Populisme : le grand chambardement sémiotique ?

Jacques Fontanille

Centre de Recherches Sémiotiques, Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.6440

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : attracteur, élections, énonciation, légitimation, passions, peuple, populisme

Auteurs cités : Yann ALGAN, Jean-François BORDRON, Flora CHANVRIL, Patrick CHARAUDEAU, Madani CHEURFA, Jean-Claude COQUET, Algirdas J. GREIMAS, Stathis KOUVELAKIS, Ernesto LACLAU, Chantal MOUFFE, Pierre-André TAGUIEFF

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Texte intégral

1. Préambule : « populisme » est-il le nom d’un programme de recherches ?

Quand une recherche s’engage à partir d’un problème ou d’un domaine déjà fortement marqué et galvaudé par les discours médiatiques et politiques, la première question qui se pose est celle de son nom. Populisme ? De quoi précisément « populisme » est-il le nom ? Les tentatives de définition les plus courantes dans les discours véhiculés dans les médias énumèrent les expressions thématiques d’une série de positions politiques, entre autres : le nationalisme, le repli sur les intérêts individuels ou familiaux, la xénophobie, voire la phobie de tout ce qui est « autre » et hors norme, la hantise de l’invasion migratoire et du « grand remplacement », la violence et la provocation verbale et/ou physique, le culte du chef, le rejet des élites et de la représentation politique, et bien entendu l’appel au peuple. Mais aucune de ces positions politiques n’est strictement réservée au « populisme », et chacune peut être adoptée séparément sans la tonalité que tout le monde semble y reconnaître.

Serait-ce l’accumulation de toutes ces positions qui serait « populiste » ? L’hypothèse est tentante, mais il faut résister à cette tentation, car si une tonalité populiste peut fonctionner comme un attracteur qui coagule et légitime un ensemble de positions politiques aussi diverses, ce ne sont pas ces positions qui le définissent, mais son rôle d’attracteur légitimant, et c’est ce dernier qu’il faudra interroger. La difficulté à définir le populisme n’oppose donc pas seulement une résistance à la méthode de l’analyse, mais remet aussi en cause la manière d’aborder la question : le nom « populisme » et son énonciation même questionnent la question.

Note de bas de page 1 :

Sur cette histoire de la notion de « mobilité », voir Hadrien Commenges, L’invention de la mobilité quotidienne. Aspects performatifs des instruments de la socio-économie des transports, thèse de géographie, Université Paris-Diderot - Paris VII, 2013. Disponible sur la plateforme HAL.

Pour éclaircir un peu le problème à circonscrire, prenons un autre exemple, moins énigmatique, avant d’entrer dans le vif de notre sujet : celui de ce qu’on appelle aujourd’hui la « mobilité ». Si on met de côté la « mobilité articulatoire » et les difficultés pathologiques des patients dont la « mobilité » est diminuée, il reste, pour l’essentiel, la « mobilité » spatiale (donc les déménagements et les transports) et la « mobilité » professionnelle (donc les changements d’emplois ou de métiers). Dans le domaine des déplacements, le concept même de « mobilité » apparaît au cours des années 1930-1940 dans le champ de la sociologie, notamment au sein de l’Ecole de Chicago, mais il n’évoque alors, principalement, que les changements de domicile. Parallèlement, ce sont des ingénieurs qui commencent à s’intéresser au trafic urbain et péri-urbain, plus particulièrement à la circulation automobile. La conjonction de ces deux préoccupations, sous le terme de « mobilité », n’apparaît qu’au cours des années 1960-1980, et cette conjonction se fait, toujours au sein de l’Ecole de Chicago, sous l’autorité de l’« économie des transports », et, en France, sous celle de la « socio-économie des transports ». Cette nouvelle conception de la « mobilité » participe, d’un côté, du développement de qu’on appelle déjà à Chicago le « néo-libéralisme », et de l’autre, en France, de la mise en place de « planifications rationnelles » : l’un et l’autre, en effet, prônent un nouveau « management » global des mobilités, dans la perspective de leur croissance exponentielle, qu’il faut encourager pour satisfaire les objectifs économiques soit du néo-libéralisme, soit de la planification étatique1. Sous l’effet d’une généralisation opérée par leur sous-bassement économique commun, la « mobilité professionnelle » rejoint la « mobilité spatiale », dans une même notion qui recouvre l’ensemble des mobilités requises pour la satisfaction d’intérêts économiques.

L’exemple de la « mobilité » est éclairant, parce que nous disposons aujourd’hui d’un nombre suffisant de travaux qui permettent de comprendre le parcours de construction socio-sémiotique de ce champ de réflexions et de recherches. Il n’en va pas de même pour le « populisme », puisque cette notion semble échapper à toute définition stabilisée, comme le rappelle Ernesto Laclau, spécialiste reconnu de la réflexion politique et philosophique sur les populismes :

Note de bas de page 2 :

E. Laclau, Politics and Ideology in Marxist Theory. Capitalism, Fascism, Populism, Londres, Verso, 1979, p. 143. Cité en traduction française par Pierre-André Taguieff, « Le populisme et la science politique, du mirage conceptuel aux vrais problèmes », in Jean-Pierre Roux (éd.), Les Populismes, Paris, Perrin, 2007, p. 6.

Populisme est un concept insaisissable autant que récurrent. Peu de termes ont été aussi largement employés dans l’analyse politique contemporaine, bien que peu aient été définis avec une précision moindre. Nous savons intuitivement à quoi nous nous référons lorsque nous appelons populiste un mouvement ou une idéologie, mais nous éprouvons la plus grande difficulté à traduire cette intuition en concepts. C’est ce qui a conduit à une sorte de pratique ad hoc : le terme continue d’être employé d’une façon purement allusive, et toute tentative de vérifier sa teneur est abandonnée.2

Cette absence de définition stabilisée est ici observée à la fin des années soixante-dix : sommes-nous encore dans une telle indétermination ? Certes, oui ! La notion de populisme, en effet, relève aussi bien du domaine des historiens (qui nous rappellent les versions plus anciennes, russes et latino-américaines, bien différentes des versions contemporaines) que du domaine des politologues, et plus près de nous, sémioticiens, du domaine de l’analyse des discours politiques. Mais il est difficile d’identifier aujourd’hui un parcours du même type que celui qu’a connu la notion de « mobilité », et qui permettrait de saisir au moins dans quelle direction, par convergence entre les différentes approches disciplinaires, la notion de « populisme » tendrait à se stabiliser, et avec quels enjeux. Il est clair que les sciences politiques et l’analyse de discours sont engagés dans un processus critique, de déconstruction et de vigilance idéologique, mais qu’elles n’ont pas encore à l’égard de cette notion de véritable projet collectif de modélisation qui viserait par exemple, comme les sciences économiques pour la « mobilité », à un « management » global en vue d’une expansion et de la réalisation d’objectifs économiques, sociaux ou d’autre nature…

La question préalable est donc bien celle-ci : faut-il adopter comme titre d’un problème sémiotique un terme de la langue courante aussi mal défini ? Oui, sans aucun doute, à condition d’interroger les tendances de son usage et de son énonciation, de manière à contribuer à une éventuelle et future « modélisation » prospective.

2. Comment une définition difficile, voire impossible, peut devenir un problème sémiotique spécifique

2.1. L’indicible noyau attracteur

Le populisme, comme catégorie d’analyse politique, nous confronte à des difficultés spécifiques. D’abord par sa récurrence : elle sert à définir toutes sortes de mouvements politiques, qui présentent quelques traits communs, mais seulement quelques-uns. Parmi ces mouvements politiques, on distingue en général fortement ceux qui endossent des positions nationalistes et/ou xénophobes, et ceux qui restent ouverts à l’autre et à l’étranger. Mais ces distinctions qui reposent sur la présence ou l’absence de telle ou telle thématique politique ne font que repousser l’identification d’un noyau commun. En revanche, comme nous l’avons déjà signalé plus haut, la capacité du populisme à capter toutes ensemble ces positions thématiques différentes confère déjà à ce noyau commun, si difficile à circonscrire, une propriété sémiotique élémentaire : c’est un attracteur (cf. supra), en ce qu’il « aspire » pour les réunir ces thématiques distinctes. A ce stade, cet attracteur, à la manière des trous noirs dans le cosmos, semble ne pas avoir d’autre propriété apparente que sa force d’attraction.

Dans un deuxième moment de l’analyse, il apparaît pourtant que l’attracteur populiste a ceci de particulier qu’il légitime ces positions politiques thématisées, en même temps qu’il les réunit. Pour la plupart jugées « politiquement incorrectes » par les groupes et médias dominants, le seul fait de les attirer et réunir dans un espace sémiotique commun, spécifique et indéfinissable semble leur conférer une légitimité qu’elles n’auraient pas séparément. D’aucuns trouveront la métaphore osée et désobligeante, mais osons tout de même : l’argent d’origine douteuse, illégale ou stipendiée, en tout cas souterraine, doit être « blanchi » avant d’être remis en circulation dans l’économie visible et légitime, et l’opérateur du blanchiment doit, pour pouvoir faire son office, rester secret, invisible et indicible. Autrement dit, si nous prolongeons l’analogie, l’attracteur-mystère dont nous faisons état pourrait devoir une partie de sa capacité de légitimation à son caractère mystérieux. Bien sûr, nous reviendrons sur ce couplage [attraction + légitimation], en gardant en mémoire le fait que la légitimation, dans le cas de l’attracteur « populisme », n’opère d’abord (mais pour combien de temps ?) qu’à l’intérieur de la sphère populiste, qui reste stigmatisée de l’extérieur.

Note de bas de page 3 :

Pour mémoire : un « sémème », dans la tradition de la sémantique structurale, est un assemblage hiérarchisé de traits pertinents (des « sèmes »), qui perdure dans tous les usages et dans toutes les acceptions différentes d’une même notion : c’est le noyau sémantique de cette dernière.

Malgré cette définition insaisissable, l’énonciation même du terme « populisme », qu’elle soit descriptive, stigmatisante, péjorative ou valorisante, prétend pourtant saisir et projeter publiquement un aspect central de ces mouvements et positions politiques, une sorte d’« essence » intuitive du populisme. Enoncer « populisme », même si on ne sait pas en formuler la définition, présuppose qu’on pressent et assume un noyau sémantique essentiel, et que le seul fait de l’énoncer change quelque chose à la relation que l’on peut avoir avec les réalités politiques et idéologiques ainsi désignées. En d’autres termes, le caractère vague et insaisissable de la notion n’est pas un obstacle à son agentivité, il en est même peut-être une condition. Une analyse purement fonctionnelle et comportementale (« à quoi ça sert ? ») pourrait même alors être engagée, sans connaissance explicite de la « boîte noire » sémémique3 sous-jacente.

On pourrait alors se demander si ce caractère vague et imprécis ne serait pas le fruit d’un ajustement collectif, voire d’une stratégie implicite, mise en œuvre à l’insu même de ceux qui l’adoptent, mais pourtant partagée par la plupart des discours d’analyse de cette notion. Une des caractéristiques de la littérature consacrée au populisme est en effet la réticence — présentée comme une résistance de la notion et des pratiques afférentes — à transformer cette notion vague en un concept précis. L’absence de clarté conceptuelle serait alors une construction de l’analyse elle-même. Une revue de littérature détaillée montrerait que les analystes semblent faire appel à une sorte d’intuition centrale, de l’ordre d’un ressenti assumé, qui suffirait, comme suggéré plus haut, à légitimer l’énonciation de la notion. Et, une fois posé ce ressenti assumé, l’analyse continue le plus souvent par une énumération de traits présentés comme « pertinents », mais dont la pertinence repose rarement sur des oppositions pertinentes au sens strict.

Si par exemple un des traits pertinents les plus évidents peut être la prise en compte des intérêts et des aspirations du « peuple », on voit mal quel leader politique pourrait ne pas revendiquer, d’une manière ou d’une autre, une telle position. De même, si on pose comme trait pertinent du populisme le fait de dire au peuple ce qu’il attend qu’on lui dise, on ne trouvera guère de dirigeant prêt à assumer le contraire, sauf s’il a déjà décidé de renoncer prochainement à son mandat. Dans ce cas toutefois, un début d’opposition pertinente se fait jour : certains s’adressent à une entité holistique et floue, le « peuple », et d’autres à telle ou telle catégorie d’électeurs, telle ou telle partie de la population, mais dont le périmètre n’est guère mieux défini que dans le premier cas. La construction d’un sémème caractéristique du populisme est de fait d’autant plus repoussée que les analyses accumulent exceptions, variantes et ensembles flous.

2.2. De la prolifération des expressions au vide de contenu

Note de bas de page 4 :

E. Laclau, Politics and Ideology in Marxist Theory, Londres, New Left Books, 1977 ; rééd. Londres, Verso, 2011.

Note de bas de page 5 :

E. Laclau et Ch. Mouffe, Hegemony and Socialist Strategy, Londres, Verso, 1985.

L’évolution de la pensée d’Ernesto Laclau, issu lui-même d’un courant socialiste du péronisme, rend bien compte de cette stratégie de décomposition progressive de la notion. Dans un premier temps, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, il constate l’éclatement de la classe ouvrière et des mouvements qu’elle portait, et l’apparition de « nouveaux mouvements sociaux » (féminisme, écologie, communautarismes et multiples particularismes)4. Il défend alors un projet de « démocratie radicale » qui permettrait à l’ensemble de ces mouvements d’accéder à l’hégémonie, puis à la souveraineté politique, tour à tour, ou tous ensemble5. Mais, la déconstruction post-moderne aidant, l’alternative proposée se heurte à une perspective de segmentation sociale potentiellement infinie, aux multiples particularismes à prendre en compte, à l’indétermination et à la contingence des composants de cette dite « démocratie radicale ».

Note de bas de page 6 :

E. Laclau, On Populist Reason, Londres, Verso, 2005.

Par conséquent, dans un second temps, Ernesto Laclau propose une solution pour expliquer comment un nouvel actant collectif, indéterminé mais néanmoins efficient, pourrait porter le projet d’une telle démocratie6. Et, comme l’écrit Stathis Kouvélakis :

Note de bas de page 7 :

S. Kouvélakis, « Contre la raison populiste. Les impasses d’Ernesto Laclau », Contretemps. Revue de critique communiste, 2 juin 2019 (https://www.contretemps.eu/raison-populiste-impasses-laclau/). Souligné par nous.

Dans ses grandes lignes, cette nouvelle articulation de l’universel et du particulier repose sur le déploiement de la logique hégémonique en tant que voie d’accès à un universel défini comme un « espace vide », i.e. dépourvu d’un « contenu » prédéterminé, qu’un particulier tente de combler sans jamais y parvenir.7

Note de bas de page 8 :

E. Laclau, On Populist Reason, op. cit., p. 230.

Circonscrire un tel « espace vide » n’est pas chose simple, et de fait, les explications de Laclau sont particulièrement compliquées. Il faut d’abord supposer que cet espace sans contenu n’est pas entièrement vide : des forces dispersives et cohésives, socialement plus ou moins indéterminées, suscitent des mouvements de prolifération, de rupture et de réagrégation : « nous vivons dans un terrain historique où la prolifération des points de rupture et des antagonismes exige de façon croissante des formes politiques de réagrégation »8. Mais des forces qui ne se stabilisent dans aucune forme ne donnent lieu qu’à du vide conceptuel (sémiotiquement parlant : des tensions sans directions identifiables ni corrélations stabilisées). Laclau et Mouffe en conviennent, et tout se passe comme si la « raison populiste » n’avait pour finalité que d’instaurer ce vide ontologique :

Note de bas de page 9 :

Hegemony and Socialist Strategy, op. cit., p. 46. (Souligné par nous).

Comme la société change au cours du temps, ce processus d’identification du signifiant vide sera toujours précaire et réversible, divers projets ou volontés tenteront d’hégémonéiser les signifiants vides de la communauté absente. La reconnaissance de la nature constitutive de ce hiatus et son institutionnalisation sont le point de départ de la démocratie moderne.9

Notons au passage l’argument présupposé : la société change au cours du temps, ce que nul ne saurait réfuter. Mais on voit bien aussi le quasi-renoncement intellectuel : puisque la société change, et que ces changements sont contingents, socialement indéterminés, proliférants et insaisissables, il n’y a rien d’autre à proposer, en vue d’une « démocratie radicale », que de viser des « réagrégations » à visée hégémoniques, mais plus ou moins aléatoires, dans un « signifiant vide », opérations à la suite desquelles on peut supposer que le signifiant vide se remplira d’un signifié, mais éphémère et toujours repoussé par d’autres, tout aussi « hégémonéisants ». Autrement dit, et plus cavalièrement, les nouveaux mouvements populaires s’efforcent d’accéder à la souveraineté politique en ordre dispersé et aléatoire.

Note de bas de page 10 :

Cf. J. Fontanille, Formes de vie, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2015, pp. 46-48.

On comprend alors que dans sa version radicale, la définition du populisme assume entièrement à la fois la prolifération des expressions et le vide de contenu, et que les versions plus modérées, qui sont seulement réticentes à définir le populisme, n’en sont que l’écho affaibli. Laclau réinvente en quelque sorte la structure sémiotique de l’absurde : des signifiants tellement proliférants, envahissants et incohérents qu’ils ne peuvent s’associer qu’à des signifiés évanescents, à la limite vides10. Pourtant, ce n’est pas de l’absurde qu’il nous entretient mais de la « démocratie moderne » telle que peut la concevoir la « raison populiste ». Et la principale différence avec la structure sémiotique de l’absurde, c’est que ce « vide de contenu » est tout de même habité par des forces, au moins celles de l’attraction. Nous y reviendrons plus loin.

2.3. Le grand chambardement

La configuration sémiotique extraite de la réflexion de Laclau est composée (en simplifiant un peu, cela va de soi) de deux éléments principaux : d’un côté un peuple (un actant collectif) dont les expressions sont désormais particularisantes et proliférantes, et de l’autre un « espace vide » mais doté de forces, le populisme (un régime sémiotique et une forme de vie), où ces expressions peuvent être projetées pour accéder à des positions hégémoniques (autrement dit à la souveraineté politique).

Rappelons d’abord le point de départ : un changement historique dans ce que recouvre la notion de « peuple ». Avant, le « peuple » équivalait d’abord aux classes laborieuses (le Tiers Etat), puis, avec l’industrialisation, aux classes pauvres, laborieuses… et dangereuses, et enfin, d’un point de vue marxiste, à la classe ouvrière visant une position hégémonique et universelle, une fois neutralisées les différences entre classes sociales (Lénine et Staline faisaient grand usage de « peuple » en ce sens). En bref, avant le changement historique noté par E. Laclau, le socialisme et le marxisme dotaient le « peuple » d’un devenir universel positif, celui d’un actant collectif fortement encadré d’un point de vue institutionnel, déterminé et unifié par des valeurs communes. Un actant collectif compact et homogène avait pour devenir un régime sémiotique et une forme de vie déterminés, pleins et cohérents. Telle était alors la visée eschatologique du marxisme.

Mais la classe ouvrière, en tant que « peuple en devenir », s’effondre au lieu de s’universaliser, et des mouvements multiples et aléatoires prennent sa place.

Après cette transformation historique, le « peuple » devient un ensemble actantiel indéterminé, constitué d’une prolifération d’entités particulières et de segments multiples, contingents et en mouvement perpétuel. Pour doter ce nouveau peuple d’un devenir universel, il faut lui inventer un espace sémiotique prospectif indéterminé et sans principe d’unification : le « signifiant vide » de l’attracteur.

Note de bas de page 11 :

Nous avons déjà montré, dans Sémiotique des passions, avec A.J. Greimas (Paris, Seuil, 1991), qu’un actant individuel passionné, en raison de sa composition modale plus ou moins cohésive, pouvait être un « entier » instable. Nous avons repris ce thème dans Corps et sens (Paris, P.U.F., 2011), en proposant le concept de «corps-actant », dont la forme actantielle est soumise à des variations de consistance, et à des forces cohésives et dispersives. A fortiori, pour un actant collectif composé de parties et agité par des flux, la question de la consistance se pose d’emblée. Et si nous suivons Jean-François Bordron dans son analyse méréologique des objets (« Les objets en parties (esquisse d'ontologie matérielle) », Langages, 103, 1991), chaque type de consistance actantielle est la manifestation d’un type d’intentionnalité : la consistance serait donc à cet égard décisive pour la capacité d’un actant à s’engager dans tel ou tel régime de sens, tel ou tel type d’interactions.

L’absence de définition claire et stable du populisme, convertie en problème sémiotique, trouve alors une explication provisoire, au moins à titre d’hypothèse de travail : c’est la conception du peuple qui a changé, notamment dans sa définition actantielle. « Peuple » n’est plus le nom d’une totalité intégrale, d’un actant solide et plein, et donc susceptible de porter globalement des projets de société, des systèmes de valeurs, de s’institutionnaliser et d’exercer une souveraineté collective. « Peuple » est devenu le nom d’un autre type d’actant, nuageux ou visqueux, une profusion d’individualités plus ou moins agrégées, et soumises à des forces antagonistes qui inhibent toute perspective de totalisation11.

Notons en passant que cette nouvelle acception de la notion de « peuple » reste parfaitement compatible avec l’individualisme épistémologique et méthodologique, propre aux théories affiliées au néo-libéralisme, une conception reposant elle aussi sur la prolifération, plus ou moins agrégative, de phénomènes individuels, de singularités et de particularismes dont le seul devenir est de remplir un espace global vide de toute détermination et de tout contenu propres. L’individualisme méthodologique radical dispense de toute considération sociale globale et totalisante, et il est aussi le ressort épistémologique principal de l’économie classique contemporaine, telle que conçue et promue naguère par l’Ecole de Chicago.

Face à cette nouvelle conception du « peuple », rappelons que le populisme, dans sa version radicale, vise un espace conceptuellement vide, et doté de forces d’attraction, par principe et par constitution.

Note de bas de page 12 :

P.-A. Taguieff, « Le populisme et la science politique, du mirage conceptuel aux vrais problèmes », art. cit.

Note de bas de page 13 :

Art. cit., pp. 31-34.

De quoi peut-on alors le « remplir », si on s’efforce quand même de circonscrire ce qu’est le populisme ? Pierre-André Taguieff, parmi bien d’autres, fournit dans un article de 1997 (repris en 2007), une très complète et remarquable étude lexico-politique des différentes dimensions et formes du populisme12. Cette étude commence bien entendu par une longue description des fluctuations de la notion, et se poursuit comme une tentative de « remplissement » de cet espace conceptuel flou, mouvant et vacant. Taguieff propose en effet une taxinomie du populisme : le populisme comme mouvement social, comme régime politique, comme idéologie, comme attitude, comme rhétorique, et comme légitimation13. La taxinomie ne touche pas, semble-t-il, au noyau sémémique de la notion, qui reste une boîte noire, mais repose sur un inventaire (qui, dans son principe, reste ouvert) de ses différentes facettes, des formes institutionnelles et/ou stratégiques des usages du populisme : des revendications (mouvements sociaux), des organisations et institutions politiques (les régimes populistes), des comportements individuels ou collectifs (les attitudes), des discours (la rhétorique populiste). Si on ne peut pas rendre compte de la structure profonde du populisme, et pour cause (cf. supra, le « signifiant vide »), on peut au moins classer ses manifestations et faire l’inventaire des domaines pratiques où elle s’exprime. Mais classer des pratiques populistes, ou des facettes d’une notion, ce n’est pas pour autant les définir dans ce qu’elles ont toutes en partage.

Reste la légitimation, identifiée par P.-A. Taguieff, et à laquelle nous réservons maintenant un développement spécifique, quoique plutôt éloigné de ce qu’il entend par ce terme.

3. Revendiquer le populisme : assumer pour légitimer

Note de bas de page 14 :

Ce phénomène est si bien connu qu’il porte déjà un nom dans le répertoire des figures de la rhétorique classique : l’énantiosémie.

« Populisme » étant le nom d’un espace eschatologique vide de tout contenu, selon notre hypothèse de travail, on peut maintenant se demander pourquoi cette notion connaît une telle vogue, et, d’un point de vue sémiotique, pourquoi les termes « populisme » et « populiste » reviennent si souvent dans les discours politiques et dans leurs commentaires médiatiques. Etant donné que les usages visant à la stigmatisation d’autrui (Pierre raisonne comme un populiste ; Monsieur, vous êtes un populiste !) participent de tactiques rhétoriques déjà bien connues, reposant sur l’inversion axiologique de dénominations originellement descriptives (cf. socialisme et communisme, devenues dans les discours chiraquiens socialo-communisme)14, nous nous intéressons plutôt à la revendication populiste (Oui, je suis populiste).

3.1. Oui, non, si !

Avant toute chose, précisons en quoi consiste cette revendication du populisme. Avant la période contemporaine de montée des populismes dans le monde, les populismes se présentaient comme revendicatifs, voire révolutionnaires, ce qui impliquait un parcours narratif élémentaire, constitué (i) par la négation d’une situation antérieure jugée néfaste par et pour le peuple, et (ii) par l’affirmation d’une nouvelle ère reposant sur des conditions plus favorables à ce dernier. A la position P0 succède la position non-P0, et à la position non-P0, la position P1.

Soit [P0 →non-P0 →P1]

Dans ces conditions, revendiquer le populisme, c’était mettre l’accent d’abord sur la négation de P0 et, en second lieu, sur l’assertion de P1. C’était l’époque où « peuple » pouvait coïncider avec une partie identifiable de la population. A l’époque contemporaine, où « peuple » désigne tout autre chose, la revendication du populisme fonctionne elle-même tout autrement.

Note de bas de page 15 :

A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 23.

Note de bas de page 16 :

Ibid.

A l’entrée « Assertion » de leur Dictionnaire, Greimas et Courtés proposent une analyse de la série « oui, non, si »15. Le raisonnement repose sur le fonctionnement de la « syntaxe fondamentale », c’est-à-dire des « opérations élémentaires effectuées sur le carré sémiotique »16. Cette syntaxe part de S2 (non), puis, par négation, produit le contradictoire non-S2 (si), et enfin par assertion, le terme opposé à S2 : S1 (oui). Cette syntaxe [non → si → oui], pour fondamentale qu’elle soit, est pourtant contre-intuitive : l’usage intuitif que nous faisons de « si », notamment dans les échanges conversationnels, est plutôt celui d’une assertion intensive, qui fait suite à une première négation. En d’autres termes, « si » garde la mémoire d’une négation du « oui », et le réaffirme en réfutant un « non » intermédiaire.

Soit [oui → non → si].

La revendication populiste d’aujourd’hui procède de la même manière que le modèle de la syntaxe fondamentale proposé par Greimas et Courtés, mais dans la version adaptée à l’usage conversationnel. Une position politique P1(oui) étant exprimée, elle est réfutée comme « populiste » : non-P1(non) ; la revendication populiste intervient alors comme une assertion intensive, qui convertit P1 en P2 (si).

Soit [P1 →non-P1 →P2], mais correspondant à la série [oui →non →si].

Cette série en prolonge une autre (la précédente, celle qu’on observait déjà pour les populismes antérieurs), à savoir celle par laquelle le populisme réfute un état antérieur, puis affirme une ère nouvelle. La deuxième série commence donc comme une réfutation de cette ère nouvelle, et l’enchaînement des deux séries peut être retracé ainsi :

[P0 →non-P0 →P1 (oui) →non-P1 (non) →P2 (si)]

Note de bas de page 17 :

J.-Cl. Coquet, Le discours et son sujet. I et II, Paris, Klincksieck, 1984-1985.

Toutefois, l’alignement en une seule séquence ne fait pas justice à un changement dans la nature des opérations. Dans la première série, l’actant qui opère la transformation agit directement sur le monde : il transforme la réalité, il prédique une nouvelle ère. Dans la seconde série, l’actant n’opère que sur lui-même, sur les valeurs et l’ethos qui accompagnent la première série : il assume l’ethos avec lequel il a prédiqué une nouvelle ère. Prédiquer et assumer sont les deux opérations élémentaires qui, pour Jean-Claude Coquet, distinguent respectivement le non-sujet et le sujet17. La différence entre ces deux instances peut se traduire dans les termes de leurs modalisations respectives : la seconde est régie par un « méta-vouloir », dont la première est privée.

Entre les deux, la négation de P1, opérée par l’adversaire du populisme (qui n’est pas nécessairement le tenant de la position P0), fonctionne comme un jugement, et non comme un retour à la position initiale P0. Ce jugement procède par inversion axiologique : présentée par l’acteur populiste comme positive au regard des intérêts de la population, la présentation de l’ère nouvelle considérée comme positive est alors elle-même, en tant que présentation, jugée négative et dévalorisée : « populiste » a changé d’orientation axiologique.

Entre les deux séries, nous n’avons donc pas seulement changé d’instance sémiotique (le non-sujet de la transformation-prédication → le sujet de l’assomption), mais également de niveau de pertinence : le populiste est certes jugé sur la nature de la nouvelle ère qu’il propose, mais aussi et surtout sur sa crédibilité argumentative, son ethos, et par conséquent sur son énonciation. Du point de vue de l’adversaire, il agit comme populiste, et surtout il énonce et défend son action de manière populiste. Pour celui qui est ainsi dévalorisé, il est alors principalement question d’assumer son ethos et son énonciation, et pour cela il doit assumer l’étiquette « populiste » (l’énonciation du nom !) pour inverser à nouveau son orientation axiologique.

Le résultat global de ces deux séries enchaînées, c’est précisément l’apparition de cette joute axiologique à propos des « ethos énonciatifs », qui recouvre le combat politique pour le changement des « états de choses ». Et pour rendre compte de ce dédoublement, nous avons dû distinguer en P1 (la nouvelle ère) (i) un état de choses, et (ii) une présentation de cet état de choses : l’assertion de P1 est à la fois le produit d’une transformation sociale et sa propre présentation. A cet égard, après une première présentation (en position P1), la revendication populiste peut être considérée comme une re-présentation (en position P2).

3.2. Un blog : « Je suis populiste »

Note de bas de page 18 :

Louise Guersan, « Je suis populiste », Blog personnel, https://ripostelaique.com/je-viens-de-decouvrir-que-je-suis-populiste.html, 29 décembre 2018.

A titre d’exemple de revendication énonciative, étonnamment insistante et emphatique, voici un extrait digne d’attention18. L’énonciateur ne se contente pas de revendiquer ou d’assumer le qualificatif « populiste », il revendique de l’assumer, et il adopte ainsi une posture de re-présentation !

Oui, vous m’entendez bien, je suis ce gros mot. Enfin… gros mot pour certains. Car rarement mot aura été autant perverti par ceux auxquels il fait peur. Mais expliquons-nous.
À l’origine, le populisme, mot inventé à la fin du XIXe siècle, caractérise ce qui concerne le peuple et ses intérêts, en opposition avec ceux des élites. […]. Il est important ici de définir ce qu’est le peuple, […] ce que j’entends par peuple : ceux qui ne sont pas les élites.
[…] Le populisme, c’est une attitude, et prétendre le contraire relève de la pure manipulation de l’opinion publique, mais nous y reviendrons. Le populisme, c’est le refus du mensonge des élites et de leur oppression. C’est une manifestation de colère parfaitement légitime devant les promesses non tenues, celles des hommes politiques depuis des générations ; devant le déni de l’autorité du peuple dont on oublie que, lorsqu’il concède son pouvoir, ce n’est pas un don définitif mais un échange de bons procédés ; devant l’humiliation d’être traités comme des gueux taillables et corvéables à merci ; devant l’opulence des élites se goinfrant aux frais de la princesse.
[…] Et, oui, je suis populiste. Je m’en remettrai à cette belle expression d’Hubert Védrine : « Le populisme, c’est l’échec des élites ». Phrase sans doute sortie de son contexte, mais qui me plaît bien telle quelle.
Le populisme, c’est l’opposition d’un peuple à ses élites qui osent le priver de sa souveraineté (les députés ne sont plus rien, l’exécutif fait ce qu’il veut sans contre-pouvoir), de ses moyens d’existence (par l’ampleur des taxes et impôts), de son droit à s’exprimer (par la censure) et de ses choix de société (invasion migratoire, diktats de l’Allemagne, de l’UE, des soi-disant experts de tous bords…).
Le populisme n’est pas une idéologie, c’est un cri de souffrance.
Et devant ce cri de souffrance, que font nos belles élites ? Elles manipulent, comme de bien entendu, dénigrant à tout-va la légitime attitude d’un peuple qu’elles oppriment depuis trop longtemps. Elles se sont jetées sur le mot populisme, le dénigrant à tout-va, car on le connaît, le poids des mots. Avec des mots, on usurpe le pouvoir et on en abuse, on fait la guerre et la paix. […] Les mots, ce sont des actes, et pas seulement des vibrations dans l’air du temps.
Alors, ces manipulateurs ont voulu dévoyer le mot « populisme », le rendre vulgaire et, plus que cela, honteux. Ils ont tout fait pour le diaboliser, l’accuser de tous les méfaits, le confondre avec une extrême droite qui a bel et bien disparu de notre paysage politique.
Eh bien moi, dont la famille a combattu avec honneur le nazisme et les extrêmes, je le relève, ce mot. Je m’en pare. Je m’en revendique. Et je l’affirme très haut : je suis populiste car je suis pour le peuple.

Sans entrer dans le détail de l’argumentation, on peut remarquer en premier lieu que la notion de « peuple » doit d’abord être définie pour que, par la suite, le qualificatif de « populiste » puisse être assumé : il y a donc un effet rétroactif de la revendication du populisme sur la définition du périmètre de l’actant collectif concerné, et dont on porte et défend les intérêts. Mais cette définition se heurte toujours à la même difficulté, car elle est seulement négative : est « peuple » tout ce qui n’est pas « les élites ». Et seules les élites sont, sinon définies spécifiquement et directement, du moins évoquées indirectement à travers leurs pratiques. Si en outre on examine de quelle nature sont ces pratiques, ce sont principalement des pratiques d’appropriation-prédation exercées à l’encontre du peuple. La difficulté, que l’auteur s’efforce pourtant de traiter avec beaucoup de conviction, reste donc entière : le peuple est cette partie de la population qui souffre du comportement des élites, lesquelles ne sont que l’autre partie de la population qui fait souffrir le peuple. Le cercle définitionnel n’est peut-être pas ici vicieux, mais il est pour le moins malheureux.

Imaginons par comparaison un peuple indien latino-américain qui verrait son monde s’effondrer à la suite de la déforestation et de l’appropriation des terres par des éleveurs ou des cultivateurs prenant la relève de missionnaires évangélistes états-uniens ou brésiliens qui leur ont ouvert la voie. Jusque-là, rien qui nous étonne : c’est par exemple ce qui advient depuis des décades au peuple Ayoreo dans les régions centrales d’Amérique du Sud, entre la Bolivie et le Paraguay. Mais imaginons qu’au lieu de se définir, ainsi que son nom l’indique, comme « ceux du pays des cochons sauvages », ce peuple en soit réduit à ne se définir que comme « ceux que les autres ont spolié de leurs terres », « ceux que les autres font souffrir et disparaître comme peuple ». Imaginons, autrement dit, que ce peuple ne dispose pas d’autre identité et définition de lui-même que d’être la victime d’une appropriation-prédation, ou mieux encore (pour ne pas dire « ou pire encore »), que d’être « tous ceux qui ne sont pas ses propres prédateurs ». Si les Ayoreo existent encore, bien que très difficilement, c’est justement parce qu’ils peuvent opposer à ce rôle de « victime de la prédation » une identité collective qui ne doit rien à l’existence des groupes économiques et politiques prédateurs.

La difficulté, c’est toujours, du côté du peuple, un ensemble de particularismes incohérents, au lieu d’une identité collective assumée, et du côté du populisme, un espace de projection vide et qui, puisque le remplissement par le signifié est toujours indéfiniment repoussé, est conçu pour le rester. Il y a du conflit, certes, des menaces innombrables, et une orientation massive sinon exclusive de l’appropriation-prédation au détriment du peuple, mais le concept de peuple n’a pas ici d’autre contenu que le rôle abstrait et multiforme de « ceux que les autres spolient et oppressent », ce qui laisse aux groupes prédateurs l’entière responsabilité et disponibilité de définir en quoi le premier est une « proie » utile et nécessaire. En somme, cette présentation du « peuple » n’est qu’un rôle par défaut, et dessine une place, sinon vide, du moins déjà destinée à le devenir elle aussi.

On peut comprendre alors qu’assumer le nom « populisme », et légitimer les positions et pratiques qu’il aspire en tant qu’attracteur, c’est amorcer et rendre possible un processus de reconstruction d’une identité qui pourrait devenir positive. Mais seulement l’amorcer, grâce à l’acte d’assertion intensive et d’assomption évoqué ci-dessus. Convertir un agrégat de particularismes en ethos argumentatif, c’est instaurer un actant d’énonciation légitime. L’espace sémiotique où se projette cet actant est encore vide conceptuellement, mais pas dénué de forces : on notera qu’à cet égard, le peuple projeté dans cet espace est ici au moins doté d’un rôle pathémique, la « souffrance », une force sans forme, certes, mais une force est toujours un potentiel de formes non encore écloses.

Souffrance, colère, etc., ce sont les forces passionnelles qui, selon notre hypothèse, font de l’« espace vide » du populisme un attracteur pour les thématiques populistes. La légitimation par représentation-assomption du populisme confère alors à ce noyau passionnel un début de cohésion qui rend possible l’attraction de toute la diversité des thématiques et mouvements revendicatifs portées par le peuple.

3.3. Quand les élites revendiquent leur populisme

L’éclat de la revendication du populisme est d’autant plus puissant quand elle est diffusée dans les médias et assumée par ceux qui ont accès aux médias, c’est-à-dire, dans les termes mêmes du populisme, les adversaires, les élites. On assiste alors à un curieux phénomène discursif, où l’adversaire, au lieu de déconsidérer la parole de ceux qu’il combat, en adopte la position et la mime en quelque sorte. C’est ainsi que des membres parmi les plus connus des élites politiques et médiatiques revendiquent leur « populisme », dans des termes qui sont identiques à droite et à gauche. L’élite participe alors à la présentation-assomption sémiotique du populisme, souvent dans l’espoir d’accéder ensuite à la représentation politique du peuple.

Un court florilège :

Note de bas de page 19 :

https://www.lexpress.fr/actualite/politique/melenchon-populiste-moi-j-assume_919603.html, 16 septembre 2010.

1) Jean-Luc Mélanchon : « Je n’ai plus du tout envie de me défendre de l’accusation de populisme. C’est le dégoût des élites — méritent-elles mieux ? Qu’ils s’en aillent tous ! J’en appelle à l’énergie du plus grand nombre contre la suffisance des privilégiés. Populiste, moi ? J’assume ! »19

2) Alexis Corbières : « Oui, je suis populiste. La racine de ce mot, c’est le mot peuple. Je veux faire plaisir au peuple, oui. [...] Et alors, quels sont les candidats qui ne veulent pas faire plaisir au peuple ? Qu’est-ce qu’il veut le peuple ? Il veut l’égalité, la justice, la démocratie, l’honnêteté » (interview, 24 mars 2017).

3) Michel Onfray : « Oui, je suis populiste. Je suis un Zemmour de gauche » (interview, 11 octobre 2018).

4) Viktor Orban : « Oui, je travaille pour le peuple et pour cela je suis populiste ».

Le politologue Dominique Reynié a tiré une conclusion radicale de ces revendications, en faisant implicitement un amalgame entre ce que nous avons identifié comme la « présentation-assomption sémiotique du populisme » et la « représentation politique du peuple » : « Le populisme est toujours un mouvement initié par des élites qui sont à la marge d’un système et qui essaient d’en occuper le centre » (10 octobre 2018, émission « Du grain à moudre », France Culture). Nous ne sommes pas tenus d’adhérer à ce raccourci, mais toutefois, la métaphore topologique n’est pas sans intérêt ; quitter les marges pour se projeter au centre, dans l’espace politique, c’est ce que la revendication populiste opère : de la stigmatisation à la revendication, le populiste présentifie et assume à la fois, et légitime par une inversion axiologique la présentation populiste qui avait été précédemment elle-même l’objet d’une inversion axiologique de la part de l’adversaire.

Ces discours de revendication ne mentionnent pas tous « les élites », mais quand c’est le cas (Mélanchon), le peuple et le populisme sont évoqués de la même manière que dans le blog de Louise Guersan ; spoliés et en souffrance, le tout rassemblé en un seul rôle pathémique, ici : le « dégoût ». Cette dimension passionnelle sera l’objet de notre prochain et dernier développement.

3.4. Enoncer et revendiquer, c’est incarner

Mais auparavant, pour en finir avec les élites qui revendiquent leur populisme, observons que dans l’interview de Mélanchon, le dégoût du peuple pour les élites s’accompagne, peu après le passage cité ci-dessus, d’une invitation à « dégager » (« Qu’ils dégagent »). On a beaucoup commenté le « dégagisme » électoral, mais en focalisant sur le remplacement des anciens élus par d’autres, presque tous inconnus. Il faudrait plutôt ici s’intéresser à une autre version du dégagisme : non pas le remplacement, mais la disparition.

L’une des caractéristiques principales des régimes politiques est le niveau et la consistance des médiations qui sont mises en place entre l’actant collectif (le peuple) et son devenir universel et souverain : en effet, dans le devenir d’un actant collectif, la consistance des flux d’interactions est requise pour la pérennité de sa forme et de son identité. Dans les démocraties libérales, cette médiation est celle de la représentation populaire, notamment par les assemblées législatives. Dans les démocraties dites « populaires », c’est-à-dire d’inspiration marxiste, cette médiation est assurée par le parti unique, qui représente lui aussi le « peuple ». D’une manière plus générale, tout ce qui constitue ce qu’on appelle les « corps intermédiaires », notamment les syndicats, peut remplir cette fonction de médiation.

Mais, après le « grand chambardement » (cf. supra, l’effondrement de la classe ouvrière, à propos du projet de démocratie radicale d’Ernesto Laclau), le peuple étant devenu une entité insaisissable et polymorphe, et devant se projeter directement dans l’espace-attracteur du populisme, il ne peut pas être représenté au sens politique, et aucune médiation n’est plus possible : sa visée hégémonique, sa souveraineté ne pouvant être représentée politiquement, elle peut seulement être présentée sémiotiquement, c’est-à-dire, en l’occurrence, incarnée. Ce n’est que via cette « incarnation » dans un sujet d’énonciation que « le populisme du peuple » peut être présentifié et revendiqué.

Les élites de la médiation doivent donc « dégager » pour que l’incarnation puisse opérer. L’incarnation n’est pas une médiation, elle est la forme sensible et somatique d’une présentation. Le peuple n’ayant plus ni forme ni identité, il n’a pas de corps. Pour accéder à la souveraineté et à l’universel, il doit donc se donner ou se trouver un corps dans sa projection dans le populisme.

Note de bas de page 20 :

Cette incarnation du peuple via la revendication populiste est strictement identique à celle énoncée par Jean-Luc Mélenchon dans l’épisode (qui, en France, a fait grand bruit) où il s’oppose à une perquisition : « la République, c’est moi », ou encore à celle qu’on prête à Louis XIV : « L’Etat, c’est moi ».

L’un des ressorts de la revendication populiste, notamment en raison de l’accent mis sur l’ethos (un principe d’identité en cours de constitution dans la revendication elle-même), mais surtout en raison du caractère énonciatif de cette revendication, est donc l’incarnation du peuple. Est l’incarnation du peuple celui qui peut énoncer son propre populisme : l’actant d’énonciation actualise un corps énonçant, et devient le corps énonçant du peuple20.

C’est ainsi que la revendication-incarnation populiste donne corps à un peuple devenu invisible et insaisissable. Pour s’en convaincre, il aurait suffi d’écouter les discours de Chávez :

Note de bas de page 21 :

« Parce que Chávez n’est pas Chávez, Chávez est le peuple vénézuélien. Je me rappelle le grand Gaitán, quand il disait : “Moi, je ne suis pas moi, moi, je suis un peuple” », in Elvira Narvaja de Arnoux, El discurso latinoamericanista de Hugo Chávez, Buenos Aires, Editorial Biblos, 2008, p.  46.

Porque Chávez no es Chávez. Chávez es el pueblo venezolano. Vuelvo a recordar al gran Gaitán cuando dijo […] : « Yo no soy yo, yo soy un pueblo ».21

A ce stade de l’analyse, la revendication populiste et la légitimation qui en découlent se présentent comme une séquence canonique relativement stable : (1) Une représentation-assomption du nom et de l’éthos « populisme », (2) une légitimation des rôles pathémiques typiques (souffrance, dégoût, colère, etc.), et (3) une incarnation directe du peuple dans le corps énonçant de la revendication.

Il nous reste maintenant à comprendre ce qui ne faisait jusqu’alors que l’objet d’une hypothèse de travail, à savoir le rôle des passions populistes dans l’attraction des thématiques revendicatives et protestataires propre au « peuple ». En d’autres termes, comment le peuple dans sa nouvelle configuration contemporaine rejoint-il l’espace vide mais pathémique du populisme ? La voie qui s’impose pour cela, mais qui n’est pas la plus simple pour le sémioticien, consiste à examiner quelles relations on peut constater, dans l’opinion et dans les résultats électoraux, entre les thématiques revendicatives, les passions collectives, et les choix opérés au moment du vote. Intuitivement, on peut douter de l’existence d’une entière détermination des uns par les autres ; on peut même supposer que les rôles pathémiques caractéristiques du peuple en souffrance ne conduisent pas systématiquement à des choix populistes. Si cette intuition se révèle exacte, alors il nous faudra comprendre sous quelles conditions complémentaires ces rôles pathémiques conduisent à de tels choix.

4. Passions et pratiques électorales

Note de bas de page 22 :

P. Charaudeau, « Réflexions pour l’analyse du discours populiste », Mots. Les langages du politique, 97, 2011(http://journals.openedition.org/mots/20534).

Patrick Charaudeau a proposé en 2011 une analyse du populisme dans la perspective de l’analyse du discours. Dans l’argumentaire des discours qu’il considère comme populistes, il identifie quatre grandes thématiques : (1) la victimisation du peuple, (2) le caractère stéréotypé des « sources du mal », intérieures (élites politiques et intellectuelles, lobbys, etc.) ou extérieures (étrangers, migrants, etc.), (3) l’identité du peuple et son insécurité culturelle, (4) le passage obligé par la puissance d’une personnalité politique, le chef charismatique22.

Cette analyse conforte les intuitions des lecteurs, offre du populisme une représentation « racontable », susceptible d’être comprise comme une organisation narrative, avec des confrontations entre actants, des gagnants et des perdants, un horizon de valeurs menacé, et la perspective d’un renversement des rapports de force entre les positions actantielles antérieures, avec l’apparition d’un « sauveur ». Mais le populisme n’est pas un genre narratif, et, en tant que tonalité et orientation politique, son caractère persuasif ou non persuasif se manifeste d’abord dans l’ordre de l’action politique : dans les inflexions et reconfigurations de l’opinion publique, qui pèsent sur les pratiques politiques, et dans les élections, qui sanctionnent les différentes options proposées aux citoyens. La manière populiste de se raconter ou de raconter la société est probablement pertinente eu égard à l’action politique, mais nous devons d’abord comprendre comment se positionne le populisme dans les grandes tendances et les déterminants de l’opinion, et dans les choix électoraux.

Note de bas de page 23 :

Yann Algan, Elisabeth Beasley, Daniel Cohen, Martial Foucault, Les origines du populisme. Enquête sur un schisme politique et social, Paris, Seuil, 2019.

Note de bas de page 24 :

Bien entendu, elle n’échappe pas aux catégorisations injectées dans les enquêtes elles-mêmes, notamment à travers la conception des questionnaires.

Note de bas de page 25 :

Cf. supra, P. Charaudeau, art. cit.

Pour cela, nous devons examiner non pas le discours populiste, mais le discours des sciences politiques, qui fournit les éléments nécessaires pour reconstituer une représentation de l’opinion et des choix électoraux, telle qu’elle peut être reconstruite à partir d’une série d’enquêtes menées par le CEVIPOF (Paris, Fondation Nationale des Sciences Politiques - CNRS), l’European Social Survey (University of London), World Values Survey (Vienne, Autriche). L’analyse économétrique de ces bases de données, la présentation et la synthèse des résultats ont été établies par Yann Algan et une équipe de collaborateurs dans l’ouvrage Les origines du populisme élaboré au sein du CEVIPOF23. L’intérêt de la démarche est qu’elle ne part pas d’une définition a priori du populisme, dont les déterminants sémantiques ne sont donc ni figés ni même supposés déjà connus. La présentation des résultats ne repose pas sur une catégorisation ad hoc24, spécialement conçue pour décrire le populisme, comme le fait par exemple l’analyse de discours25. Les variables examinées sont celles des grandes enquêtes transversales et internationales, et ces variables sont (apparemment) celles retenues comme pertinentes aujourd’hui par les sciences politiques contemporaines dans le monde entier pour la description des opinions publiques en général, et pas spécifiquement de l’opinion populiste. Autrement dit, nous pourrions en attendre un positionnement spécifique de l’opinion « populiste » par rapport à toutes les autres, ce que nous recherchons précisément pour valider notre hypothèse concernant les rôles pathémiques.

Ces variables sont peu nombreuses : l’axe de positionnement « gauche / droite » est examiné, mais fortement concurrencé par l’axe « gagnants / perdants » ; le clivage « confiance / méfiance à l’égard d’autrui en général » apparaît de plus en plus fortement déterminant ; il se croise, sans se confondre, avec l’opposition « sentiment de bien-être / sentiment de mal-être » ; et enfin, une structure passionnelle se dessine, qui se combine avec les autres paramètres : « [colère / apaisement] vs [sentiment de peur / sentiment de sécurité] ». Ces variables sont à l’évidence choisies pour mesurer les effets de la mondialisation (gagnants / perdants), l’état du lien social (confiance / méfiance), l’état phorique (bien-être / mal-être), ainsi que les grandes passions politico-sociales qui caractérisent les mouvements sociaux de tous les temps (colère et peur). Quels que soient les biais que peuvent comporter ces choix, ils affectent de la même manière tous les courants de l’opinion mondiale, et pas seulement le populisme.

Note de bas de page 26 :

Une « échelle d’attitude » dont le coefficient de fiabilité statistique « alpha de Cronbach » est ici égal à 0,685, sachant qu’il doit être inférieur à 1.

Ces différentes variables sont abordées dans les enquêtes sous forme d’énoncés entre lesquels l’interviewé doit choisir et/ou classer. Il s’agit donc bien d’éléments de discours, offrant une gamme étendue de situations correspondant à chaque variable, mais formatés par le questionnaire. Par exemple, pour mesurer le degré de méfiance dans l’opinion à l’égard des élus, les auteurs proposent cinq énoncés complémentaires, constituant ainsi une « échelle d’attitude »26 :

Les députés à l’Assemblée nationale devraient suivre la volonté du peuple ;
— Les décisions politiques les plus importantes devraient être prises par le peuple et non par les hommes politiques ;
— Les différences politiques entre les citoyens ordinaires et les élites sont plus importantes que les différences entre citoyens ;
— Je préférerais être représenté par un citoyen ordinaire plutôt que par un politicien professionnel ;
— Les hommes politiques parlent trop et n’agissent pas assez.

Autre exemple : des énoncés servant à apprécier le degré de confiance en autrui :

Diriez-vous qu’on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ou qu’on peut faire confiance à la plupart des gens ? (Variante : D’une manière générale, diriez-vous que l’on peut faire confiance à la plupart des gens ou que l’on n’est jamais assez prudent quand on a affaire aux autres ?
— Diriez-vous que la plupart des gens cherchent à tirer profit de vous ou la plupart des gens font-ils leur possible pour se conduire correctement ?
— Les générations futures auront-elles plus, autant ou moins de chances de réussir que leurs parents dans la société française de demain ?

Les discours sont certes ceux des enquêteurs, mais leur énonciation se présente explicitement, sous la forme apparente de questions, comme des « mentions » de la parole des interviewés, que ces derniers doivent assumer en répondant au questionnaire ; les enquêteurs prédiquent, les enquêtés assument (cf. supra, J.-Cl. Coquet). Dans ce jeu d’embrayages et de débrayages, c’est finalement ce qui peut être assumé de la parole populaire qui apparaît en filigrane dans la parole prédiquée par les enquêteurs. Mais l’objectif n’est pas une analyse de ces paroles : il s’agit d’établir des corrélations entre des choix de paroles assumées et des choix opérés lors de pratiques politiques, notamment la plus emblématique, l’élection.

Dans des termes qui sont familiers aux sémioticiens, si la pratique implique des choix, alors la constitution de l’opinion fait partie des éléments de la compétence requise par ces choix. Il faut alors entendre ici « compétence » au sens large, puisque celle-ci comporte certes des constituants modaux (des variétés du croire et du vouloir, notamment), mais aussi des constituants affectifs. Pour établir ces constituants affectifs, nous disposons d’enquêtes d’opinion indépendantes des analyses de résultats électoraux, et conduites sur des périodes et des échantillons beaucoup plus larges. Autrement dit, ces enquêtes d’opinion transversales et de large portée nous fournissent une analyse des rôles pathémiques disponibles et prédominants dans un actant collectif qui n’est pas encore définitivement clivé par des choix électoraux. Ces passions sont celles de l’actant collectif, et celles qui sont prédominantes le sont pour tout le monde, mais tout le monde ne vote pas « populiste ». Et, même, plus précisément, le taux de leur prédominance n’est pas un déterminant direct de la volumétrie des votes.

Note de bas de page 27 :

M. Cheurfa et Fl. Chanvril, « 2009-2019 : la crise de la confiance politique », Paris, SciencesPo-Cevipof, janvier 2019. http://www.sciencespo.fr/cevipof/fr/content/le-barometre-de-la-confiance-politique

Le CEVIPOF a notamment produit une analyse détaillée des paramètres et des variétés de la confiance et de la méfiance en autrui, ainsi que des émotions associées27. Le diagramme ci-dessous, extrait de cette analyse, est entièrement dédié à ces passions, et révèle un fort déséquilibre de l’« état d’esprit » de la population. Notons ici que le contenu de l’« opinion » qui est ainsi reconstitué relève de l’« humeur » et non d’une pensée sur les valeurs, les idéologies, les préférences et les tendances thématiques.

image

L’intérêt spécifique de ce diagramme, établi par Madani Cheurfa et Flora Chanvril consiste non seulement dans la prédominance globale des « passions tristes » (la méfiance, flanquée de la lassitude et de la morosité), la méfiance étant ici le rôle pathémique régissant, mais aussi dans le fait que cette prédominance caractérise l’opinion française tout entière et non une partie seulement de la population. Notre hypothèse précédente et le problème qu’elle pose s’en trouvent confortés : les passions typiques du populisme sont bien plus largement partagées que les choix électoraux populistes.

Par ailleurs, en superposant les résultats des différentes enquêtes d’opinion avec les enquêtes portant sur les choix électoraux, Y. Algan et ses collaborateurs, comme l’indique l’intitulé de leur ouvrage Les origines du populisme, cherchent principalement, du côté de l’opinion, les corrélations avec les votes pour des candidats populistes. Or ils mettent eux aussi en évidence, par l’analyse économétrique des données produites par les enquêtes antérieures, le fait qu’une partie seulement de la population convertit ces états passionnels en votes pour les candidats populistes. Une partie seulement de la population active ces passions pourtant plus largement partagées : c’est le problème qui nous occupe.

On doit alors supposer, comme le font Algan et al., que d’autres déterminations entrent en jeu, principalement l’axe « gagnants / perdants » (de la mondialisation principalement) et les traditions idéologiques « gauche / droite » (notamment en s’appuyant sur la stabilité de leur répartition géographique) : l’intersection avec des thématiques économiques, idéologiques et politiques est validée : elle correspond bien au vote populiste. Autrement dit, les thématiques idéologiques et économiques associées au populisme doivent être projetées sur ces « passions tristes » (ou inversement) pour susciter le passage à l’acte, le vote populiste.

Nous manipulons ici trois objets sémiotiques différents : (i) le premier est constitué par les discours portant sur la gamme des thématiques caractéristiques des préoccupations et des tendances du « peuple », et généralement associées au populisme par les médias et autres commentateurs de la vie politique ; (ii) le second est constitué d’humeurs, d’émotions, de perceptions et d’impressions verbalisables lors des enquêtes ; et (iii) le troisième est une pratique, comportant un choix et un vote. La question sémiotique est alors celle de l’articulation entre ces trois sémioses.

Rappelons bien de quoi il est question : comme dans toute enquête ainsi construite, l’enquêté qui « assume » un des énoncés proposés procède par projection : de la position qu’il occupe dans l’actant collectif, il se projette dans une présentation qui lui est soumise, une présentation de ce que pourrait devenir cet actant collectif lui-même. Nous sommes toujours dans le même processus, qui nous conduisait plus haut à décrire la projection d’une certaine conception du peuple dans un espace politique (plein ou vide) où prend forme (ou pas) son devenir ; c’est ainsi, disions-nous, que la nouvelle configuration du « peuple » se projette dans l’espace vide mais aspirant et légitimant du populisme.

Les résultats des enquêtes, analysés et interprétés (cf. supra) sont précisément des micro-projections détaillées qui participent de la macro-projection que nous avons posée comme hypothèse de travail générale. Nous pouvons alors confirmer l’une des autres hypothèses associées à la précédente, à savoir que le « vide » de cet espace de projection est tout de même « plein de forces et de tensions », et que ces forces et tensions sont des passions, dominées en l’occurrence par trois « passions tristes » (méfiance, lassitude, morosité). S’il ne s’agissait que d’évoquer le rôle des passions dans les pratiques politiques, et dans la propagande qui les accompagnent de leur faire persuasif, la découverte ne serait guère spectaculaire.

Mais le résultat que nous obtenons est d’une autre nature : en résumé, pour un peuple constitué de segments et de mouvements proliférants et insaisissables, le seul espace de projection qui s’offre à lui pour accéder à une souveraineté légitime, est un attracteur entièrement passionnel, mais légitimé par une revendication énonciative. Le « peuple » est traversé de très nombreuses thématiques d’opinion, souvent contradictoires et polémiques, et il ne manque donc pas de « contenus » disponibles ; mais pour accéder à la légitimité énonciative et éthique, et à une espérance de souveraineté, le populisme ne lui propose que la puissante attraction passionnelle d’un espace « à remplir » par ces thématiques et ces contenus.

5. Pour conclure sémiotiquement

L’apparente stratégie de la réticence observée chez la plupart des analystes (le « populisme » en tant que tel est indéfinissable) trouve une explication : pour fonctionner en tant que tel, il doit rester vide de contenus spécifiques, son noyau sémémique doit rester insaisissable, ou purement passionnel. Le corrélat paradoxal de cette vacuité du contenu, l’efficience de la revendication énonciative, trouve lui aussi son explication : l’espace vide de contenus axiologiques et idéologiques en propre, mais rempli de tensions passionnelles, porte néanmoins un nom, « populisme », et ce nom doit être revendiqué par une énonciation qui, en l’assumant, légitime les tensions passionnelles comme attracteur en attente d’un remplissement thématique.

Nous revenons donc pour finir sur la notion d’attracteur. Nous utilisons ici par métaphore un concept emprunté à la théorie mathématique du chaos (S. Smale), repris par la théorie mathématique des catastrophes (R. Thom) et enfin par la morphodynamique phéno-physique (J. Petitot). Cette métaphore n’est pas plus illégitime que bien d’autres, et celle-ci a en outre l’avantage d’être intuitivement compréhensible. L’attracteur est une zone relativement stable dans une topologie où se déploient des événements à la fois déterminés et imprévisibles. C’est un état-limite, pour une dynamique qui s’y stabilise au moins provisoirement.

D’un point de vue sémiotique, la notion d’attracteur peut être utilisée sans l’appareil mathématique et philosophique qui l’accompagne habituellement, pourvu qu’on en circonscrive les propriétés spécifiques. En l’occurrence : une topologie, une dynamique propre à une entité, un état limite stabilisateur ; les forces en jeu dans la dynamique et son entité ne peuvent prendre forme que dans l’état-limite de l’attracteur. Nous avons alors affaire, dans les limites ainsi circonscrites, non pas à une explication universelle des phénomènes sémiotiques, mais à un régime sémiotique bien particulier.

En effet, d’un côté, « peuple » est ici une entité dynamique, un actant collectif dont la fragile composition en parties et la faible régulation des flux de transformations et d’interactions n’assurent pas la stabilité et la « prise de forme ». Mais même en l’absence de stabilité méréologique aussi bien que fluente, il n’en est pas moins en devenir, inscrit dans le temps et l’espace des transformations sociales et politiques. D’un autre côté, « populisme » implique ici une topologie particulière, comprenant un sous-espace animé de tensions passionnelles et en attente de remplissement thématique. La dynamique et l’entité appelées « peuple » se stabilisent dans l’attracteur topologique appelé « populisme ».

Ceci est un régime sémiotique particulier, d’une part parce que les actants collectifs ne sont évidemment pas tous instables, imprévisibles et faiblement déterminés, et d’autre part parce que les topologies où se déploient leurs devenirs ne comportent pas toutes des états-limites, encore moins des espaces vides animés de tensions passionnelles. Nous pourrions alors dénommer provisoirement un tel régime sémiotique un « arrimage passionnel » : faute de liens internes suffisants, faute de cohérence axiologique dans les thématiques qui lui sont associées, la consistance de l’actant doit être « arrimée » à d’autres forces, ici de type passionnel, pour que le collectif ait quelque espoir de perdurer, sinon même d’exister.