rapport réel et le rapport imaginaire et en même temps leur implication réciproque suppose le dépassement du préjugé métaphysique de la réalité ou de l’activité pratique autonome, préjugé qui subsistait au sein même de la tradition marxiste mais qui était rejeté par les néomarxistes de Francfort. Ces derniers suivaient en effet la philosophie transcendantale de Kant et la phénoménologie de Husserl, dont le principe de base est l’impossibilité de parler de la réalité en tant que telle, indépendamment du sujet (de la conscience) qui la perçoit, ainsi que de l’activité humaine, « matérielle » (par exemple, le travail, la production) en dehors de toute symbolisation61. L’attitude d’Althusser, ainsi que celle de Greimas est comparable.

Note de bas de page 62 :

A.J. Greimas, Sémantique structurale. Recherche de méthode, Paris, Larousse, 1966, p. 254 (souligné par nous).

Greimas, à la suite d’Althusser, dans Sémantique structurale, rattache l’idéologie à l’imaginaire : « (…) les transformations structurelles imaginaires jouent un rôle considérable dans toute sorte d’idéologies (...) »62. Cependant, dans la pensée structurale, la conscience incarnée et réfléchissante, comme condition nécessaire de la perception de la réalité, est remplacée par le langage : il n’y a pas de réalité humaine, sociale, en dehors du langage. C’est la raison pour laquelle l’imaginaire idéologique, chez Greimas, n’est pas celui des représentations de la conscience ou de l’inconscient mais celui du langage des images, des figures, des « mythes », de la pensée figurative qui se communique :

Note de bas de page 63 :

A.J. Greimas, Tautos atminties beieškant. Apie dievus ir žmones (Des dieux et des hommes), Vilnius-Chicago, AM&M, 1990, p. 29 (trad. N. K.). Cette partie de l’introduction n’est pas reprise en français dans Des dieux et des hommes.

(…) l’imaginaire (…) n’est pas l’invention de choses inexistantes et incompréhensibles tout simplement parce que ce langage qui s’exprime en images, c’est le moyen de communication grâce auquel les gens se parlent et se comprennent.63

Pourtant, après Sémantique structurale, le fondateur de la grammaire narrative fait un pas de plus : il cherche l’idéologie non plus sur le plan de l’expression (le langage figuratif des mythes, des symboles, des images) mais sur celui du contenu où on trouve justement ces « transformations structurelles imaginaires ». Dans sa version purement sémiotique, le concept d’idéologie n’a plus de rapport avec l’univers des « images », il est lié à la logique de l’action exprimée par les structures narratives.

Si « Mythes et idéologies » de Greimas fait un certain écho à « Marxisme et humanisme » d’Althusser, la conception sémio-narrative de l’idéologie pourrait être comparée à celle qu’on trouve dans « Idéologie et appareils idéologiques d’État ». Althusser y rompt avec la conception habituelle, provenant encore du temps des « idéologues » du XVIIIe siècle, selon laquelle l’idéologie est un système d’idées. Pour le néo-marxiste français, l’idéologie se manifeste non pas à travers des idées contrôlées par la conscience mais à travers les pratiques, qui sont plus inconscientes que conscientes :

Note de bas de page 64 :

« Idéologie et appareils idéologiques d’État », art. cit., p. 120, 122.

l’idéologie parle des actes (…) insérés dans des pratiques. Et nous remarquerons que ces pratiques sont réglées par des rituels dans lesquels ces pratiques s’inscrivent, au sein de l’existence matérielle d’un appareil idéologique (…) il n’est de pratique que par et sous une idéologie64.

En cela, Althusser suit Marx, pour qui la base de toute pensée est matérielle ; et il voit cette matérialité dans la sphère des actions, notamment des « appareils d’État » et leurs pratiques réglées, ritualisées. Toutefois, il n’explique pas comment l’idéologie se manifeste à travers les pratiques, autrement dit, comment on passe de l’imaginaire aux actions, des systèmes symboliques aux pratiques. On dirait que les pratiques sont surtout nécessaires pour souligner le lien entre l’idéologie et l’inconscient car les pratiques envisagées par Althusser se limitent à tout ce qui est du côté du rituel, des actions programmées, quasi-automatiques.

Note de bas de page 65 :

Ibid., p. 120.

En revanche, dans la sémiotique de Greimas, ce rapport entre l’idéologie et l’action prend une place centrale. En tant que structuraliste, il ne se pose pas les questions de l’origine, des causes, du déterminisme : est-ce que ce sont les actions qui proviennent des idées (des idéologies) ou bien est-ce que ce sont les idées qui sont à la base des actions ? Greimas montre comment les idées peuvent être incarnées dans les actions, comment, en reprenant la formule d’Althusser, « les “idées” d’un sujet humain existent dans ses actes »65, comment l’analyse des actions — leurs significations, leurs structures — permet de traiter des idéologies sans se poser la question de savoir si les acteurs en sont conscients ou non.

3. 2. Les modèles idéologiques : entre rhétorique et sémiotique

Note de bas de page 66 :

Cf. la note 12.

Note de bas de page 67 :

R. Barthes, Mythologies, Paris, Seuil, 1957, p. 214.

En rédigeant Mythologies, Roland Barthes s’était déjà orienté dans cette direction. Bien que sa conception soit marxiste et statique — c’est celle de l’idéologie comme renversement66 —, il fait le lien entre les pratiques quotidiennes et une « idéologie insignifiante » diffuse dans tous les aspects de la vie quotidienne, dans la façon d’entretenir une conversation, de manger, de s’habiller, dans « la philosophie publique, celle qui alimente la morale quotidienne, les cérémoniaux civils, les rites profanes, bref les normes non écrites de la vie relationnelle en société bourgeoise »67. Néanmoins, il pose ce lien entre les pratiques et l’idéologie d’une façon plutôt indirecte, comme sans y réfléchir.

A propos de la conception de l’idéologie de son ami des années d’Alexandrie, Greimas ne fait qu’une petite allusion dans Du sens :

Note de bas de page 68 :

A.J. Greimas « Considérations sur le langage » (1966), Du sens, op. cit., p. 36.

Roland Barthes a transposé dans les sociétés modernes (…) la problématique de la connotation mythique des comportements humains (…) si la mode des » mythologies », petites et grandes, prospère en France, les descriptions des modèles idéologiques restent rares.68

Note de bas de page 69 :

On connaît bien l’exemple analysé par Barthes d’un numéro de Paris-Match où, « sur la couverture, un jeune nègre vêtu d’un uniforme français fait le salut militaire, les yeux levés, fixés sans doute sur un pli du drapeau tricolore » (Mythologies, p. 189). Car le mythe ne se réfère pas seulement à une chose, il fait aussi connaître, il ne fait pas seulement comprendre, il insinue une idée : « (…) le mythe a effectivement une double fonction : il désigne et il notifie, il fait comprendre et il impose » (ibid., p. 190).

Note de bas de page 70 :

R. Barthes, ibid., p. 202, 216. De même que L’idéologie allemande avait été écrite pour critiquer les philosophes allemands de l’époque, Barthes écrit Mythologies pour démystifier « l’idéologie bourgeoise » de la société française. A ce sujet, Barthes, à vrai dire, ne fait rien d’autre que prolonger les considérations de Marx et Engels. Ils observent que « chaque nouvelle classe qui prend la place de celle qui dominait avant elle est obligée (…) de représenter son intérêt comme l’intérêt commun de tous les membres de la société (…) de donner à ses pensées la forme de l’universalité » (K. Marx, F. Engels, L’idéologie allemande (1845), Paris, Editions sociales, 1952, p. 32). Sans faire référence à Marx sur ce point, Barthes observe la même chose dans la société française moderne. Et il décrit comment la bourgeoisie française parvient à imposer ses intérêts particuliers en tant qu’intérêts universels : c’est en effaçant son nom, en le recouvrant par celui de la nation, autrement dit en se rendant anonyme pour s’attribuer l’image de toute la nation et en présentant ses valeurs comme « naturelles », a-historiques, donc universelles. (R. Barthes, ibid., p. 212, 215).

Quelle est donc la différence entre » la connotation mythique des comportements humains » et « les modèles idéologiques » ? Les actions humaines peuvent s’analyser du point de vue poético-rhétorique : quelqu’un accomplit un acte et, par-delà son sens direct, cet acte peut avoir un sens indirect (figuré, connotatif) qu’on veut insinuer (tel est le pouvoir de la persuasion rhétorique)69. C’est ainsi que Barthes analyse « la connotation mythique des comportements humains » : on reste ici sur le niveau superficiel rhétorique, celui des formes et figures où se produisent les renversements ou déformations signifiantes : la « naturalisation », c’est-à-dire la transformation de « l’histoire en nature », de « l’anti-physis en pseudo-physis »70. Dans ces analyses, il n’y a pas au fond de différence entre action et état car on parle de l’un et l’autre comme d’une image, d’une figure, d’un symbole. Et s’il s’agit d’une transformation (ou « déformation »), elle est déjà toute donnée, déjà faite. Autrement dit, la dynamique de l’action n’est pas prise en compte. Cependant les actions peuvent être analysées sur un plan plus profond, celui de la syntaxe où elles se révèlent comme actions-transformations et non pas comme des états.

Si on observe comment Greimas définit les « modèles idéologiques » dans ses travaux successifs, on peut relever un véritable « progrès ». Dans « Mythes et idéologies », il s’agit encore de configurations statiques :

Note de bas de page 71 :

« Mythes et idéologies », p. 127.

Quant aux modèles idéologiques, ce seraient des exemples, des archétypes selon lesquels nous essayons ou pouvons essayer de transformer l’homme.71

Ici, le « modèle idéologique » joue un rôle transformateur sans être lui-même compris comme une transformation. Cette idée que l’idéologie a pour effet de « transformer l’homme » fait écho aussi à la pensée d’Althusser :

Note de bas de page 72 :

« Marxisme et humanisme », p. 242 (souligné dans le texte).

Il est clair que l’idéologie (comme système de représentations de masse) est indispensable à toute société pour former les hommes, les transformer et les mettre en état de répondre aux exigences de leurs conditions d’existence.72

Note de bas de page 73 :

« Mythes et idéologies », p. 127.

Cependant, Greimas y ajoute déjà une distinction typiquement structuraliste et en même temps particulière dans la pensée sur l’idéologie : c’est la distinction entre « modèles idéologiques » et « modèles axiologiques » ou « systèmes de valeurs », qui constituent « le cadre dans lequel s’inscrivent des cultures entières au sein desquelles nous vivons »73. Cette distinction correspond à celle de Saussure, entre la langue comme système et la parole comme sa réalisation : l’axiologie, c’est un système virtuel statique, et l’idéologie, c’est sa réalisation dynamique.

Dans Sémantique structurale, la même distinction implique clairement la différence entre le statique et le dynamique. On peut voir qu’à l’axiologie, Greimas attribue les éléments paradigmatiques (les « caractères » ou les actants), tandis qu’à l’idéologie il attribue les syntagmes (le faire, les comportements, les algorithmes de comportements). Autrement dit, l’axiologie est liée à tout ce qui est statique : les catégories, les qualifications, les classifications ; l’idéologie concerne le dynamique : les algorithmes, les actions.

Note de bas de page 74 :

Du Sens, p. 16.

Dans la préface du Du sens, les idéologies sont déjà explicitement appelées « des représentations (…) des procès de transformation »74. En un mot, alors que les « modèles idéologiques » étaient conçus au départ comme des « exemples », des configurations à reproduire telles quelles, ils deviennent par la suite, dans la théorie sémiotique, des modèles de transformation.

3.3. La spécificité sémiotique : l’idéologie en tant que quête de valeurs

A la différence de Barthes, Greimas étend le champ de l’idéologie bien au-delà de la société bourgeoise et de ses pratiques. Il la voit partout où il y a une activité humaine. Pour lui, l’idéologie et le faire, l’activité, les actions humaines, les algorithmes de comportement sont étroitement liés. Mais il fait un pas de plus : à l’action il ajoute l’idée de la valeur. Ainsi Greimas propose-t-il une vision tout à fait particulière de l’idéologie.

Note de bas de page 75 :

Selon une paraphrase de ce passage de Merleau-Ponty : « Parce que nous sommes au monde, nous sommes condamnés au sens (…) ». M. Merleau-Ponty, La phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. xiv (souligné par nous).

Note de bas de page 76 :

« La première observation concernant la signification ne peut porter que sur son caractère à la fois omniprésent et multiforme » (Sémantique structurale, op. cit., p. 8) ; « Notre tragique existentiel actuel consiste peut-être dans l’impossibilité d’échapper à la signification » (« Mythes et idéologies », art. cit., p. 126).

L’originalité de sa position découle d’une vision générale du monde qui serait la suivante. Greimas renverse la thèse des existentialistes : pour lui, ce n’est pas au non-sens mais à la signification que nous sommes « condamnés »75. Il partage de ce point de vue la vision du monde de Merleau-Ponty, selon laquelle il y a partout du sens dans le monde humain76.

Note de bas de page 77 :

« C’est à F. de Saussure que revient le mérite d’avoir introduit le concept de valeur linguistique : en constatant que le sens ne réside que dans les différences saisies entre les mots, il pose le problème de la signification en termes de valeurs, relatives, se déterminant les unes par rapport aux autres ». Sémiotique. Dictionnaire, op. cit., p. 414.

Note de bas de page 78 :

F. de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1969, p. 115.

Note de bas de page 79 :

« C’est la différence qui fait le caractère, comme elle fait la valeur et l’unité », op. cit., p. 168.

Or le monde des significations est aussi un univers constitué de valeurs. L’idée de lier la question de la signification à celle de la valeur vient de Saussure77. Celui-ci, comme on sait, traite les phénomènes linguistiques dans le champ des sciences sociales. En comparant l’économie politique et la linguistique, disciplines qui se servent de la notion de valeur, Saussure observe que la valeur apparaît dans « un système d’équivalence entre des choses d’ordres différents » (par exemple, la force de travail et le salaire)78. La valeur est le résultat de la différence79. S’il y a équivalence, comparabilité entre deux entités, il y a aussi leur interchangeabilité ; autrement dit, l’équivalence permet un échange. La valeur d’un signe, c’est la possibilité de l’échanger contre quelque chose de dissemblable (un euro contre une baguette) ou semblable (un euro contre deux dollars). Pour que l’échange soit possible, il faut un ou plusieurs systèmes de valeurs qui préexistent à toute valeur particulière. Saussure se limite à décrire les échanges possibles entre des éléments relevant de systèmes : ou bien entre les éléments du même système, ou bien entre ceux de systèmes différents.

A côté du système de valeurs, appelé axiologie, Greimas introduit l’acte de leur réalisation par le sujet (ce qui serait du côté de la parole, que Saussure, comme on sait, place en dehors de la science). Avant l’échange de valeurs, il faut qu’elles soient visées par un sujet, individuel ou collectif. En métalangage sémiotique, le sujet actualise les valeurs au moment où il en choisit certaines, les investit dans des objets, les transforme en valeurs désirées et entreprend de les viser. La recherche d’un ou de plusieurs objets de valeur dans une série d’actions tend vers leur acquisition, qui les transforme en valeurs réalisées. C’est à travers cette actualisation-réalisation de valeurs qu’apparaît ce qui, dans la sémiotique narrative, est appelé « idéologie » : c’est une action orientée vers une (ou plusieurs) valeur (ou « objet de valeur »), qui présuppose un système de valeurs, une axiologie.

Note de bas de page 80 :

Ibid., p. 179.

(…) une idéologie (…) peut se définir comme une structure actantielle qui actualise les valeurs qu’elle sélectionne à l’intérieur des systèmes axiologiques (d’ordre virtuel).80

Note de bas de page 81 :

Ibid., p. 179.

Autrement dit, l’idéologie n’existe que quand un individu ou une collectivité (l’actant-sujet) vise quelque chose : « …l’idéologie est une quête permanente des valeurs »81.

Note de bas de page 82 :

Ibid., p. 180.

Note de bas de page 83 :

Ibid., p. 95.

Dans les « discours mythologiques » où « le discours idéologique est (…) plus au moins figurativisé »82 (notamment dans les discours narratifs), une axiologie est souvent manifestée par un Destinateur qui communique au sujet-héros « l’ensemble des valeurs en jeu »83, qui conclut un contrat avec lui, en tant que Destinateur-manipulateur, et ultérieurement le sanctionne, en tant que Destinateur-judicateur.

Ces éléments du schéma narratif font pour une part écho à la description althussérienne de la structure de l’idéologie. L’idéologie constitue les individus en sujets. Cependant, pour Althusser, être constitué en sujet par l’idéologie, ce n’est pas viser un objet de valeur, c’est être assujetti (Althusser attire l’attention sur le rapport étymologique entre « sujet », « sujétion », « assujettir »), c’est-à-dire soumis à un ordre axiologique représenté par un Sujet absolu :

Note de bas de page 84 :

« Idéologie et appareils idéologiques d’État », pp. 133-134 (souligné dans le texte).

(…) l’individu est interpellé en sujet (libre) pour qu’il se soumette librement aux ordres du Sujet, donc pour qu’il accepte (librement) son assujettissement (...) Il n’est de sujets que par et pour leur assujettissement.84

Note de bas de page 85 :

« (…) la structure de toute idéologie, interpellant les individus en sujets au nom d’un Sujet Unique et Absolu est spéculaire, c’est-à-dire en miroir, et doublement spéculaire ». Ibid., p. 132.

Note de bas de page 86 :

Ibid., p. 133.

Note de bas de page 87 :

Ibid., p. 132.

Note de bas de page 88 :

Ibid.

Althusser décrit la structure de l’idéologie en tant que structure du rapport intersubjectif, du « redoublement spéculaire »85 (selon le modèle du rapport lacanien : le rapport entre ego et son Autre). La constitution du sujet présuppose l’existence de l’Autre, du Sujet (Dieu, la conscience morale, le curé, de Gaulle, le patron, les appareils idéologiques d’État86) au nom de qui l’idéologie « interpelle des “individus” en sujets »87. L’un des moments constitutif de l’idéologie, c’est « la reconnaissance mutuelle entre les sujets et le Sujet »88.

Les rapports interactantiels du schéma narratif sont comparables, sans toutefois qu’ils demandent un dédoublement spéculaire. Ils sont en revanche complétés par un troisième actant, l’Objet de valeur.

Note de bas de page 89 :

Sémiotique. Dictionnaire, op. cit., p. 179.

Comme le précise le Dictionnaire de 1979, en soulignant par là le caractère essentiellement dynamique de l’idéologie dans la théorie sémiotique, « la réalisation de ces valeurs (c’est-à-dire la conjonction du sujet avec l’objet de valeur) abolit, ipso facto, l’idéologie en tant que telle »89.

Conclusion

La sémiotique de Greimas permet de rendre compte du passage de l’imaginaire aux pratiques, qui manquait dans la conception de l’idéologie chez Althusser, autrement dit du passage du niveau des figures (que les autres théoriciens appellent les représentations ou le système symbolique) à celui des actions. La syntaxe narrative donne à cet égard une réponse indiquant comment ce passage est possible : c’est à travers la distribution des rôles actantiels entre les acteurs et moyennant la prise en charge, par le sujet d’action, de valeurs qui, par définition, relèvent de quelque système axiologique.

Note de bas de page 90 :

Ibid., entrée « Narratif (schéma —) », § 8, p. 247.

Note de bas de page 91 :

Cf. « Politiques de la sémiotique », art. cit.

Note de bas de page 92 :

Cf. N. Keršytė, « La sémiotique en action », in A.C. de Oliveira (éd.), As interações sensíveis, São Paulo, Estação das Letras e Cores, 2013, pp. 564-565.

Quant au schéma narratif, Greimas le qualifie de « modèle idéologique »90. En cherchant à donner un contenu idéologique à ce modèle purement syntaxique, c’est-à-dire à le sémantiser, Landowski montre qu’il renvoie à un ordre politico-économique démocratique en même temps que marchand et utilitariste91. Sans contester entièrement cette démarche, on peut lui opposer quelques objections. S’il est vrai que le modèle narratif présuppose un certain type de sujet, un sujet « intentionnel » qui vise des objets de valeur, il est par contre douteux qu’on puisse transcrire le concept purement formel de jonction en celui, sémantique, d’appropriation et du même coup réduire tous les objets de valeur à des objets d’échange et de possession (d’avoir). Cela est peut-être présupposé par la théorie sémiotique de la valeur, reprise en grande partie de Saussure, qui établit une analogie entre les valeurs linguistiques et les valeurs économiques, mais la pratique sémiotique de l’analyse narrative dépasse cette analogie et exclut la réduction de toute valeur aux valeurs d’échange. Par exemple, viser et obtenir la conjonction avec une princesse en tant qu’objet de valeur, ce n’est pas la même chose qu’arriver à se conjoindre à un objet de valeur d’ordre modal qu’on ne peut échanger contre rien d’autre, telle une entente, un respect réciproque pour la même « princesse », ou la confiance en autrui92. Les limites du schéma narratif résident dans le fait qu’il ne présuppose qu’un certain type de sujet et, de sa part, qu’un certain type de rapport aux objets de valeur alors qu’il peut y en avoir plusieurs, comme d’ailleurs le montrent bien les autres régimes d’interaction décrits par Landowski. Cependant, ces autres modèles ou régimes interactionnels proposés par Landowski à côté du modèle narratif — qu’il ramène à la syntaxe de la manipulation —, sont eux aussi les modèles « idéologiques » au sens que Greimas donne à ce terme : n’importe quelle (inter)action humaine par laquelle on vise des valeurs.

La conception greimassienne de l’idéologie permet d’analyser l’idéologie non pas en tant qu’idées exprimées par les discours mais en tant qu’actions, pratiques, actes, que ce soit en liaison avec les discours, ou indépendamment. Elle fait voir les significations implicites, le contenu idéologique du faire humain. L’idéologie se manifeste non seulement dans ce que l’homme dit ou pense mais aussi dans ce qu’il fait, que ce soit en se rendant compte du sens de ses actes, ou non. Ainsi, les instruments d’analyse sémiotique servent autant pour la « science des idéologies » que pour toutes sortes de « critiques de l’idéologie ».