L’origine de l’écriture selon Roy Harris
la sémiotique aux prises avec la linguistique

Isabelle Klock-Fontanille

Jean-Louis Pagès

https://doi.org/10.25965/as.5624

Index

Articles des auteurs de l'article parus dans les Actes Sémiotiques : Isabelle Klock-Fontanille et Jean-Louis Pagès.

Texte intégral

Roy Harris, L’origine de l’écriture, Limoges, Solilang, 2016, traduit de l’anglais, The Origin of Writing, Londres, Duckworth, 1986, 208 pages.

Note de bas de page 1 :

 Duckworth est l’éditeur original. Bloomsbury Publishing a racheté le catalogue et est propriétaire des droits.

Avec l’aimable autorisation des éditeurs anglais et français (Bloomsbury Publishing1 et éditions Solilang), nous reproduisons ici deux extraits de cet ouvrage de Roy Harris qui vient de nous quitter (1931-2015).

Le livre de Roy Harris ne ressemble à aucun des innombrables ouvrages, scientifiques ou de vulgarisation, qui sont publiés chaque année sur l’origine de l’écriture. Son originalité radicale tient à son refus d’une analyse historique à partir de la construction d’une écriture particulière, que ce soit le sumérien, l’égyptien, le chinois, ou le maya, qui enferme le phénomène écriture dans une perspective évolutionniste. L’Origine de l’écriture étudie les conditions d’apparition de l’écriture, considérée comme une invention, et dont l’objectif n’était pas de fixer la parole mais de mettre en œuvre un nouveau support de communication. Ce travail, qui allait inaugurer une longue série d’ouvrages consacrés à l’écriture (La Sémiologie de l’écriture en 1993, Signs of Writing en 1996, Signs, Language and Communication en 1996, et Rethinking Writing en 2000) contient en germe la pensée de Roy Harris dans sa phase pré-intégrationnelle, et c’est cela qui rend sa lecture encore plus fascinante. Toutes les thématiques liées à la critique, et au dépassement de la pensée de Saussure, dont Harris était le traducteur et un des plus brillants exégètes, s’y trouvent déjà esquissées. A partir de l’analyse de la conception erronée de l’écriture comme notation de la parole qui a contaminé la linguistique, puis l’ensemble des disciplines scientifiques, aucun domaine, du droit jusqu’aux sciences dites dures ne sera épargné par la critique intégrationnelle. L’Origine de l’écriture, c’est donc aussi l’origine de la pensée intégrationnelle de Roy Harris, même s’il n’utilise pourtant pas encore ici cet adjectif, et c’est ce qui fait tout son prix. C’est le caractère subversif de cette pensée, dont on trouve dans ce livre la pierre angulaire, qui allait rendre Roy Harris célèbre, quitte, en même temps, à lui attirer dans le monde de la linguistique ses plus fidèles détracteurs. Cette étude de l’origine, qui propose un regard neuf sur la vérité de l’écriture, est en fait une façon de proposer un futur de l’écriture, enfin débarrassé de la « béquille » provisoire de la notation de la parole.

Note de bas de page 2 :

 R. Harris, La Sémiologie de l’écriture, Paris, CNRS Editions, 1993.

Note de bas de page 3 :

 R. Harris, « Théorie de l’écriture : une approche intégrationnelle », in J.G. Lapacherie (éd.), Propriétés de l’écriture, Op.Cit., 10, 1998, p. 15-17, p. 15. (Précisons que Op.Cit. est le titre de la revue où l’article est paru).

Note de bas de page 4 :

 Ibid.

Note de bas de page 5 :

 Ibid., p. 16.

C’est dans La Sémiologie de l’écriture (1993), ouvrage généralement présenté comme fondamental dans les études sur l’écriture, que Roy Harris va modéliser sa pensée2. En effet, dans cet ouvrage, le savant donne sa place à l’écriture au sein d’une sémiologie revisitée, qui n’est ni phonocentriste, ni phonographiste, ni même autonomiste. Harris, prônant une théorie intégrationnelle, rappelle que se demander ce qu’est l’écriture est une mauvaise question. Il préfère se demander « quelle sont les activités qui, tout en dépendant de l’écriture, sont présupposées par l’écriture même »3. Car, précise-t-il, « l’écriture elle-même présuppose certaines activités sans lesquelles elle serait une impossibilité. Il s’agit, précisons-le, non seulement d’activités pragmatiques mais aussi d’activités mentales ou cognitives exercées dans le cadre d’une situation sociale »4. Selon Harris, l’écriture n’existerait pas sans toute une intégration d’activités auxquelles elle fournit un moyen technologique essentiel : « Pour l’intégrationniste, il faut remplacer ce genre d’abstraction par une théorie du signe où la signification naît – et renaît constamment – d’une intégration d’activités dans un contexte spécifique »5. Un élément essentiel de son approche de l’écriture, c’est la notion d’espace : l’écriture n’est rien d’autre qu’un moyen d’utiliser l’espace pour les besoins de la communication. Ainsi résume-t-il sa problématique :

Note de bas de page 6 :

 Ibid., p. 17.

(…) dans une perspective intégrationnelle, (…) l’écriture ne peut pas être considérée comme un inventaire de techniques établi une fois pour toutes. L’avenir sans doute nous réserve pas mal de surprises dans ce domaine. Il n’en reste pas moins vrai qu’avec l’écriture nous avons toujours affaire à une intégration d’activités humaines par rapport aux données de l’espace et du corps humain. D’où une restructuration de l’espace, à la fois dans le sens de l’espace matériel et dans le sens de l’espace psychologique. Les deux vont forcément ensemble. L’invention de l’écriture a été surtout la construction d’une nouvelle logique de l’espace.6

Cette approche intégrationnelle s’oppose au point de vue strictement logocentrique qui prône une conception représentative de l’écriture : celle-ci ne serait qu’un code second destiné à représenter la parole, ainsi que la présente Saussure.

Harris est bien d’une certaine manière un disciple de Saussure, puisque celui-ci voulait étudier « la vie des signes au sein de la vie sociale », mais un disciple infidèle, puisqu’il construit sa « sémiologie de l’écriture » à partir d’une critique du maître genevois et que son projet est de remplacer la sémiologie d’inspiration saussurienne par une sémiologie qu’il appelle intégrationnelle. Cette nouvelle théorie sémiologique générale se fonde sur le signe dans son contexte. Le signe intégrationnel n’a pas d’existence autonome et indépendante, il est le produit créé par l’intégration d’un certain nombre d’activités dans certains contextes.

Il ne s’agit pas de dénoncer le postulat représentatif, celui qui annexe l’écrit à la parole, mais de mettre en place la sémiologie propre de l’écriture, en repérant ses traits spécifiques et son fonctionnement. Et la question de l’origine de l’écriture, objet de l’ouvrage The Origin of Writing, a précisément permis à Harris, sinon de résoudre la question même de l’origine de l’écriture, du moins de poser un certain nombre de questions et de « déconstruire » (pour reprendre un terme derridien) un certain nombre de préjugés qu’on trouve aussi bien chez les linguistes que chez les sémioticiens.

Note de bas de page 7 :

 S. Battestini, Ecriture et texte, contribution africaine, Québec, Presses de l’Université Laval, 1997, p. 34-35.

Nous avons retenu deux extraits qui pointent deux préjugés quant à l’origine de l’écriture, deux illusions évolutionnistes. Le premier porte sur la question de l’écriture comme retranscription de la parole. Avec cette question, Harris s’attaque à la tyrannie de la lettre dont parle déjà Saussure, cette « tyrannie qu’exerce l’alphabet sur notre façon moderne de concevoir les relations entre le parler et l’écrit », et qui a faussé la question de l’origine de l’écriture. Car, selon Harris, « dans la civilisation occidentale, l’écriture et la parole ont été pendant des siècles enfermés dans une relation symbiotique par essence ». En 1997, Simon Battestini déplorait « la fiction d’un continuum, toujours invoquée, qui va simplement des pictogrammes à l’alphabet latin, [et qui] se voit attribuer une valeur universelle. Toujours, l’écrit est entendu comme dénotant la parole »7. L’idée générale qui a longtemps prévalu est que l’histoire de l’écriture se résume en une série de tâtonnements progressifs devant aboutir à l’alphabet, moyen simple et efficace de retranscrire la parole.

Ce schéma a été remis en cause à partir des années 80. L’un des premiers qui ait été dans cette direction est Harris dans The Origin of Writing. Il critique ce qu’il nomme « l’illusion évolutionniste » qui consiste à voir l’histoire de l’écriture comme une marche progressive et quasi inéluctable vers la représentation de la parole.

Harris défend l’idée que l’écriture ne trouve son origine ni dans le dessin de figures ni dans l’imitation de la parole, mais dans la notation des nombres. « Il est presque certain, écrit-il, que l’homo sapiens maîtrisait l’usage des nombres avant de maîtriser celui des lettres. [...] Il fallait que l’humanité soit d’abord numérale pour qu’elle puisse devenir ensuite littérale ». Il ajoute que l’origine et l’avenir de l’écriture présentent des liens auxquels la parole est tout à fait étrangère. En d’autres termes, l’écriture n’est pas une représentation graphique de la parole mais un système de représentation des idées qui possède son autonomie. Une notation graphique peut véhiculer du sens indépendamment de la représentation d’un mot de la langue parlée.

Non seulement, l’écriture n’a pas de fonction représentative, mais pour Harris l’écriture est le banc d’essai pour n’importe quelle théorie sémiologique. Pourquoi ?

Note de bas de page 8 :

 Sémiologie de l’écriture, op. cit., p. 20.

Parce que c’est l’invention de l’écriture, beaucoup plus que l’usage de la parole, et beaucoup plus que l’invention d’autres techniques, qui manifeste la capacité de créer, de contrôler, et de développer, d’une façon concrète et voulue, des moyens de communication qui peuvent servir non seulement à la création d’un ordre culturel durable, mais à l’élargissement systématique de l’intelligence humaine.8

Dans L’Origine de l’écriture est posée une question corollaire :

Note de bas de page 9 :

 Dans l’édition anglaise, The Origin of Writing, op. cit., p. 77.

Si la parole n’était pas à l’origine représentée de manière à identifier les sons prononcés, elle devait alors être représentée d’une autre manière. Quelle manière alternative cela pouvait-il bien être ? Il n’y a, cela irait de soi, qu’une seule réponse plausible. Elle est résumée dans ce dicton qui contient en germe toute la vulgate évolutionniste de l’époque moderne : « A la base de toutes les écritures, il y a l’image ». Au mieux, cette affirmation pointe seulement l’aspect technique de la relation entre signes picturaux et scripturaux ; au pire, elle propage une faute capitale de conception. Mais si elle semble crédible, c’est seulement parce qu’elle correspond à ce que le « sens commun » nous pousse à attendre.9

Note de bas de page 10 :

 Ibid.

On est alors en droit de se demander où se situe la frontière qui sépare le pictural du scriptural. Avec son humour coutumier, Harris renverse la proposition : « La thèse selon laquelle “à la base de toutes les écritures, il y a l’image” ne reflète qu’une demi-vérité ; […] l’autre moitié de cette vérité serait “A la base de toute image, il y a l’écriture” »10.

Approche linguistique ? approche sémiotique ? D’un côté, Harris se souvient que la linguistique avait écarté l’écriture de son objet, et qu’un de ses maîtres parmi les plus influents, Saussure, l’avait confiée à la « sémiologie ». Mais d’un autre côté, Harris ne dénonce pas tant la conception représentative de l’écriture, que ce que nous en avons fait : c’est la réduction au principe « une lettre : un son », c’est d’avoir traité la représentation de la parole comme critère pour reconnaître l’émergence de l’écriture. Ce qui est remarquable chez Harris, c’est que tout en fondant sa sémiologie intégrationnelle sur une critique de Saussure, il lui est resté profondément fidèle par son approche linguistique.

Note de bas de page 11 :

 Dans l’édition anglaise, The Origin of Writing, op. cit., p. 115-119.

Extrait 111

Les objectifs de l’« invention » de l’alphabet et le rapport à la parole

Mais à quoi donc s’intéressaient les créateurs de l’alphabet ? La meilleure réponse que nous pouvons espérer obtenir provient de ce que nous pourrions appeler la sémiologie « interne » de l’alphabet lui-même. Deux caractéristiques sautent aux yeux. La première est que les lettres de l’alphabet ne sont ordonnées ni par relations, ni par hiérarchie : il y a bien sûr un « ordre alphabétique », mais qui est imposé extérieurement au système. Il ne découle ni de la structure du système, ni de ses fonctions : « A, B, C, D, E, F ... » n’est pas comme « 1, 2, 3, 4, 5 ... » ni comme « janvier, février, mars ... ». Les lettres de l’alphabet sont des caractères indépendants et équipollents. La seconde est que les lettres sont combinées les unes aux autres afin d’écrire : il est tout à fait accidentel qu’une lettre isolée serve à épeler un mot. Si les lettres n’avaient pas été destinées à entrer dans des combinaisons de séquences libres, il aurait été nécessaire d’en inventer beaucoup plus […]. Le second principe peut paraître quelques fois moins clair car nous ne connaissons pas de langages écrits où toutes les séquences possibles de lettres sont vraiment utilisées. De plus, on rencontre parfois certaines restrictions de séquences, comme la lettre « q », toujours suivie de la lettre « u » dans l’anglais écrit. Mais il faut bien comprendre que ces restrictions apparentes au principe de combinaison séquentielle libre ne sont pas imputables à l’alphabet lui-même : elles dérivent d’usages linguistiques particuliers auxquels se plie l’alphabet.

L’architecture tout entière du système alphabétique repose sur l’application de ces deux principes d’équipollence et de libre combinaison séquentielle. La question peut donc être reformulée ainsi : pour quel objectif de communication un tel système a-t-il été conçu ? Afin de proposer une réponse crédible, il devient nécessaire de résoudre un problème préalable mais crucial : il s’agit de savoir si nous postulons que les concepteurs de l’alphabet inventèrent du même coup l’écriture, ou s’ils étaient déjà familiers de systèmes antérieurs qui n’étaient pas du tout alphabétiques. Dans le premier cas, nous sommes définitivement dans l’impossibilité de résoudre le problème. Car cela pousserait notre naïveté au-delà des limites admissibles que d’imaginer que des gens qui n’ont jamais entendu parler d’écriture s’asseyent et composent ex nihilo un système d’écriture ayant la structure sémiologique d’un alphabet.

[…]

Si nous songeons au problème qui consisterait à fabriquer un système d’écriture plus économique tout en étant équivalent aux systèmes pré-alphabétiques, il est clair que le pas le plus naturel ne serait pas un saut de géant vers un principe d’épellation du type « une lettre : un son ». Car nous ne connaissons que deux systèmes d’écriture dont les inventeurs de l’alphabet auraient sûrement été familiers : les hiéroglyphes et les syllabaires. La question qui se pose alors serait d’établir quelles équivalences linguistiques ont ces types d’écritures : entre elles, et aussi avec l’écriture alphabétique. La réponse ne fait aucun doute. Les trois ont cette équivalence d’efficacité à un certain « niveau linguistique » pour lequel nous ne disposons pas de terme linguistique précis : et c’est parce que, de façon significative, la linguistique moderne persiste à envisager le langage comme une hiérarchie d’unités discrètes. L’approche la plus adéquate pour nous serait de nommer ce niveau « identification de mot » mais c’est évidemment insatisfaisant à la lumière des interminables débats qui ont secoué la linguistique contemporaine sur ce qu’est le « mot ». Il ne servirait à rien de raviver ici cette controverse sans fin.

Nous pouvons peut-être éviter cet écueil terminologique en exprimant la signification de cette équivalence dans une langue non technique. Nous sommes en effet à la recherche d’un niveau de correspondance entre les pictogrammes, les caractères syllabiques et l’épellation alphabétique. Pour nous permettre de discuter un exemple concret, supposons que nous comparons (i) un pictogramme fait d’un cercle rayonnant, (ii) un caractère syllabique qui ressemble à un &, et (iii) la séquence alphabétique s,o,l,e,i,l qui fait « soleil ». La seule raison pour laquelle nous aurions à comparer tout d’abord ces trois formes interviendrait dans un contexte pratique que, de nos jours, on appelle généralement « traduction ». Cela consiste, principalement, à reformuler des messages linguistiques au bénéfice de ceux qui ne connaissent pas le système linguistique dans lequel les messages ont été délivrés à l’origine. Nous sommes fondés à penser, en l’espèce, que l’alphabet fut imaginé dans une situation culturelle polyglotte qui rendait la traduction nécessaire pour des raisons pratiques assez impérieuses, même si cet aspect, qui a une grande portée historique, n’est pas crucial pour ce qui nous occupe. Les considérations évoquées ici pourraient en principe toujours être valides si les systèmes en question étaient utilisés pour écrire un seul et même langage, pour autant que ce « seul et même langage » est défini. Ce qui est essentiel à notre comparaison est simplement que nous avons une raison pratique pour poser la question de « comparabilité » entre nos trois signes graphiques.

Le cœur de notre comparaison est celui-ci. Dans tous les cas, les trois signes ne peuvent être équivalents. Car ils appartiennent à des systèmes d’écriture très différents. Nécessairement, un pictogramme va se distinguer d’un autre par un type d’opposition qui ne peut en rien se comparer aux types de contrastes observables entre une épellation et une autre. Mais mettons de côté ces différences et examinons ce que nous pourrions nommer « équivalences en dépit des différences ». Nous pouvons établir une de ces équivalences – pas nécessairement la seule, mais la plus psychologiquement pertinente – si nous pouvons établir qu’elle remplit l’objectif de communication consistant à considérer que les trois signes sont des façons de désigner « la même chose ». Baptisons cette même chose : « le soleil ». Ce qu’implique l’équivalence pourrait se manifester de toutes sortes de façons, depuis des constatations relatives à la météo locale jusqu’à des propositions astronomiques sur le système solaire, en passant par le récit de croyances religieuses populaires. Mais cela n’implique nullement qu’un quelconque des signes écrits pour « le soleil » ne possède qu’un seul et unique corrélat phonétique. La grande erreur au sujet de l’alphabet reste de croire qu’il constitue « en lui-même » une notation phonétique, distincte des pictogrammes et idéogrammes qui sont des notations non-phonétiques. C’est simplement une bévue, et des plus triviales. Qu’elle soit colportée par les universitaires les plus éminents est symptomatique du poids énorme d’un préjugé culturel qui ruine encore aujourd’hui toute tentative intellectuelle d’appréhender ce qu’est le langage.

Il n’y a pas de raison de prétendre que le pictogramme en tant que tel est ouvert à de multiples interprétations phonétiques, alors que la séquence alphabétique « soleil » de l’est pas. Et cela reste vrai même si nous spécifions que ces signes graphiques doivent être interprétés comme des désignations graphiques de « le soleil » (quoi que cela puisse signifier). Car nous savons tous, lorsque nous y réfléchissons, que dans différentes communautés (ou ses sous-communautés) plusieurs prononciations peuvent coexister sous couvert d’une seule et même épellation. Aussi, pourquoi devrions-nous penser qu’il existe une quelconque différence fondamentale – dans cet ordre de choses – entre l’écriture pictographique, l’écriture syllabique et l’écriture alphabétique ? La réponse est que la sagesse collective des éducateurs nous a enseigné cette doctrine. Pourquoi ? C’est encore une autre question ; et on ne peut pas indéfiniment l’évacuer. Mais pour le moment il suffit de faire une constatation : l’alphabet n’a pas été imaginé par des gens qui voulaient instituer la science phonétique en quelque sorte « avant la lettre ». Ils étaient intéressés par « l’écriture en tant qu’écriture » et pas du tout par « à quels sons cela correspond ». Et l’écriture « en tant que telle » a été pendant des siècles indépendante des mots parlés. Cette indépendance lui a évidemment donné un avantage linguistique décisif sur la parole. Les universitaires contemporains sont donc particulièrement pervers de présenter tout progrès dans la communication humaine écrite comme consistant à peaufiner un système, l’alphabet, dont la seule amélioration par rapport à ses devanciers tient à ses rapports à la prononciation. « Mettre l’histoire cul par-dessus tête » serait la métaphore appropriée pour rendre compte de ce genre d’acrobatie intellectuelle.

Rien de ceci n’amène à dénier à l’écriture alphabétique son rapport à la parole, pas plus qu’à refuser à l’écriture pictographique son rapport à la vue ; et ce sont des thèses trop souvent avancées, de façon erronée, pour les distinguer entre elles. Au vrai, ces formes d’écritures ont toutes deux à voir avec la parole, même si elles en sont indépendantes. Et nous devons aussi considérer avec attention en quoi elles ont à y voir, et comment précisément elles en sont indépendantes. Considérer les inventeurs de l’alphabet comme les précurseurs du comité qui a conçu l’Alphabet Phonétique International, c’est précisément mettre l’histoire « cul par-dessus tête ». L’API est indéniablement une forme d’alphabet ; mais l’alphabet n’est en aucune façon une forme – qu’elle soit imparfaite, rudimentaire ou tout ce qu’on voudra – de l’API.

Note de bas de page 12 :

 Dans l’édition anglaise, The Origin of Writing, op. cit., p. 122-126.

Extrait 212

La grande invention et le rapport à l’image

Les historiens modernes ont eu […] une réticence tout à fait remarquable à admettre que l’écriture ait pu faire l’objet d’une invention. L’écriture peut aussi difficilement avoir évolué à partir de dessins primitifs que le moteur à combustion à partir de la bouilloire. Cohen accepte le terme « invention » mais l’assimile au rébus, qui n’est que la simple adaptation d’un signe déjà existant. D’autres mettent le mot invention entre guillemets, comme si son usage en connexion avec l’origine de l’écriture était figuratif. A l’autre bout du spectre, Gelb refuse tout de go que l’écriture ait jamais été inventée, au curieux motif que toutes les prétendues inventions ne sont que des améliorations de ce qui existait avant elles. […]

L’affirmation selon laquelle l’écriture a été inventée lorsqu’une certaine corrélation systématique fut établie entre les marques graphiques et les mots recèle une part importante de la vérité. Mais cela ne fait qu’en diminuer la portée que d’anticiper le cours de l’histoire et faire de l’alphabet un idéal téléologique, ce qui arrive lorsque la capacité du système à indiquer sa prononciation est érigée comme le critère ultime pour reconnaître l’écriture en temps que telle. Car cela impose a priori dans la définition même de l’écriture notre notion moderne de correspondance entre l’écriture et la prononciation, qui est autant basée sur l’alphabet que biaisée par l’alphabet. Nous ne savons pas, et ne saurons jamais, quel concept de « prononciation », s’il y en eut un, fut forgé dans cette période éloignée où les êtres humains inventèrent l’écriture. Aussi notre enquête doit-elle démarrer nécessairement d’un point de départ beaucoup moins sujet à caution.

Si nous suivons ce que beaucoup prétendent, à savoir l’idée que l’écriture s’est développée à partir de l’image, il est intéressant d’examiner quelles étapes de transition pourraient avoir en principe relié les deux. Y aurait-il une forme de symbolisation qui serait également interprétable comme picturale et scripturale, ou telle qu’on ne puisse pas distinguer l’une de l’autre ? Nous pourrions pour nous aider imaginer la Pierre de Rosette avec un nombre indéfini de registres au-dessus des hiéroglyphes, dont le plus haut serait sans aucun doute la version picturale du « même texte ». Le problème se résoudrait à repérer le registre intermédiaire où a lieu la transition du pictural au scriptural, des images au script.

Dire que nous détecterions la transition en notant l’introduction graduelle d’éléments non picturaux dans les registres successifs ne ferait qu’ajourner le problème. Car la question est bien de savoir comment distinguer entre le pictural et le non-pictural, si l’on admet qu’une configuration picturale à l’origine peut fort bien survivre dans la même forme toujours identifiable, bien longtemps après qu’elle a cessé de fonctionner autrement que comme le signe d’un mot spécifique. De plus, il n’est pas aisé de distinguer une simplification d’un élément pictural de l’introduction d’éléments scripturaux.

Un exemple intéressant de la simplification progressive d’un signe pictural est fourni par l’histoire des porcelaines de Delft. La fleur-de-lys originelle fut tant modifiée au cours des siècles qu’elle n’est plus du tout identifiable comme telle mais finit par se confondre avec d’autres motifs, ou se transformer en d’autres motifs, particulièrement celui de « tête de bœuf ». De façon analogue, nous pouvons imaginer trouver dans notre Pierre de Rosette une progression chronologique conduisant d’images reconnaissables à d’autres, non reconnaissables, mais nous n’avons aucun repère pour placer cette progression à un point précis où seraient introduits les signes scripturaux. Une forme picturale qui dégénère ne devient pas automatiquement un signe d’écriture. Si c’était le cas, la fleur-de-lys de Delft serait devenue un mot quelque part entre 1650 et 1725.

Comprendre que scruter notre hypothétique Pierre de Rosette ne peut nous aider à résoudre notre problème pourrait nous inciter à penser que la réponse ne pourrait venir qu’en ressuscitant un scribe égyptien, ou des générations de scribes sur plusieurs périodes, qui nous dévoileraient à quel niveau de ces registres gravés l’écriture apparaît pour la première fois. Mais cela ne servirait à rien, pour plusieurs raisons. Tout d’abord nous ne sommes pas certains que l’Égyptien en question aurait à sa disposition linguistique une distinction verbale précise correspondant à notre différenciation moderne entre image et écriture. Pour ce que nous en savons, il n’aurait eu en usage qu’un seul terme pour désigner indifféremment les deux, bien après l’émergence de ce que nous reconnaissons comme l’écriture hiéroglyphique. Les mêmes scribes auraient pu aussi faire la distinction verbale entre pictural et scriptural, mais selon des champs sémantiques qui n’ont rien à voir avec les nôtres. Avant de leur poser la question, il faudrait donc être en mesure de s’assurer qu’ils comprennent ce qu’on leur demande. Or le problème est que nous ne sommes pas sûrs de la comprendre nous-mêmes avant d’avoir clarifié, pour notre recherche, la nature de la distinction en question. Tant que nous n’y arriverons pas, des dynasties entières de scribes égyptiens, animés de la meilleure volonté du monde, ne nous seront d’aucun secours.

Ce problème d’indécidabilité peut être abordé d’un autre angle en considérant le cas familier des capitales enluminées qui décorent les manuscrits médiévaux. Supposons une capitale figurant le serpent du jardin d’Éden, enroulé de façon à former la lettre « S ». C’est clairement à la fois une image et une lettre : cela n’a pas de sens de demander si c’est l’un ou l’autre. Il est toutefois aisé d’imaginer une série de transformations de capitales pour lesquelles la question peut se poser, car une capitale pourrait fort bien figurer un serpent mais pas sous la forme de la lettre S ; alternativement une capitale pourrait figurer la lettre « S » mais ne pas du tout ressembler à un serpent. Le « moment » précis où l’enluminure cesse d’être la lettre « S » est évidemment différent de celui où cette même lettre cesse de figurer un serpent. Mais pouvons-nous imaginer le cas où ces deux « moments » coïncident exactement ? Pouvons-nous même imaginer de surcroît que c’est le cas pour tous les caractères d’un système d’écriture donné ? Alors nous serions en présence d’un système d’écriture apparemment indistinguable d’un système de représentation picturale. Indistinguable seulement à un certain niveau : si les caractères en question correspondent à nos lettres de l’alphabet, ou quelque chose de similaire, leur combinaison qui « fait sens » dans l’écriture ne va pas nécessairement « faire sens » comme séquence picturale, et vice versa. Arrivé à ce point, permettons-nous de faire un grand pas de plus en poussant notre fiction jusqu’au cas où même cette dernière distinction de sens serait abolie, c’est-à-dire où les deux séquences auraient également du sens, qu’elles soient regardées comme des images ou comme de l’écriture. Et pour finir pourquoi ne pas supposer que, prises comme image ou comme écriture, ces séquences ne pourraient pas être comprises comme « signifiant la même chose » ? Si nous pouvons imaginer cela, nous pouvons imaginer un cas d’isomorphisme total entre communication picturale et communication scripturale, cas que nous appellerons « isomorphisme graphique ».

Il se pourrait toutefois que notre imagination se soit perdue quelque part sur le chemin conduisant à cet isomorphisme total. Ou qu’elle ait accompli ces dernières étapes avec le sentiment inconfortable que nous avons d’une certaine façon totalement perdu de vue la distinction entre pictural et scriptural. Mais est-ce vraiment le cas ? La question a son importance. Car s’il est possible d’imaginer nos lointains ancêtres débutant avec des systèmes chargés d’« ambiguïté » entre interprétation picturale et interprétation scripturale, alors assurer la césure entre l’image et l’écriture correspondrait à introduire progressivement des éléments qui ne seraient plus sujets à des interprétations isomorphiques. Mais laissons à présent notre imagination en repos et tentons de voir de façon plus conventionnelle le contenu sémiologique de notre thèse.

[…]

Nous pouvons donc écarter l’idée que les images iconiques possèderaient une quelconque priorité naturelle en tant que forme de signe. S’il est une erreur qui sous-tend la théorie de l’image comme origine de l’écriture, c’est bien celle-ci. La prétendue priorité picturale est bien illusoire. Tout dépend de ce sur quoi les signes servent à communiquer. Ce point est d’une importance cruciale quant à la notion d’un « isomorphisme » primitif entre images et écriture.