Le principe d’immanence et la transitivité du langage

Ahmed Kharbouch

Faculté des Lettres et Sciences Humaines, Oujda, Maroc

https://doi.org/10.25965/as.5437

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : immanence, langage, phénoménologie du langage, transitivité

Auteurs cités : Émile BENVENISTE, Viggo Brøndal, Jean-Claude COQUET, Algirdas J. GREIMAS, Louis HJELMSLEV, François RASTIER, Paul RICŒUR, Ferdinand de SAUSSURE, Paul Veyne

Texte intégral

Traiter aujourd’hui du principe d’immanence peut paraître désuet à bon nombre de linguistes et d’analystes du langage, tant les centres d’intérêt, aussi bien au niveau méthodologique que dans le choix des données à traiter, ont changé. Cependant, nous croyons que le débat autour de la validité et de la portée de ce principe restent d’actualité surtout pour ceux soucieux de toujours construire leur recherche sur des fondements solides. Par exemple, pour la sémiotique dite de l’Ecole de Paris, il s’agit de s’interroger sur l’éventuelle « ouverture » de l’héritage greimassien vers d’autres domaines tels que la phénoménologie ou la sociologie mais aussi de l’« ouverture » de l’objet sémiotique vers un mystérieux et informe « entour pragmatique » (c’était le thème traité par le séminaire parisien de sémiotique générale pendant l’année 2013-2014 : « Principe d’immanence et entour pragmatique »).

Note de bas de page 1 :

 Paris, Armand Colin, 1980, p. 8 et p. 220.

Note de bas de page 2 :

 Paris, P.U.F., 1987.

Note de bas de page 3 :

 Sens et textualité, Paris, Hachette, 1989, p. 50 et p. 14.

Note de bas de page 4 :

 Phusis et Logos. Une phénoménologie du langage, Vincennes, Presses Universitaires de Vincennes, 2007, quatrième de couverture.

Notons que ce souci d’ouverture n’est pas récent chez les analystes du langage. Déjà en 1980, Catherine Kerbrat-Orecchioni,dans son ouvrage de synthèse sur L’énonciation. De la subjectivité dans le langage, après avoir noté que « la perspective immanente, cet horizon méthodologique vers lequel la linguistique s’est efforcée de tendre asymptotiquement, apparaît aujourd’hui plus réductrice que productrice », parle d’un « immanentisme ouvert » qui consiste à admettre qu’il est « légitime, voire nécessaire, d’accorder une place, au sein de la théorie linguistique, à certaines considérations jugées précédemment ‘extravagantes’, concernant les conditions de production/réception du message, ainsi que la nature et le statut particulier de l’énonciateur, de l’énonciataire, et de la situation d’énonciation »1. De même, François Rastier, à qui on doit d’ailleurs l’expression « entour pragmatique » utilisée sporadiquement dans sa Sémantique interprétative2, et d’une manière plus substantielle et explicite dans Sens et textualité, critique sévèrement la position méthodologique qui consiste à ne prendre en considération que le « texte seul (isolé de son entour linguistique et ‘pragmatique’) »3. Plus près de nous, Jean-Claude Coquet, « compagnon de route » de Greimas, pose des questions brûlantes aux analystes du langage en revenant sur ce thème de  l’« ouverture » dans un ouvrage portant sur les fondements phénoménologiques de la linguistique et de la sémiotique : « est-ce que le langage peut s’ouvrir à la réalité donnée où nous habitons ? Et si oui, comment procède-t-il pour associer et dissocier ce qui appartient aux « choses » (à la phusis) et à l’ « esprit » (au logos) ? »4.

Note de bas de page 5 :

 Pour Jean-Claude Milner, il s’agit de la traduction française du syntagme allemand Geisteswissenschaften de Dilthey qui littéralement signifie « sciences de l’esprit » par opposition aux « sciences de la nature » (Naturwissenschaften). Il s’agit pour lui de la reprise de l’opposition consacrée par la doxa : « sciences molles et sciences dures » qui ne fait que refléter « l’organisation universitaire des pays occidentaux » qui entérine « la trop fameuse opposition des Lettres et des Sciences ». Le périple structural, Lagrasse, Verdier, 2008 (2002), pp. 282-283.

Note de bas de page 6 :

 Ibid, p. 300.

Note de bas de page 7 :

 Dans un entretien de 1982 avec Jean-Claude Chevalier et Pierre Encrevé, Combats pour la linguistique de Martinet à Kristeva, Paris, ENS Editions, 2006, p. 143.

Le principe d’immanence est lié aux fondements mêmes de la linguistique et de la sémiotique en tant qu’elles se veulent « sciences humaines »5, dans la mesure où avec le mouvement structuraliste, et en cela consiste sa «grandeur », « les objets privilégiés de la démonstration sont justement les objets qui jusque-là constituaient la différence de l’homme à la nature : le langage, la parenté, le mariage, les mythes, les contes, la cuisine, le costume, la parure, etc. »6. Le projet greimassien de la fondation d’une « théorie du langage » n’est-il pas présenté par lui-même comme une contribution à la constitution d’« une science » à partir d’« une philosophie du langage », celle qui dominait avant Bopp et Rask ?7

Note de bas de page 8 :

 Louis-Marie Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 1999 (1980), article « immanence », p. 160.

Note de bas de page 9 :

 Louis Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Minuit, 1971, p. 12 et 31.

Il ne faut pas oublier en effet que, depuis Galilée au moins, la science est nécessairement immanente dans la mesure où elle doit chercher à « expliquer la nature et l’univers en se fondant uniquement sur les éléments inhérents à cette nature et à cet univers », par opposition à toute explication transcendantale ou métaphysique8. Hjelmslev soutient cette façon de voir lorsqu’il pense à l’édification de la linguistique en tant que science à part entière et non comme « une simple science auxiliaire », ou comme « une science dérivée ». Pour cela, il faut qu’elle soit immanente et abandonne tout point de vue transcendantal en cherchant «  à saisir le langage non comme un conglomérat de faits non linguistiques (physiques, physiologiques, psychologiques, logiques, sociologiques), mais comme un tout qui se suffit à lui-même », et la « théorie du langage », dans son ensemble, doit viser à édifier « une connaissance immanente de la langue en tant que structure spécifique qui ne se fonde que sur elle-même »9.

Il convient peut-être d’abord de distinguer, l’analyse immanente de l’immanentisme. Celui-ci n’est pas un principe de méthode mais une attitude philosophique ou un exclusivisme méthodologique. Par exemple, en matière d’analyse textuelle, alors que le principe d’immanence fait valoir, comme dirait plaisamment Umberto Eco, les droits du texte sur ceux de l’analyste, l’immanentisme, lui, est

Note de bas de page 10 :

 François Rastier, Sens et textualité, op. cit., p. 14.

« issu d’une longue tradition, antérieure à tout projet de description scientifique du sens, celle de l’herméneutique religieuse, fondée sur la révélation. Le sens serait immanent au texte parce qu’il y a été déposé — par Dieu ou par un homme, qu’importe. D’où les stratégies de dévoilement, de mise en évidence, etc. »10.

Note de bas de page 11 :

 Jean-Claude Coquet, « Problématique du non-sujet », Actes sémiotiques,117, 2014.

De même, quand Coquet stipule que, dans l’analyse, « il faut suivre méticuleusement les indications du texte » et que « ce qui est valable » pour Greimas (« hors du texte, point de salut ») l’est aussi pour lui, il nous semble qu’il reste fidèle au principe d’immanence en tant que principe méthodologique tout en rejetant le formalisme impliqué par l’immanentisme11. En effet, ce qu’il refuse c’est l’assimilation de l’objet sémiotique avec la seule « forme » à l’exclusion de la « substance » : un discours, pour lui, est une mise en forme langagière d’une expérience humaine, d’un contact avec le monde, et l’analyste ne doit pas, au risque de construire un artefact, mettre entre parenthèses cette expérience ou ce contact qui sont de fait le point de départ du discours : les formes discursives ne sont que les traces de présences substantielles à retrouver et à reconstruire.

Note de bas de page 12 :

 Louis Hjelmslev, Essais linguistiques, Paris, Minuit, 1971, p.109.

Note de bas de page 13 :

 Dans le cadre de la définition de la « théorie de la forme » qu’il rédige en 1926 pour André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, P.U.F., 2002 (1926), article « Forme », pp. 372-373.

Note de bas de page 14 :

 Ibid, article « nominalisme », p. 687.

Note de bas de page 15 :

 Louis Hjelmslev, op. cit., p. 110. Cf. Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale, I, Gallimard, 1966, p34 : « le fait n’existe qu’en vertu de la définition que nous lui donnons ».

Note de bas de page 16 :

 Louis Hjelmslev, Prolégomènes…,  op. cit. , p. 19.

On crédite en général Louis Hjelmslev de la formulation rigoureuse du principe d’immanence comme principe méthodologique fondamental de la « science du langage ». Chez le savant danois, l’immanence est corollaire à la conception de l’objet d’investigation du linguiste comme « structure », à savoir « une entité autonome de dépendances internes »12, conception qu’on peut rapprocher, de l’aveu même de Hjelmslev, de la définition de la « forme » dans le cadre de la Gestaltheorie, telle qu’elle est énoncée par le psychologue suisse Edouard Claparède13. Dans ce sens, le linguiste danois affirme que l’« hypothèse » sur laquelle repose la linguistique structurale est de considérer qu’il est « scientifiquement légitime » de décrire son objet empirique (toute manifestation du langage) « comme étant une structure ». Cette prise de position méthodologique peut être taxée de « nominaliste » selon les termes même de Hjelmslev, mais il s’agit là non d’un nominalisme métaphysique mais d’un « nominalisme scientifique » qui substitue, « dans la théorie des sciences, les idées de convention, de commodité, de réussite empirique, à celles de vérité et de connaissance du réel »14.  En effet, cela consiste pour le linguiste en ce que les « notions (…) dégagées par l’analyse résultent de (…) la méthode » choisie15. Notons cependant que ce nominalisme de principe est nuancé, chez Hjelmslev, par l’adoption d’un autre principe méthodologique, le « principe d’empirisme » qui stipule qu’« une théorie (…) doit, dans ses applications, conduire à des résultats conformes aux ‘données de l’expérience’, réelles ou présumées telles »16.

Note de bas de page 17 :

 Nous pensons que Hjelmslev fait allusion dans ce passage à l’Ecole de Genève, principalement à Bally, pour « la base psychologique » et au Cercle de Prague et à sa mise en avant de la fonction de communication dans l’étude du langage pour « la base sociologique ».

Note de bas de page 18 :

 Op. cit., p. 137 et 147.

Note de bas de page 19 :

 Marc Le Ny, Découvrir la philosophie contemporaine, Paris, Eyrolles, 2009, p. 26.

Le principe d’immanence est surtout présenté par le fondateur de la glossématique comme un « point de vue » que la linguistique et la sémiologie doivent partager avec la logistique (l’empirisme logique de Rudolf Carnap) qui considère « les systèmes de signes et les systèmes de jeux » comme des « systèmes de transformation abstraits », ce qui peut être rapproché de l’attitude de Saussure qui, selon Hjelmslev, conçoit la linguistique et la sémiologie qui l’englobe comme « une science de la forme pure » et adopte, par conséquent, « une conception du langage comme structure abstraite de transformation ». L’abstraction est nécessairement impliquée par l’approche immanente « scientifique ». De cette façon, la « base essentiellement sociologique et psychologique » que certains veulent donner à la linguistique et à la sémiologie sera abandonnée17. En effet, cette base relève de « points de vue transcendantaux » qui, contrairement au point de vue réglé par le principe d’immanence, ne peuvent aucunement « assurer une description non contradictoire et exhaustive »18. Pour le savant danois comme pour son devancier genevois, l’objet scientifique doit être étudié « en lui-même et pour lui-même », c’est-à-dire qu’il faut procéder, à son sujet, à une analyse immanente en éliminant tout rapport qu’il peut avoir avec ses entours culturels et historiques. Ce point de vue, faut-il le rappeler ?, est celui qu’adopte effectivement l’empirisme logique du Cercle de Vienne, qui considère que « la scientificité d’une théorie doit être vérifiée [c’est l’objet du logicien empiriste] à partir d’une analyse interne de ses énoncés » en mettant « entre parenthèses le contexte historique, culturel, voire sociologique, du travail des savants »19.

Note de bas de page 20 :

 Louis Hjelmslev, Essais linguistiques, op. cit., p. 114.

Relevons ici en passant une non coïncidence théorique entre Hjelmslev et son compagnon du Cercle de Copenhague Viggo Brøndal, ce qui constitue, à nos yeux, une incitation à la prudence pour l’historien des idées qui se hâte de parler de « famille de pensée », car appartenir à une même « école » géographiquen’exclut pas nécessairement des divergences profondes. En effet, alors que le premier, se situant résolument dans une visée scientifique, considère que le principe d’immanence impliqué par la conception de l’objet théorique comme une structure « prémunit d’une façon décisive contre tout essai de prendre comme base des classements extralinguistiques »20, la recherche du second a toujours pour critère unique et constant de « retrouver dans la langue les conceptions de la logique ».  Brøndal lui-même définit ainsi son projet dans Les parties du discours, livre publié en français à Copenhague en 1948 :

Note de bas de page 21 :

 Giulio C. Lepschy, La linguistique structurale, Paris, Payot, 1976, p. 79.

« La philosophie du langage [à la différence de Hjelmslev, il utilise cette dénomination au lieu de « linguistique » ou « théorie du langage »] a pour objet de rechercher le nombre des catégories linguistiques et leur définition. Si on peut démontrer que ces catégories sont partout les mêmes, en dépit de toutes les variations, on aura contribué d’une manière importante à caractériser l’esprit humain »21.

Note de bas de page 22 :

 Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1980 (1916), p. 317.

Note de bas de page 23 :

 Sur le « mentalais » et ses implications philosophiques voir Sylvain Auroux, La philosophie du langage, Paris, P.U.F., 1996, pp. 22-25.

On le voit, le linguiste ou le philosophe du langage a chez Brøndal deux objets à cerner et l’un n’est qu’un moyen pour atteindre l’autre : délimiter et définir les catégories linguistiques n’est qu’une transition pour « caractériser l’esprit humain ». On est loin de l’adage saussurien à la base du principe d’immanence : « la linguistique a pour unique et véritable objet la langue envisagée en elle-même et pour elle-même »22. Notons aussi que ce refus du principe d’immanence fait de Brøndal un précurseur du cognitivisme appliqué à l’analyse du langage. En effet, la « linguistique cognitive » repose sur un postulat très fort qui suppose que chaque langue naturelle n’est que la réalisation singulière et, à la limite, parasitaire d’un « mentalais» fondamental23.

Note de bas de page 24 :

 Oswald Ducrot, article « Glossématique », in Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1995, p. 48.

Le principe d’immanence suppose donc qu’en matière d’analyse du langage, il faut « abandonner les descriptions ‘substantielles’, et s’en tenir à des relations intralinguistiques entre des termes eux-mêmes définis par les seules relations qui les unissent »24. Il faut ainsi tabler sur la seule « forme » comme le préconisait déjà Saussure dans son Cours de linguistique générale en  affirmant que

Note de bas de page 25 :

 Ferdinand de Saussure, op. cit. , pp. 155-157.

« la linguistique travaille (…) sur le terrain limitrophe où les éléments des deux ordres [les deux « masses amorphes » que sont la « substance phonique » et la « pensée »] se combinent ; cette combinaison produit une forme, non une substance »25.

Note de bas de page 26 :

 Paris, Gallimard, 1960, pp. 149-150.

C’est cette insistance sur la seule « forme » et la non prise en compte du « vécu »  car considéré comme une « substance » à exclure, qui constitue l’essentiel de la critique  qu’adresse Maurice Merleau-Ponty aux « sciences humaines » telles que l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss. Il leur reproche, en effet, dans un texte repris dans Signes, de ne pas prendre en considération « l’équivalent vécu » des « opérations logiques surprenantes » que révèle « la structure formelle des sociétés » telle que la montre l’anthropologue26. C’est pourquoi il prône, de son point de vue de phénoménologue, un « raccordement de l’analyse objective [immanente] au vécu ».

Note de bas de page 27 :

 Dans Tristes Tropiques, Paris, Plon, 1955, pp. 60-61.

Lévi-Strauss avait prévuce reproche du philosophe, en affirmant que la phénoménologie repose sur un postulat discutable : la « continuité entre le vécu et le réel », alors que même si le réel « enveloppe et explique » le vécu, « le passage entre les deux ordres est discontinu » et « pour atteindre le réel il faut d’abord répudier le vécu, quitte à le réintégrer par la suite dans une synthèse objective dépouillée de toute sentimentalité »27. Pour lui, et en cela il est proche de Saussure et de Hjelmslev, « la réalité vraie n’est jamais la plus manifeste », et la science de l’humain ne se construit pas plus « sur le plan des événements que la physique à partir des données de la sensibilité ».

Note de bas de page 28 :

 Michel Collot, « Le thème selon la critique thématique », Communications, 47, 1988, pp. 79-81.

Une problématique analogue a été mise en avant dans le champ de la critique littéraire. En effet, on a vu la critique thématique,  d’« inspiration principalement phénoménologique », considérer son objet, le « thème littéraire », comme « une relation singulière, ‘existentielle’, ‘vécue’, affectivement valorisée, au monde, et notamment au monde concret »28. Son programme est ainsi présenté par Georges Poulet :

Note de bas de page 29 :

 Georges Poulet, « Préface » à Jean-Pierre Richard, Littérature et sensation, Paris, Seuil, 1954, p. 10.

« Quelque part au fond de la conscience, de l’autre côté de la région où tout est devenu pensée (…), il y a donc eu et il y a donc encore de la lumière, des objets et même de yeux pour les percevoir. La critique ne peut se contenter de penser une pensée. Il faut encore qu’à travers celle-ci, elle remonte d’images en images jusqu’à des sensations »29.

Dans cette présentation, l’expression, chère aux phénoménologues, « l’autre côté » (par rapport à « l’autre scène » des psychanalystes) est convoquée pour signifier que le fondement de la « pensée » est constitué par les « sensations », donc par le contact immédiat avec le monde environnant (Umwelt).

Note de bas de page 30 :

 Jean-Claude Coquet, op. cit, passim.

Note de bas de page 31 :

 Jean-Claude Coquet, La quête du sens. Le langage en question, Paris, P.U.F., 1997, p. 144.

Notons avant de continuer que ce programme correspond étroitement à celui que propose Jean-Claude Coquet pour  la « phénoménologie du langage ». En effet, l’opposition entre le logos (« la région où tout est devenu pensée ») et la phusis (« la lumière, des objets, des yeux pour les percevoir ») est clairement indiquée. Le clivage temporel entre le moment de l’expérience ou de la « prise » sur le monde et celui du « jugement » porté sur cette expérience (la « reprise » de l’expérience) est aussi posé : la sensation devient (cf. « devenu ») pensée ; la phusis devient logos et c’est à l’analyste du langage de remonter (ou de descendre) de l’un(e) vers l’autre. Ce programme correspond pour Coquet à une négation du principe d’immanence et à l’affirmation de ce qu’il appelle le « principe de réalité »30. Il est vrai aussi que, du point de vue méthodologique, Coquet veut aller « plus loin » que la « thématique de J.-P. Richard ». En effet, il veut « régler l’étude textuelle sur les contraintes [de nature immanente] maintenant connues  du discours [grâce aux travaux de Greimas, entre autres] », et s’« assurer que l’interprétation du texte est bien conforme aux significations discursives qui l’informent »31. Il s’agit en somme pour lui d’articuler la « forme » sémiotique immanente au texte (au discours) avec ce qui n’est pas lui (l’énonciateur et le monde énoncé).

Note de bas de page 32 :

 Jean-Marie Schaeffer, article « Motif, thème et fonction » in Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer Schaeffer, op. cit., p. 640.

Note de bas de page 33 :

 Gérard Genette, Figures I, Paris, Seuil, 1966, pp. 94, 96, 99, 100.

Note de bas de page 34 :

 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 236.

Il est aisé d’adresser à la pétition de principe de la critique thématique le même reproche que celui adressé aux autres types de critiques non immanentistes (sociologique, psychologique, psychanalytique, …), à savoir de « réduire la spécificité » de la littérature en ne voyant en elle qu’« un simple système de traduction »32, c’est-à-dire en fait de nous ramener à la conception tenace du langage comme « expression » (au sens d’ « exprimer », de faire jaillir un dedans vers un dehors) de quelque chose d’autre : la pensée, l’affectivité, l’inconscient, le corps… Mais, ce qui nous semble autrement important, c’est que cette manière de vouloir dépasser l’immanence du langage dont fait état la « critique thématique » ou la « phénoménologie du langage » repose sur un postulat qui ne va pas de soi, un « postulat sensualiste, selon lequel le fondamental (et donc l’authentique) coïncide avec l’expérience sensible », dans la mesure où elle procède à une « valorisation systématique du sensible et du vécu » en oubliant que « la peinture, comme la poésie, commence où finit le réel ». Ce rejet systématique de l’« intellectualisme », en misant sur le « vécu » et le « concret », semble  oublier que « les schèmes et les opérations de l’intellect sont peut-être plus ‘profonds’, plus originaires que les rêveries de l’imagination sensible »33. Il est remarquable que dans le cadre de l’anthropologie culturelle, Lévi-Strauss fait une observation analogue à propos de la « phénoménologie religieuse » qui, en matière de mythologie, au lieu d’« élargir les cadres de notre logique pour y inclure des opérations mentales, en apparence différentes des nôtres, mais qui sont intellectuelles au même titre », a essayé de « les réduire à des sentiments informes et ineffables »34.

Note de bas de page 35 :

 Oswald Ducrot, loc. cit., in Oswald Ducrot et Jean-Marie Schaeffer, op. cit., p. 48.

On peut cependant relever qu’en matière d’analyse du langage, se contenter de la mise en avant des seules relations intralinguistiques revient à oublier que « la langue sert à parler du monde », et que, de ce fait, l’activité de langage implique nécessairement « une sorte d’‘ancrage’ dans la réalité »35. En effet, cette activité est essentiellement « prédication » supposant un énonciateur qui prédique les êtres et les choses qui l’entourent, ce qui constitue, il faut bien l’accorder, une ouverture sur le monde et, par conséquent, sur le plan méthodologique, la mise en question du principe d’immanence comme seul point de vue pertinent sur le langage.

Note de bas de page 36 :

 Emile Benveniste, op. cit., pp. 127-128 et 24-25.

A notre connaissance, le premier parmi les linguistes « structuralistes » à relever l’ambivalence du langage (relations formelles immanentes d’un côté et prédication impliquant l’énonciation et le monde énoncé de l’autre) est Emile Benveniste. Dans un article de 1962 sur « Les niveaux de l’analyse linguistique », en tablant sur le fait que le langage a une double nature — « forme » d’un côté et « sens » de l’autre —, il arrive à la conclusion que la « notion de sens » a deux acceptions. D’un côté, dans le cadre de « la langue organisée en signes », nous avons affaire à un sens formel, pourrait-on dire, car à ce niveau, « le sens d’une unité est le fait qu’elle a un sens, qu’elle est signifiante », autrement dit, son identité tient au fait « de constituer une unité distinctive, oppositive, délimitée par d’autres unités, et identifiables pour les locuteurs natifs ». Mais d’un autre côté, lorsque le langage est considéré comme activité et non comme système conventionnel, nous avons affaire à ce que nous pouvons appeler un sens substantiel, fondé sur une relation de transitivité avec le monde environnant, dans la mesure où « le langage porte référence au monde des objets, à la fois globalement, dans ses énoncés complets, sous forme de phrases, qui se rapportent à des situations concrètes et spécifiques, et sous forme d’unités inférieures qui se rapportent à des ‘objets’ généraux ou particuliers ».  Cette ambivalence du langage, immanent d’un côté et transitif de l’autre, forme et substance, est décrite de nouveau par Benveniste dans un autre article de 1963 (« Coup d’œil sur le développement de la linguistique ») en recourant à d’autres termes. En effet, il y oppose la « forme linguistique » à la « fonction du langage » qui  n’est pas immanente et est tension vers le monde (« Le langage re-produit la réalité ») et fondement des relations intersubjectives, constitutives de la société et de la culture. En tant que mordant sur la réalité, le langage est « l’instrument même de la communication intersubjective »36.

Note de bas de page 37 :

 Ibid, p.130.

Ce qui constitue, pour Benveniste, le trait pertinent du langage comme intersubjectivité et comme « re-production » de la réalité est la « phrase » comme « unité du discours ». La phrase est adressée par quelqu’un à quelqu’un d’autre et est prédication du monde qui les entoure : elle est « informée de signification » et « référence à une situation donnée ». Seule la mise en rapport de la signification avec la situation permet de comprendre la phrase, de lui attribuer un sens (substantiel). On peut dire à ce propos que l’illustre linguiste cerne ici un champ de validité pour le principe d’immanence qui ne concerne que « la langue comme système de signes », et non l’« autre univers, celui de la langue comme instrument de communication, dont l’expression est le discours »37.

Note de bas de page 38 :

 Paul Ricœur, Temps et récit I, Paris, Seuil, 1983, p. 13.

Note de bas de page 39 :

 Ibid. On peut légitimement ici se poser la question de savoir si Ricœur n’est pas en train de reformuler dans son propre vocabulaire l’idée traditionnelle de la stylistique considérant la poésie ou la littérature en général comme un  écart  par rapport au langage quotidien « directement descriptif ».

Note de bas de page 40 :

 Ibid.

Paul Ricœur s’est appuyé explicitement sur ces propositions du linguiste pour penser le dépassement de l’immanence vers la transitivité du langage. En effet, le problème essentiel  pour Ricœur dans son herméneutique phénoménologique est de relier, dans l’étude des textes (poésie et narration), le sémantique à l’ontologiqueque le langage implique nécessairement selon lui. Ainsi, dans ses deux grands livres consacrés au langage élaboré de la littérature et de l’histoire, La métaphore vive et Temps et Récit, il met l’accent sur la référentialité constitutive de toute activité de langage, de tout discours : pour lui, le langage dit l’être. Il affirme que « la suspension de la fonction référentielle directe et descriptive [en poésie, en littérature] n’est que l’envers (…) d’une fonction référentielle plus dissimulée du discours »38. Pour lui, « le discours poétique porte au langage des aspects, des qualités, des valeurs de la réalité, qui n’ont pas d’accès au langage directement descriptif »39. De cette façon, dans le cas de la métaphore poétique par exemple, il ne faut pas seulement parler de « sens métaphorique » mais aussi de « référence métaphorique » qui cristallise le « pouvoir de l’énoncé métaphorique de re-décrire une réalité inaccessible à la description directe » du discours ordinaire40.

Note de bas de page 41 :

 André Lalande, op. cit., article « Immanent »,  p. 471.

Sur un plan plus général, Ricœur fait état, à plusieurs reprises, de l’opposition entre  l’immanence non transitive du signe et la transitivité du discours, sa visée mondaine constitutive. Cette opposition (immanence vs transitivité), on la trouve déjà chez les scolastiques. Pour eux, en effet, « une action immanente s’oppose à une action transitive. La première est celle qui reste tout entière dans le sujet et ne modifie pas son objet (…) ; la seconde est celle qui modifie son objet ». Spinoza reprend, à son compte, cette opposition en  distinguant la causa immanens de la causa transiens41.

Note de bas de page 42 :

 Par mégarde, Ricœur parle d’ « une double fonction du signe » chez Benveniste, alors que pour celui-ci le signe est par définition intransitif, dans la mesure où il relève de cette dimension de la signifiance qu’il appelle « sémiotique ». C’est la phrase qui, parce qu’elle relève du « sémantique », est transitive — mais elle n’est aucunement un signe (Benveniste, 1966, p. 129) ; sur l’opposition entre les deux modes de signifiance, voir Benveniste Problèmes de linguistique générale (Paris, Gallimard, 1974, chapitres III et XV).

Note de bas de page 43 :

 Notons cette tournure réflexive qui permet de faire l’économie de l’agent de l’opération de configuration, ce que Coquet appelle une «  instance énonçante ».

Note de bas de page 44 :

 Paul Ricœur, La critique et la conviction, Paris, Hachette, 1995, pp. 259-260.

Chez Ricœur, l’opposition entre les deux types d’« actions » ou de « causes » est sollicitée pour penser ce qu’il appelle « le double versant du signe ». D’un côté, « le signe n’est pas la chose, il est en retrait par rapport à elle », mais, d’un autre côté, « le signe désigne quelque chose » et cette seconde fonction sémiotique « intervient comme compensation à l’égard de la première car elle compense l’exil du signe dans son ordre propre ». Prenant appui sur l’autorité de Benveniste, il postule deux manières d’être du langage : en tant que signe qui « opère en retrait par rapport aux choses » et en tant que « phrase » (l’unité du discours) qui « reverse le langage au monde »42. De cette façon, Ricœur, distingue dans le cas de cette activité de langage si caractéristique qu’est « le narratif » (le récit) l’opération de configuration à savoir « la capacité pour le langage de se configurer lui-même dans son espace propre »43 et l’opération de refiguration consistant en « la capacité pour l’œuvre de restructurer le monde du lecteur en bousculant, contestant, remodelant ses attentes »44.

Cette opposition entre l’immanence et la transitivité du langage constitue aussi un des thèmes majeurs de la « phénoménologie du langage » développée par Jean Claude Coquet. Elle correspond à l’opposition qu’il établit entre le principe d’immanence et le principe de réalité et qui sont présentés par lui comme deux modalités différentes de production du discours, mais aussi de sa réception et de son analyse, équivalents aux processus de « configuration » et de « refiguration » de l’œuvre de langage. Ainsi, si une instance d’origine d’un discours, qui n’est elle-même que la « projection de l’être humain et de l’être social », ne nous « fait connaître » que « ce que disent ou écrivent » la non-personne (le « il ») ou l’absence de personne (le « ça »), alors nous dirons qu’elle n’« obéit » qu’au principe d’immanence. Par contre, si elle nous fait connaître le discours de la « personne » (le « je ») et s’inscrit, par conséquent, dans une relation de dialogue mais aussi d’« intercorporéité », nous aurons affaire à une énonciation sous-tendue par le principe de réalité.

Note de bas de page 45 :

 Jean-Claude Coquet, Phusis et Logos, op cit., pp. 74 et 77-78.

Les deux principes guident aussi la réception du discours. En effet, si le lecteur ou l’auditeur, sur le mode aussi bien de la compréhension immédiate que sur celui, plus élaboré, de l’interprétation médiatisée, maintient le lien entre le monde sensible et le monde intelligible, lien supposé informer le langage et déterminer son ambivalence, alors il sera capable de saisir (de « re-produire ») « une expérience particulière »45. De ce point de vue, l’analyste du discours qui produit un commentaire interprétatif est soit du côté du principe d’immanence en excluant de son interprétation le lien ente le sensible et l’intelligible et se cantonnant ainsi dans la position habituelle d’observateur, soit du côté du principe de réalité s’il choisit d’être un participant dans la mesure où le respect du principe de réalité doit l’amener, en tant qu’« instance de réception », à être à son tour un participant à l’expérience humaine « re-produite » par l’instance originaire.

Il nous semble que, de cette façon, la phénoménologie du langage table sur une position assez proche de l’approche herméneutique ou, pour rester dans le domaine de l’étude de l’aspect sémantique des textes littéraires, de la critique thématique, à savoir valoriser la participation empathique au détriment de l’observation objectivante. Cette valorisation est cependant tempérée par le maintien de l’aspect méthodologique du principe d’immanence.

Note de bas de page 46 :

 Jean-Claude Coquet rejette cette subsomption.

Note de bas de page 47 :

 « …le physicien, qui cherche à formuler des lois, devra auparavant entreprendre un très large processus d’abstraction de l’univers phénoménal où il vit, processus qui réduira cet univers à l’abstraction et en rendra la communication possible. Toutefois, ce communicable consiste en tout ce qui est mesurable, partant en tout ce qui peut s’exprimer par des nombres » (Arthur March, La physique moderne et ses théories, Paris, Gallimard, 1965 (1962), p. 38.

En somme, on serait pour ou contre le principe d’immanence selon que l’on considère que l’analyse du langage peut constituer une « science » ou doit rester au stade d’une « philosophie du langage » qui subsumerait la « phénoménologie du langage » comme un de ses courants ou une de ses composantes46. En tout cas, et ce sera notre conclusion sur le sujet, il nous semble préférable de considérer l’analyse du langage comme « projet scientifique » (Greimas) que comme science constituée. En effet, même en se situant dans le cadre de l’immanence de leurs objets respectifs, les sciences de l’homme ne peuvent prétendre au même degré de rigueur, de précision et de prédiction que les « sciences dures » dans la mesure où, comme il est connu, les relations internes que dégagent ces dernières sont formulées en termes quantitatifs, la mesure, même en faisant sa part au « principe d’incertitude », étant le seul moyen d’obtenir des résultats acceptables par l’ensemble de la « cité scientifique »47. Tel n’est pas le cas des sciences humaines. Malgré quelques tentatives plus ou moins heureuses en linguistique et en sociologie, les relations structurelles mises au jour ont un tour qualitatif, variant d’un chercheur à l’autre ou d’une école à l’autre. Ce qui nous semble judicieux dans ce cas, c’est, à l’instar de Paul Veyne, d’œuvrer à conceptualiser ces relations, étant donné que conceptualiser c’est « prendre conscience d’aspects (…) dont [les] prédécesseurs n’avaient pas la notion ». La conceptualisation est ainsi un progrès par rapport à l’impressionnisme dont font souvent état les « essais » auxquels nous avons affaire, car

Note de bas de page 48 :

 Paul Veyne, « Querelle  de méthode », Magazine littéraire, 62, 1972, p. 17.

« si, au lieu d’accumuler des phrases suggestives, on peut résumer [les données à étudier] en cinq ou six notions définies, par là même on pourra analyser [d’autres données comparables], en y retrouvant les mêmes concepts, ou des concepts opposés ou différents »48.

Note de bas de page 49 :

 Cité par Emile Benveniste, op. cit., p. 37.

C’est le mérite de Hjelmslev puis de Greimas de l’avoir tenté pour la « théorie du langage ». Mais évitons aussi le triomphalisme et l’exclusivisme, en parlant, comme le faisaient certains dans la seconde moitié du siècle dernier, de « découvertes décisives », de « ruptures épistémologiques » ou encore de « changement de paradigme ». Il suffit pour cela, nous semble-t-il, de se remémorer cette manière de sentence du grand Saussure qui rappelait « la difficulté qu’il y a en général à écrire dix lignes ayant le sens commun en matière des faits de langage »49.