Sémiotique et anthropologie des modernes
Une histoire de comptes à rendre

Carlo Andrea Tassinari

Université de Toulouse

https://doi.org/10.25965/as.5874

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Texte intégral

Dans son projet d’anthropologie, Bruno Latour insiste à plusieurs reprises sur le décalage entre les pratiques des Modernes et le compte rendu officiel qu’ils en donnent. Le péché originel des Modernes serait d’avoir cristallisé une image d’eux-mêmes qui manquerait totalement d’adéquation avec l’expérience empirique, expérience que Latour propose finalement de retracer dans l’Enquête sur les modes d’existence. Finalement, car ce diagnostic est déjà formulé de manière systématique dans Nous n’avons jamais été modernes, puis dans des ouvrages comme Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, La fabrique du droit ou Politiques de la nature — pour ne citer que certains ouvrages très connus. Ces livres reconstruisent la généalogie de cette image officielle qui aurait rendu le terrain de l’anthropologue presque impraticable. Les savoirs que les modernes ont inventés pour décrire leur expérience ont fourni à chacun d’entre eux une pièce d’identité contrefaite. Par conséquence tout, chez eux, est devenu confus. Et non seulement pour l’anthropologue (qui n’est d’ailleurs qu’un Moderne parmi les Modernes), mais pour les Modernes eux-mêmes, qui n’arrivent à donner une représentation satisfaisante ni des autres collectifs, ni du leur.

La démarche de Latour n’est pas faite pour donner mauvaise conscience mais pour construire, comme il dit, « un nouveau monde commun ». Sa méthode, qu’il appelle diplomatie, est simple : reprendre l’enquête sur les praticiens en laissant temporairement de côté leur compte rendu officiel ; en extraire les valeurs vraiment importantes, celles qui rendent possible le déroulement de leur pratique, celles qui les font vraiment Grands ; et proposer un compte rendu alternatif pour leur permettre de s’asseoir plus confortablement à la table des négociations. Latour entend refonder la Modernité de l’intérieur, en en faisant la généalogie.

Note de bas de page 1 :

 Gilles Deleuze, Un manifeste de moins, Paris, Minuit, 1979.

Cela permet de donner un tout autre sens à notre présent, et de devenir ce que nous avons toujours été, sans le savoir. Nous n’avons jamais été modernes. Et je crois que, pour permettre à la sémiotique de faire face à son évolution, c’est sans doute une telle attitude qu’on pourrait adopter, en passant du compte rendu « majeur » à un point de vue adéquat. Nous entendons ici l’adjectif majeur dans un sens particulier, celui qui a été mis en évidence par Gilles Deleuze. Majeur n’est pas le plus important mais celui qui correspond à une forme-paramètre par rapport à laquelle les modèles déviants sont « mineurs » — même s’ils s’avèrent être tout aussi fondamentaux1. Ce que Latour propose aux Modernes est alors de découvrir leur histoire mineure pour accéder à une conscience de soi entièrement renouvelée. En ce sens, l’enquête sur les modes d’existence n’est rien d’autre qu’un compte rendu « mineur » de la modernité, qui regroupe, classe et fait participer tout ce qui a été disqualifié par son compte rendu majeur. Nous partirons donc de l’histoire « majeure » des Modernes et nousverrons que cette histoire est étroitement liée à la constitution même de la sémiotique, qui est son expérience-limite.

Dans un second temps, nous mettrons en évidence les exigences méthodologiques formulées par l’Enquête à partir de ce fonds épistémologique commun. En effet, ce sur quoi la séparation entre Latour et la sémiotique majeure se fonde ne se situe pas au niveau épistémologique, mais bien à un niveau méthodologique.

Note de bas de page 2 :

 Je reprends ici la notion de « sémiotique mineure » développée par Claudio Paolucci dans Strutturalismo e interpretazione, Milan, Bompiani, 2010, p. 13-25. Le présent essai est largement inspiré de son travail, qui fournit à mon sens des solutions intéressantes à l’égard d’exigences méthodologiques sur lesquelles Latour attire l’attention.

Enfin, nous nous focaliserons sur quelques opérations qui permettent de départager une sémiotique majeure, qui n’est finalement qu’un corollaire de la Constitution moderne, d’une sémiotique mineure, qui serait compatible au contraire avec le compte rendu de l’enquête sur les modes d’existence2. Pour ce faire, nous reviendrons brièvement sur quelques passages de la généalogie de la sémiotique, reconstituée par Claudio Paolucci dans son Strutturalismo e interpretazione,en insistant sur l’importance de la diversification des formes de relations que la sémiotique manipule pour rendre compte de son objet, le sens.

On comprend ainsi pourquoi il est capital pour la sémiotique de s’associer au front de démodernisation latourien. Si celle-ci a perdu sa place centrale à l’intérieur des sciences humaines, c’est bien parce que sa version majeure est restée ancrée dans la constitution moderne, en en devenant l’un de ses nombreux corollaires. Pour sortir de ce rôle ancillaire, pour gagner une nouvelle spécificité, elle ne peut pas se contenter de se redéfinir, en se retranchant derrière les frontières disciplinaires érigées à force d’inter-définition. Elle doit participer à la réécriture de la nouvelle Constitution en contribuant à la négociation de l’ensemble du collectif. J’espère montrer que, pour effectuer sa description, l’anthropologie des modernes a, en retour, besoin de la sémiotique.

1. Sémiotique. L’expérience-limite de la modernité

Reprenons la lecture de Nous n’avons jamais été modernes à partir la seconde partie du deuxième chapitre. Pour mettre en exergue les contradictions de la modernité, Latour en imagine la Constitution. Par Constitution, l’auteur entend une sorte de méta-répartiteur sous-jacent au compte rendu que les Modernes donnent de leur monde. Pour simplifier sans renoncer à l’essentiel, l’opération permise par cette métaphysique officielle consiste dans le partage de la réalité en deux : les êtres naturels d’une part, qui ne peuvent être fabriqués que dans l’espace contrôlé du laboratoire, mais qui sont considérés comme indépendants de toute manipulation humaine ; les êtres sociaux d’autre part, qui nécessitent pour exister la médiation de dispositifs non humains, mais qui sont considérés comme le domaine exclusif de l’humanité. Latour s’inspire ici de ses travaux de terrain sur les laboratoires scientifiques et sur ceux de Michel Callon dans le domaine de l’économie. Il est impossible d’imaginer des données objectives sans la médiation coûteuse des équipements technologiques, des brevets juridiques, des espaces architectoniques opportunément aménagés, des financements alloués par une fondation privée ou par une institution publique, une communauté de pairs qui se contrôlent et qui se contredisent par de complexes systèmes de citations, etc. Pourtant, la Constitution moderne ne reconnaît que les produits finis et purifiés de ce travail de médiations, les données objectives, de préférence notées en caractères mathématiques. De la même manière, il est impossible de rendre compte de l’économie sans les théories économétriques, les centres de calcul, les dispositifs de visualisation et de communication dont sont équipées les bourses, les systèmes d’assurance rentabilisant les taux d’intérêts, etc. Pourtant, la Constitution moderne ne prend en compte que les extrémités de ces enchaînements et considère les fluctuations des prix comme le fait inéluctable d’une entité transcendante, le Marché.

Note de bas de page 3 :

 Cf. B. Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, p. 49-64.

L’invention d’un Dieu faisant communiquer ces domaines sans rapport (la science infuse, la main invisible), ou celle d’un répertoire critique qui en dénonce la communication (la manipulation abusive des données, les intérêts cachés des banques), ne sont que des conséquences de la règle principale : on pratique un mélange d’acteurs humains et non humains d’une part (hybridation), mais on théorise la séparation des deux règnes de l’autre (purification). On obtient ainsi la Charte constituante de la modernité ; une Charte qui oblige à la clandestinité les êtres qui permettent de la construire3. Le manque d’adéquation entre ce qu’ils font et ce qu’ils disent faire est, chez les Modernes, inscrit dans leur Constitution. Et il y a plus. Non seulement la Constitution permet de se servir des clandestins sans reconnaître leur travail, mais, de surcroît, elle prescrit de condamner ceux qui ne pratiquent pas la même politique, comme les « prémodernes » du passé ou les autres contemporains. Ainsi tous ceux qui n’arrivent pas à bien séparer Nature et Culture sont-ils taxés de barbarie. Il est clair qu’il n’est pas facile de négocier avec les autres peuples, dans ces conditions. Ni, d’ailleurs, avec son propre passé. Pour s’en sortir, il faut changer radicalement de métaphysique.

Note de bas de page 4 :

 Op. cit., p. 74.

Note de bas de page 5 :

 Cf. B. Latour, Politiques de la nature, Paris, La Découverte, 1999.

Note de bas de page 6 :

 Cf. B. Latour, Le culte moderne des Dieux faitiches, Paris, La Découverte, 2009.

La distinction entre Nature et Société a connu une institutionnalisation progressive à partir de la controverse entre Hobbes et Boyle concernant les autonomies respectives de Science et Politique. Par la suite, Kant tente une réconciliation à travers la notion de phénomène, qu’il situe entre le Sujet et l’Objet. Mais Kant ajoute que, pour expliquer vraiment l’entité intermédiaire du phénomène, il fallait le mettre en relation avec une autre séparation fondamentale, celle entre noumène et sujet transcendental. Et voilà que la distinction de fait opérée par Hobbes et Boyle devient une séparation de droit. Puis, avec Hegel et ses successeurs, viendra la dialectique. « La distinction du XVIIe siècle devient une séparation dans le XVIIIe et une contradiction dans le XIXe, une contradiction totale au point de devenir le ressort de l’ensemble du mécanisme »4. Enfin interviendra la phénoménologie — on commence à s’approcher de la discipline qui nous intéresse — qui transforme le sujet pur et l’objet pur dans une simple relation binaire, maintenue par un lien d’intentionnalité. Dépecée de la sorte, l’expérience ne pouvait être saisie que par une seule opération gnoséologique : la re-conjonction des contraires. Au lieu de tenter cette re-conjonction, qui devient de plus en plus difficile, les Modernes ont besoin d’une véritable réforme constitutionnelle. C’est là que prend forme la fondation épistémologique d’une anthropologie des Modernes. Au lieu de se limiter aux corrélations opérées à l’intérieur de l’axe des contraires (Nature/Société, Sujet/Objet, Fait/Valeurs5 ou Sacré/Profane6) les Modernes doivent ajouter au moins une dimension à leur théorisation, celle sur laquelle se situent tous ces hybrides qui, malgré leur exclusion du compte rendu officiel, participent à la production et au maintien de la bipartition ontologique entre les Sujets et les Objets purs. Ce n’est pas que les hybrides demandent à être supprimés, ni qu’ils soient entièrement exclus du collectif moderne (ce qui reviendrait au même). D’ailleurs cette opération est impossible car c’est bien leur participation en tant qu’exclus qui contribue à définir la modernité.

Note de bas de page 7 :

 B. Latour, Enquête sur les modes d’existence, Paris, La Découverte, 2012.

L’opération épistémologique qui fonde alors le projet descriptif propre à une anthropologie des Modernes consiste dans l’ouverture d’un espace théorique tiers, qui se situe en-deçà ou au-delà des Sujets et des Objets, et qui permette d’officialiser la participation des hybrides au collectif. Il s’agit en tout et pour tout d’une opération de mise en valeur des éléments mineurs d’un système qui, par son compte rendu officiel, les relègue à un rang secondaire. Il est assez clair que, dans cette perspective, l’introduction de la sémiotique dans la pensée occidentale apparaît à Latour comme un tournant ou, en hommage au pluralisme interne à la discipline, une série de « tournants ». Dans cette impossibilité « à compter au-delà de deux », la sémiotique se définit d’emblée par la découverte d’un empire du milieu, que Latour appelle « l’empire des signes », dont elle s’apprête à prendre possession7. Le tournant sémiotique consistera en effet à faire du discours :

Note de bas de page 8 :

 Nous n’avons jamais été modernes, op. cit., p. 84-86.

non pas un intermédiaire transparent qui mettrait en communication le sujet avec le monde naturel, mais un médiateur indépendant tant de la nature que de la société. [...] Leur grandeur fut de développer, à l’abri de la tyrannie du référent et du sujet parlant, des concepts qui donnent leur dignité aux médiateurs, lesquels ne sont plus de simples intermédiaires ou de simples véhicules transportant le sens depuis la nature aux locuteurs ou de ceux-ci vers celle-là8.

Par cette remarque, Latour rejoint les considérations de Deleuze sur les point décisifs de l’épistémologie sémiotique (qui coïncide pour nous avec l’acquisition d’une sensibilité structurale), à savoir l’ouverture d’un espace tiers en-deçà ou au-delà de la « pince » du sujet et de l’objet, ou de leurs simulacres théoriques de l’imaginaire et du réel.

Note de bas de page 9 :

 Gilles Deleuze,  « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? », in F. Châtelet (éd.), Histoire de la philosophie, Vol. VIII, Paris, Hachette, 1973, p. 19.

Distinct du réel et de l’imaginaire, il ne peut se définir ni sur la base de réalités préexistantes, ni sur la base de contenus imaginaires ou conceptuels qui impliqueraient et qui lui conféreraient une signification. Les éléments d’une structure n’ont ni désignation extrinsèque ni signification intrinsèque. Comme le rappelle de manière rigoureuse Lévi-Strauss, il n’ont rien d’autre qu’un sens : un sens qui est nécessairement et uniquement de « position ». Il ne s’agit pas d’une place dans une extension réelle, ni de lieux dans des extensions imaginaires, mais de places et de lieux dans un espace purement structural, c’est-à-dire topologique9.

Note de bas de page 10 :

 Nicolas Couégnas et Aurore Famy, « La part sémiotique de l’anthropologie des Modernes » (à par., Semiotica, 2017).

L’exigence de faire place à cet espace tiers devient dès lors le point d’articulation entre le projet sémiotique et celui d’une anthropologie des Modernes. À cet égard, Nicolas Couégnas et Aurore Famy relèvent avec raison « la sémioticité presque naturelle du modèle anthropologique », de sorte qu’il n’y a « nulle trahison à craindre si l’on fait l’hypothèse que la pensée latourienne se déploie d’emblée sur un sol sémiotique »10. Ce « sol » est bien, en effet, l’espace tiers ouvert dans la modernité par la pensée structurale. Sémiotique et anthropologie des Modernes partagent exactement les mêmes exigences épistémologiques. La sémiotique marque ainsi un seuil, ou plutôt un « tournant », à partir duquel il serait possible de reprendre tout autrement l’expérience de la modernité. Elle en a représenté précisément l’expérience-limite : celle au-delà de laquelle la modernité n’aurait pu maintenir son organisation inchangée ; celle qui a obligé à réécrire sa Constitution ; celle qui a enfin reconnu la citoyenneté des hybrides dans notre collectif.

2. Les exigences méthodologiques de l’Enquête

Il est significatif que Latour consacre les premières pages de l’Enquête sur les modes d’existence à une critique de la notion de « domaine » qui, selon lui, empêche de suivre à la trace la circulation des hybrides. Latour explique en effet que, si les domaines permettent parfois de conserver des spécificités — les spécificités caractéristiques du droit, du politique, de la Science, du Symbolique, etc. — ceux-ci font obstacle néanmoins aux cours d’action — en épurant tout ce qui n’est pas marqué droit dans le droit, science dans la science, politique dans le politique, symbolique dans les signes. Par exemple, dans le laboratoire, on trouvera beaucoup d’éléments « marqués science » qui confortent le sens commun : des pipettes, des cahiers d’annotations, des blouses blanches ; mais on pourrait y croiser un juriste qui offre son expertise pour un brevet, un industriel venu en acquérir la propriété, un politique promettant des allocations à la recherche : si l’on se fie aux domaines, on devrait considérer ces éléments comme des interférences non pertinentes pour l’expérience scientifique ; et pourtant, ils s’y trouvent, et apparemment ils y sont essentiels, car les praticiens doivent passer par là pour le bon fonctionnement du laboratoire. Les domaines n’analysent donc que des relations entre éléments marqués comme internes aux domaines eux-mêmes, et homogènes entre eux. Pour résoudre ce problème de prise en charge, Latour propose de remplacer la notion de domaine par celle de réseau.

Note de bas de page 11 :

 Enquête…, op. cit., p. 45.

La notion de réseau [...] désigne une série d’associations révélée grâce à une épreuve — celle des surprises de l’enquête ethnograhique qui permet de comprendre par quelles séries de petites discontinuités il convient de passer pour obtenir une certaine continuité d’action. Ce principe de libre ASSOCIATION — ou [...] d’IRREDUCTION — qui se trouve au cœur de la théorie de l’acteur-réseau a démontré sa fécondité en autorisant nombre d’observateurs à se donner dans leurs études autant de liberté de mouvement que leurs informateurs.11

Note de bas de page 12 :

 Op. cit., p. 47.

La notion de réseau offre un bon suivi des cours d’action et permet ainsi de ne plus confondre le réseau avec ce qui y circule : le droit n’est pas constitué « en droit », mais par beaucoup d’éléments hétérogènes provenant de la finance, de la politique, de l’administration, de l’architecture ; la Science n’est pas fait « en connaissabilité », mais en beaucoup d’éléments « non scientifiques » (des juristes, des politiques, des équipements) qui n’y figurent pourtant pas en intrus. Le réseau s’autorise de passer de surprise en surprise, sans renoncer à l’hétérogénéité que le domaine refusait a priori. Voici, extrait de l’amalgame des domaines, le premier résultat de l’enquête : le mode d’existence [RES], celui qui permet le suivi des cours d’action en passant par toutes les connexions dont ils sont faits.Le seul problème du réseau, c’est qu’il rate fatalement des différences que, tant bien que mal, les domaines permettaient d’enregistrer. Les surprises permises par les réseaux « cessent en quelque sorte d’être surprenantes puisqu’elles le deviennent toutes de la même façon »12. Sortir du domaine pour suivre les relations externes à celui-ci ne permet pas de caractériser les expériences en les rendant l’une et l’autre comparables. Il faut réintroduire dans le suivi des réseaux les valeurs que les domaines protégeaient, sans s’en donner pourtant les moyens.En effet, le droit, la science, la politique ou la fiction présentent bien des enchaînements particuliers, des manières spécifiques d’obtenir de la continuité à partir de la discontinuité, des « passes » qui caractérisent chaque réseau. Plus précisément, chacun à sa manière définit des conditions pour rater ou réussir son passage à travers des éléments hétérogènes. Cette manière de passer définit, selon Latour, des conditions propres de dire vrai ou faux qui permettent de caractériser les réseaux tout en les rendant comparables.

Note de bas de page 13 :

 Op. cit.,p. 69.

Pour qualifier ce qu’il y a de commun dans ces cheminements [...] je propose le terme [...] de conditions de félicité et d’infélicité. À chaque chemin de véridiction, nous pourrions demander de spécifier les conditions qu’on doit satisfaire pour dire vrai ou faux selon son mode.13

Une fois précisé ces conditions, on pourra définir l’isotopie propre au cours d’action. Si l’on veut considérer tel ou tel élément, il faudra dès lors toujours se demander dans quel réseau il est pris et quelles sont ses conditions de félicité. C’est seulement ainsi que nous aurons pris de l’avance par rapport au cours d’action lui-même, avance qui nous permettra de savoir tout de suite non pas ce qu’il est, mais du moins sur quelle condition de vérité le questionner. Voici un nouveau mode qui permet de rendre les réseaux comparables, le mode [PRE], pour préposition :

Note de bas de page 14 :

 Op. cit., p. 69.

Note de bas de page 15 :

 Op. cit., p. 74.

Il s’agit en effet d’une prise de position qui vient avant la proposition et qui décide de la façon dont on doit la saisir et qui constitue sa clef d’interprétation.14

L’intérêt de [cette saisie], c’est qu’elle permet de rendre comparables deux à deux les types de discontinuité et par conséquent les trajectoires qu’elles dessinent. [...] De toute situation, nous dirons qu’on peut la saisir d’abord sous le mode [RES] – on va déployer son réseau d’associations aussi loin qu’il le faudra — puis sous le mode [PRE] — on va s’attacher à qualifier le type de connexions qui permet son extension. [...] Avec le lien [RES•PRE], nous rencontrons le premier de ce que j’appelle un CROISEMENT et dont l’enregistrement méticuleux compose la matière première du Tableau Croisé.15

Le Tableau Croisé est une grille que Latour place à la fin de son ouvrage et qui permet de visualiser l’ensemble des modes d’existence recensé par l’Enquête. C’est ainsi que, croisement après croisement, Latour reconstruit l’ensemble des modes d’existence qui, d’après lui, permettent de classer de manière adéquate l’expérience de modernes. Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas d’en rendre compte de manière exhaustive, mais seulement de mettre en exergue que, à la base de cette reconstruction, on retrouve des relations de deux types. Le premier type peut être saisi sous le mode [RES] qui, « en allant de surprise en surprise », permet de reconstruire des associations entre des éléments qui n’ont apparemment aucun rapport avec le domaine associé. Le second type peut être saisi grâce au mode [PRE], qui associe des éléments qui appartiennent bien à une série perçue comme homogène, relevant en quelque sorte d’un espace isotrope. Les cours d’actions étudiés dans l’enquête se définissent donc par leur double orientation, à la fois isotrope et allotrope. D’une part, ils se déploient dans une topologie de proximité instituant un plan d’association homogène (par exemple, les informations circulant dans la littérature scientifique décrivant le comportement des cultures de bactéries) ; et d’autre part, ils convoquent des relations qui transcendent ce plan pour atteindre le plus lointain (qu’y-a-t-il de commun entre une bactérie et le brevet qui la classe comme phytopharmaceutique biologique ?). C’est exactement par cette double orientation du proche et du lointain que Ferdinand de Saussure tente, déjà à partir de son Cours de linguistique générale, de donner une définition opératoire de l’espace propre des « faits de langue » : des relations externes et des dépendances avec des systèmes hétérogènes que l’on peut suivre par les réseaux d’une part, et des dépendances internes et homogènes qui permettent la comparaison entre éléments d’un même système, en permettant d’en définir « la tonalité propre » d’autre part. Mais, comme nous le verrons dans la troisième et dernière partie, cette double orientation a été abandonnée au profit des seules relations de type [PRE].

3. L’apport d’une sémiotique mineure

Pourquoi la découverte de l’espace structural n’a-t-elle pas permis à la sémiotique, qui l’a revendiqué immédiatement, de devenir la discipline-phare du front de démodernisation ? Revenons un instant sur ce qui est dit dans Nous n’avons jamais été modernes. Selon Latour, les penseurs du sens,

Note de bas de page 16 :

 Nous n’avons jamais été modernes, op. cit., p. 74.

n’ont cru possible d’autonomiser le sens qu’en plaçant entre parenthèses d’une part la question de la référence au monde naturel et, de l’autre, l’identité des sujets parlants et pensants. Pour eux, le langage occupe encore ce lieu médian de la philosophie moderne – le point de rencontre des phénomènes chez Kant –, mais au lieu de devenir plus ou moins transparent ou opaque, plus ou moins fidèle ou plus ou moins traître, il a pris toute la place. Le langage est devenu à lui-même sa propre loi et son propre monde. [...] Pendant que les philosophies de la modernité avivaient de plus en plus la distance qui séparait sujets et objets, en les rendant incommensurables, les philosophies du langage, du discours et du texte, occupaient le milieu laissé vide, se croyant très éloignées des natures et des sociétés qu’ils avaient mis entre parenthèse. [...] La grande faiblesse de ces philosophies a été celle de rendre plus difficiles les branchements entre un discours autonomisé et la nature ou le sujet/société qu’ils avaient laissés intacts, en les rangeant provisoirement au placard.16

Sur ce point l’auteur me semble très clair : la sémiotique définit son identité en posant une relation d’exclusion entre son objet — le sens — et le couple sujet/objet travaillé par les autres disciplines. En cantonnant le sens dans le discours, qui se donne au sémioticien comme un texte à analyser, Latour pose un problème méthodologique d’adéquation entre les formes constitutives de la textualité et l’ensemble de pratiques que la découverte d’un espace tiers entre réel et imaginaire permet de déployer. Il semble que, une fois découverte la population clandestine que la modernité ne faisait participer qu’en tant qu’exclus, la sémiotique, comme elle est critiquée par Latour, n’ait pas aboli les frontières, mais les a seulement déplacées. La découverte du sens n’aurait-elle donc pas eu l’effet révolutionnaire espéré ?

Pour le comprendre, il faut revenir à la manière dont la discipline sémiotique définit son objet, le sens. Qu’est-ce que le sens ? Uniquement des relations différentielles qui produisent des identités en s’articulant. Le projet sémiotique se définit dès lors comme la description de ces articulations, de ces relations. C’est pourquoi la définition même du sens comme objet descriptible dépendra des formes des relations qu’on lui reconnaîtra. De ce point de vue, on peut distinguer une sémiotique majeure qui, en s’instituant, est devenue un corollaire des clivages modernes, d’une sémiotique mineure, qui n’appartient pas à l’image officielle que nous avons de la discipline et qui, justement à cause de cela, fournit des modèles heuristiques adéquats à décrire les pratiques d’hybridation.

La première description de l’espace différentiel du sens a été faite, en Europe, par Ferdinand de Saussure. C’est lui qui a opéré l’identification, décisive pour la sémiotique, d’identité et de valeur, l’identité étant déterminée par la valeur assignée par les rapports différentiels. Le premier problème méthodologique de la discipline se formule alors de la façon suivante : comment arrive-t-on à déterminer les valeurs ? Pour répondre à une telle question, constatons d’abord que, même à l’extérieur de la langue, toutes les valeurs semblent régies par ce principe paradoxal. Elles sont toujours constituées :

1) d’une chose dissemblable susceptible d’être échangée contre celle dont on doit déterminer la valeur ;

2) de choses semblables que l’on peut confronter avec celle dont la valeur est en cause.

Note de bas de page 17 :

 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1979, p. 140.

Ces deux facteurs sont nécessaires pour l’existence d’une valeur17.

Comme le note Paolucci, Saussure détermine l’identité des éléments des systèmes sémiotiques par deux paramètres : une relation transcendant le système, qui met en communication l’élément à identifier avec un système externe et hétérogène ; et une relation immanente, interne au système, qui fait le lien entre les éléments du même système.

Note de bas de page 18 :

 Claudio Paolucci, op. cit., p. 40 [traduit par nous].

Or, à partir de Hjelmslev, la tradition sémiotique structuraliste, qui a par la suite donné naissance au courant génératif, n’a pas saisi la relationnalité différentielle constitutive de la valeur sémiotique d’abord dans sa dimension transcendante (première dimension) et elle a toujours fini par la confondre avec la référence à un paramètre-standard, voire avec une réalité extra-linguistique. [...] Ne pourrait-il pas s’agir simplement d’un extérieur par rapport à ces rapports différentiels, constitutifs de la première acception [de la valeur], avec qui ils s’échangent et se traduisent constamment ?18

Pour Paolucci, la réponse se doit d’être affirmative. Mais cette réponse n’a pas été celle de la sémiotique majeure, qui a fondé sa définition du sens sur la textualité comme ensemble de relations internes et homogènes, dont le carré sémiotique de Greimas est la modélisation standard. Paolucci prend alors position à l’égard de modèles qui appartiennent bien à des auteurs « majeurs » de la sémiotique, Hjelmslev en particulier, pour en montrer le côté « mineur », celui qui n’a pas été retenu dans le compte-rendu officiel, c’est-à-dire moderne, de la sémiotique. Ce portrait mineur associe aux relations polaires et exclusives de la tradition majeure, des relations vagues et participatives. De quoi s’agit-il ? Dans le carré sémiotique, les sèmes s’organisent en fonction de la dichotomie suivante, de dérivation jakobsonienne : présence d’un trait vs absence d’un trait, A vs non-A. Que l’on prenne par exemple l’opposition homme/femme, telle qu’elle est articulée dans le carré sémiotique de la sexualité. /Homme/ s’oppose à son contraire, /femme/, par l’intermédiaire d’un terme neutre, /non-homme/, de même que /femme/ s’oppose à /homme/ par l’intermédiaire de /non-femme/. Dans cette répartition, nous retrouvons l’organisation de la Constitution moderne entre /nature/ et /culture/, où la présence d’un trait doit exclure automatiquement, pour gagner son identité, son contraire. Nous retrouvons une telle répartition tout au long du parcours génératif de Greimas, qui n’est rien d’autre que la réitération des relations articulées sur le carré à différents niveaux. Ainsi le texte devient-il un objet de sens défini, d’une part par l’interdéfinition des éléments constitutifs de sa structure élémentaire, le carré sémiotique, et d’autre part par sa relation d’exclusion par rapport à ce qui n’appartient pas à sa structure immanente. Toutefois, dans les langues, la répartition du carré n’est valable que de manière contingente, à condition de fermer localement l’univers sémantique d’une catégorie. En effet, dans un énoncé comme « Les hommes sont mortels », le terme « homme » assume la valeur sémantique de son contraire en neutralisant non pas le trait /femme/, mais l’opposition instituée par la catégorie « sexualité ». « Homme » est ici un terme extensif, générique, qui marque l’ensemble des valeurs que la catégorie de la sexualité ne réalise qu’alternativement. Cette extension de la valeur du terme « homme » est due au fait que celui-ci ne se définit pas seulement à l’intérieur du micro-univers sémantique de la catégorie « sexualité », mais il participe de la valeur provenant d’un autre système, d’une autre catégorie, qui est celle de l’«  humanité ».

Conformément à la double acception de la valeur en Saussure, donc :

Note de bas de page 19 :

 Louis Hjelmslev, Nouveaux essais, Paris, PUF, p. 33. Cité par Clausio Paolucci, op. cit., p. 51 [traduit par nous].

Note de bas de page 20 :

 Louis Hjelmslev, « La catégorie des cas. Etude de grammaire générale », Acta Jutlandica, VII, Aarhus, Universitetsforlaget I, 1935,  p. 185-186. Cité par Claudio Paolucci, op. cit. p. 51 [traduit par nous].

Il semblerait qu’un système est souvent organisé sur l’opposition entre un terme précis d’un côté et un terme vague de l’autre.19

Roth a découvert que l’opposition entre une dimension grammaticale n’est pas une opposition entre une idée positive et une idée négative, mais une opposition entre une idée simple et une idée complexe. [...] Le principe de Roth peut être généralisé. La structure d’un système linguistique n’est pas en mesure de maintenir la distinction entre un terme positif et un terme négatif (il s’agit tout au plus d’un cas particulièrement rare). L’opposition réelle et universelle subsiste entre un terme défini et un terme indéfini.20

Note de bas de page 21 :

 Op. cit.,p. 60-62.

Pour envisager la relation entre un texte et la pratique dans laquelle il s’énonce, il faut donc s’autoriser à prendre en considération des plans d’immanence différenciés. Bien sûr, les textes manifestent des rapports précis et interdéfinis qui en font un tout de signification. Mais ce « tout » n’est pas tout, car il présente également des zones de signification vagues, qui ne peuvent acquérir une valeur précise qu’en fonction de la pratique dans lequel le texte est pris. Ainsi, à condition de renoncer à l’idée « domaniale » qu’on en a, on retrouve, dans la notion de système, la possibilité de préciser son évolution au sein d’une pratique qui le transcende21.

Une suggestion intéressante pour rendre opératoires ces considérations du point de vue sémiotique nous vient d’une résonance inaperçue entre les propositions d’Umberto Eco et les recherches plus récentes de Jacques Fontanille. Dans son Lector in fabula, mais aussi dans le Traité de sémiotique générale, Eco proposait un modèle sémantique « à instructions ». Eco voulait dire que chaque élément d’un système sémiotique contient virtuellement toutes ses possibilités de réalisation, chaque possibilité représentant une instruction concernant son usage concret. Voici l’idée derrière la formule : un lexème est un texte virtuel, comme un texte n’est que la réalisation d’un lexème. Eco s’aperçoit tout de suite que, si cela est vrai, il faut postuler une productivité indéfinie des possibilités de réalisation d’un lexème, étant donné que chaque lexème donne lieu à un nombre indéfini de réalisations textuelles. Comment discerner, alors, la pertinence des usages ?

Note de bas de page 22 :

 Umberto Eco, Lector in fabula, Milan, Bompiani, 1979, p. 17 [traduit par nous].

Cela est possible parce que, selon Eco, il y aurait au moins deux manières de sélectionner, donc d’actualiser, les possibilités de relation d’un lexème. La première c’est la « sélection co-textuelle » : l’ensemble de relations qu’un lexème peut entretenir avec d’autres lexèmes, c’est-à-dire à l’intérieur du même système sémiotique. La seconde c’est la « sélection contextuelle » : l’ensemble de relations qu’un lexème peut entretenir avec « des circonstances d’énonciation », et « souvent ces circonstances […] sont des éléments d’un autre système sémiotique »22. On voit que l’objet support d’un texte, par exemple, ou la stratégie éditoriale qui en détermine la circulation sociale, peuvent être pris en compte par ces modèles comme « occurrences contextuelles » ou « circonstances d’énonciation ».

Or, il nous semble que Fontanille, dans Pratiques sémiotiques,précise le mode de corrélation d’éléments qui appartiennent à des systèmes sémiotiques hétérogènes. Si on prend, par exemple, l’objet-livre, on voit qu’il a une double organisation :

Note de bas de page 23 :

 Jacques Fontanille, Pratiques sémiotiques, Paris, PUF, 2008, p. 40.

(i) une face « textuelle », en ce sens qu’il est un dispositif syntagmatique pour l’organisation des figures qui composent le texte (c’est ce qu’on pourrait appeler « support formel »), et (ii) une face « praxique », en ce sens qu’il est un dispositif matériel et sensible pouvant etre manipulé au cours d’une pratique (ce qu’on pourrait appeler le « support matériel »)23.

Entre les deux niveaux de lecture, il n’y a pas une différence substantielle, ou ontologique : il s’agit simplement d’intégrer dans un autre niveau de pertinence (les « sélections contextuelles » d’Eco) ce qui n’est pas pertinent dans l’analyse textuelle (ce qu’Eco appelait « sélection co-textuelle »). La règle énoncée par Fontanille, aussi simple qu’efficace, consiste à voir si ce qui se donne comme variant (les substances) au niveau n (niveau textuel, par exemple), peut fonctionner comme invariant (les formes) au niveau n+1 (niveau de l’objet support, du média). C'est un très bon exemple de détermination de la valeur d’un élément d’un système grâce à l’intervention des rapports provenant d’un autre. Nous verrons, pour finir, que c’est exactement de genre de modèle heuristique dont l’Enquête sur les modes d’existence formule l’exigence dans ses premières pages.

Conclusion. Les modes d’existence comme systèmes de relations participatives

On a vu comment la sémiotique majeure s’est constituée en éliminant de la textualité des formes particulières de relations, rattachées à des éléments externes et hétérogènes, pour en garder d’autres, internes et homogènes. C’est par cette élimination que la textualité a pu s’ériger en domaine, en traçant de nouvelles frontières la réintégrant au sein de la modernité. Cette opération tactique a eu une grande importance pour la légitimation de la discipline. Mais dès qu’elle est devenue une opération stratégique, elle a perdu une grande partie de son intérêt, qui était de donner une nouvelle spécificité à des êtres oubliés. Telle est, pour Latour, la raison qui l’a poussé à définir les principes empiriques de son Enquête.

Le modèle sémiotique qui rend heuristique cette double orientation est celui défini par les oppositions participatives que la description par fragmentation permet de caractériser. En effet, celle de Latour n’est pas, ne peut pas être une analyse au sens hjelmslevien, car elle n’organise pas son objet hiérarchiquement : il s’agit d’une fragmentation, qui admet la hiérarchie comme une organisation locale du système, mais seulement comme cas particulier d’un modèle général non hiérarchique, topologique et relationnel — et, donc, intrinsèquement sémiotique.

On voit ici pourquoi la sémiotique n’a représenté pour Latour rien de moins qu’une discipline-limite de la modernité, mais pas plus qu’une discipline-limite. Plus haut, nous avons vu que les rapports dichotomiques entre Sujet et Objet, Nature et Société, Faits et Valeurs dans la Constitution moderne, se caractérisaient par une forme particulière de relation : une relation d’exclusion réciproque. La sémiotique a retracé à l’intérieur de l’espace tiers qu’elle a découvert le même genre de frontière qu’elle venait d’abolir. Elle a montré la voie d’une émancipation épistémologique, en se plaçant sur les frontières de l’espace tracé par la modernité ; mais elle a cédé sur le plan méthodologique en créant, par contrecoup, une nouvelle frontière disciplinaire, tout à fait semblable à celles qui quadrillaient le compte rendu officiel des Modernes. Elle a récupéré, en somme, les mêmes procédures de purification que la philosophie occidentale a utilisées pour construire ses deux points d’appui, le Sujet et l’Objet — en devenant l’un de ses corollaires. À la différence que cette fois-ci, ce sont eux qui sont exclus, ce sont les Sujets et les Objets qu’on ne retrouve pas dans les textes, mais qui y participent pourtant en tant qu’instance logiquement présupposée de l’énonciation.

Finalement, si l’on a commencé à décrire les hybrides, c’est pourtant à la lumière d’une seule catégorie heuristique, celle du texte comme domaine du sens. Mais voici le problème d’adéquation posé par l’enquête : le sens ne se cantonne ni au domaine de la textualité, ni à aucun autre. La critique et l’invitation que Latour adresse à la sémiotique ne cible pas la notion de texte, mais l’instauration du texte en domaine exclusif du sens, comme c’est le cas de la Nature pour la Science, ou de la Société et du Pouvoir pour les Sciences Humaines. Pour assurer le pluralisme dont Latour est en quête,il ne faut pas abandonner les textes, mais l’idée domaniale qu’on en a. Pour pouvoir rendre compte des connexions du texte avec des systèmes qui lui sont étrangers et qui, pourtant, participent à sa définition, on ne peut plus se contenter du principe d’interdéfinition, mais on doit se doter d’une règle de traduction d’un système à un autre.