Une iconographie paradoxale
les saints briseurs d’idoles. Etude sémiotique

Massimo Leone

Université de Turin

https://doi.org/10.25965/as.5444

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : agentivité, destruction, exorcisme, iconoclasme, iconographie chrétienne, idolâtrie, idole, incarnation, monothéisme, paradoxe pictural, transcendance

Auteurs cités : Jan Assmann, Carmen Bernard, Frédéric Cousinié, Serge Gruzinski, Moshe Halbertal, Alexander Henn, Katrin Kogman-Appel, Julia Reinhard Lupton, Avishai Margalit, Erwin Panofsky, Joan-Pau Rubiés, Fritz Saxl, Aby Warburg, Peter Weibel

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Texte intégral

Ἀλλ’ἄνθρωποι πάλιν παράφρονες, καταλιγωρήσαντες καὶ οὕτως τῆς δοθείσης αὐτοῖς χάριτος, τοσοῦτον ἀπεστράφησαν τὸν Θεόν, καὶ τοσοῦτον ἐθόλωσαν ἑαυτῶν τὴν ψυχὴν ὡς μὴ μόνον ἐπιλαθέσθαι τῆς περὶ Θεοῦ ἐννοίας, ἀλλὰ καὶ ἕτερα ἀνθ’ἑτέρων ἑαυτοῖς ἀναπλάσασθαι.
(Athanase, Περὶ τῆς ἐνανθρωπήσεως τοῦ Λόγου, 11, 21-4)

1. Le travail négatif de la monolâtrie

Note de bas de page 1 :

 Jan Assmann, Moses der Ägypter : Entzifferung einer Gedächtnisspur, Munich, C. Hanser, 1998.

Note de bas de page 2 :

 Frank Alvarez-Pereyre et Aaron Eliacheff, L’idôlatrie, ou la question de la part, Paris, PUF, 2010.

L’évolution du monothéisme au sein d’une culture polythéiste est étroitement liée à l’institution de la dialectique entre monolâtrie et idolâtrie1. D’une part, une divinité parmi les autres devient le centre d’un culte de plus en plus exclusif. D’autre part, la progression de cette exclusivité procède parallèlement à la stigmatisation de toute vénération alternative2. L’édification de la monolâtrie s’incarne à la fois dans les textes sacrés, qui désignent le dieu unique, interdisent les autres, prescrivent le culte légitime et condamnent les déviations, et dans la liturgie, où toute référence à une multiplicité de la transcendance est soigneusement évitée.

Note de bas de page 3 :

 Josh llenbogen et Aaron Tugendhaft (éds.), Idol Anxiety, Stanford, Stanford University Press, 2011.

Le travail liturgique de la monolâtrie, cependant, n’est pas uniquement positif. Il consiste dans une réglementation des signes du culte, mais il relève également d’une tension destructrice3. Pour l’édification de la monolâtrie, détruire tout signe polluant l’évocation de la transcendance unique par la représentation d’une divinité rivale est aussi central que son évocation positive.

Note de bas de page 4 :

 On adopte ici les abréviations de la Bible de Louis Segond.

Note de bas de page 5 :

 Christoph Dohmen, Studien zu Bilderverbot und Bildtheologie des Alten Testaments, Stuttgart, KBW Bibelwerk, 2012.

Toute tradition monothéiste, par conséquent, contient des prescriptions concernant la destruction des signes interdits, qualifiés d’idoles par rapport à la discipline monolâtrique. Les textes sacrés et leurs interprétations gardent en outre une mémoire narrative de cette purification liturgique. Ainsi, dans le judaïsme, Ex.4 20, 4-6 ainsi que Lé. 19, 4 ; 26, 1 et De. 5, 7-10, interdisent la fabrication et l’usage cultuel de représentations pouvant suggérer une figure alternative à l’exclusivité monolâtrique5. En même temps, la Torah aussi bien que les textes midrashiques contiennent une multiplicité d’apologues où l’idolâtrie est sanctionnée non seulement abstraitement, dans l’interdiction scripturaire, mais également par la proposition du topos narratif de l’idole brisé.

2. Le Midrash et la Bible

Note de bas de page 6 :

 Début du Ve siècle et courant du VIe siècle de l’ère commune.

Bereshit Rabba, dit aussi Genèse Rabbah, est un des volumes du Midrash Rabba, un ensemble de dix recueils de midrashim aggadiques (enseignements non-législatifs) sur les cinq Livres de la Torah et les cinq Rouleaux6. Au chapitre 38, on lit un épisode concernant l’enfance d’Abraham, relaté par R. Hiyya. Terah, père d’Abraham, y est désigné comme « fabricant d’idoles ». Un jour, devant s’éloigner de son atelier, il le confie au petit Abraham. Une femme y entre pour faire une offrande de nourriture aux idoles. Abraham saisit alors un bâton et brise toutes les idoles, sauf la plus grande, dans la main de laquelle il place le bâton. Au retour de Terah, Abraham explique le désastre sur le mode de la raillerie : ayant reçu l’offrande, les idoles se sont disputées entre elles, à qui en mangera la première, et la plus grande a détruit toutes les autres avec son bâton.

Note de bas de page 7 :

 Sur la notion d’« agentivité », cf. M. Leone (éd.), Attanti, attori, agenti. Senso dell'azione e azione del senso; dalle teorie ai territori, Lexia, 3-4, 2009.

L’apologue a fait l’objet de commentaires abondants, à la fois dans la littérature midrashique, dans l’exégèse chrétienne, et dans l’herméneutique biblique moderne et contemporaine. Ce qui en constitue la spécificité est la mise en forme narrative du passage entre le culte polythéiste du père fabricateur d’idoles et la monolâtrie du fils destructeur d’idoles. La rationalité d’un monothéisme sans simulacres est figurée par la mise en dérision d’une idolâtrie qui, comme le dirait la pragmatique contemporaine, place la source de l’agentivité de façon absurde7, en la situant du côté de l’idole en même temps que du bâton.

Note de bas de page 8 :

 « Il [le roi Asa] ôta du pays les prostitués, et il fit disparaître toutes les idoles que ses pères avaient faites. » Citations bibliques de la Bible Louis Segond (1910).

Note de bas de page 9 :

 Voir à cet égard Moshe Halbertal et Avishai Margalit, Idolatry (1994), trad. angl., Naomi Goldblum, Cambridge, Harvard University Press, 1992.

La Bible contient une multiplicité de références à l’enlèvement, la destruction, l’annihilation des idoles. 1 R. 158 associe l’enlèvement des idoles à l’élimination de la prostitution cultuelle masculine, suggérant ainsi une relation entre la définition univoque de la figure du culte (monolâtrie) et la réglementation parallèle de la sphère des affects et de la sexualité (hétérosexualité non rémunérée)9. De même, 2 R. 23, 24 relate l’histoire de Josia qui

fit disparaître ceux qui évoquaient les esprits et ceux qui prédisaient l’avenir, et les théraphim, et les idoles, et toutes les abominations qui se voyaient dans le pays de Juda et à Jérusalem, afin de mettre en pratique les paroles de la loi, écrites dans le livre que le sacrificateur Hilkija avait trouvé dans la maison de l’Éternel.

Note de bas de page 10 :

 Cf. « khilloul », profanation ; le blasphème, ainsi que les activités scandaleuses, sont « khilloul » du Nom. Je remercie Ugo Volli pour cette suggestion.

Dans tous ces passages, la Bible utilise le mot “גִּלּוּל”, “ghilloul”10, qui, littéralement, désigne les troncs d’arbre, les bûches, les blocs de bois. Le but de la désignation est, encore une fois, le dénigrement, mais elle insiste également sur l’inertie des idoles, et donc sur la stupidité de ceux qui leur attribuent une « agentivité » quelconque. Souvent, une désignation fortement négative souligne encore l’inanité des idoles. 2 Ch. 15, 8, par exemple, revient sur le roi Asa en racontant que

Après avoir entendu ces paroles et la prophétie d’Obed le prophète, Asa se fortifia et fit disparaître les abominations de tout le pays de Juda et de Benjamin et des villes qu’il avait prises dans la montagne d’Éphraïm, et il restaura l’autel de l’Éternel qui était devant le portique de l’Éternel.

Dans ce cas, le mot utilisé est « שִׁקּוּץ », « chicouts», lequel réfère à des « idoles abominables ».

Note de bas de page 11 :

 « Il renversa les autels, il mit en pièces les idoles et les images taillées et les réduisit en poussière, et il abattit toutes les statues consacrées au soleil dans tout le pays d’Israël. Puis il retourna à Jérusalem. »

Note de bas de page 12 :

 « Toutes les idoles disparaîtront. »

Note de bas de page 13 :

 « En ce jour, les hommes jetteront Leurs idoles d’argent et leurs idoles d’or, Qu’ils s’étaient faites pour les adorer, Aux rats et aux chauves-souris » ; « En ce jour, chacun rejettera ses idoles d’argent et ses idoles d’or, Que vous vous êtes fabriquées de vos mains criminelles. »

Note de bas de page 14 :

 « Annoncez-le parmi les nations, publiez-le, élevez une bannière ! Publiez-le, ne cachez rien ! Dites : Babylone est prise ! Bel est confondu, Merodac est brisé ! Ses idoles sont confondues, ses idoles sont brisées ! »

Note de bas de page 15 :

 « Vos autels seront dévastés, Vos statues du soleil seront brisées, Et je ferai tomber vos morts devant vos idoles. »

Note de bas de page 16 :

 « Ainsi parle le Seigneur, l’Éternel : J’anéantirai les idoles, Et j’ôterai de Noph les vains simulacres ; Il n’y aura plus de prince du pays d’Égypte, Et je répandrai la terreur dans le pays d’Égypte. »

Note de bas de page 17 :

 « Toutes ses images taillées seront brisées, Tous ses salaires impurs seront brûlés au feu, Et je ravagerai toutes ses idoles : Recueillies avec le salaire de la prostitution, Elles deviendront un salaire de prostitutions... »

Note de bas de page 18 :

 « En ce jour-là, dit l’Éternel des armées, J’exterminerai du pays les noms des idoles, Afin qu’on ne s’en souvienne plus ; J’ôterai aussi du pays les prophètes et l’esprit d'impureté. »

Dans l’Ancien Testament, l’élimination des idoles s’articule en une typologie d’opérations destructrices variées, intervenant chaque fois que l’unicité de la transcendance est remise en cause. Ainsi, les idoles sont « mises en pièces » (2 Ch. 34, 7)11 ; « disparaissent » (Es. 2, 18)12 ; elles sont « jetées aux rats et aux chauves-souris » (Es. 2, 20 ; 31, 7)13 ; « confondues et brisées » (Jé. 50, 2)14 ; elles appellent la dévastation des autels, le brisement des statues, la mort de leurs adorateurs (Ez. 6, 4)15 ; elles sont « anéanties » (Ez. 30, 13)16 ; « ravagées » (Mi. 1, 7)17 ; leur nom même est proscrit (Za. 13, 2)18.

3. Le Nouveau Testament et les évangiles apocryphes

A l’opposé, et de façon très significative, le Nouveau Testament ne mentionne jamais la destruction d’idoles. On en trouve certes mention dans les évangiles apocryphes, mais toujours avec une tournure narrative ambiguë. Dans l’Évangile arménien de l’Enfance (Ve-VIe siècle), on lit que, pendant la persécution d’Erode, l’arrivée du petit Jésus dans les villes de son périple est annoncée par les idoles locales. A Mesrin, une idole annonce l’arrivée imminente d’un grand roi ; cela se répète dans la ville suivante, où les idoles s’écroulent et écrasent tous les présents. L’enfant Jésus ressuscite alors cent-quatre-vingt-deux personnes, mais laisse mourir les cent-neuf ministres d’Apollon. L’apologue est ambigu car, si d’une part les idoles mêmes annoncent l’arrivée de Jésus et, dans le deuxième cas, se détruisent elles-mêmes face à la supériorité du « grand roi », d’autre part elles démontrent par ces mêmes actions qu’elles ne sont pas inertes mais pourvues d’une « agentivité » et d’une intentionnalité.

On trouve des épisodes analogues dans l’Évangile du pseudo-Matthieu, où, encore une fois, à l’arrivée de la Vierge Marie avec l’enfant, « toutes les idoles se prosternèrent, de sorte qu’elles restaient toutes couchées avec le visage par terre, complètement ravagées et brisées, démontrant ainsi qu’elles n’étaient absolument rien » (23, 1). De même, dans l’Évangile arabe de l’enfance, version arabe d’un original grec remontant au IVe-Ve siècle, on lit que la Sainte Famille est sur le point d’arriver dans une grande ville d’Egypte où se trouve une grande idole, à laquelle toutes les idoles du pays adressent des offrandes et des vœux. Lorsque la famille arrive près de l’idole, tous les citoyens, prêtres et princes du territoire commencent à trembler terriblement. Ils interrogent alors l’idole sur la cause de cette agitation soudaine, et l’idole répond : « Un dieu caché vint ici, qui est véritablement dieu. Il n’y a aucun dieu digne de culte divin à part lui, parce qu’il est véritablement le fils de Dieu. Cette terre l’a aperçu, et elle a donc tremblé et sursauté à son arrivé » (10, 3). Sur ces mots, l’idole s’écroule sur elle-même, se fracassant en mille morceaux, et tous les gens d’Egypte et des régions voisines accourent dans la ville à la nouvelle.

Les trois récits se rattachent de façon typologique à Es. 19, 1 (« Oracle sur l’Egypte ») : « Voici, l’Éternel est monté sur une nuée rapide, il vient en Égypte ; Et les idoles de l’Égypte tremblent devant lui, Et le cœur des Égyptiens tombe en défaillance. » L’Évangile du pseudo-Matthieu cite le passage vétérotestamentaire explicitement. De ce point de vue, donc, les épisodes relatés affirment la supériorité du « dieu invisible », grand topos judéo-chrétien, sur les idoles visibles. Dans les trois épisodes, cependant, les idoles ne sont pas présentées comme les « troncs d’arbre » de l’Ancien Testament, objets passifs mus par une agentivité extérieure ; au contraire, les idoles des évangiles apocryphes sont des sujets, qui annoncent, parlent, répondent, se rendent hommage les uns aux autres selon une hiérarchie, et surtout n’ont pas besoin de la main d’autrui pour être détruites ; elles se détruisent elles-mêmes. On aurait presque l’impression que l’épisode midrashique ironisant sur la capacité d’action des idoles est ici pris au sérieux afin d’exalter l’institution de Jésus comme transcendance incarnée.

Note de bas de page 19 :

 Née entre 930 et 935, encore vivante en 973. Cf. Hrotsvita de Gandersheim, Œuvres poétiques, éd. M. Goullet, Grenoble, Jérôme Million, 2000.

Note de bas de page 20 :

 Cf. Armando Bisanti, « La fuga in Egitto, la distruzione degli idoli, la conversione di Afrodisio (Rosvita, Maria 692-862 [sic]) », Mediaeval Sophia: Studi e ricerche sui saperi medievali, 10, 2011.

La différence entre destruction passive des idoles de l’Ancien Testament et destruction réflexive (les idoles se détruisent elles-mêmes) ou même active (les idoles se détruisent les unes les autres) du Nouveau Testament sera reprise et soulignée par les commentaires postérieurs. Dans la Vie de la Vierge Marie, en vers, de Hrotsvita de Gandersheim19, par exemple, l’épisode de l’autodestruction des idoles est particulièrement souligné : les idoles sont bien conscientes de leur infériorité par rapport au « grand roi » : « iam cognoscentes, regem venisse perennem / atque deum verum magna virtute deorum »20.

Comment interpréter cette différence, ainsi que l’emphase dont elle fait l’objet dans la tradition chrétienne ? Pourquoi les idoles d’Abraham sont-elles des morceaux de bois ridiculisés, humiliés, passivement détruits, tandis que les idoles de Jésus sont parlantes et actives ?

La réponse est difficile mais elle est à chercher dans la relation sémiotique différente que le judaïsme d’un côté et le christianisme de l’autre établissent entre la transcendance et ses simulacres. Dans le judaïsme, toute représentation de la transcendance est idolâtrie, et donc digne d’élimination totale. S’adresser à la transcendance par la médiation d’un simulacre quelconque relève d’un retour au polythéisme pré-abrahamique. En principe, le christianisme hérite de la tension monothéiste judaïque, mais il l’articule de façon paradoxale, en introduisant l’idée d’une incarnation transcendante : un fils visible, humain et divin, de la divinité invisible. Ce qui en résulte est, précisément, un imaginaire différent de l’idolâtrie. Si le judaïsme doit condamner et détruire sans entraves toute incarnation de la divinité, le christianisme doit, au contraire, distinguer entre les incarnations idolâtres et la véritable incarnation du Christ. C’est en raison de cette dialectique que les textes néotestamentaires mettent en scène non pas le dénigrement des idoles de bois mais la soumission des idoles « parlantes ».

Note de bas de page 21 :

 Cf. Katrin Kogman-Appel, « Christianity, Idolatry, and the Question of Jewish Figural Painting in the Middle Ages », Speculum, 84, 1, 2009, pp. 73-107.

Note de bas de page 22 :

 Stephanie E. Binder, Tertullian, on Idolatry and Mishnah ʻAvodah zarah: Questioning the Parting of the Ways between Christians and Jews in Late Antiquity, Leiden-Boston, Brill, 2012.

Cette dialectique paradoxale, en outre, traverse toute l’histoire du christianisme. Elle se manifeste d’abord dans la méfiance des Juifs vis-à-vis de la « nouvelle religion ». S’agit-il d’une idolâtrie ? L’idée d’une divinité incarnée ne peut qu’apparaître suspecte aux savants juifs, surtout aux premiers siècles de l’ère commune21. Ensuite, lorsque le christianisme devient religion de la majorité et du pouvoir, une relation plus complexe s’installe, dans laquelle le judaïsme a tendance à mitiger le contraste avec la doctrine nouvelle afin de se dérober aux accusations d’idolâtrie que le christianisme même lui adresse22. Cependant, la même dialectique se manifeste dans le rapport, interne au christianisme, entre catholiques et protestants. Les premiers développent une rhétorique de légitimation des simulacres divins (l’Eucharistie, les images, les reliques, les saints) ; les seconds tâchent de retrouver la pureté du monothéisme juif tout en affirmant l’idée d’incarnation.

Note de bas de page 23 :

 Carmen Bernard et Serge Gruzinski, De l’idolâtrie. Une archéologie des sciences religieuses, Paris, Seuil, 1988.

Note de bas de page 24 :

 Voir par exemple Pedro Ponce de León (1546-1628), Breve relación de los dioses y ritos de la gentilidad (c. 1500), Barcelona, Linkgua, 2004; Pedro Sánchez de Aguilar (1555-1648), Informe contra idolorum cultores del Obispado de Yucatán dirigido al Rey N. Señor en su real Consejo de las Indias, Madrid, Vda. de Juan Gonçalez, 1639 ; Gonzalo de Balsalobre (1555-1648), Breve relación de los dioses y ritos de la gentilidad (1613), dans Hechicerías e idolatrías del México antiguo, Cuauhtémoc, México, Consejo Nacional para la Cultura y las Artes, Dirección General de Publicaciones, 2008 ; Laura Larco, Más allá de los encantos : documentos históricos y etnografía contemporánea sobre extirpación de idolatrías en Trujillo: siglos XVIII-XX, Lima, Fondo Editorial UNMSM : Instituto Francés de Estudios Andinos, 2008.

Avec l’expansion du christianisme dans les « Indes occidentales et orientales » à partir de la fin du XVe siècle, une troisième dialectique s’installe : les cultes que les missionnaires observent dans leurs explorations sont évidemment des idolâtries, mais comment faut-il les interpréter?23 Comme une rémanence de cultes païens préchrétiens, ou comme résultat de l’action du diable ?24

4. Les saints briseurs d’idoles

Au centre de cette triple dialectique (externe, interne et globale) se situe le topos visuel des saints briseurs d’idoles. L’Ancien Testament, on vient de le voir, retourne de façon presque obsessionnelle sur l’idée de la destruction des idoles abominables. Cependant, cette obsession ne se traduit jamais en images dans l’iconographie juive. Au contraire, le christianisme ne mentionne jamais la destruction des idoles dans ses textes de référence, les Évangiles, mais il en produit une iconographie extrêmement abondante, où les saints sont montrés tour à tour détruisant les idoles de l’antiquité païenne, les idoles des cultes extra-européens et les idoles fabriquées par le diable.

Note de bas de page 25 :

 Bruno Latour et Peter Weibel (éds.), Iconoclash, Karlsruhe, ZKM-Cambridge, MIT Press, 2002. Voir également Willem Van Asselt et al. (éds.), Iconoclasm and Iconoclash: Struggle for Religious Identity, Leiden-Boston, Brill, 2007.

L’hypothèse qui guide cet article est que l’iconographie de ces saints briseurs d’idoles constitue la stratégie visuelle, s’étalant sur plusieurs siècles, par laquelle le catholicisme propose des formulations de plus en plus sophistiquées de sa dialectique paradoxale avec le judaïsme, le protestantisme et les cultes du Nouveau Monde : les saints, véritables médiateurs de la transcendance, détruisent, un peu comme dans l’atelier du père d’Abraham, les médiateurs fautifs et idolâtres. Toutefois, derrière la proposition constante mais variée de cette iconographie se cache l’exigence de justifier la vision catholique des simulacres de la transcendance : le rôle du Christ, des saints, mais aussi, de façon paradoxale, des images des saints. L’iconographie des saints briseurs d’idoles présente en effet une mise en abyme vertigineuse, où des images légitimes de médiateurs légitimes (les saints) détruisent des images interdites de médiateurs interdits (les idoles). Toutefois, un court-circuit évident se glisse dans le paradoxe. Comment distinguer entre les premières et les secondes, et comment rendre cette différence dans la représentation sans attribuer aux idoles une présence visuelle que le contenu moral de la représentation est censé leur ôter ? Comment représenter la destruction d’une idole sans en affirmer la présence ? Il s’agit d’un cas extrêmement limpide d’« iconoclash », comme Peter Weibel a suggéré de désigner ces iconoclasmes paradoxaux25.

5. Iconographie de l’idolâtrie

L’objectif de cet article sera par conséquent d’établir une « iconographie de l’idolâtrie », selon la ligne évoquée par Julia Reinhard Lupton dans son ouvrage Afterlives of the Saints :

Note de bas de page 26 :

 Julia Reinhard Lupton, Afterlives of the Saints: Hagiography, Typology, and Renaissance Literature, Stanford, Stanford University Press, 1996, p. 184.

An iconography of idolatry, then, would categorize and interpret the different verbal and visual images (the Golden Calf, for example) through which conceptions of idolatry have been formalized and transmitted. In the plural, the phrase « iconographies of idolatries » implies that those images fall into distinct clusters or discourses, in this case, the Jewish, Greco-Roman, Catholic and Protestant ideologies of the religious image.26

Dresser, donc, une typologie des « iconographies des idolâtries », mais en analysant le topos visuel des saints destructeurs d’idoles. Il s’agira d’abord d’articuler une typologie formelle concernant les différentes opérations destructrices que l’image attribue aux saints.

Rejet

Les saints peuvent se limiter à refuser de sacrifier aux idoles ou de les adorer, comme le fait sainte Christine dans un tableau de Paolo Veronese (XVIe siècle) pour l’église de Saint-Antoine à Torcello, près de Venise (fig. 1) ;  ou comme le fait sainte Susanne dans une fresque de Cesare Nebbia (XVIe siècle), dans l’église de Sainte-Susanne à Rome ; ou sainte Bibiane, malgré les insistances de Ruffine, dans la fresque de Pietro da Cortona (XVIIe siècle) pour l’église de Sainte-Bibiane à Rome ; ou encore sainte Agathe dans une peinture d’Andrea Camassei (XVIIe siècle) conservée à la Galleria Nazionale d’Arte Antica du Palais Barberini ;  ou saint Valentin dans une peinture anonyme du XVIIe siècle ; ou encore saint Valentin et saint Laurent, ensemble, dans une toile de Francesco Fernandi (XVIIIe siècle) dans la cathédrale de Saint-Laurent à Viterbe.

Note de bas de page 27 :

 Paolo Caliari, dit « Paul Véronèse ». 1580-8. Sainte Christine instiguée à adorer les idoles.
Huile sur toile. 209 x 198 cm. Musée de Torcello, Torcello (Venise).
Reproduction photographique de 1880-1910. Photothèque de la Fondation « Federico Zeri », Bologne.

La toile de Véronèse27 est divisée en deux parties par la césure verticale de l’architecture classique du temple. L’image est traversée par une tension diagonale se développant de gauche à droite. On voit d’une part, en bas à gauche, la sainte, à la fois entourée par une multitude de femmes et saisie à l’épaule par la main droite du prêtre païen, d’autre part, en haut à droite, la statue de l’idole, placée sur un haut piédestal et vénérée par quatre femmes idolâtres. Dans le groupe de gauche, les trois personnages qui environnent la sainte (le prêtre, les deux femmes) reproduisent tous la même dynamique gestuelle : d’une main ils touchent Christine, de l’autre pointent dans la direction de l’idole. L’instigation est intensifiée par un deuxième cercle de cinq femmes, au deuxième plan, qui regardent toutes la sainte et expriment leur angoisse par des gestes stéréotypés (la main à la poitrine, par exemple). Comment est-il possible, semblent-elles s’écrier, que Christine refuse de rendre hommage à la statue ?

En effet, par un simple geste de la main droite, la sainte contredit la vectorialité de l’image et pointe dans la direction opposée, loin de l’idole, dans le coin en bas à gauche. L’aspect le plus intéressant de cette toile est que Véronèse justifie la réponse de Christine par l’iconographie de l’idole. Au niveau figuratif, elle se présente comme la statue d’une divinité frivole, adonnée à la musique (la cithare dans la main gauche, un archet un peu anachronique dans la droite) et aux lascivités (la nudité), ainsi que distraite (malgré les invocations des idolâtres, l’idole regarde ailleurs). Au niveau plastique, la statue apparaît délavée, comme si elle se situait dans un horizon lointain par rapport aux idolâtres. L’évocation plastique de cette distance est accentuée par les traits « exotiques » de la végétation apparaissant sur les murailles dans l’arrière-plan de la statue, ainsi que par le regard insouciant de l’idole. L’ensemble de cette configuration figurative et plastique s’oppose donc au geste de la main droite de Christine, dirigée vers le sol : tandis que tout le monde l’incite à adorer une idole lointaine qui n’existe que dans la fantaisie des hommes, la sainte a trouvé en elle même, près de son cœur, un objet digne de son adoration. C’est donc dans la dialectique entre une pâle idole et ce geste de résistance que se traduit la conversion de Christine, ainsi que son opposition à l’idolâtrie. Elle ne brise pas d’idoles, mais la force de son geste se transmet à l’image, qui, elle, abîme l’idole par le biais d’une décoloration, encore plus visible dans la toile originale que dans sa reproduction photographique de la fin du XIXe siècle.

Destruction indirecte et exorcisme

Note de bas de page 28 :

 Pietro Berrettini, dit Pietro da Cortona. 1633-6. Constantin ordonne la destruction des idoles. Détrempe sur carton. 340 x 326 cm. Rome : Galleria Nazionale di Arte Antica di Palazzo Barberini.

Mais les saints peuvent aussi provoquer la destruction des idoles sans contact physique, par le regard ou la prière, comme le fait saint Étienne dans un tableau de Martino di Bartolomeo di Biagio (XVe siècle) conservé au Städelsches Kunstinstitut und Städtische Galerie de Francfort ; ou saint Bartholomée dans un tableau de Stefano d’Antonio di Vanni (XVe siècle), à présent dans la collection anglaise Post ; ou encore saint Bartholomée dans une prédelle de Nicolò Rondinelli (XVe siècle) conservée au Musée du Petit Palais, à Paris ; ou saint Sébastien dans un tableau anonyme pérousin du XVIe siècle ; ou encore dans la fresque La tombée des idoles, de Pier Francesco Mazzucchelli (XVIIe siècle) pour le Sanctuaire de la Vierge à Rho ; ou lorsque l’empereur Constantin, représenté en saint, ordonne la destitution des idoles dans une détrempe sur carton de Pietro da Cortona (XVIIe siècle) conservée dans la Galleria Nazionale d’Arte Antica du Palais Barberini28.

La détrempe sur carton, censée préparer l’exécution d’une tapisserie achevée l’année suivante, condense dans une image frappante le paradoxe de la relation chrétienne aux idoles. La scène est traversée longitudinalement par une colonne qui sépare une antériorité et une postériorité du récit visuel. Sur la droite, encadré par une arche d’où pénètre la lumière naturelle d’un ciel bleuâtre, Constantin, environné par deux personnages émus et nappé d’une étole rouge carmin, écrase du pied gauche les fragments grisâtres d’une idole brisée. On voit clairement le cou sans tête de la statue décapitée, tandis qu’un morceau de corps, méconnaissable, se soumet au poids physique et politique de l’empereur. L’édit de 324, qui fermait les temples païens, est figuré par un rouleau serré dans la main droite de Constantin, tandis que sa main gauche pointe avec majesté vers l’autre partie de l’image. Là, à gauche, deux personnages aux muscles tendus sont en train de placer une statue dorée de Jésus sur un piédestal, exactement le même qui, auparavant, soutenait l’idole brisée. De façon involontaire, la configuration générale de la scène reproduit l’ambiguïté du rapport chrétien aux idoles : si on lisait l’image de gauche à droite, en effet, on aurait l’impression que les énergumènes ne sont pas en train de placer la statue de Jésus, mais de la faire tomber ; et que les fragments gisant sur le sol, par conséquent, ne représentent que la même statue christique après la destruction. Cependant, un code à la fois visuel et matériel intervient pour écarter cette interprétation paradoxale ; d’une part, l’image emphatise la couleur dorée de la statue christique, par opposition au gris du marbre païen, comme dans le but d’établir une hiérarchie entre les simulacres ; d’autre part, cette couleur dorée permet à la statue d’intégrer une triangulation dont les autres sommets sont la croix, au centre de la scène, et les deux lampes votives brûlant de chaque côté de la colonne. C’est exactement par cette triangulation icône-symbole-index (l’icône de la statue du Christ, le symbole de la croix, l’index de la lumière spirituelle) que l’image sanctionne la vérité religieuse de la statue christique, tout en en montrant la supériorité par rapport à l’idole détruite.

Note de bas de page 29 :

 Francesco Maglioli. 1635-99. Saint Paul exorcise les idoles. Huile sur toile. 155 x 210 cm. Collection privée. Photographie de la Photothèque de la Fondation « Federico Zeri », Bologne.

Par ailleurs, les saints peuvent également convaincre un roi converti de faire détruire les idoles païennes, comme le fait saint Bartholomée avec le roi Polemius dans un polyptique de Simone da Cusighe (XIVe siècle), à présent dans la Galleria Giorgio Franchetti à Venise ; ou encore, ils exorcisent les idoles, tel saint Paul dans une peinture de Francesco Maglioli (XVIIe siècle)29.

Dans une scénographie majestueuse que Maglioli compose, selon son habitude, de ruines romaines aux hautes colonnes corinthiennes, une foule traversée par une vague d’émoi se concentre derrière le saint, qui, au centre de l’image, sous la voûte d’un grand arc, lève le bras contre les idoles, des statues géantes placées dans un temple en ruine sur d’énormes piédestaux de marbre. La scène fait référence aux nombreux passages néotestamentaires où Paul condamne l’idolâtrie préchrétienne (1 Co. 8: 1, 4, 10 ; 1 Co. 10 : 19, 28 ; 1 Co. 12, 2 ; 2  Co. 6 : 16 ; 1 Th. 1 : 9 ; cfr Ac. 19 : 24-41, sur l’adoration des idoles à Ephèse). Les ruines symbolisent évidemment la défaite du panthéon païen face à l’arrivée du christianisme. Toutefois, l’aspect le plus intéressant de la représentation est ailleurs. Foudroyés par l’exorcisme de Paul, les statues des idoles s’animent, se tordent, semblent accuser physiquement la force de l’exorcisme. De façon paradoxale, donc, leur réaction au geste de Paul ne fait que souligner leur agentivité. L’exorcisme, en effet, n’aurait pas de sens s’il ne visait pas des êtres doués d’intentionnalité, capables d’agir méchamment dans le monde. En donnant expression visuelle à une tradition théologique, l’image interprète les idoles non pas comme des fétiches inertes, mais comme des présences démoniques. Autrement dit, la faute des adorateurs d’idoles ne consiste pas à attribuer de l’agentivité à des objets qui en sont dépourvus, mais à invoquer une agentivité malicieuse, contraire au Dieu des chrétiens. Par conséquent, le saint ne peut pas ici se limiter, comme dans les images précédentes, à briser les idoles ; il doit également les subjuguer par la force de l’exorcisme. En cela exactement consiste l’ambiguïté de l’exorcisme : il confirme la force de l’idole tout en l’écrasant.

Destruction directe

Note de bas de page 30 :

 Giovanni Ghisolfi. 1650-83. La destruction des idoles. Huile sur toile. Collection privée. Photographie de la Photothèque de la Fondation « Federico Zeri », Bologne.

D’autres iconographies impliquent, en revanche, une action directe et plus ou moins violente : les saints « font tomber » les idoles, comme le fait saint Urbain dans une fresque anonyme du XIe siècle qu’on peut voir dans l’église de S. Urbano alla Caffarella, à Rome ; ils « renversent la table des idolâtres », comme le fait saint Alexandre, à coups de pied, dans une toile d’Enea Salmeggia (XVIe siècle), à présent à la Pinacothèque de l’Académie de Carrare ; ils brisent les idoles à coups de bâton ou même de crosse, tel saint Benoit dans un retable d’Agostino Scilla (XVIIe siècle) pour l’église de Saint-Paul, à Messine (maintenant au Musée Régional) ; dans certains cas, par exemple la Destruction des idoles de Giovanni Ghisolfi (XVIIe siècle) de la collection Sestieri à Rome, plusieurs personnages s’acharnent contre les idoles, l’un les écrasant du pied, l’autre les frappant à coups de marteau30.

La phrase inscrite dans le cartouche tenu par l’ange au-dessus de la scène — « abstulit opprobrium » — fournit un indice pour son interprétation. Elle est tirée de la traduction latine de 1 Samuel 17 : 26, au sein du passage qui raconte la victoire de David sur Goliath : « David dit aux hommes qui se trouvaient près de lui : Que fera-t-on à celui qui tuera ce Philistin, et qui ôtera l’opprobre d’Israël ? ». Celui qui « abstulit opprobrium » est donc David. Un autre passage, 2 Samuel 5 : 21, relate les conséquences de cette victoire sur l’idolâtrie des Philistins : « Ils laissèrent là leurs idoles, et David et ses gens les emportèrent ». 1 Chroniques 14 : 12 raconte le même épisode mais explicite la destruction des idoles : « Ils laissèrent là leurs dieux, qui furent brûlés au feu d’après l’ordre de David. » D’après l’image, donc, David est celui qui « ôta l’opprobre d’Israël », car il fit détruire les idoles de l’ennemi. Cependant, il ne faut pas oublier que la toile, exécutée par un peintre chrétien, délivre sans doute une lecture figurale et typologique de cette destruction vétérotestamentaire d’idoles. En effet, la frase « abstulit opprobrium » est reprise, dans la Vulgate, par Luc 1 : 25, dans un passage qui raconte la grossesse d’Elisabeth : « C’est la grâce que le Seigneur m’a faite, quand il a jeté les yeux sur moi pour ôter mon opprobre parmi les hommes ». Les deux « opprobres » sont en fait liés : d’une part, la création humaine d’idoles ; d’autre part, une procréation miraculeuse qui annonce (et annoncera par le Baptiste) l’incarnation divine. L’homilétique de la fin du dix-septième siècle et du début du dix-huitième a probablement inspiré le peintre. Dans La rete apostolica nel mare del mondo alla pesca dell’huomo de F. Bartolomeo di San Francesco, un recueil de sermons pour le carême publié à Lucques en 1710 (« Per Pellegrino Frediani »), à la 36e « Predica » (« prêche »), dédiée à la Résurrection, on lit :

[…] et abstulit opprobrium ex Israel. Hora dalla figura al figurato, dall’ambra alla luce, dal segno al segnato ; a voi tocca devote vergini, a voi venerande matrone, a voi tutte Donne christiane ; accordare i suoni, i balli, et i canti, a’ canti, a’ balli, et a’ suoni delle Donne hebree : e sonando, e ballando, e cantando, dire con loro alle glorie del Redentore : percussit David decem millia, percussit philisteum, & abstulit opprobrium ex Israel. È l’istesso che dire, quelle con la Sinagoga, e queste con la Chiesa, alle glorie di Christo resuscitato, resurrexit sicut dixit, alleluja.

La destruction vétérotestamentaire des idoles est donc présentée comme une préfiguration de l’incarnation, à savoir de l’Avent d’un divinité qui, tout en étant le véritable dieu d’Israël, se présente néanmoins aux hommes par le biais de son fils, et donc par une forme humaine et perceptible. La toile traduit cette théologie paradoxale de la figure par une iconographie inquiétante, où l’idole brisée à coups de marteau (une référence à l’iconographie d’Asa ?) garde l’aspect d’un corps en chair et en os. Sorte de saint briseur d’idoles vétérotestamentaire, David de son pied écrase l’idole, mais en même temps il invoque, de l’index de la main gauche, l’autorité qui lui provient directement du ciel. C’est en raison de cette transcendance invisible et incarnée dans le Christ, en effet, que l’index de la main droite, de l’autre côté, indique et condamne toute autre figuration visible de la divinité. Mais le piège de la peinture ne permet pas à la toile de représenter la destruction de l’idole sans lui attribuer une vie à elle, une vie mourante sous les coups des iconoclastes, certes, mais en tout semblable à la vie des personnages qui la détruisent.

Saintes destructrices

Note de bas de page 31 :

 Onorio Marinari. 1680-9. Sainte Christine brise les idoles. Huile sur toile. 71 x 95 cm. New York, collection privée. Photographie de la Photothèque de la Fondation « Federico Zeri », Bologne.

Une logique fondée sur la différenciation sexuelle semble sous-jacente à cette iconographie : tandis que les saintes refusent passivement d’adorer les idoles, les saints les détruisent activement. Mais cette logique connaît également des fluctuations, par exemple dans la sublime toile « Sainte Christine détruit les idoles » d’Onorio Marinari (XVIIe siècle), à présent dans une collection privée de New York, où la sainte brise les idoles sur sa petite table31.

L’image tente de saisir, dans l’instant, la chronologie de la destruction d’idoles, distinguant entre un « avant », la statuette de Diane dans la main droite de la sainte, et un « après », la même statuette détruite dans la main gauche. La posture de la sainte, détournant la tête et le regard loin de l’idole, accentue par l’évocation du mouvement la séquence temporelle de l’iconoclasme. Mais l’effort de représentation picturale ne fait qu’accentuer l’ambiguïté du récit visuel. En premier lieu, l’une des statuettes de Diane se présente parfaitement séduisante dans son intégrité, au point que la photographie de cette toile conservée dans la Photothèque de la Fondation « Federico Zeri » à Bologne a comme didascalie, en anglais, « A Lady holding a statuette of Diana ». La didascalie est évidemment incorrecte, mais elle est en quelque sorte justifiée par l’ambiguïté de l’image. En deuxième lieu, même lorsque le peintre « détruit » visuellement l’idole, il doit garantir qu’elle soit reconnaissable en tant que version brisée de la statuette de Diane, à savoir en tant que résultat de l’iconoclasme de Sainte Christine. Cette exigence, toutefois, confère une présence iconique, et donc potentiellement idolâtre, aux morceaux de la statue. En troisième lieu, une étrange ressemblance se profile entre le visage de la sainte, se détournant de l’idolâtrie païenne, et le visage de la statue. Ces trois paradoxes synthétisent les difficultés de l’imagerie chrétienne relativement à la représentation de l’iconoclasme : 1) on ne peut pas raconter visuellement la destruction des idoles sans en évoquer l’intégrité ; 2) on ne peut pas garantir que les fragments de l’idole soient reconnus en tant que tels sans leur attribuer une présence iconique ; 3) on ne peut pas éviter qu’un écho visuel ne s’établisse entre la représentation des idoles et la représentation des corps, malgré tous les efforts de l’image pour en souligner la différence (couleur, texture, évocation de la matérialité, etc.). Ce qui fait cependant le plus problème, c’est que ces trois lignes du paradoxe pictural ne font que renvoyer au caractère paradoxal, sur le plan même du dogme, de l’incarnation christique : comment un dieu peut-il s’incarner sans trahir sa divinité ?

Les « saints » vétérotestamentaires

Note de bas de page 32 :

 Voir Le roi Ezéchias ordonne la destruction des idoles, gravure sur cuir in Iconum Biblicarum, IIe partie, p. 127, par Matthaeus Merian I (1593-1650).

Note de bas de page 33 :

 Maître de Bedford. 1410-30. Destruction des idoles pendant la fuite en Egypte. Détail de la miniature du folio 83r. Enluminure. Bedford Hours. British Library, MS 18850.
L’épisode apparaît couramment dans l’iconographie de la fuite en Égypte, par exemple dans la splendide miniature Tombée des idoles pendant la fuite en Égypte, exécutée par le Maître de Bedford en 1423, et montrant un véritable « suicide » de l’idole ; dans l’iconographie néerlandaise du XVIe siècle ; dans plusieurs icônes russes du XVIIe siècle, etc.

Note de bas de page 34 :

 Voir les homélies hagiographiques anglo-saxonnes d’Ælfric d’Eynsham (c. 950-c. 1010).

La typologie et donc l’iconographie des « saints briseurs d’idoles » se complique en outre par le fait que, comme on vient de le voir avec la toile de Giovanni Ghisolfi, des épisodes vétérotestamentaires de destruction d’idoles sont continuellement représentés par l’art chrétien dans la perspective d’une préfiguration typologique. De façon paradoxale, ces reprises visent souvent à affirmer la supériorité de l’image chrétienne, et notamment de l’incarnation, par rapport aux idoles païennes de l’antiquité romaine (voir le cycle de fresques Abraham et les idolâtres (1468-84) peint par Benozzo Gozzoli sur la paroi nord du Camposanto de Pise). Outre Abraham, la liste des briseurs d’idoles vétérotestamentaires célébrés par l’art chrétien inclut également Ezéchias32 et Josias, sans compter que les épisodes des évangiles apocryphes relatant une destruction d’idoles à l’arrivée de la Sainte Famille en Égypte donnent lieu eux aussi à une iconographie33. De même, les apôtres Matthieu, Jean et Paul sont associés à la destruction d’idoles. Paul convainc plusieurs sorciers d’Ephèse de brûler leurs idoles et livres de charme ; Matthieu persuade un roi converti de détruire ses idoles païennes ; l’arrivée de Jean à Patmos est souvent représentée comme étant le déclencheur de la tombée des idoles34.

Les saints missionnaires

Note de bas de page 35 :

 Peter Paul Rubens. 1617-1618. Les miracles de François Xavier. Huile sur toile. 535 x 395 cm. Vienne : Kunsthistorisches Museum.
Pour une analyse détaillée, voir M. Leone, Saints and Signs : a Semiotic Reading of Conversion in Early Modern Catholicism. Berlin-New York : Walter de Gruyter, 2010, pp.  471-9.

Avec l’expansion coloniale et religieuse de l’Europe occidentale à partir de la fin du XVe siècle, de nouveaux saints, d’époque moderne, deviennent protagonistes de la destruction des idoles « diaboliques » rencontrées dans les Nouveaux Mondes. Le grand retable Miracles de Saint François Xavier, peint par Rubens entre 1617 et 1618 pour la cathédrale d’Anvers, maintenant au Kunsthistorisches Museum de Vienne, contient un « triomphe de la foi » qui s’exprime essentiellement par la destruction des statues, diaboliquement cornues, vénérées en Asie avant l’évangélisation du saint et les conversions en masse qu’elle provoqua35.

Les sources hagiographiques

Les sources hagiographiques chrétiennes, en outre, pullulent d’épisodes où les saints s’offrent au martyre en détruisant des idoles : au IIe siècle, les martyrs jumeaux Florus et Lorus, tailleurs de pierre exécutés parce qu’ils organisèrent la destruction du temple qu’ils avaient eux-mêmes contribué à bâtir ; Abercius d’Hiérapolis, mort en 167, auquel un ange du Seigneur inspira la destruction des idoles païennes ; Julien de Dalmatie, exécuté en 160 car accusé d’avoir détruit les idoles par sa « magie » ; saint Paraskevi (mort en 170), qui brisa des idoles par un simple signe de croix ; les martyrs français Speusippus, Eleusippus, Meleusippus et leur grand-mère Léonille (morts en 175), qui persuadèrent les habitants de leur région de détruire toutes les idoles ; et puis encore Glykeria (morte en 177), vierge romaine exécutée parce qu’elle fit tomber une statue de Jupiter pendant un festival païen ; au troisième siècle, saint Charalampus, dont le courage face aux tortures convainquit Gallina, la fille de l’empereur Sévère, de détruire toutes leurs idoles païennes ; Christine de Tyre (morte au IIe siècle), fille d’un gouverneur païen, torturée par son père pour avoir défenestré ses idoles ; Tatiane de Rome (morte en 225), torturée et décapitée sous prétexte que ses prières avaient fait tomber une statue d’Apollon ; le martyr arménien Polyeucte de Mélitène, qui fit tomber et détruisit sous ses pieds les douze idoles d’une procession religieuse ; Agathe de Palerme (morte en 251), dont les prières provoquèrent un tremblement de terre qui détruisit les idoles de la ville ; Heliconis de Salonique (mort au IIIe siècle), qui, persécuté, fit semblant d’abandonner le christianisme, demanda d’être laissé seul dans le temple païen, et détruisit toutes les idoles ; Sozon de Cilicie (mort à la fin du IIIe siècle), qui brisa la main d’une idole d’or pour en distribuer les fragments aux pauvres ; Victor de Marseille, mort en 290, qui donna un coup de pied à une statue de Jupiter, la renversant ; Mocius d’Amphipolis (mort en 295), qui renversa un autel d’idoles et, ayant invoqué le nom du Christ, les fit briser en mille morceaux ; Sisimios et Artemon, morts en 303, qui fracassèrent et brûlèrent des idoles ; Blaise de Sébaste (mort en 316), que des icônes russes montrent en train de se moquer des idoles, s’attirant ainsi le martyre ; Théodore Stratelates (mort en 319), commandant militaire d’Héraclée du Pont sous l’empereur Licinius, qui, prétendant vouloir offrir un sacrifice aux dieux, fit rassembler toutes les idoles d’or et d’argent dans sa maison, les fit fracasser et en donna les morceaux aux pauvres ; et encore Acacius d’Apamée (mort au IVe siècle), qui par deux fois fit tomber des idoles par ses prières. Parmi les saints les plus connus, on peut mentionner encore Georges (IVe siècle) ; Hélène, mère de Constantin (IVe siècle) ; Nicholas (IVe siècle), qui détruisit les temples de Diane et d’autres temples païens dans la ville de Myre ; Grégoire le Grand (mort au début du VIIe siècle), qui prescrivit la destruction des temples païens d’Angleterre ; Boniface (mort en 754), qui abattit un chêne consacré à Thor pour en fabriquer une chapelle.

Cette riche tradition hagiographique est souvent accompagnée par une iconographie encore plus abondante, où la destruction des idoles est mise en scène par une multiplicité de formes narratives et visuelles. L’agencement de ces destructions semble dans certains cas fortuit mais, le plus souvent, il vise à traduire en récit iconique une conception précise de l’idolâtrie.

6. Conclusion : idolâtrie et autodéfinition

Note de bas de page 36 :

 Frédéric Cousinié, Le peintre chrétien : théories de l’image religieuse dans la France du XVIIe siècle, Paris, L’Harmattan, 2000.

Les savants juifs, les exégètes chrétiens, les théologiens catholiques, protestants, orthodoxes n’ont jamais  cessé d’élaborer une pensée de plus en plus sophistiquée à propos de l’idolâtrie. De fait, c’est en définissant l’idolâtrie que chaque tradition religieuse a cherché à établir un réseau de rapports d’opposition censé définir son identité en tant que communauté. Les juifs étaient ceux qui avaient renoncé à l’idolâtrie des « divinités » pré-abrahamiques, mais aussi ceux qui se méfiaient des idées chrétiennes de l’incarnation et de la Trinité. Les chrétiens, quant à eux, s’affirmaient comme tels en refusant l’idolâtrie des dieux païens et en stigmatisant le culte des « divinités » rencontrées dans les Nouveaux Mondes. Les protestants se définissaient par le rejet de l’idolâtrie catholique des saints, des images, des reliques, et, parmi eux, les diverses familles de protestants s’interdéfinissaient par le degré de radicalité de ce rejet. Les catholiques, de leur côté, recherchaient une autodéfinition paradoxale, fondée sur la lecture typologique de l’Ancien Testament, sur le rejet des idoles païennes anciennes et modernes, mais également sur la défense des simulacres et médiateurs légitimes, tels que les saints et leurs images36. Tous, en outre, juifs, catholiques, protestants, calvinistes, luthériens, etc. militaient pour l’expulsion de la « superstition », de cette religiosité populaire qui accompagne toute l’histoire des religions.

Note de bas de page 37 :

 Raniero Fontana, Avodah Zarah : un’introduzione al discorso rabbinico sull’idolatria, Milan, Mimesis, 2011.

Note de bas de page 38 :

 Joan-Pau Rubiés, « Theology, Ethnography, and the Historicization of Idolatry », Journal of the History of Ideas, 67, 4, 2006, pp. 571-596.

Note de bas de page 39 :

 Louis Richeome, Idolatria Hugonotica seu Luthero Caluinistica ad exemplar ethnicae veteris expressa. Et octo libris comprehensa. A R.do P. Ludouico Richeomo Soc. Iesu primum Gall. edita; nunc vero a R.do P. Marcellino Bompar ... edita, Mayence, sumptibus Petri Henningi bibl. colon., 1619.

Note de bas de page 40 :

 M. Leone, Saints and Signs, op. cit.

Note de bas de page 41 :

 Ludovico de Varthema, Itinerario de Ludouico de Varthema bolognese nello Egypto, nella Surria, nella Arabia deserta & felice, nella Persia, nella India, & nella Ethiopia. La fede, el uiuere, & costumi de tutte le prefate prouincie, Rome, per maestro Stephano Guillireti de Loreno, & maestro Hercule de Nani bolognese ad instantia de maestro Lodouico de Henricis da Corneto vicentino, 1510.

Note de bas de page 42 :

 Alexander Henn, Hindu-Catholic Encounters in Goa: Religion, Colonialism, and Modernity, Bloomington, Indiana University Press, 2014.

Cet effort d’autodéfinition religieuse par la définition de l’idolâtrie se développe sur deux plans. D’une part, il se cristallise dans des systématisations théorétiques et théologiques. Dans le judaïsme, le Traité de l’idolâtrie (avodah zarah, litt. « culte étranger ») du Talmud babylonien37, ou le chapitre sur les « Lois de l’idolâtrie » dans le Mishneh Torah de Maïmonide. Dans le christianisme, l’épître aux Corinthiens de Paul, les apologies de Justin, l’Exhortation aux Grecs et les Stromates de Clément d’Alexandrie, Origène, et puis les Institutions divines de Lactance, la Cité de Dieu d’Augustin, jusqu’à la systématisation de Thomas d’Aquin dans la Summa (2a.2ae, 92-94)38. Ensuite le grand clivage du protestantisme39, la réaction du Concile de Trente, le débat interne au protestantisme et au catholicisme40. Et encore, simultanément, la merveille des récits de voyages médiévaux en Asie41, ou les relations des missionnaires dans le Nouveau Monde, lorsqu’ils découvraient, comme Oderic de Pordenone dans ses Voyages en Asie au XIVe siècle ou Ramon Pané dans son América : Relación acerca de las antigüedades de los indios (XVe siècle), que l’évangélisation n’avait pas conquis le monde entier et que « des idolâtres » se cachaient dans des terres lointaines42. Cortés, Andrés de Tapia, Bernal Diaz del Castillo, Pedro de Cieza de León, Pedro Pizarro, Agustín de Zairate, Diego Muñoz Camargo : la réflexion du catholicisme moderne sur « les idolâtries » du Nouveau Monde est incessante et court parallèlement à la répression interne du judaïsme et de la « superstition » populaire (La Reprovación de supersticiones que escrivió el maestro Ciruelo, Alcala, 1530). Surréel point de synthèse de toute cette tradition, l’œuvre d’Athanasius Kircher au XVIIe siècle — Oedipus Aegyptiacus (1652-54) ; China Illustrata (1667) —, représente un effort titanesque aussi bien qu’absurde de retrouver une cohérence historique et théologique dans la multiplicité des idolâtries.

Note de bas de page 43 :

 La bibliographie sur la « méthode warburgienne » est très vaste ; pour une introduction, Christopher D. Johnson, Memory, Metaphor, and Aby Warburg's Atlas of Images, Ithaca, Cornell University Press, 2012.

Note de bas de page 44 :

 Erwin Panofsky et Fritz Saxl, « Classical Mythology in Mediaeval Art », Metropolitan Museum Studies, 4, 2, 1933, pp. 228-280.

Note de bas de page 45 :

 Martino di Bartolomeo di Biagio. 1410-35. Saint Étienne détruit les idoles. Peinture sur table. Frankfurt : Städelsches Kunstinstitut und Städtische Galerie. Photographie de Friedrich Van Der Smissen. Steider fur moderne photophie. Darmstadt.

Note de bas de page 46 :

 Henk W. Van Os, « Idolatry on the Gate : Antique Sources for an Assisi Fresco », Simiolus : Netherlands Quarterly for the History of Art, 15, 3/4, 1985, pp. 171-175.

A côté de cette réflexion théologique, ethnographique et historique, cependant, la définition de l’idolâtrie se fait récit. Un récit presque purement verbal dans le cas du judaïsme et des protestantismes, un récit visuel dans le catholicisme et dans le christianisme orthodoxe. Le topos iconographique des saints briseurs d’idoles y joue un rôle central, traduisant l’idée théologique d’idolâtrie dans la narration iconique d’une destruction, mais en en proposant en même temps une interprétation iconique. L’iconographie des idolâtries, en effet, ne se limite pas à transposer en images une conception théologique. Elle met en avant, parfois de façon explicite, parfois en filigrane, une pensée visuelle de l’idolâtrie. Afin de la capter, il faut l’étudier par une méthodologie complexe et interdisciplinaire, où l’iconologie, la sémiotique et la connoisseurship s’entremêlent afin d’attribuer un sens spécifique à l’image dans le contexte d’une histoire culturelle de l’idolâtrie. Pour chaque représentation de « saints briseurs d’idoles » il faut, sur le plan historique, reconstruire le contexte de l’image, ses liens avec la littérature hagiographique, mais surtout la façon dont elle transpose une théologie de l’idolâtrie. En abordant les destructions d’idoles par une grille sémiotique, en outre, on doit articuler une typologie détaillée de types et opérations iconoclastes, ainsi qu’une réflexion sur ses résultats (l’idole tombe, est brisée, brûlée, fragmentée, etc.). Enfin, la contextualisation historique et l’étude structurale doivent être suivies par une démarche de connoisseurship « à la Warburg »43 : lorsque l’image catholique ou orthodoxe met en scène la destruction des idoles, elle ne peut pasne pas leur donner une forme visuelle et, donc, les faire revivre. L’étape la plus risquée de la recherche consiste alors à retrouver les formes de l’art antique dans les bribes de l’iconoclasme. Que peut-on reconnaître dans les fragments des idoles brisées ? De quelle façon paradoxale l’art chrétien fait-il survivre l’art antique sous prétexte d’en représenter la sainte destruction44 ? Par exemple, lorsque Martino di Bartolomeo di Biagio peint saint Étienne détruisant des idoles45, il place dans l’édicule sur la porte de la ville des statues classiquesdont les bribes cascadent à l’arrivée du saint46.

Le spectateur de l’image reconnaît le récit visuel du saint briseur d’idoles ; le spectateur averti reconduit en outre le récit à l’autodéfinition du christianisme par rapport à l’idolâtrie païenne ; en même temps, de façon paradoxale, il réactive une connaissance visuelle de l’art païen dans l’image même de sa destruction. C’est par cet exercice visuel de destruction et résurrection de l’image, en effet, que le peintre catholique transmet le sentiment d’un « iconoclasme raisonné et raisonnable », où les simulacres de la transcendance ne sont pas purement et simplement rejetés mais narrativement et visuellement distingués des idoles.