Sur les tâches et les méthodes de l’entreprise sémiotique
(Autour et d’après le livre de J. Fontanille et N. Couégnas, Terres de sens)

Anna Maria Lorusso

Université de Bologne

https://doi.org/10.25965/as.6435

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : agentivité, anthropologie, culture, modèle de culture, narrativité

Auteurs cités : Nicolas COUÉGNAS, Umberto Eco, Paolo FABBRI, Jacques FONTANILLE, Michel FOUCAULT, Algirdas J. GREIMAS, Eric LANDOWSKI, Youri LOTMAN, Gianfranco MARRONE, Francesco MARSCIANI, Elizabeth MERTZ, Claudio PAOLUCCI, Michael SILVERSTEIN, Stefano TRAINI, Eduardo VIVEIROS de Castro

Texte intégral

Note de bas de page 1 :

P. Fabbri, L’efficacia semiotica. Risposte e repliche, Milan, Mimesis, 2017. S. Traini, “La struttura assente e il principio di immanenza. Qualche riflessione sul metodo semiotico”, Rivista Italiana di Filosofia del Linguaggio, 2017 ; id., “Efficacia e debolezze del metodo semiotico”, E/C, 2018 (http://www.ec-aiss.it/).

Note de bas de page 2 :

Limoges, Pulim, 2018. On pourra lire aussi le compte rendu de Francesco Marsciani dans Versus, 2, 2019.

Comment se porte la sémiotique maintenant qu’elle a 60 ans ? Est-elle encore une entreprise sensée ? A-t-elle encore une spécificité à revendiquer ? Ou devrions-nous reconnaître qu’elle est en crise et que sa liquidation au profit d’autres disciplines voisines est en cours ? Je crois que c’est une spécificité de notre discipline — discipline incertaine de son statut parmi les sciences humaines, et toujours un peu déçue par la faiblesse-timidité des réponses que la société renvoie aux propositions qu’elle formule — que de se poser ces questions fatales de temps en temps. Attitude, je dirais, de surcroit, juste et opportune si l’on souhaite mieux identifier ses propres priorités, définir ses propres filiations, se projeter stratégiquement dans le futur. Paolo Fabbri s’est interrogé de manière très claire à ce propos il y a peu de temps dans L’efficacia semiotica, Stefano Traini fait de même à intervalles presque réguliers1. Pour ma part, je voudrais le faire à partir du livre de Jacques Fontanille et Nicolas Couégnas, Terres de sens. Essai d’anthroposémiotique2.

Je me concentrerai en particulier sur la dernière partie, où les auteurs, après avoir présenté deux analyses de terrain approfondies (l’une sur les « imaginaires paysans » en Limousin, l’autre sur l’expérience de deux coopératives en Limousin), développent une réflexion portant sur la spécificité épistémologique et méthodologique de la sémiotique.

*

Une préoccupation centrale chez Fontanille et Couégnas (explicitée en conclusion, mais qui a de toute évidence inspiré le livre) concerne la multiplication des niveaux et des outils analytiques qui a souvent touché la sémiotique, sans qu’elle ait pu en tirer une plus grande et évidente efficacité heuristique. Ce défaut est une tentation répandue, alimentée par l'utopie d’un métalangage précis. Cette préoccupation est résumée avec une extrême efficacité dans la petite histoire de Geertz rapportée par les auteurs. La voici : un Anglais raconte que le monde repose sur une plate-forme qui repose sur le dos d'un éléphant, qui lui-même repose sur le dos d’une tortue. A la question « et sur quoi se repose la tortue ? », l’Anglais répond « sur une autre tortue » ; « et cette autre tortue ? » — « sur une autre tortue ; à partir d’ici il n'y a plus que des tortues, jusqu’en bas ». Geertz, cité par Fontanille-Couégnas, conclut : « Le danger que court une analyse culturelle en quête de tortues bien trop profondes est de perdre le contact avec les dures réalités de la vie ».

Afin de ne pas multiplier les outils (les tortues de Geertz) et de ne pas se perdre dans une notion d’interdisciplinarité passe-partout (qui semble fonctionner comme un mantra de qualité mais ne nous aide pas à comprendre en quoi elle doit consister), Fontanille et Couégnas, dans la troisième partie (« Reprise méthodologique ») proposent quelques balises, peu nombreuses et très intéressantes.

Note de bas de page 3 :

Op. cit., p. 228. Par la suite, simple numéro de page entre parenthèses dans le texte.

Comme premier élément, face à une discipline qui s’est toujours voulue descriptive, ils posent la catégorie de présentation, convaincus de l’insuffisance d’une pure description. Le faire sémiotique offrirait des « présentations de sens », non pas des descriptions ni des analyses (concepts supposant tous deux une objectivité déjà donnée de l’objet au centre de l’analyse), en adoptant trois principes : la prise en compte de la réflexivité critique, la théorisation de la construction de l’objet, une forme donnée de description3.

A travers la notion de présentation est reprise l’idée hjelmslevienne d’une nécessaire adéquation du faire sémiotique avec l’objet. Cela, tout en problématisant l’objet en amont, dans une perspective qui nécessite des procédures de pertinentisation chaque fois différentes face à une pluralité de mondes et d’ontologies à chaque fois variables : » dans sa nouvelle mue, le point de départ ne serait plus l’universalité (Hjelmslev), le sémantisme profond (Greimas, Fontanille, Zilberberg, etc.) ou la globalité textuelle (Rastier), mais, situées dans la diversité des mondes, ces petites “ontologies” locales, irréductibles, et à l’œuvre plus ou moins explicitement dans toutes les pratiques signifiantes » (p. 230). « En outre, l’objet à décrire ne serait plus le résultat d’une opération de génération, au fil des conversions, ni d’une déduction, ni le fruit d’opérations interprétatives, mais d’une instauration, de tous les instants, trouvant le chemin risqué de l’existence au gré des reprises, des transpositions, des traductions, des remédiations, etc., en fonction de la pluralité des régimes sémiotiques envisageables » (p. 231).

A l’origine, il y a donc pluralité, et, à l’origine, toujours, il y a « re-médiation » (pour reprendre un terme aujourd’hui central lorsqu’on veut décrire notre monde médiatisé), de sorte que chaque geste de pure description devient complexe. Cette complexification suppose trois dimensions : totalisation, dynamique, instauration. Par « totalisation », les auteurs entendent le découpage de la réalité selon la pertinence que fournit le regard analytique, c’est-à-dire la pertinentisation des signes, des textes, des pratiques (« l’établissement de la forme méréologique des parties rassemblées dans l’analyse », disent-ils, p. 252) ; la dimension « dynamique » donne à voir la tension et la processualité qui traverse cette forme préalablement découpée ; l’« instauration », quant à elle, traite, les formes des agentivités qui s’y expriment, avec les effets corrélés de la subjectivité, individuelle ou collective (dans cet ouvrage, elle est, d’ailleurs, plus collective qu’individuelle).

Le faire sémiotique trouve donc sa spécificité dans le découpage (phase de totalisation) des articulations signifiantes selon ses propres pertinences, et non selon les pertinences que les autres disciplines donnent ou que la réalité en tant que telle semble donner ; spécificité encore dans leur description, en repérant leurs formes de persistance ou d’hybridation avec le reste (phase dynamique) et spécificité enfin dans leur restitution aux formes de subjectivation et aux agents qui en découlent (phase dite d’instauration).

Par conséquent, la catégorie de pertinence (qui, ici, n’est à vrai dire pas réellement mentionnée, mais dont nous savons qu’elle est aujourd’hui au centre de nombreuses réflexions, comme par exemple celle menée par Paolo Fabbri, à la suite de Prieto) semble occuper à nouveau une position très centrale en tant qu’opération permettant de sauver à la fois la composante empirique d’adéquation à la réalité — principe essentiel de l’approche sémiotique (ce qui est pertinent doit être dans l’objet de l’observation) — et la composante constructive et non purement descriptive du faire sémiotique, un faire inventif, dirais-je, en un sens qui ne se serait pas éloigné de l’étymologie du latin inventio.

Afin de préserver le « contact » avec la réalité, Fontanille et Couégnas proposent, comme point de départ, de penser la pratique sémiotique comme une pratique enclenchée à partir d’occasions, et à développer selon une logique de l’empreinte ou de l’influence. « Une occasion émerge et se déploie, c’est bien tout ce que nous pouvons en dire intuitivement » (p. 257). Par la suite, ces occasions peuvent être étudiées selon les traces figuratives qu’elles évoquent, au-delà des différences de temps, d’espace et de contextes dans lesquels elles émergent, ou selon la force de diffusion qu’elles sollicitent, entre aménagements, conflits, incompatibilités, concaténations.

C’est le Limousin qui fournit l’occasion aux deux auteurs : une occasion n’ayant déterminé aucune analyse, mais qui présente des « empreintes qui demandent du sens » et diffuse des influences, et qui, partant, constitue pour eux un parfait terrain de pratique sémiotique.

Dans cette pratique, les procédures sont multiples et multidirectionnelles. Est évacuée l’idée d’un chemin rigide de sens à reconstruire et d’une unité à re-totaliser, montrant sa fermeture, sa cohérence et sa définition ; les grands corpus sont désormais traversés avec une liberté de mouvement qu’autorise le recours à différents outils à différents moments : ceux plus proprement narratifs, ceux qui proviennent de la sémiotique tensive, ceux qui sont liés aux questions d’énonciation, ici repensée, avec Latour, sous forme d’instauration.

*

Les outils heuristiques de la sémiotique sont maintenant mis à jour ; on ne renonce pas à l’idée d’actant ou de parcours narratif, ni à certaines de ses spécifications (au rôle du destinateur, par exemple) mais tout est repensé à la lumière des nouvelles acquisitions de l’anthropologie, ce qui constitue le point de départ exposé dans la première partie de l’ouvrage. La sémiotique classique, comprise ici comme la théorie de Greimas, s’est largement formée dans le dialogue avec Lévi-Strauss et avec les études russes du folklore. Aujourd’hui, l’anthropologie a changé et a surtout acquis l’idée d’une pluralisation des « ontologies » à travers la leçon de Descola, Viveiros de Castro et B. Latour, lecteur de Souriau (le premier et le troisième de ces auteurs étaient déjà très présents chez Fontanille, dans Formes de vie), pluralisation à laquelle d’autres sémioticiens, Gianfranco Marrone surtout, se confrontent également depuis quelques années.

Note de bas de page 4 :

E. Viveiros de Castro, Métaphysiques Cannibales, Paris, P.U.F., 2009.

Note de bas de page 5 :

Ph. Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

Le golem à abattre est la croyance dans le binôme trop facile, « nature unique / cultures multiples ». Viveiros de Castro, dans ses études sur le cannibalisme, a montré combien les relations entre identité et altérité peuvent être complexes4 ; Descola nous a appris qu’il existe au moins quatre régimes cosmologiques, et donc ontologiques (animisme, totémisme, analogie et naturalisme)5 ; Latour nous a parlé des multiples façons d’exister, en repensant la problématique de l’énonciation.

Note de bas de page 6 :

Nous pensons en particulier, à G. Marrone, Addio alla natura, Turin, Einaudi, 2011 et « Il discorso animale », in D. Bertrand et G. Marrone (éds.), La sfera umanimale, Rome, Meltemi, 2019.

Comme mentionné plus haut, Marrone, en Italie, a déjà fait un large usage de ces acquisitions anthropologiques, allant même plus loin en proposant le dépassement du multinaturalisme de Descola dans la plus métissée des internaturalités6. Chez Fontanille et Couégnas, cependant, nous trouvons une clarification plus programmatique de la façon dont ces études anthropologiques reformulent les théories classiques de la sémiotique. Ces dernières sont pour eux les leviers d’un bond en avant dans la discipline, qui ne peut plus se refermer ni sur les certitudes des universalismes ni sur les binarismes de termes irréductibles les uns aux autres (tels que moi/autre) mais doit se confronter à des horizons culturels et à des formations collectives disposant de leurs propres ontologies, leurs propres temporalités, leurs propres schémas de persistance, leurs propres formes de subjectivité : des mondes à part entière, à reconstruire cas par cas.

L’apport de l’anthropologie est à tel point fondamental que Fontanille et Couégnas parlent d’anthroposémiotique : une sémiotique générale qui reçoit de l’anthropologie une leçon de diversité et de complexité, et qui prend en charge une épistémologie située : « il ne s’agit plus de savoir quel rapport les modèles scientifiques entretiennent avec un être inaccessible, mais au contraire de savoir quels mondes ils instaurent » (p. 34). Ce faisant, l’anthropologie donne à la sémiotique ses limites de validité : une analyse n’est valable qu’à l’intérieur du monde établi par le cas analysé.

Note de bas de page 7 :

Cf. F. Marsciani, Tracciati di etnosemiotica, Milan, FrancoAngeli, 2007 (tr. fr. Les arcanes du quotidien. Essais d’ethnosémiotique, Limoges, Pulim, 2017).

Dans cette anthroposémiotique, ce n’est pas l’ethnographie qui donne matière à la praxis analytique (comme c’était le cas dans le projet ethno-sémiotique origiel de Marsciani7) ; la sémiotique doit procéder selon ses propres pertinences, ne pas prendre en charge les unités de sens et de réalité, les corpus, fournis par l’observation ethnographique mais construire ses propres unités significatives, et c’est précisément en cela qu’elle trouve sa spécificité.

Note de bas de page 8 :

Cf. le travail séminal de M. Singer, Man’s glassy essence : explorations in semiotic anthropology (Bloomington, Indiana University Press, 1984), et, après M. Silverstein, “Shifters, linguistic categories and cultural description” (in K. Basso et H. Selby (éds.), Meaning in Anthropology, Albuquerque, University of New Mexico Press, 1976), R.J. Parmentier, Signs in Society : Studies in Semiotic Anthropology (Bloomington, Indiana University Press, 1994), puis la synthèse de E. Mertz, “Semiotic Anthropology” (Annual Review of Anthropology, 36, 2007).

Note de bas de page 9 :

E. Mertz, art. cit., p. 343.

Nous sommes bien loin de l’inspiration de la tradition anglo-saxonne de la semiotic anthropology, pour laquelle la sémiotique oriente la réflexion sur certaines dimensions de la vie symbolique (l’indexicalité, le pragmatique, l’interprétation) sans repenser le rôle de l’ethnographie, la constitution du corpus, la définition du plan de pertinence. Dans cette semiotic anthropology de dérivation peircienne8, la sémiotique est au service de l’anthropologie et non l’inverse (comme c’est, au contraire, le cas chez Fontanille et Couégnas) pour dynamiser certains dualismes et affiner les analyses : « Le passage à une approche sémiotique fondée sur l’indexicalité et la pragmatique, inspirée par Peirce, a contribué à attirer l’attention sur l’analyse linguistique dans le domaine plus large de l’anthropologie socioculturelle »9. Fontanille et Couégnas nous disent au contraire que c’est l’anthropologie qui sert la sémiotique dans un moment de renouvellement nécessaire : nous devrions refaire ce que les nobles fondateurs de notre discipline (Greimas en premier lieu) ont fait à la fin des années 1950 et au début des années 1960 : lire l’anthropologie pour renouveler notre pratique d’analyse.

Note de bas de page 10 :

E. Landowski, Passions sans nom, Paris, Presses Universitaires de France, 2004, p. 30.

Note de bas de page 11 :

Ibid., pp. 30-31.

A vrai dire, rappelons que Landowski, sans pour autant lire les « nouveaux » anthropologues, a largement entrepris, il y a déjà longtemps, la révision de la théorie narrative classique, en repensant surtout, de manière radicale, le rôle de l’intentionnalité, de la linéarité et de la clôture de la logique de la jonction et de l’épreuve, perçues comme les composantes les plus obsolètes de notre panoplie sémiotique commune. Et ce n’est certes pas un hasard si, de manière différente, non anthropologique, il avait déjà défendu une forme d’animisme qui semble être une anticipation de l’animisme plus littéral de Descola : « L’autre perspective, conçue non plus en termes de jonction avec les objets mais d’union entre sujets est une perspective qui “animise” l’autre »10 ; « Le sens et la valeur ne se constituant plus en un système (sémiologique ou axiologique) présupposé, censé faire agir, ils deviennent au contraire la résultante du procès, c’est-à-dire ce que l’interaction fait être »11. Dès 2004, la réflexion sur les nouvelles formes de relations a déjà conduit, chez Landowski, à la construction de « figures de l’altérité » (c’est le titre du § 2 du premier chapitre de Passions sans nom).

Note de bas de page 12 :

Ibid., p. 35.

Alors que chez Landowski présence, situation, esthésis, interaction sont présentées comme les principales notions à retenir pour cerner la spécificité du faire sémiotique12, la proposition de Fontanille et Couégnas semble réduire de beaucoup la place que l’esthésis occupe et accorder un rôle plus décisif à l’idée de situation — effet, me semble-t-il, du dialogue plus étroit instauré avec l’anthropologie, au détriment de la phénoménologie et de sa plus grande sensibilité envers la perception.

Quoi qu’il en soit, une fois posée la nécessité de repenser la nature du faire sémiotique, il ne me semble pas que finalement l’essai de Fontanille et Couégnas fasse subir un véritable « revirement » à la sémiotique. Je crois davantage percevoir quelque chose comme une actualisation de la discipline, à travers une opération claire et programmatique à l’issue de laquelle la sémiotique apparaît comme « réordonnée », telle une pièce dans laquelle beaucoup seraient passés et auraient laissé derrière eux une trace de leur passage. Pour tenter de marquer le caractère inaugural de sa propre proposition, le volume se distancie de certains « ennemis » en forçant quelque peu le trait. Je considère un peu injuste, par exemple, la lecture faite de l’épistémologie sémiotique (pp. 155-156), qui serait toujours fondée (selon cette lecture) sur le rapport à une référentialité donnée et intangible, par rapport à laquelle tout signe ou discours est un pur simulacre. Mais globalement, c’est dans l’équilibre entre continuité et actualisation, sans fracture, que cette étude offre le plus matière à réflexion ; il s’agit d’une contribution très importante en termes d’autodéfinition visant à faire le point sur la nature de notre discipline.

Pour ce qui est de la continuité, elle est certaine par rapport aux précédents travaux de Fontanille lui-même.

i) Le principe d’immanence n’est pas radicalement repensé (mais seulement repositionné, comme nous le verrons dans un instant). Dans l’introduction de Pratiques sémiotiques, nous trouvions déjà l’idée d’une praxis sémiotique qui multipliait l’immanence de l’objet-texte en plans d’immanence. Là déjà, la praxis sémiotique était pensée comme une activité de schématisation qui se donne dans la rencontre entre les textes (capables de proposer des modèles par eux-mêmes) et la pratique interprétative méta-linguistique (dotée de ses propres modèles), selon une logique qui ne s’enfermait plus dans l’autosuffisance du texte mais intégrait des niveaux toujours plus larges dans la praxis sémiotique. Dans Terres de sens, on ne parle plus de schématisation (héritage peut-être trop kantien pour une sémiotique qui se veut radicalement anthropologique), mais on ne renonce pas à la conjugaison de l’immanence et de la pertinence, moyennant une dynamique constante qui y est définie comme « présentation » (notion déjà évoquée plus haut) et que je préfère appeler « invention ».

ii) Les sémiotiques-objets, qui étaient définies dans Pratiques sémiotiques par rapport aux signes, textes, objets, scènes pratiques, stratégies, formes de vie, ne sont pas radicalement repensés (mais seulement partiellement réunifiés et réduits en nombre). Ici, la discrimination est placée entre les totalisations, les découpages d’unités fermées, et les processus au sein de ces unités. L’idée de la forme de vie passe d’une manière ou d’une autre à un autre plan de pertinence, tandis que les signes, les textes et les objets sont tous ajoutés ensemble comme des possibilités alternatives placées sur le même plan.

iii) Une réflexion se poursuit sur les actants collectifs, réflexion déjà abordée dans le livre de 2015 à propos des formes de vie, où le problème du « vivre ensemble », et donc de la constitution subjective avait été clairement posé (la question de l’« agence » étant mise au premier plan par rapport à l’attente). Une réflexion est menée en parallèle sur les différentes types de temporalité des formes de vie collective.

iv) Confirmation est donnée de l’option en faveur d’une légitime sémiotique des cultures, bien que, chez Fontanille 2008, cela ait été pensé comme une sémiotique-objet spécifique, plutôt que comme une manière de comprendre la sémiotique générale — ce que la présente étude laisse entendre, idée à laquelle moi-même j’adhère.

*

Il me semble que la sémiotique que Fontanille et Couégnas pratiquent et proposent ici, tout en restant dans la tradition française (avec quelques incursions dans la sémiotique italienne, avec Marrone par exemple, et russe, avec Lotman de temps en temps), prend des positions typiquement ancrées, jusqu’à présent, dans d’autres traditions, permettant certainement pour elles une évolution qui n’était pas incluse dans leur projet initial. Je pense surtout à la leçon d’Umberto Eco, dans son Trattato di semiotica generale, et à celle de Lotman (dans une version en partie divergente de la lecture plus rigide que Fontanille et Couégnas livrent ici de cet auteur). Je ne veux pas dire par là que Fontanille et Couégnas visent à faire une sémiotique intégrée qui incluerait les leçons de la sémiotique d’Eco et de Lotman ; mon intention est simplement souligner une convergence. Et si je m’attarde sur cette convergence tacite, ce n’est pas par amour du syncrétisme et de l’harmonie des horizons, mais bien parce qu’elle nous dit peut-être que la discipline — cette discipline hétérogène qu’est la sémiotique — commence, au bout de quelques soixante ans d’existence, à converger sur certains points, en les intégrant comme définitoires de son champ d’action.

Note de bas de page 13 :

U. Eco, Trattato di semiotica generale, Milan, Bompiani, 1975, chap. 2, note 5.

Note de bas de page 14 :

Op. cit., § 2.10.2.

La première convergence à noter porte sur l’hypothèse, centrale pour Eco depuis le Trattato, selon laquelle notre point de départ n’est pas un sens générique, qui serait « déjà là » — présupposé qui est peut-être acceptable pour une philosophie théorique ou une herméneutique philosophique mais pas pour une sémiotique —, mais bien un sens toujours concrètement manifesté dans un univers de culture où les contenus sont des « unités culturelles », ou des versions segmentées de contenus, en tant que telles communicables. Le monde auquel la sémiotique est confrontée, celui qu’elle observe et analyse, n’est pas un monde fait de choses ni un monde fait de Sens générique mais un monde particulier (celui-là et non un autre, pourtant également possible car il peut exister des mondes différents) dans lequel les choses ne peuvent être connues qu’à travers les unités culturelles que l’univers de la communication fait circuler à la place des choses13, c’est-à-dire un monde où les choses sont « transposées » (je reviendrai sur ce terme), traduites en unités ayant un sens compréhensible et partageable. L’ensemble des unités culturelles d’un univers de culture, c’est-à-dire les unités concrètes, enracinées dans l’histoire, parfois claires, parfois floues, associées par un corps social donné (un collectif, diraient Fontanille et Couégnas) à certaines expressions, constituent l’Encyclopédie de ce corps social, espace susceptible d’être parcouru dans mille directions, selon les nœuds qu’on décide de toucher14. Chaque encyclopédie est un monde à part (et la première tâche de la sémiotique, comme Fontanille et Couégnas le montrent dans ce livre, est de déterminer de quel monde il s’agit) dont il faut comprendre les parcours, les organisations, les formes.

Il n’y a rien dans ce fond sémiotique — déjà là et pourtant toujours à réinventer, à retracer — qui ne soit en quelque sorte parasitaire du déjà dit et du déjà donné. L’encyclopédie est là, comme un fond commun et partagé, gage de compréhension, de communication possible, même si elle est contradictoire, in fieri, liée à certains corps sociaux. Un monde est toujours déjà là, aussi bien pour qui en fait partie que pour qui décide de l’étudier. L’Encyclopédie est l’univers situé que Fontanille et Couégnas revendiquent comme la limite de validité du faire sémiotique : limite et horizon du possible.

Ainsi, le principe d’immanence est interprété de manière légèrement différente qu’auparavant, identifiant la seule immanence possible dans l’immanence du culturel, du manifesté et du public : l’immanence du monde dans lequel se joue le regard sémiotique (où « “monde” — terme préféré à “ontologie” — rassemble tous les existants, toutes les propriétés, toutes les pratiques, toutes les significations qui sont nécessaires à tous les membres d’un collectif pour qu’ils puissent y vivre, y interagir, avec un sentiment de cohérence, de stabilité et d’identité durables et largement partagé », p. 68).

Note de bas de page 15 :

L. Hjelmslev, Omkring sprogteoriens grundlæggelse, Festkrift udgivet af Københaus Universitet, 1943, début du § 7 (Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Minuit, 1968).

Note de bas de page 16 :

A.J. Greimas et J. Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979, p. 152.

Note de bas de page 17 :

S. Traini, “La struttura assente e il principio di immanenza”, art. cit.

Note de bas de page 18 :

Cf. C. Paolucci, Strutturalismo e interpretazione, Milan, Bompiani, 2010.

Nous savons que l’immanence peut être en corrélation soit avec la manifestation soit avec la transcendance. Pour Hjelmslev, l’immanence s’opposait à la transcendance et signifiait donc l’autosuffisance et la clôture : « Évitant le point de vue transcendant qui a été dominant jusqu’à présent, visant une compréhension immanente de la langue comme structure spécifique autosuffisante, et cherchant une constance à l’intérieur de la langue et non à l’extérieur, la théorie linguistique commence par circonscrire la portée de son objet »15. Pour Greimas, l’immanence s’oppose à la manifestation : « Le concept d’immanence participe comme un de ses termes à la dichotomie immanence / manifestation, où la manifestation présuppose logiquement ce qui est manifesté, c’est-à-dire la forme sémiotique immanente »16 ; en tant que forme sémiotique, l’immanence devient un objet construit, l’objet du métalangage. Umberto Eco, selon Traini, renonce au principe d’immanence, en utilisant la catégorie d’encyclopédie, qui nie la métalinguistique et la clôture17. Avec Paolucci, il me semble qu’en fait l’encyclopédie elle-même constitue et offre le plan d’immanence le plus radical et le seul possible, en récupérant le sens hjelmslevien de l’immanence comme dimension auto-explicative des dépendances18. Hors de l’Encyclopédie point de salut, en somme, mais elle n’est pas un horizon générique de Sens ; c’est un plan culturel de référence et de sémiose déjà réalisé, avec sa propre ontologie, ses temporalités, ses propres subjectivités : un plan qui contient, comme déjà relevé plus haut, « tous les existants, toutes les propriétés, toutes les pratiques, toutes les significations, qui sont nécessaires à tous les membres d’un collectif pour qu’ils puissent y vivre ».

*

Mais la convergence (imprévue) de Fontanille et Couégnas avec la théorie échienne du Trattato ne se limite pas à l’identification de cet horizon, culturellement situé, de référence et de compréhension. Elle apparaît aussi avec l’idée que l’une des directions les plus utiles de la sémiotique réside dans l’identification de types de relations, plutôt que d’objets, ou mieux, de types de processus (de production), et non de produits. « Nous avons besoin d’une typologie des procès de relation, avant de savoir quelles sont les spécificités actantielles des termes de relation » (p. 46).

Ici, Fontanille et Couégnas semblent se référer surtout à des relations productives de subjectivité (individuelle et collective), à des relations sociales (dont la coopérative est une forme). Mais je voudrais souligner que, parmi les relations à prendre en compte, existent aussi les relations au monde, les relations qui produisent des communications, les relations au continuum sémiotique. Toute la partie du Trattato di semiotica generale sur les modes de production des signes (partie qui est d’ailleurs à l’origine du titre de l’édition française du livre : La production des signes) déplace ainsi l’attention des signes vers la manière dont le continuum d’expression est manipulé, vers la manière dont l’expression et le contenu sont corrélés, la manière dont ces corrélations avec les états ou les événements du monde sont établies. Toutes ces activités sont des « travaux », c’est-à-dire des processus de transformation, segmentation, corrélation, référence, invention, qui ne créent aucune entité stable mais seulement des stabilisations locales qui, si elles manifestent une régularité, la puisent dans le type de processus qui les produit. En termes très clairs, à la fin du § 3.1.3, Eco a liquidé la notion de signe en tant que « fiction du langage quotidien » pour déplacer l’attention sur l’idée de « différents modes opératoires ». Fontanille et Couégnas sont très insistants, à leur manière, sur ce même point.

Note de bas de page 19 :

Dans les années 1990, ces questions ont été également discutées par un proche de Greimas déjà mentionné : cf. E. Landowski, « Quêtes d’identité, crises d’altérité » et « Principes d’une dynamique identitaire », Présences de l’Autre, Paris Presses Universitaires de France, 1997 (chap. 1 et 2).

C’est de cette accentuation portant sur le poids des relations et non sur les termes (accentuation à la fois structurelle et interprétative, comme l’a bien relevé Paolucci dans son livre de 2010) que découle l’insistance de Fontanille et Couégnas sur la nature problématique des formes identitaires, corrélative ici des ontologies et des processus d’agence qui en différencient les formes. Ici encore, la position des deux auteurs me semble très proche des postures échiénne et lotmanienne. Fontanille et Couégnas attribuent trop de rigidité ontologique à l’idée lotmanienne d’identité et d’altérité, avec une critique qui me semble peu généreuse à l’égard de Lotman, qui a accordé tant d’espace à ce problème dans sa théorie. L’idée, à la fois échienne et lotmanienne, est que les identités ne sont jamais données, et que nous n’avons pas d’ontologie des êtres si ce n’est au sein d’un univers de culture avec la délimitation de ses propres altérités, selon des grammaires, des objectifs et des enjeux à chaque fois différents19. Si Eco a consacré un livre à la construction de l’ennemi comme phase fondatrice de la construction du soi, Lotman a abordé cet aspect de façon plus radicale, en fondant une grande partie de ses typologies de la culture sur le positionnement de la ligne de frontière entre le soi et l’autre du soi, sous forme de différent ou d’étranger, d’étranger ou de barbare, d’humain ou d’étranger à l’ensemble humain. La différence entre le soi et l’autre de soi, et les différents collectifs qui en découlent, n’ont aucune référence sociologique ni ontologique chez Lotman : ce sont des images de soi et de l’autre, des auto-descriptions qui définissent à la fois le soi et l’altérité dont on se différencie.

Enfin, je voudrais souligner que la sémiotique qui se dégage de ce volume m’apparaît comme une sémiotique fortement traductive, tout comme la sémiotique échienne, lotmanienne, ou celle de Fabbri. Par « traduire », j’entends une manière de faire qui permette de saisir la singularité et l’hétérogénéité du sens donné à travers des approches, des transpositions, des remédiations progressives. Je voudrais citer à ce propos un passage déjà mis en évidence : « L’objet à décrire ne serait plus le résultat d’une opération de génération, au fil des conversions, ni d’une déduction, ni le fruit d’opérations interprétatives, mais d’une instauration, de tous les instants, trouvant le chemin risqué de l’existence au gré des reprises, des transpositions, des traductions, des remédiations, etc., conformément à la pluralité des régimes sémiotiques envisageables » (p. 231). Même si les auteurs séparent ce genre d’attitude de l’attitude interprétative, il me semble qu’ici, comme chez Lotman, Eco ou Fabbri, la force de la sémiotique réside dans sa capacité à relier les différents éléments de l’encyclopédie d’une nouvelle manière, de les formuler autrement, de les transposer en de nouvelles unités, identifiant les principes de cohérence qui constituent de nouvelles portions de sens (opérations qui me paraissent toutes fortement interprétatives, et certainement pas automatiques).

Note de bas de page 20 :

U. Eco, La struttura assente, Milan, Bompiani, 1968, p. 262.

Note de bas de page 21 :

Y. Lotman, La semiosfera, Venise, Marsilio, 1985, p. 88.

Note de bas de page 22 :

Y. Lotman, La cultura e l’esplosione, Milan, Feltrinelli, 1993, p. 37.

Dès La structure absente, Eco affirmait : « La notion de structure comme système de différences ne s’avère féconde que si elle est combinée avec la notion de structure comme possibilité de transposition, instrument principal d’un système de transformations »20 ; Fabbri a revendiqué à plusieurs reprises la vocation transductive de la sémiotique (en renvoyant par exemple à l’idée d’Isabelle Stengers du scientifique comme diplomate, homme qui ne se déplace pas dans une logique représentative mais au contact entre deux mondes). Et Lotman, comme ceux que j’ai déjà mentionnés, voit le travail de sémiose dans des reformulations progressives qui sont la production d’un sens sans précédent, par croissance et perte, tant dans l’espace synchronique du présent que dans l’espace diachronique du rapport à son propre passé. « Les textes de son passé entrent dans la culture tout le temps. Ils sont recodés et deviennent ainsi des sources de nouvelles informations. Chaque système de codage est donc corrélé sur le plan synchrone avec d’autres systèmes et sur le plan diachronique avec ses états précédents »21. Précisément parce que le sens vit continuellement dans cette dynamique de recodage, l’espace de la culture est un espace multidirectionnel et volumétrique. « L’espace sémiotique nous apparaît comme une intersection à plusieurs niveaux de divers textes, qui forment ensemble un certain niveau, avec des corrélations internes complexes, différents degrés de traductibilité et des espaces d’intraductibilité. Sous ce niveau, se trouve le niveau de la “réalité”, de cette réalité organisée par de multiples langues et impliquée avec elles dans une hiérarchie de corrélations22.

Note de bas de page 23 :

Ibid., p. 213.

L’idée que le point de départ de tout système sémiologique n’est pas le signe isolé (le mot) mais la relation entre au moins deux signes, nous fait poser un regard différent sur les bases fondamentales de la sémiologie. Le point de départ n’est pas un modèle isolé mais l’espace sémiotique. (...) Cette variété de liens possibles entre les éléments crée un effet volumétrique qui ne peut être pleinement compris que si l’on considère les relations de tous les éléments entre eux et de chacun d’entre eux avec l’ensemble. En plus de cela, il convient de rappeler que le système dispose d’une mémoire des états précédents et d’une « prémonition » potentielle de l’avenir.23

Cependant, comme cela devient évident chez Lotman, le fait de poser le mécanisme de la transduction comme fondement de la sémiotique signifie assumer une logique palimpsestique, dans laquelle le temps doit être toujours gardé à l’esprit, comme dimension fondamentale des transpositions possibles et de la formation des réalités possibles.

La prise en charge du temps apparaît donc, en bref, comme un autre point de convergence pour une sémiotique qui se pense comme générale, et en même temps analytique de la culture.

*

Quelles questions cette voie intégrée ouvre-t-elle à la sémiotique ? Comme je l’ai annoncé dès le début, la proposition, située au point de convergence de différentes traditions, a toute la force d’une synthèse mature, et elle a de nombreux mérites :

i) celui de ramener la sémiotique à une épistémologie radicalement située et à une immanence qui, de mon point de vue, se définit comme encyclopédique ;

ii) celui de s’interroger sur les formes de subjectivité et d’agentivité que construisent les mondes situés dans lesquels s’exerce la praxis sémiotique, et cela sans modèles préconçus ;

iii) celui de se penser comme une invention et non plus comme une description ; Fontanille utilise, on l’a vu, le mot « présentation », pour dire cependant un mouvement qui allie exploration et construction ;

iv) celui de penser avec une méthode souple, non plus contrainte par la déduction de niveaux prédéfinis, mais toujours adaptable au type de monde considéré.

A quels risques tout cela nous expose-t-il, quelles sont les questions qui restent sans réponse, et finalement, quelle voie s’ouvre-t-elle pour l’avenir de la sémiotique ?

Je crois qu’une première question concerne les garanties de « fiabilité » du faire sémiotique. L’idée d’une « occasion » sémiotique de départ, d’un moment de contact avec la réalité, à développer ensuite selon une logique d’empreinte et d’influence, est une idée évocatrice et peut-être réaliste (mille fois les choses se passent réellement ainsi, tout partant d’une occasion-stimulus) mais elle ne suffit pas à nous sauver de l’accusation de subjectivisme et de constructivisme. Est-ce que l’occasion est la même pour tout le monde ? Ou l’est-elle seulement pour ceux qui peuvent la saisir (parce qu’ils ont des compétences particulières) ? Si l’occasion est le moment du contact entre le monde et la sémiotique, comment peut-on passer de la singularité de ce contact à un niveau plus abstrait de généralisation ? Et comment la connaissance sémiotique, si elle passe d’une occasion à l’autre, peut-elle être construite comme une connaissance cohérente ?

Note de bas de page 24 :

“L’Antiporfirio”, in Gianni Vattimo et Pier Aldo Rovatti (éds.), Il pensiero debole, Milan, Feltrinelli, 1983.

Note de bas de page 25 :

M. Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, pp. 14-15. A.M. Lorusso, Semiotica della cultura, Rome-Bari, Laterza, 2010.

Ce qui est évidemment en cause ici, c’est le problème de la généralisabilité des résultats. Quel type de généralisation pouvons-nous garantir à partir d’occasions singulières ? Il semble que pour Fontanille et Couégnas, les limites de validité (et donc de généralisabilité) sont celles données par l’anthropologie : cela peut-il fonctionner ? Une épistémologie radicalement située a-t-elle encore une portée générale ? Il est clair que « général » ne signifie pas universel (déjà Eco, en 1983, dans l’Antiporphyrio24, opposait général et faillible comme traits propres à la raison sémiotique, à universel et nécessaire comme traits propres à la raison pure). Mais le « général » doit pour le moins pouvoir indiquer une forme logique répétable, transposable de façon régulière. Comme je l’ai fait dans ma Sémiotique de la culture, je reviens ici à Foucault et à sa distinction entre le projet d’une histoire globale et celui d’une histoire générale25. L’histoire globale veut tout dire, être exhaustive, saisir les significations communes à tous les événements ; l’histoire générale, au contraire, problématise les séries, les scansions et les limites, les changements de niveaux, les spécificités chronologiques, les formes étranges de persistance, les types de relations possibles qu’on peut identifier parmi les séries de phénomènes :

(…) quelle forme de relation peut être légitimement décrite parmi ces différentes séries : quel système vertical elles peuvent former ; quel est le mécanisme des corrélations et des dominances entre elles ; quel effet peuvent avoir les différences, les différentes temporalités, les différentes présences ; dans quels ensembles distincts certains éléments peuvent apparaître simultanément ; bref, non seulement quelles séries, mais quelles « séries de séries » — ou, en d’autres termes, quelles « images » — peuvent être constituées. Une description globale englobe tous les phénomènes autour d’un seul centre, principe, sens, esprit, vision du monde, forme globale ; une histoire générale devrait plutôt montrer tout l’espace d’une dispersion.

En bref, je crois que sur le thème de la généralité / généralisabilité de l’analyse sémiotique, il existe encore un problème pour nous tous sémioticiens : une connaissance qui aspire à la généralité, comment se combine-t-elle avec l’hétérogénéité des occasions et le caractère radicalement situé de l’épistémologie sémiotique ? Pour ma part, je pense que la seule réponse réside dans une pratique de modélisation forte, qui — à partir d’occasions spécifiques, en relation avec différents mondes et ontologies — tente de tracer une structure logique, relationnelle, transposable à d’autres contextes : tracer des modèles de culture. La sémiotique, en définitive, en tant que savoir des formes. Mais il n’y a eu jusqu’à présent que très peu de sémiotiques modélisantes : celle de Lotman, dans le cadre d’une sémiotique qui se veut proprement culturelle, et celle de Landowski, qui, plus focalisée sur le social et sur les pratiques et discours sociaux en tant que socio-sémiotique, a effectivement suggéré de nouveaux modèles d’interactions, de gestion de la visibilité, et finalement de gestion du sens.

Note de bas de page 26 :

L’efficacia semiotica. Risposte e repliche, op. cit.

Cette approche modélisante nous permettrait également de dépasser le binôme objectivisme-subjectivisme. La praxis sémiotique n’est pas subjective parce qu’elle doit être adéquate et partir des occasions fournies par un certain monde (le réel a quo dont parle, avec Peirce, Eco), mais elle n’est pas objective selon l’acception de ce terme en épistémologie, c’est-à-dire invariable quel que soit le contexte, neutre, non dépendante de l’analyste. La praxis sémiotique est réaliste et constructiviste, « fièrement constructiviste » comme le suggère Fabbri en soulignant que le constructivisme n’est pas un relativisme26. Le constructiviste est analytique et responsable ; il construit des concepts, explique ses procédures, définit lui-même sa propre pratique ; ce faisant, il construit des différences, alors que pour le relativiste il n’est pas utile de construire des procédures et de les expliquer : everything goes.

Faisant abstraction d’une certaine vision caricaturale de ces modèles, mon impression est qu’on peut sortir de la peur du constructivisme radical en le reliant à la question de la transduction et de la modélisation : le résultat de la praxis sémiotique, les objets construits par elle, sont le résultat d’une opération de pertinence et de transduction : ils sont le résultat de la mise en relation d’éléments hétérogènes (qui « sont là », bien réels, mais qui pourtant pourraient aussi être reliés de manière différente, avec des éléments différents, selon des schémas différents, conduisant à des résultats différents) qui vont définir des modèles, transposables à leur tour sur d’autres réalités.

Dans tout cela, il est également logique de se demander quel est l’espace à prévoir pour les autres connaissances au sein de la sémiotique. Fontanille et Couégnas prennent des distances claires (et partageables) par rapport au mantra de l’interdisciplinarité, pour concentrer toute leur attention sur l’anthropologie. Est-ce suffisant pour garantir une épistémologie justifiable ? Certes, l’anthropologie, avec son multinaturalisme, a attiré l’attention de la sémiotique sur la pluralité des ontologies possibles et la variabilité des formes de subjectivité (individuelle et collective), mais pourquoi ne pas réfléchir à d’autres contributions disciplinaires qui pourraient se révéler précieuses ? Il est vrai que la sémiotique traditionnelle s’est formée au contact de l'anthropologie, mais pourquoi ne pas explorer d’autres disciplines ayant un intérêt similaire : l’histoire, la philologie, la psychologie ? Ce que je veux souligner, c’est que la proposition d’une anthroposémiotique ne peut pas être considérée comme exhaustive ; elle peut être un point de vue sur la sémiotique générale (ce que, après tout, Fontanille et Couégnas affirment), mais elle ne peut pas être une sémiotique générale. Si nous voulions nous mesurer sur ce point, nous devrions confronter d’autres connaissances avec le même soin. De quelle manière, par exemple, une certaine idée de sujet, d’acteur, d’intentionnalité, est-elle redevable d’une psychologie du passé ? J’aimerais pouvoir accéder, en somme, à un travail comme celui de Fontanille et Couégnas également appliqué à d’autres domaines, d’autres « terres de sens ».

*

Je voudrais conclure sur une dernière perspective qu’ouvre ce livre et que j’aimerais développer : la question de la persistance des unités de sens (problème qui s’était déjà posé en 2015 par rapport aux formes de vie). Fontanille et Couégnas parlent ici d’une « grammaire de la persistance » à faire (p. 233) : persistance des signes, des redondances isotopiques, des formes, des relations, persistance des ontologies.

Note de bas de page 27 :

Cf. A.M. Lorusso, « “Apocalittici e integrati” : verso una logica della cultura », Studi culturali, 2, 2014.

Comme j’ai déjà eu l’occasion de le dire, je crois que si nous n’avons pas encore suffisamment traité ce sujet, c’est parce que jusqu’à présent la sémiotique a été essentiellement une sémiotique de la parole : analyse de textes, d’objets ou de pratiques, dans la clôture de leur propre autosuffisance27. Le problème a commencé à émerger avec la réflexion (déjà fontanillienne, d’ailleurs) sur les formes de vie et il a été clairement posé dans la sémiotique de la culture de Lotman, qui est, entre autres, une réflexion sur la transmission, la projection vers le futur, la répétition, la pluri-temporalité qui traverse chaque monde à un moment donné. La persistance, pour le regard sémiotique, peut prendre diverses formes : celle de la conformité inconsciente créée par la régularité (qui fait qu’une habitude persiste), celle de la transmission (qui fait qu’une mémoire persiste), celle de la correspondance à des règles (qui fait qu’une esthétique persiste), celle de l’archivage (qui fait qu’un témoignage persiste), celle de la répétition banale (qui fait qu’un signe persiste comme un ensemble de tokens toujours répétés), etc., et soulève de nombreux problèmes d’une importance sémiotique majeure concernant notamment les formes d’agentivité, les formes de temporalité (tous les états temporels ne sont pas les mêmes : certains sont pensés en termes de linéarité, d’autres de circularité, d’autres d’itération, etc.), l’extension et la force (une forme de vie peut être très persistante mais très peu diffusée)...

Je crois qu’une réflexion sérieuse sur les grammaires de la persistance amènerait la sémiotique à repenser radicalement certains aspects de la narrativité (tout le problème de la destination et de la sanction, par exemple), de nombreux aspects de la théorie de l’énonciation (repenser les formes de l’impersonnalité et celles de l’instauration), et surtout à se recentrer sur la connaissance des formes (car ce sont les formes qui persistent, et non pas certes les substances).

Note de bas de page 28 :

Cf. sur ce point E. Landowski, « Politiques de la sémiotique », Rivista Italiana di Filosofia del Linguaggio, 13, 2, 2019.

Cela étant dit, je me demande en conclusion ce qu’est devenue la vocation critique de la sémiotique, une des vocations les plus définitoires de la discipline, au moins à ses débuts ? Il ne me semble pas qu’une sémiotique conçue à la manière de Fontanille et Couégnas renonce à son rôle critique et démasquant. Même si nous ne trouvons plus de trace d’une vocation proprement anti-idéologique, il s’agit encore de découvrir l’organisation et la texture des mondes auxquels nous pouvons être confrontés, en sachant mettre en évidence, grâce à la sémiotique, les divers types de grandeurs, les principes d’ordre et d’intelligibilité que chaque monde présente28. Et c’est exactement ce qu’il faut faire pour démasquer le monde, tel qu’il est.