La sémiotique face aux grands défis sociétaux du XXI e siècle

Jacques Fontanille

Université de Limoges
Institut Universitaire de France

https://doi.org/10.25965/as.5320

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : anthropologie sémiotique, défis sociétaux, formes de vie, manipulation, modes d’existence sociaux, modes d’identification, pratiques sémiotiques, qualification de l’existence, sémiotique de l’expérience, socio-sémiotique, transmission

Auteurs cités : Françoise BASTIDE, Denis BERTRAND, Ivan DARRAULT-HARRIS, Philippe DESCOLA, Paolo FABBRI, Jean-Paul FITOUSSI, Jacques FONTANILLE, Manar HAMMAD, Eric LANDOWSKI, Bruno LATOUR, Youri LOTMAN, Thomas Sebeok, Amartya SEN, Joseph E. STIGLITZ, Jean-Didier URBAIN, Vladimir I. VERNADSKY

Plan
Texte intégral

Préambule

Une fois n’est pas coutume : avant de passer à la troisième personne, dont l’usage est attendu de tout sémioticien « qui se respecte », je m’autorise un bref préambule à la première personne. Les propositions qui suivent pourront paraître en effet surprenantes sous la plume d’un sémioticien, moi-même en l’occurrence, qui a pu donner l’impression de rester plongé (confortablement) pendant plus de deux décennies dans les profondeurs des affects et des passions, et dans les arcanes formelles de la tensivité. Ce moi-même en cacherait-il un autre, un soi-même qui se serait peu à peu affirmé et qui ferait aujourd’hui surface à la surprise générale (y compris de « moi-même » !) ?

Pendant toutes ces années, où je m’occupais (moi-même) de passions, de tensivité et d’élaborations théoriques diverses et obstinées, j’exerçais parallèlement d’autres métiers que celui de sémioticien, ou plutôt d’autres fonctions où le sémioticien était appelé à mettre en œuvre sa sémiotique autrement : dans la gestion des affaires publiques universitaires, dans la négociation avec des professionnels de la politique, et pour finir, dans l’échange intense avec les éminents représentants de ce qu’il est convenu d’appeler les « grands corps de l’État ». C’est ainsi que se constituait un « soi » dans l’engagement même du « moi ».

Ce parcours (toutes fonctions confondues, il a duré presque vingt ans) est maintenant achevé, et je m’efforce d’en tirer quelques conséquences pour ce à quoi je n’ai jamais renoncé, pour ce qui m’a toujours animé : le souci de l’avenir de la sémiotique comme projet scientifique. Tout au long de ce parcours, en même temps que je m’efforçais de participer aux avancées de la sémiotique en tant que programme de recherche, j’ai assisté – et participé – à l’évolution des « manières » de faire de la recherche. Qu’on en pense du bien ou du mal, les conditions d’exercice de la recherche, et même les conditions d’existence des disciplines de recherche, se sont profondément transformées en quelques décennies. Au milieu du XXe siècle, le grand partage entre les sciences (les sciences de la nature et les humanités) pouvait être perçu comme clair et durable, et semblait même protéger les secondes de ce qu’on appelait alors « la demande sociale ». En France, la domination sans partage du structuralisme, au moment même où les sciences sociales se mettaient en place et se développaient, a d’une certaine manière fonctionné comme alibi : les humanités étaient en évolution profonde et spectaculaire, les sciences sociales avaient l’ambition de rivaliser avec la rigueur et le formalisme des sciences de la nature. Elles se donnaient en outre une position critique et s’adonnaient à la remise en question, elles étaient donc, d’une certaine manière, en prise avec la réalité sociale et politique, et cela leur évitait d’avoir à rendre des comptes d’une autre manière.

Aujourd’hui, la recherche est bien plus que le simple domaine d’exercice des chercheurs professionnels. Elle est l’une des grandes fonctions de nos sociétés mondialisées, et elle participe aussi, par conséquent, que ce soit pour nous attirer ou pour nous repousser, pour nous inquiéter ou pour nous rassurer, aux modes d’identification que nous proposent ces sociétés. Cette fonction sociétale de la recherche devient en quelque sorte, du moins ai-je choisi d’en faire l’hypothèse, une condition d’existence future des disciplines de recherche. Il ne me semble plus possible aujourd’hui de distinguer radicalement les « recherches appliquées », qui seraient faites pour servir à quelque chose et autant que possible à tout le monde, et les recherches fondamentales, qui serviraient seulement les intérêts de la Connaissance et des Communautés scientifiques.

Les attentes sociétales (positives et négatives) sont probablement aujourd’hui même plus fortes à l’égard de ce qu’on appelle les «recherches fondamentales », non pas en raison de leurs potentiels d’application immédiate, mais en raison de leur capacité à transformer à moyen et long terme notre rapport à nous-même, à la société, à la vie et à la nature. Le partage le plus significatif aujourd’hui ne se fait pas entre « recherche fondamentale » et « recherche appliquée » (qui décrit, de fait, plutôt une sorte de répartition du travail de recherche entre chercheurs professionnels qu’une différence d’implication sociétale), mais entre recherche « conséquente » et recherche « inconséquente ». Et il y a des recherches fondamentales qui ont des conséquences considérables, tout comme il existe des recherches appliquées parfaitement inconséquentes.

La dimension sociale de la recherche participe du même type d’échange que Mauss a formalisé : la société fait un « don » aux chercheurs (un don de statut, de temps, de conditions d’exercice, etc.) qui suscite une « dette » ; le maintien du chercheur dans la collectivité sociale implique qu’un jour ou l’autre, le contre-don vienne régler la dette ; il n’est pas exclu, si le contre-don est suffisamment substantiel, qu’il relance lui-même, dans l’autre direction, le circuit du don et de la dette. Un jour ou l’autre : le temps social est élastique, et le retour du contre-don, selon les types de recherches, peut être plus ou moins retardé. Mais il ne peut pas ne pas être, sous peine de disparition de la fonction de recherche elle-même.

C’est ce que je crois. Et c’est ce qui me soucie quand je pense à l’avenir de la sémiotique.

I.  Des défis pour la sémiotique et les « sciences du sens »

1. Les sciences humaines et sociales mises au défi

Nous sommes presque tous convaincus que notre avenir dépendra, pour le pire ou le meilleur, de la technologie, du numérique et de la robotique, des nanosciences, de la biologie des systèmes et de la découverte de nouvelles formes d’énergie. Et pourtant chacune de ces perspectives technologiques repose sur des choix, sur des décisions, car aucune n’est inéluctable : qui peut interroger le sens de ces choix technologiques, le sens de nos choix de sociétés, et plus largement, celui de nos civilisations ?

Quelles conséquences auront ces technologies sur notre rapport à la nature, et sur notre conception même de la nature, dont la plupart des autres sciences s’efforcent de décrire les systèmes comme s’ils étaient immuables ? L’anthropologie contemporaine montre avec insistance, grâce à ses méthodes comparatives, dans le temps et dans l’espace, que les technologies et les institutions humaines, qui infléchissent notre rapport avec les phénomènes et les entités naturelles, notamment les autres êtres vivants, ont de considérables effets en retour sur l’organisation de nos systèmes sociaux. Les principales options de l’identification sociale, sur lesquelles les anthropologues fondent la typologie des sociétés humaines, se caractérisent en effet principalement par la manière dont chacune socialise (ou pas) la nature.

La plupart des grandes questions de notre temps impliquent donc soit une entrée par les sciences humaines et sociales, soit leur contribution centrale : l’environnement, le développement durable, les droits de l’homme et des populations, la santé, l’accès à l’énergie, à l’eau, à l’information, à l’éducation, l’innovation par les usages, etc. Les sciences du sens sont intéressées aussi bien en amont qu’en aval de ces choix et des transformations impliquées en chacune de ces thématiques. En amont des transformations technologiques et sociales, par la manière dont les décisions sont prises, par les présupposés socio-culturels et politiques qui les déterminent ; en aval, par les conséquences de l’intégration de ces transformations dans nos sociétés sur l’équilibre même de nos axiologies et de nos croyances, notamment en matière d’identification sociale. Les sciences du sens joueront donc pleinement leur rôle si elles interrogent les processus de décision, la gouvernance des systèmes, ainsi que les conséquences sociales, culturelles et anthropologiques des transformations en cours et à venir.

2. Choisir le plan d’immanence approprié

La sémiotique propose un corps de concepts et de méthodes pour interroger d’abord les pratiques, les textes, les objets, les interactions sociales, les formes de vie et les modes d’existence collectifs et en collectivité. Elle est donc en mesure d’en construire le sens, en collaborant avec toutes les autres sciences humaines et sociales qui contribuent à édifier, chacune sous un point de vue particulier, cette architecture des significations humaines : l’histoire, la philosophie, la psychologie, l’anthropologie, l’économie, la psychanalyse ou la sociologie.  Elle est en mesure de collaborer, à condition d’être capable de choisir le ou les plans d’immanence approprié(s).

Il s’agit d’appréhender aujourd’hui sous quelles formes et avec quels effets sémiotiques les choix technologiques, économiques et culturels influent sur la transformation de nos sociétés, ainsi que des régimes de croyance et d’identification qu’elles proposent globalement et qu’elles offrent à chacun de nous. Le niveau de questionnement sémiotique pertinent dépassera par conséquent celui des objets d’analyse les plus courants et des méthodes les mieux rodées : les textes et les images, notamment. Ce niveau optimal sera a minima celui des pratiques et des interactions sociales, et si possible celui des formes de vie et des modes d’existence sociaux, en somme ceux de l’existence et de l’expérience humaines en général. Comme, par définition, ces niveaux d’analyse intègrent des objets appartenant à tous les autres niveaux (des textes, des signes, des objets-supports, des médias, des productions culturelles en général), c’est donc tout l’appareil théorique et méthodologique de la sémiotique qui, en fin de compte, doit être mobilisé.

Note de bas de page 2 :

 Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

Note de bas de page 3 :

 Iuri Lotman, La sémiosphère, traduction Anka Ledenko, Limoges, Pulim, 1999.

Les questions qui se posent concernent d’abord les sociétés, chaque société considérée comme un ensemble signifiant. À ce niveau de généralité, anthropologues et sémioticiens s’accordent aisément (ou du moins s’accorderaient s’ils en faisaient la démarche) sur le fait qu’une société se définit (i) par la manière dont elle pose la frontière entre « soi » et « autrui », et (ii) par les modes d’identification qu’elle propose entre tous les membres du « soi ». Philippe Descola distingue quatre types de sociétés sous cet éclairage (qui est autrui ? comment s’identifie le soi ?) : l’animisme, le totémisme, le naturalisme et l’analogisme, qui sont autant de manières différentes de répondre à ces questions2. Iuri Lotman définit de son côté la « sémiosphère » à partir du premier geste fondateur, qui distingue le domaine du « nous » de celui du « eux », et en déployant ensuite toutes les possibilités du dialogue et des interactions entre les deux domaines3.

Mais l’anthropologue est plus explicite que le sémioticien sur un point au moins : il nous parle de la constitution des sociétés, et pas des cultures, parce que les sociétés peuvent se constituer en intégrant tout ou partie de la nature. La « culture » n’est qu’une des solutions proposées par un seul des types de sociétés, les sociétés « naturalistes », pour traiter du partage entre soi et autrui et de l’identité du soi. Pour tous les autres types, la différence entre nature et culture n’est pas constitutive de la société.

Note de bas de page 4 :

 Iuri Lotman, op. cit.

Iuri Lotman définit de son côté la « sémiosphère » en relation et en contraste avec la « biosphère »4. En ce sens, la sémiosphère ne se confond pas avec la culture, mais coïncide plutôt, au vu de ses déterminants et de ses contenus, avec la constitution d’une société comme proposition d’identification pour ses membres, et comme condition d’existence pour toute « sémiose » (ce que Lotman appelle extensivement et au pluriel « les langages »). Certes, Lotman utilise le modèle de la sémiosphère principalement pour rendre compte de la culture russe et des transformations culturelles en général, mais il ne faut pas confondre le modèle et le corpus : le modèle, c’est la sémiosphère, et la culture russe est un corpus d’analyse et d’illustration. L’existence d’une sémiosphère est une condition de possibilité de la communication et des langages ; la sémiosphère, précise Lotman, est logiquement antérieure à toute sémiose. Elle n’est donc pas à proprement parler une sémiotique, mais un espace social qui réunit les conditions préalables pour que des sémiotiques puissent se déployer :

Note de bas de page 5 :

 Op. cit., p. 10.

Nous pouvons parler de « sémiosphère », que nous définissons en tant qu’espace sémiotique nécessaire à l’existence et au fonctionnement des différents langages, et non en tant que somme des langages existants ; en un sens la sémiosphère a une existence antérieure à ces langages […]. A l’extérieur de la sémiosphère, il ne peut y avoir ni communication, ni langage.5

Note de bas de page 6 :

 Op. cit., p. 12. Cité par Lotman.

Note de bas de page 7 :

 Op. cit., p. 12. Cité par Lotman.

Dans la conception développée par Lotman, il n’y a pas d’un côté la biosphère et de l’autre la sémiosphère, mais bien deux modèles scientifiques définis l’un par rapport à l’autre, chacun étant la condition d’existence et de fonctionnement, pour la biosphère, de tout ce qui concerne les organismes vivants et leur évolution, et pour la sémiosphère, de tout ce qui concerne plus spécifiquement les langages. Pour Vernadsky, la biosphère est en effet, tout comme la sémiosphère, l’« espace-temps qui détermine tout ce qui se passe en son sein »6. Et s’il évoque la nature, c’est comme milieu d’observation et corpus d’étude, tout comme la culture pour Lotman7.

Note de bas de page 8 :

 Op. cit., p. 12. Cité par Lotman.

Vernadsky fait même la place pour ce que Lotman définira comme sémiosphère, en distinguant «l’activité consciente de la vie des peuples » de l’activité inconsciente d’elle-même qui a cours dans la biosphère8. Le problème posé implicitement par Vernadsky, via Lotman, est donc bien indirectement celui du rapport entre les vivants et les langages, entre le mode d’existence de la vie et le mode d’existence sémiotique : parmi les processus naturels, on compte les processus sémiotiques ; dans les limites mêmes de la biosphère, des phénomènes peuvent être regroupés, sous condition d’« existence consciente », dans une sémiosphère. D’où, chez Lotman, l’insistance sur la capacité d’auto-description (l’activité sémiotique « consciente d’elle-même », dit Vernadsky) pour caractériser le mode d’existence proprement sémiotique, qui lui permet de circonscrire provisoirement le dialogue des sémiosphères aux sociétés humaines, dont les langages impliquent une activité épisémiotique, voire méta-sémiotique.

La sémiosphère ainsi conçue est donc l’instance qui conditionne, fonde et accueille en dernier ressort toutes les sémioses, tous les types de sémiotiques-objets, y compris les formes de vie. Mais il faut conserver en mémoire la possibilité d’un dialogue avec les modes d’existence naturels, notamment les modes de l’« exister avec » : en effet le principe même de la socialisation du vivant interroge la théorie de la sémiosphère, car les modes d’existence sociaux n’appartiennent pas exclusivement aux humains. Et l’anthropologie contemporaine considère, nous l’avons déjà suggéré, que les différents modes de socialisation des vivants non-humains font partie intégrante des déterminations de chaque société.

Il faut ensuite distinguer, à l’intérieur de la sémiosphère (i.e. : la société en tant que condition de possibilité des sémioses), plusieurs types de constituants, dont les relations ne peuvent être envisagées, en l’état actuel de la recherche sur ces questions, que sous forme d’hypothèses de travail.

Note de bas de page 9 :

 Dans Pratiques sémiotiques, Paris, Presses Universitaires de France, 2008.

Les formes de vie sont des constituants de la sémiosphère, en tant que « sémiotiques-objets » dûment constituées, avec plan de l’expression et plan du contenu. D’autres types de sémioses sont envisageables, et ont été pour certaines depuis longtemps envisagées, comme celles qui caractérisent les signes, les textes, les images, les objets, les pratiques ou les stratégies. Nous avons déjà proposé9 de disposer hiérarchiquement ces sémioses en une série de « plans d’immanence », depuis les plus simples, les signes, jusqu’aux plus complexes, les formes de vie. Cette hiérarchie repose à la fois sur le nombre de dimensions, de propriétés et de relations nécessaires à chacun de ces plans d’immanence, et sur leur capacité à intégrer, sans les uniformiser, les autres types de sémioses.

C’est ainsi que les pratiques intègrent des sémiotiques-objets de rang inférieur, des objets, des textes, des signes qui, tout en jouant un rôle actantiel dans la scène pratique, continuent, avec toutes leurs dimensions et propriétés, à être des signes, des textes et des objets. A l’inverse, une sémiotique-objet de rang hiérarchique inférieur peut également intégrer des sémiotiques-objets de rang supérieur, mais au prix d’une réduction et d’une conversion qui leur fait perdre une partie de leurs dimensions et propriétés : un signe peut condenser une pratique, une stratégie peut être « textualisée », mais la pratique n’a plus alors que les caractères d’un signe, et la stratégie, ceux d’un texte.

Les formes de vie constituent (au moins provisoirement) le dernier niveau d’intégration de toutes les autres sémioses ; elles intègrent et subsument, sans les réduire, des textes, des signes, des objets, des pratiques et des stratégies ; elles portent des valeurs et des principes directeurs qui mettent en cohérence tous les autres plans d’immanence ; elles se manifestent par des attitudes et des expressions symboliques ; elles influent sur notre sensibilité, sur nos positions d’énonciation et sur nos choix axiologiques. Elles sont en somme les constituants immédiats de la sémiosphère, car elles déclinent, à l’intérieur d’une société donnée, différentes manières de s’identifier au « soi », différentes manières de faire l’expérience des valeurs.

Nous proposons de les caractériser spécifiquement sur les deux plans qui constituent un « langage » : (i) au plan de l’expression, chacune se caractérise par son agencement syntagmatique, par sa manière propre d’affirmer la continuité d’un cours de vie (d’un cours d’existence), en bref, par son ou ses modes de persistance ; (ii) au plan du contenu, chacune se définit par la congruence qu’elle impose à l’ensemble des choix figuratifs, modaux, narratifs et passionnels, en bref, par ses sélections congruentes. Les formes de vie peuvent en cela prétendre à devenir le plan d’immanence approprié pour que la sémiotique puisse se confronter aux « défis sociétaux ». Mais elles ne sont pas les seules à pouvoir revendiquer une telle position.

Note de bas de page 10 :

 « Modes d’existence » dans le sens défini par Bruno Latour, dans son Enquête sur les modes d’existence, Paris, Éditions de la Découverte, 2012.

Il nous faut en effet envisager leurs relations avec les modes d’existence sociaux10. Les modes d’existences sociaux sont d’abord identifiables, selon Bruno Latour et pour la plupart d’entre eux, par la  thématique institutionnelle (droit, politique, religion, science, technique, etc.) qu’ils ont en propre. Même converties en « préfixes » (Dro, Pol, Rel, Tech, etc.) ces institutions et ces thématiques ne sont pas en elles-mêmes sémiotiquement constituées : elles sont « importées » à partir d’un découpage des domaines de légitimité sociale dont chaque société hérite de par son histoire. La constitution sémiotique des modes d’existence sociaux commence avec la reconnaissance des régimes de véridiction : en chaque mode d’existence social, la « vérité » et le « mensonge » se disent spécifiquement et différemment. Et, par conséquent, à chaque mode d’existence social revient de proposer une certaine manière de maintenir le lien social et l’identification au soi, une manière qui donne légitimité pour énoncer.

Les modes d’existence sociaux sont aussi, précise Bruno Latour, des manières de faire l’expérience des valeurs. Cette expérience consiste précisément dans la confrontation entre deux ou plusieurs modes d’existence : on pourrait à cet égard considérer que chaque mode d’existence reposant sur une certaine conception de la vérité et de l’énonciation légitime, la confrontation entre ces conceptions de la vérité et de l’énonciation légitime oblige à trouver des raisons de préférer et de choisir un mode d’existence plutôt qu’un autre, et fait alors émerger des systèmes de valeur.

Note de bas de page 11 :

 Dans Formes de vie (à paraître aux Presses de l’Université de Liège), nous avons par exemple tenté de montrer que la « compétitivité », une forme de vie caractéristique des sociétés libérales occidentales, repose sur un régime de croyance paradoxal, où la dénégation de mauvaise foi est une clé indispensable.

Globalement, et au-delà de l’importation des découpages historico-institutionnels, les modes d’existence sociaux se définissent comme des régimes de croyance (véridiction et valeurs) qui sont susceptibles de fonder des énonciations et de leur conférer une légitimité, du moins aussi longtemps qu’on se cantonne à l’intérieur d’un seul mode d’existence. En ce sens, ils peuvent être mis en rapport avec les formes de vie. Les formes de vie, elles aussi, se réfèrent à des régimes de croyance11 ; elles aussi ne peuvent se manifester que dans la confrontation avec d’autres formes de vie, au moins comme des figures émergentes sur un fond déjà établi ; elles portent également, nous l’avons déjà mentionné, des systèmes de valeurs. Mais les formes de vie n’ont aucun caractère institutionnel et ne sont pas contraintes par des thématiques sociales ; elles peuvent impliquer des types véridictoires, mais uniquement dans leurs relations congruentes avec toutes les autres catégories sémantiques et modales ; elles suscitent des énonciations, mais sans considération de légitimité ou de norme sociale.

En bref, pas plus que la sémiosphère elle-même, les modes d’existence sociaux ne sont des sémiotiques-objets. Ils ne permettent pas de caractériser des types de sémioses, avec plan de l’expression et plan du contenu. Puisqu’ils consistent en régimes de croyance (véridiction, type d’expérience des valeurs, et domaine de légitimité de l’énonciation), ils déterminent eux aussi, comme la sémiosphère, des conditions pour que des sémioses et des énonciations puissent avoir lieu. Pour caractériser l’ensemble des propriétés de chacun de ses modes d’existence, Bruno Latour évoque les « conditions de félicité » d’Austin et de la pragmatique : les conditions de félicité sont des prérequis pour que les énoncés soient interprétables, et pour que leurs stratégies intentionnelles soient reconnues ; ils en conditionnent le sens, mais ne le constituent pas pour autant.

La sémiosphère joue ce rôle conditionnant à hauteur de la société toute entière (la totalité des « nous »), et les modes d’existence, seulement pour des secteurs de la sémiosphère, définis pour la plupart à partir de critères institutionnels et thématiques. Ce qui nous conduit à distinguer deux niveaux de « conditionnement » : (i) les conditions sociales générales déterminées par la sémiosphère (la distinction et la dissymétrie entre « nous » et « eux », la capacité d’auto-description) et (ii) les sous-conditions sociales particulières, déterminées par les modes d’existence sociaux (régimes de véridiction et de croyances, expériences des valeurs et conditions de « félicité » et de légitimité des énonciations).

Formellement, les modes d’existence sociaux peuvent regrouper des ensembles de formes de vie dont ils définissent les conditions d’existence, mais des ensembles à frontières indécises, des ensembles mobiles, nomades, et jamais définitivement clos. En termes de modes de catégorisation, ces regroupements seraient des « familles de formes de vie » — au sens des « airs de famille » de Wittgenstein. Pour participer à une famille de formes de vie, il n’est pas nécessaire de partager une ou plusieurs propriétés communes ; il suffit d’en avoir une en commun avec une autre forme de vie, qui a son tour à une propriété commune avec une troisième, et ainsi de suite. Les modes d’existence sociaux, avec leurs conditions véridictoires et énonciatives, peuvent alors procurer une identité secondaire à de telles familles, une première strate typologique qui caractériserait des types d’identification sociale à l’intérieur d’une sémiosphère. Les formes de vie, éventuellement déterminées par des modes d’existence sociaux, nous procurent alors des régimes de croyance et d’identification, qui s’ajoutent aux systèmes de valeurs et aux principes de cohérence et de congruence qui leur sont propres.

Le domaine sémiotique que nous nous efforçons de circonscrire (le plan d’immanence dont nous avons besoin pour affronter les défis sociétaux) rencontre finalement deux limites qui restent, en l’état, problématiques.

D’un côté, la sémiosphère est coextensive de la société, mais tous les êtres vivants peuvent être socialisés, et au-delà, même les objets, et pas seulement les objets technologiques sophistiqués (comme les robots) et les objets dits « connectés », peuvent également être socialisés. Formes de vie, modes d’existence sociaux ; vivre, exister, coexister : les humains ont cela en partage avec les non-humains, et, pour ce qui concerne « coexister », bien au-delà du vivant. Nous sommes ici à la limite de ce qu’on désigne en général comme «l’existence sémiotique », par contraste avec des modes d’existence physiques, chimiques ou biologiques. Le problème est posé : la sémiose est-elle seulement affaire humaine ? Ou bien faut-il en étendre la possibilité à toute forme de socialité ? La réponse, si la question est pertinente, est indispensable pour pouvoir traiter de défis « sociétaux ».

D’un autre côté, les constituants de la sémiosphère (les différents types de sémiotiques-objets, au premier rang desquelles les formes de vie) rencontrent inévitablement des préconstruits sociaux, et notamment des institutions, mais aussi des classes sociales, et des catégories socio-culturelles. Cette rencontre est plutôt rassurante, en ce sens qu’elle confirme que le concept de « sémiosphère » se distingue de celui de « société » : il y a bien d’autres propriétés et éléments de la société que ceux qui sont admis comme conditions de possibilité de la sémiose. Mais elle ouvre un autre problème : celui de la possibilité (ou de l’impossibilité) de concevoir l’ancrage des sémiotiques-objets en relation avec cet horizon de référence socio-historique.

Une réponse est déjà disponible, mais elle a déjà aussi perdu en crédibilité : le lieu d’ancrage des sémiotiques-objets, au sein de la vie sociale, serait la « culture ». La culture ne serait peut-être même rien d’autre que cela : des sémiotiques-objets de divers niveaux et statuts, qui seraient accumulées, agrégées et transmises d’une génération à l’autre. Mais nous avons déjà rappelé que le périmètre de la socialisation et de la sémiotisation ne peut pas être déterminé par la culture, puisque la culture n’est qu’une des solutions possibles parmi bien d’autres.

Une autre réponse est envisageable : sans faire appel à quelque horizon de référence que ce soit, il est possible de concevoir ce qui serait un ancrage socio-sémiotique pour les formes de vie : elles peuvent en effet être choisies durablement par des individus, par des groupes d’acteurs, elles peuvent devenir l’identité symbolique d’un actant collectif. Cet ancrage n’est pas nécessaire à la reconnaissance d’une forme de vie, car une forme de vie doit par principe rester disponible pour tous les ancrages éventuels. Il apporte donc une détermination complémentaire, qui donne lieu aux « styles de vie ». Les formes de vie n’appartiennent à personne en propre, ce sont des « langages » dont tous les membres d’une société peuvent faire usage ; en revanche, les « styles de vie » résultent d’une appropriation durable, dès lors que cet usage procure une identité pérenne.

Quand des groupes d’acteurs ou des actants collectifs adoptent telle ou telle forme de vie, voire plusieurs formes de vie appartenant à une même « famille » (cf. supra), on voit en effet se mettre en place des rôles sociaux fondés sur des usages socialement localisés et déterminés, permettant de distinguer et de classer ces acteurs et ces groupes d’acteurs. Leurs « styles de vie » (définis comme « rôles » et « usages identitaires») leur servent alors à assumer, en tant qu’identité individuelle ou collective, la cohérence et la congruence des formes de vie, voire également les modalités de véridiction et d’énonciation propres aux modes d’existence sociaux. Ce qu’on appelle couramment, dans le discours de la géographie ou de l’aménagement des espaces régionaux, des « territoires », relève très précisément d’un tel ancrage : des formes de vie sont agrégées par des usages, et appropriées par des habitants usagers ; ces agrégations sont stabilisées par transmission dans la durée, et l’appropriation donne lieu à des styles de vie du territoire, qui eux-mêmes en constituent l’identité collective.

En bref, le niveau d’analyse où nous devrions nous situer concernerait :

Note de bas de page 12 :

 La référence principale pour ce niveau d’analyse est Philippe Descola, notamment dans Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2005.

(i) les grands régimes d’identification caractéristiques des sociétés, et, du point de vue sémiotique, caractéristiques des types de « sémiosphères », dont la détermination principale est la définition d’« autrui » et de ce qui est « hors périmètre » de l’existence sémiotique au sens le plus général ; c’est l’instance des conditions sociales générales de la sémiose12 ;

Note de bas de page 13 :

 La référence principale pour ce niveau d’analyse est Bruno Latour, op. cit.

(ii) les modes d’existence sociaux, avec leur régime de croyance, et leur type d’expériences axiologiques, dont la détermination principale réside dans la définition de la véridiction et de ce qu’est une énonciation légitime ; c’est l’instance des sous-conditions particulières de la sémiose13 ;

Note de bas de page 14 :

 Cf. Jacques Fontanille, Formes de vie, Sigilla, Presses de l’université de Liège, à paraître en 2015.

(iii) les formes de vie, athématiques, avec leur cohérence syntagmatique (les modes de persistance) et leur congruence paradigmatique et axiologique (les sélections congruentes), éventuellement regroupées en « familles », et rapportées à un même régime de croyance et de véridiction, et par conséquent à un mode d’existence social de référence ; leur détermination principale est leur constitution comme des « langages », avec un plan de l’expression et un plan du contenu, et disponibles pour tous, comme le sont les vernaculaires d’une langue nationale14 ;

Note de bas de page 15 :

 La référence principale pour ce niveau d’analyse est Eric Landowski, Présences de l’autre, Paris, PUF, 1997.

(iv) les styles de vie, qui sont des rôles sociaux résultant de la superposition entre des formes de vie et des classes d’appartenance socio-culturelle, dont la détermination principale est leur capacité d’ancrage des formes de vie dans des usages qui « classent » et identifient les acteurs et groupes d’acteurs15.

Si les formes de vie sont des « langages » (des sémiotiques-objets) dont les styles de vie sont les usages et des rôles sociaux, les modes d’existence sociaux peuvent les rassembler en familles de formes de vie ; et les régimes d’identification sociaux (et les sémiosphères qui leur correspondent) sont des « macro-familles » de formes de vie.

II.  Deux questions transversales

Une telle approche soulève, pour ce qui concerne les grands défis du XXIe siècle, deux questions transversales préalables. La première a trait aux capacités des sciences humaines et sociales, et donc de la sémiotique en particulier, à rendre compte des aspects qualitatifs de l’existence humaine ; d’autres sciences s’occupent des aspects quantitatifs : la démographie, l’économie et la sociologie notamment ; les sciences du sens ont en charge les aspects qualitatifs. La seconde question touche à la compréhension des processus sociaux de traitement de l’information, de formation des opinions et de contrôle et de suivi des décisions.

1. La qualification de l’existence

Les défis auxquels nous devons faire face impliquent des approches et des évaluations qualitatives. Ils suscitent en conséquence de nouveaux référentiels. Les changements et les innovations que nous avons en perspective impliquent a minima la compréhension sinon l’adhésion ou la pleine participation des citoyens, et plus généralement une prise en compte des conditions dans lesquelles ils peuvent accorder leur confiance ou exprimer leur défiance dans le changement, ainsi que leurs attentes en matière de conditions requises pour l’accomplissement de leurs projets de vie explicites ou implicites.

Face aux indicateurs quantifiables (ceux qui servent à calculer le PIB), les sciences du sens sont en mesure de décrire et d’apprécier l’impact vécu des transformations prévues ou en cours. Tout changement (urbanistique, technologique, politique, etc.), comme d’ailleurs toute situation stable et durable, met en jeu la confiance et la défiance des populations concernées, leurs capacités à s’adapter ou à résister, les formes et chemins de leur acceptation ou de leur réticence, et de nombreux états émotionnels associés. Par exemple, parmi les défis du XXIe siècle, le défi alimentaire, loin de se réduire à l’impératif d’assurer à tous un bilan énergétique satisfaisant par des apports nutritifs favorables à la santé, doit être abordé en prenant en compte la possibilité des expériences hédonistes et identitaires qui sont attachées à la nourriture et à son partage. Les pratiques alimentaires portent et transmettent des valeurs et des interdits, des plaisirs et des déplaisirs, et des rituels et des habitudes, des goûts et des dégoûts qui inscrivent chacun de nous dans des traditions, des filiations identitaires, et des univers de croyances.

Note de bas de page 16 :

 Il est très clairement énoncé en 2009 par le rapport de la Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social. Les auteurs, Joseph E. Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi, recommandent explicitement et longuement de mesurer et apprécier le « bien-être », objectif et subjectif.

Le défi scientifique concerné16 soulève des difficultés méthodologiques inédites : le référentiel à construire est largement subjectif et il a naturellement vocation à émerger, non de la seule observation externe, mais aussi du dialogue démocratique et de la détermination collective des objectifs sociaux. On ne peut qualifier l’existence sans faire appel aux existants eux-mêmes, sauf à s’exclure paradoxalement soi-même de l’existence. Doivent être ici mobilisées toutes les disciplines qui sont en mesure d’appréhender la subjectivité, et de rendre compte non plus seulement de l’existence et de sa persistance, mais de l’expérience, ce qui couvre à peu près tout le champ des sciences humaines et sociales, y compris celles qui traitent de la littérature et des arts, où se manifestent et se transmettent notamment les expériences émotionnelles.

L’approche sémiotique, notamment d’inspiration structurale et générative, est l’une de celles qui sont en mesure d’« objectiver le subjectif », et c’est même l’un des reproches que lui font ceux qui voudraient que le subjectif reste subjectal ! Elle dispose des concepts et des procédures pour comprendre les stratégies fiduciaires et les déploiements syntagmatiques de l’émotion : encore lui faut-il se placer à « bonne distance », au niveau optimal d’analyse, et sur la base d’enquêtes qui soient à la hauteur des problèmes à traiter, et d’une portée suffisante pour accéder à la qualité d’existence de populations entières. Une telle problématique — selon laquelle le PIB se verrait complété par le BIB (l’indice de « bonheur intérieur brut ») — suppose en effet de se placer en fin de compte à hauteur des formes de vie, pour identifier les indicateurs pertinents, ceux qui déterminent la formation des systèmes axiologiques, l’adoption des croyances, les variations de la confiance, et les formes spécifiques de la vie émotionnelle.

Pour prendre un exemple, imaginons que la vérité soit un véritable enjeu pour la construction d’un tel référentiel : elle serait notamment impliquée, a minima, dans l’établissement et les changements de la confiance et des croyances, et probablement au-delà. Mais le jugement ou le sentiment de vérité ne peuvent pas être pris tels quels pour indicateurs, car il faut d’abord les replonger au sein de la forme de vie, ou plus généralement du mode d’existence social dont on les a extraits. C’est en effet le mode d’existence qui définit les conditions de véridiction, qui sont, de fait, les processus pratiques selon lesquels chaque type social construit et fonde la vérité. Et il y a peu de choses en commun entre (i) une vérité étayée sur des démonstrations externes qui sont supposées dictées par les lois d’une nature immuable et universelle, (ii) une vérité construite peu à peu par un accord établi à l’intérieur d’une communauté, et qui manifeste la force d’un lien social ainsi conforté, et (iii) une vérité qui resterait l’horizon de référence inaccessible des jeux et des ruses de l’apparence phénoménale, eux-mêmes considérés comme la seule chose qui soit donnée à saisir dans l’expérience. La garantie scientifique, le renforcement du lien social, le déchiffrement des apparences : autant d’épistémologies et de référentiels sémio-anthropologiques différents.

2. Manipulation : comportements, opinions, décisions

La seconde question préalable et transversale tient aux processus qui déterminent le comportement et ses modifications, au plan individuel et au plan collectif. C’est un constat bien banal que de rappeler que l’information reçue à propos de la nocivité d’une pratique corporelle, d’une habitude alimentaire ou d’une quelconque addiction ne se traduit pas nécessairement par un changement de comportement. La communication de masse fait passer une information, et même si cette information est reçue, il reste une apparente zone aveugle, que d’aucuns qualifieront d’irrationnelle, et qui ne traite pas cette information dans le sens souhaité.

Il s’agit en quelque sorte d’un nouveau chapitre de la sémiotique de la manipulation et de la persuasion : comment faire croire, faire adhérer, faire faire ? Comment persuader une population d’infléchir son action et son mode d’existence ? Comment interroger et faire partager les raisons pour lesquelles on croit nécessaire d’exercer une telle persuasion ? Une structure de manipulation peut être décrite relativement simplement, comme Greimas le proposait à la fin des années 70 : comme une transformation des rôles modaux des actants. Mais la question qui se pose ici n’est pas de décrire, simplement ou pas. La question qui se pose est de concevoir, de critiquer et de déployer une stratégie de manipulation, et on comprend tout de suite que la perspective de « transformer les rôles modaux » est à cet égard loin d’être opérationnelle ! Il nous faut au moins et au préalable une connaissance plus précise et approfondie des raisons pour lesquelles les manipulations passant par la communication de masse peuvent échouer.

Il y a bien entendu tous les cas où l’information pertinente existe mais n’est pas disponible (voire est inhibée) au moment et sous la forme où elle pourrait être mobilisée. L’évolution des campagnes pour la sécurité routière est très représentative de cette situation : dans un premier temps, elles donnaient à voir l’événement traumatisant, l’accident et ses conséquences immédiates ; dans un second temps, elles mettent depuis peu en scène le bonheur ou le bien-être que l’accident mettrait en péril s’il advenait. Dans un cas comme dans l’autre, on s’efforce de donner à l’information sur les risques de la conduite automobile le plus de poids possible en l’associant à un affect suffisamment puissant pour que cette information soit mobilisée au cours de la pratique automobile quotidienne.

Mais il faut alors, pour espérer quelque efficience stratégique, choisir un type de scène qui soit lui-même associé en quelque sorte naturellement ou automatiquement à cette pratique, et mobilisable presque continûment tout au long de la pratique, sans en perturber le cours, et sans compromettre les affects et valeurs qu’il porte au jour le jour. Et il est probable que les concepteurs de ces campagnes ont compris qu’il est particulièrement insupportable ou pervers, voire totalement dissuasif, de conduire chaque jour une automobile en ayant en permanence à l’esprit des images de voitures écrasées et de corps déchiquetés. Ils en auraient donc déduit qu’il est plus prévisible que le flux de pensées et d’associations libres du conducteur opte plus naturellement pour des scènes plus neutres et/ou plus gratifiantes, et dans tous les cas plus compatibles avec la conduite automobile.

On comprend en ce cas de quelle nature pourrait être l’intervention sémiotique : préciser et montrer comment rendre une information mobilisable en relation avec une pratique et une forme de vie, et, pour commencer, proposer une description de cette pratique et de cette forme de vie. A minima, la sémiotique pourrait notamment montrer comment il est possible de modaliser et infléchir un comportement sans dégrader ou compromettre une pratique toute entière (conduire, se nourrir) dont on sait qu’on ne peut en soutenir le cours sans y adhérer avec un minimum d’engagement.

Mais il y a aussi les cas où l’information est reçue, intégrée, présente à l’esprit des acteurs au moment même où leur comportement montre clairement qu’elle n’est pas suivie d’effet. On a dans ce cas typiquement affaire à une tension entre des pressions contradictoires et concurrentes. Quelle que soit la pratique dans laquelle nous sommes engagés, elle est toujours soumise à la concurrence des autres pratiques qui interfèrent avec elle. C’est un principe d’analyse sémiotique, quasiment une « loi » du fonctionnement syntagmatique de la plupart des sémiotiques-objets. Un texte, du premier au dernier mot, arbitre sans cesse entre plusieurs isotopies sémantiques potentielles, toutes concurrentes pour advenir à la manifestation ; c’est même l’une des raisons pour lesquelles, dans une conception non positiviste de la sémiotique, on est conduit à supposer que le texte est porté par une énonciation (une « praxis énonciative, » plus exactement). De même, une pratique en cours arbitre également les interférences avec d’autres cours pratiques qui exercent une pression pour prendre le dessus et suspendre le cours de la première. La remarque peut être étendue aux formes de vie : nous sommes engagés dans l’une d’elles, mais comme nous nous identifions à un ou plusieurs modes d’existence sociaux qui en conditionnent et mobilisent bien d’autres, nous connaissons toutes les autres ; chaque péripétie ou aléa dans le cours d’une vie est de ce fait même une occasion de suspension ou de bifurcation.

L’information reçue et intégrée propose une pratique ou une forme de vie alternative. Le fait que l’information soit mobilisée signifie, d’un point de vue sémiotique, qu’un cours d’existence alternatif est disponible au moment où l’individu ou le groupe en a pourtant choisi un autre. La question qui se pose alors est celle de la « compétition » entre des cours d’existence différents, celle du poids axiologique et passionnel respectif de chacun de ces cours d’existence, celle de la force d’enchaînement syntagmatique de chacun d’eux, celle enfin de la place des uns et des autres au sein du régime de croyance et de véridiction qui domine dans le mode d’existence social de référence. Tout cela permet d’expliquer pourquoi l’un des cours d’existence s’impose, et ces explications sont de nature sémiotique.

L’étude des modalités de partage et de distorsion de l’information au sein des groupes sociaux, des mécanismes de formation et d’agrégation des opinions, ainsi que de tous les dispositifs volontairement conçus pour inciter les acteurs sociaux à adopter tel comportement que l’on juge « approprié » et à prendre telle ou telle décision, passe donc par une connaissance approfondie des formes de vie qui portent les axiologies et des modes d’existence qui leur procurent un cadre d’identification symbolique. Et, à cette occasion, l’analyse sémiotique saura « remonter » déductivement, en-deçà de l’information factuelle elle-même, aux présupposés, aux systèmes de valeurs et aux états passionnels avec lesquelles elle entre en compétition et qui, le cas échéant, pourraient même en invalider la pertinence.

3. Un cas particulier : le principe de précaution

Note de bas de page 17 :

 À laquelle répondent, précisément et probablement en raison même de sa diffusion massive dans nos sociétés, les conduites dites « à risque » qu’affectionnent tout particulièrement les adolescents, y compris les adolescents prolongés que sont les cadres et responsables d’entreprises, les voyageurs aventuriers, etc., sans doute tous fascinés par le processus de « renaissance du survivant » impliqué dans toute conduite à risque.

Le principe de précaution sous ses diverses formes est un de ces dispositifs de manipulation, dont on observe périodiquement les effets inhibiteurs sur les décisions politiques et sur l’opinion. L’extension progressive de ce principe, au cours des dernières décennies, révèle parallèlement la force d’une configuration passionnelle qui se généralise dans toutes les sphères d’activités : l’hyper-aversion au risque17. Dans nos sociétés à forte activité scientifique et technologique, le principe de précaution est le plus souvent avancé pour justifier la suspension d’une décision qui viserait à déployer et à diffuser un procédé ou un produit issu de la recherche scientifique et technologique. Mais l’hyper-aversion au risque est un phénomène d’une autre portée, puisqu’elle porte sur tous les risques collectifs, y compris liés aux événements naturels.

Le « risque » est d’abord une incertitude portant sur les conséquences ou les développements incomplètement prévisibles d’une situation vécue actuellement ; sous la pression de l’inquiétude collective, cette incertitude s’étend à l’ensemble des événements à venir, y compris ceux pour lesquels aucune situation actuelle ne permet de faire d’éventuels calculs de probabilité. Mais l’aversion au risque est une réponse inspirée à la fois par le refus des aléas de l’existence, et par une attente de protection diffuse mais néanmoins intense. L’attente de protection, quand elle concerne des événements naturels, s’exprime le plus souvent par une interpellation des pouvoirs publics, qui manifeste elle-même indirectement un postulat (ou un espoir) implicite d’« anthropisation généralisée » du monde que nous habitons.

Note de bas de page 18 :

 Comme l’expliquait déjà Eric Landowski dans Les interactions risquées, Limoges, PULIM, 2005.

Les aléas sont pourtant le propre de l’existence. Exister, en effet, ce n’est que persister. Une existence qui n’aurait aucun cours, et n’affronterait aucun événement tout au long de son cours, n’aurait aucun sens. Même l’existence de la pierre sur le chemin suit son cours : la pierre se déplace, s’use, s’enfonce, etc. Persister suppose un « effort » (le conatus de Spinoza) en chacun des moments de l’existence. Comme aucun cours d’existence ne peut être isolé de tous les autres, des interférences, des « coïncidences » entre programmes se produisent, lesquelles suscitent les « aléas de l’existence »18. A considérer l’ensemble de ces interférences et de ces aléas, on est conduit à supposer que la persistance est en interaction permanente avec une « contre-persistance », parce qu’exister, c’est être plongé dans une réalité peuplée d’une multitude d’autres existences.

L’interaction entre ces deux principes, persistance et contre-persistance, est au cœur du changement social : changer le cours d’existence, c’est très exactement l’aménager en permanence pour négocier et dépasser les interférences, et lui assurer un avenir. L’aversion au risque n’est pas un refus de chaque aléa considéré séparément, mais bien un refus de la contre-persistance, au prix même d’un renoncement au changement, qui est, insistons une fois encore, constitutif de la persistance. En raison de sa capacité de diffusion sur de très nombreuses dimensions et thématiques de l’existence sociale, de la forte cohérence de son axiologie, et de la puissante configuration passionnelle qui l’anime, l’aversion au risque possède la plupart des caractéristiques d’une forme de vie. Cette forme de vie implique elle-même, par conséquent, un mode d’existence social où la contre-persistance devrait être entièrement contrôlée, en quelque sorte de l’extérieur du cours d’existence propre aux acteurs et aux groupes sociaux.

La diffusion et l’extension constatées du principe de précaution bénéficie par conséquent de l’apparition d’un nouveau mode d’existence social, lui-même producteur de ses propres institutions thématiques, et qui, pour s’assurer le contrôle de cette « contre-persistance », multiplie les instances et organisations, gouvernementales et non gouvernementales, chargées de prévenir les risques et de prendre toutes mesures à la source même du changement, pour éviter qu’il advienne. Les mêmes instances et les mêmes sociétés, dans le même temps et au sein d’un autre mode d’existence social, reconnaissent à l’innovation un rôle moteur dans le développement économique et même dans le renforcement du lien social ; le paradoxe veut même qu’elles appellent de leurs vœux les innovations scientifiques et technologiques qui parachèveront l’anthropisation de la nature et faciliteront la prévention des risques. On peut comprendre alors aisément que des sociétés post-industrielles contraintes d’innover en permanence pour survivre se trouvent, de ce fait même, prises en tenaille dans la contradiction entre deux formes de vie appartenant à deux modes d’existence différents.

Face à une telle problématique, la sémiotique peut contribuer, en collaboration avec la philosophie, la psychologie, la sociologie, l’économie et le droit, notamment, non seulement à définir le cadre théorique et méthodologique dans lequel elle prend sens, mais aussi à  l’étude systématique des interprétations possibles du principe de précaution et des raisons sémio-anthropologiques de sa diffusion, à la compréhension des mécanismes socio-sémiotiques de l’« hyper-aversion au risque », et également à l’étude des processus d’évaluation et d’arbitrage, relatifs à ce type de décisions dont la probabilité des conséquences est difficile à prévoir.

III.  Quelques thématiques contemporaines

La plupart des politiques publiques contemporaines, notamment en Europe, mettent en avant les mêmes perspectives et les mêmes problématiques. Le programme européen Horizon 2020, qui a débuté le 1er janvier 2014, définit les attentes collectives des pays européens et les propositions de financements en matière de recherche ; il comporte notamment, parmi les thématiques avancées, sept « défis sociétaux » portant sur la santé et le bien-être, l’alimentation et l’agriculture durable, l’énergie, les transports, le changement climatique, l’intégration et l’innovation sociales, et la sécurité. Ce n’est pas ici le lieu d’analyser systématiquement chacune de ces thématiques pour y repérer dans le détail les dimensions proprement sémiotiques : quelques aspects seulement de ces défis retiendront notre attention.

1. Le défi « santé et bien-être »

1.1. Des populations vieillissantes : perspectives sémiotiques

L’une des dimensions de la santé et du bien-être, dans l’avenir de nos sociétés, tient au vieillissement progressif de leurs populations. On prévoit par exemple qu’en France le ratio entre la population des plus de 65 ans (supposés économiquement inactifs) et la population active va passer de 38% en 2000 à plus de 60% en 2050. Il s’agit donc d’une transformation en profondeur de notre fonctionnement social, et probablement, à terme, de nos systèmes de valeurs et de nos formes de vie.

Les formes de vie se caractérisent principalement, disions-nous, par leurs capacités de persistance et de résistance aux aléas et aux ruptures portées par le principe contraire, celui de la contre-persistance. L’une des sources majeures de ruptures, dans la plupart des sociétés humaines (à la différence de la plupart des autres sociétés du monde vivant) est leur organisation en générations successives : pour que les formes de vie et les modes d’existence persistent d’une génération à l’autre, les pratiques sociales et culturelles, les connaissances et les techniques, les valeurs et les normes doivent être transmises. L’éducation est une modalité institutionnalisée de la transmission, mais l’essentiel de ce qui doit être transmis lui échappe probablement. La compréhension des régimes temporels et des modes syntagmatiques de la transmission est loin d’être acquise, et la contribution de la sémiotique sur ce point est nécessaire.

Mais la transmission, dans des sociétés organisées en générations successives, implique qu’une génération s’efface quand la suivante s’est approprié ce qui lui a été transmis. C’est précisément ce qui fait la différence entre l’éducation, qui a lieu entre des générations en présence, et tous les autres processus de transmission. A cet égard, le vieillissement des populations, qui aboutit à faire de la génération sortante la part majeure d’une population, est un défi pour les processus de transmission : d’un côté, la génération qui s’approprie ce qui est transmis est minoritaire, et le devient de plus en plus, affaiblissant ainsi la base même de la transmission ; de l’autre côté, la génération « sortante » s’efface de plus en plus tardivement, et cohabite de plus en plus longuement avec la précédente. Dans ces conditions, on peut supposer que la transmission selon les processus déjà connus « passe » de moins en moins bien, et même que de nouvelles tensions se fassent jour. On comprend alors que non seulement il est urgent de comprendre les processus de transmission en cours, mais également quelles sont les alternatives, quels sont les obstacles, et quelles perspectives il est possible de tracer pour la transmission dans une société vieillissante.

Note de bas de page 19 :

 Notamment dans Ivan Darrault et Jacques Fontanille (dir.), Les âges de la vie. Sémiotique de la culture et du temps, Paris, PUF, 2008.

Plus concrètement, on peut difficilement imaginer qu’une société où les plus de 65 ans deviendront majoritaires n’ait rien d’autre à leur proposer que les formes de vie et modes d’existence dominants conçus pour les populations économiquement actives. Inévitablement, les formes de vie des populations dites « inactives » vont se diversifier et s’imposer. Les modes d’existence sociaux en seront a minima infléchis, et certains complètement transformés. Aujourd’hui, le sens de chacun des âges de la vie est organisé principalement autour de celui de la maturité sociale et économique : en amont, ce sens est organisé « en préparation » de la maturité, et en aval, il vient « en soutien » de la maturité. Dans l’organisation sociale à venir, il faut prévoir un remaniement profond du sens des âges de la vie et de la pondération relative des formes de vie spécifiques de chaque âge. La sémiotique a récemment abordé ces questions, mais en prenant pour référence les sociétés d’aujourd’hui, et en se focalisant plus particulièrement sur la jeunesse et la maturité19. La recherche n’est donc qu’ébauchée.

Et à cet égard, elle a pour principale tâche de découvrir et de décrire les conditions sous lesquelles on peut à la fois modéliser et accompagner concrètement les innovations sociales qui verront le jour — qui sont déjà en gestation ou en expérimentation — : nouveaux modes de relations sociales entre générations, évolution des habitations et des quartiers, accompagnement des personnes en perte d’autonomie, assistance à domicile, en présence ou à distance, etc. On observe par exemple l’émergence de nouvelles formes d’habitat groupé et autogéré qui se développent en Europe du Nord (en Suède, plusieurs centaines de ces sites dont déjà implantés), qui sont conçus pour tenir compte des besoins et attentes spécifiques des seniors, et qui accueillent des individus et des ménages de toutes les générations. L’attention des sociologues, des urbanistes, des architectes, des ergonomes, et des juristes est d’ores et déjà mobilisée. Celle des sémioticiens pourrait être également éveillée par ces nouvelles formes de socialisation, en prolongement de la sémiotique des âges de la vie.

1.2. La multiplication, l’extension et l’invention des addictions

Les addictions contemporaines évoluent et prennent des formes inédites : au-delà des substances dites « illicites », dont on connaît l’expansion économique et sociale planétaire, on observe également de nouveaux modes d’alcoolisation des jeunes, qui sont les symptômes d’un changement dans les formes de vie de cette classe d’âge, mais aussi des conduites addictives en contexte professionnel, et surtout un développement considérable des addictions « sans substances » (jeux vidéo, réseaux sociaux, etc.).

Les addictions, en tant que telles, relèvent de la première question transversale évoquée ci-dessus : la nocivité est connue, on s’efforce d’en diffuser le constat, mais cette information ne contribue pas à faire changer de comportement. Toutefois, à l’intérieur de cette question générale, apparaît aujourd’hui une autre dimension pour ce qui concerne les addictions : de nouvelles addictions naissent, qui n’étaient pas identifiées comme telles auparavant, et le processus engagé semble actuellement sans fin. Du point de vue de l’usager, elles ne sont pas perçues comme des addictions, motivées par un besoin profond, mais plutôt comme l’effet d’une sur-sollicitation venue de l’extérieur, que ce soit dans l’activité professionnelle ou dans les loisirs.

La plupart de ces nouvelles addictions répondent en effet à des dispositifs mis en place par des institutions (des entreprises, des réseaux, etc.) dont le modèle économique et social repose justement sur la mobilisation quasi permanente d’un maximum d’individus. En outre, elles ont pour support des medias de masse, toujours disponibles, et, pour ressort, un processus d’innovation, alimenté par un modèle économique et social qui déplace indéfiniment le champ addictif. Ce tableau rapidement brossé indique au moins la manière dont les sciences humaines et sociales aborderaient la question des addictions : en reconstituant tout l’arrière-plan économique, anthropologique, philosophique et sémiotique qui suscite, entretient, motive et renouvelle les pratiques addictives. L’addiction individuelle peut sembler irrationnelle, mais le tableau global de la production des conduites addictives procède en revanche, lui, d’une rationalité très cohérente, et que la sémiotique peut s’attacher à reconstruire.

Comment informer efficacement à propos d’addictions qui ne sont pas reconnues comme telles, qui n’existent pas encore, qui se remplacent les unes les autres, et qui sont engendrées par un processus mondial qui ne connaît pas ses propres limites ? Les addictions intéressent la sémiotique des passions et des pratiques, mais les nouvelles pratiques addictives participent d’une forme de vie qui reste à élucider.

Imaginons par exemple des enchaînements passionnels imprévisibles et pourtant implacables, où l’identité affective de l’acteur se transformerait indéfiniment mais serait soumise à chaque étape aux mêmes forces d’engagement, à la même intensité exclusive. Il faudrait alors interroger cette identité en amont de la séquence passionnelle canonique, avant que les dispositions passionnelles ne se forment : ce n’est pas, c’est le moins qu’on puisse dire, le segment de la séquence canonique le mieux connu. Imaginons parallèlement qu’un acteur enchaîne des séries de pratiques distinctes et hétérogènes, dont les thématiques et les objectifs sembleraient différents, mais avec la même force d’engagement : il faudrait alors interroger d’éventuelles dimensions communes à toutes ces pratiques, qui pourraient renvoyer à un schème syntagmatique identique, ou à une même relation exclusive avec les autres pratiques quotidiennes. En définitive, tout cela ressemblerait alors à une forme de vie : en ce point précisément, le problème porterait un nom, mais il resterait à l’élucider.

Toutes les addictions, à chaque époque, dans chaque société, suscitent leur propre forme de vie : le rituel hédoniste et élitiste de la consommation du chocolat dans les cercles de la noblesse et du clergé parisiens à l’époque préclassique, vite réprimé par l’Église ; le romantisme décadent et exotique de la consommation d’opium à l’époque de la colonisation du sud-est asiatique ; l’errance libertaire des communautés hippies adeptes de l’herbe, etc. De la même manière, on peut supposer que les addictions d’aujourd’hui et de demain chercheront une signification collective, axiologique et identitaire, dans des formes de vie à découvrir. Le bouleversement des relations entre le public et le privé, entre le secret et la divulgation, ainsi que des conditions dans lesquelles les acteurs accordent leur confiance, seraient vraisemblablement des voies d’investigation à ouvrir. La prohibition de certaines addictions, la culpabilité et la honte qui pèse sur d’autres, et la marginalisation sociale qui sanctionne la plupart d’entre elles, font sans doute partie des formes de vie en question, et elles ne jouent pas à cet égard, comme on le constate, le rôle dissuasif qu’on pourrait attendre. Les discours tenus par les politiques et les médias envisagent des alternatives : la libéralisation, la déculpabilisation, la socialisation, notamment. Tout ceci mérite une analyse systématique, patiente, méthodique : le sens des addictions contemporaines est à inventer.

2. Le défi « énergie, ressources et environnement »

Au MIT, un grand programme pluridisciplinaire (Energy Initiative, MITEI) a été mis en œuvre pour comprendre quels sont les paramètres et les motivations qui influent sur la consommation individuelle et collective de l’énergie. Cette recherche mobilise l’histoire environnementale, l’économie, le management, la sociologie, etc. Mais pas encore la sémiotique.

Dans le domaine de l’énergie tout particulièrement, la recherche et la mise en œuvre progressive de nouvelles sources et de nouveaux procédés, en faveur des énergies renouvelables, conduisent inéluctablement à une dispersion des lieux de production, alors que les énergies non renouvelables sont produites dans de très grandes unités industrielles, les centrales hydrauliques, thermiques ou nucléaires. Dans le même mouvement, elles rapprochent les lieux de production des acteurs et groupes sociaux, jusqu’à mettre à contribution chaque entreprise, chaque quartier, chaque ménage, chaque habitant.

Le passage d’un modèle étatique très centralisé à un modèle disséminé et localisé (éolien, solaire, biomasse, pompes à chaleur, etc.) est bien plus qu’un changement de technologies : il suscite un nouveau mode de socialisation et de sémiotisation de l’énergie, de sa production comme de sa consommation. Des associations de riverains s’efforcent de réguler l’installation des microcentrales sur le cours des rivières ; des associations de quartier délibèrent sur la répartition des équipements photovoltaïques ; les familles arbitrent entre plusieurs solutions pour produire leur propre énergie.

Une telle perspective inspire déjà des recherches en matière de gestion automatisée de l’information dans ces réseaux de production et de consommation disséminés, complexes et hétérogènes. Elles ne concernent pour l’heure que les technologies de l’information et de la communication (version sciences dures). Elles pourraient pourtant éveiller l’intérêt des sciences de la communication et de la signification (version sciences de la société). Quant à la sémiotique, elle aurait sans doute beaucoup à faire déjà pour raffiner sa théorie des actants collectifs, et ensuite pour élaborer un modèle de la dissémination des offres et des demandes, un modèle de la dissémination de la valeur et de la circulation des objets de valeur. Les défis sociétaux sont évidemment des défis scientifiques de haut niveau.

Plus généralement la dimension sémiotique des questions relatives à l’accès aux ressources de base, à la gestion de l’environnement et à la gouvernance sociale des futures énergies distribuées est déjà présente, et sera disponible à l’avenir, dans de grandes masses de données verbales, iconiques et d’interactions sociales. La concertation, la négociation, la prise de décision collective produisent systématiquement des textes de travail, des enregistrements, des comptes rendus de réunions, des délibérations, des déclarations dans les médias, et de très nombreuses et diverses reprises dans les articles de presse et les émissions de radio, de télévision. Elles nourrissent des blogs, des échanges sur les réseaux sociaux. La matière est plus qu’abondante : elle attend ses analystes.

Par ailleurs, les défis touchant à l’énergie et à l’environnement ont une portée temporelle qui interroge la sémiotique. Le changement climatique, par exemple, soulève des questions éthiques, notamment en ce qui concerne la solidarité trans-générationnelle, qui ne se posent que parce nous sommes en train de réviser profondément notre conception de la responsabilité et de l’imputabilité des conséquences de l’action. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la responsabilité collective s’exerce à l’égard de populations qui ne sont pas connues, qui n’existent pas encore, et dont on ne sait rien des modes de vie, des croyances et des connaissances. En outre, elle se généralise, et ne dépend plus strictement de la possibilité d’imputer une conséquence à une action, et une action à un acteur ; pour être responsable en ce sens, il suffit d’exister au moment où la question se pose.

L’existence devient elle-même responsabilité, puisqu’exister à un moment donné c’est être responsable de la persistance des modes d’existence sociaux, non seulement maintenant et demain, mais bien au-delà, au bénéfice notamment de populations futures inconnues. Nous retrouvons ici la question de la transmission, mais étendue cette fois à la nature et aux mondes habités ou habitables en général : il s’agit de transmettre tous les modes d’existence, y compris les modes d’existence naturels.

Note de bas de page 20 :

 Dans les années quatre-vingt, Thomas Sebeok, d’un côté, Paolo Fabbri et Françoise Bastide, de l’autre, ont été sollicités et on conduit des recherches sur cette question. Thomas Sebeok proposait d’implanter l’information dans le génome d’espèces animales dont il faisait l’hypothèse que le site d’enfouissement était durablement leur territoire. Cette solution ingénieuse, mais dont la robustesse sur une longue échelle de temps n’était pas garantie, n’a évidemment pas été retenue. Actuellement, le Centre de Recherches Sémiotiques, à Limoges, conduit le même type de recherche sous convention avec l’ANDRA (Agence Nationale pour la gestion des Déchets RAdioactifs) ; ce programme, via l’ANDRA, est connecté à l’ensemble des programmes des équipes qui, dans les autres pays, conduisent les mêmes recherches avec leurs propres agences nationales.

Cette nouvelle perspective suscite des problèmes inédits et qui n’ont toujours pas trouvé de solution : toutes les agences nationales de traitement des déchets radioactifs sont depuis des décennies à la recherche de solutions pour signaler les sites d’enfouissement et informer de leurs contenus les populations qui y vivront dans plusieurs milliers ou dizaines de milliers d’années, selon la nature de ces déchets. Quelles populations ? Avec quelle langue ? Avec quelles technologies ? Avec quelle organisation sociale ? Avec quelles formes de vie ? En l’absence de réponses plausibles à ces questions, les agences en question se tournent vers des linguistes et des sémioticiens et leur demandent (i) de poser la problématique dans toutes ses dimensions, et (ii) de proposer des solutions de communication et de transmission suffisamment robustes et universelles pour être efficientes quelles que soient les populations concernées. Le défi est lancé, il a été relevé à plusieurs reprises, mais aucune solution satisfaisante n’a encore été adoptée20.

Note de bas de page 21 :

 Philippe Descola, op. cit.

Quoiqu’il en soit, de telles perspectives ont nécessairement des effets en retour sur les disciplines qui les prennent en charge. Nous avons évoqué par exemple l’extension de la transmission aux modes d’existence naturels : or la question de la transmission est centrale en anthropologie, et elle y est presque systématiquement comprise comme « transmission culturelle » ; pour l’anthropologie classique, on peut même considérer que transmission et culture sont co-définis, et coextensifs : ce qui se transmet, c’est la culture, et ce qui constitue la culture, c’est la transmission. L’ouverture de la transmission aux modes d’existence naturels conduit nécessairement les anthropologues, s’ils sont conséquents, à s’interroger sur ce que pourrait être une « anthropologie de la nature ». C’est justement à cette question que répond toute l’œuvre de Philippe Descola21.

Note de bas de page 22 :

 Denis Bertrand et Jacques Fontanille (dir.), La flèche brisée du temps. Les régimes sémiotiques de la temporalité, Paris, PUF, 2006.

Nous pourrions aussi évoquer les régimes temporels au long cours. La sémiotique s’est précisément intéressée à la diversité des régimes sémiotiques du temps, et a su montrer que ces régimes étaient porteurs de systèmes de valeurs, de schémas d’action et de parcours passionnels, en bref étaient susceptibles de soutenir de véritables formes de vie22. L’approche sémiotique des régimes temporels repose jusqu’alors sur le raisonnement suivant.

La sémiose temporelle (et notamment la possibilité d’exprimer temporellement des axiologies) implique systématiquement deux points de vue sur le temps : le temps de l’existence et le temps de l’expérience. Chacun séparément dérive vers des phénomènes temporels qui n’aboutissent à aucune sémiose : le temps de l’existence seul n’est plus qu’un temps physique, ou « chronique » ; le temps de l’expérience seul n’est qu’un effort qui s’épuise à reculer les rétentions et avancer les protentions, qui engendre des états passionnels, mais qui se résorbe en eux. Réunis comme un plan de l’expression et un plan du contenu, le temps de l’existence et celui de l’expérience engendrent alors un tiers temps, une forme sémiotique déclinable en multiples régimes temporels : il s’agit du temps social, du temps sémiotique.

On voit bien en quoi le temps long ou très long remet en question cet édifice sémiotique : la très longue durée excède les possibilités de l’expérience que nous sommes en mesure de faire ou d’imaginer, et le temps de l’existence doit alors être rapporté à l’expérience d’autrui. Mais cet autrui est un Autre parfaitement imprévisible et inconnu, nous l’avons mentionné. Le régime temporel à construire est donc tout à fait inédit, la sémiose à venir ne produira pas un « temps social » (quel lien social pourrions revendiquer avec ces populations et civilisations futures dont nous ne savons rien ?), mais tout de même un temps sémiotique. Nous n’imaginons là que la discontinuité et l’altérité de l’expérience, et nous supposons prudemment la continuité et la persistance de l’existence : mais sur le très long terme, est-il vraisemblable qu’aucune rupture majeure ne bouleverse le cours de l’existence de l’humanité et de la planète ? Il suffit, pour éprouver quelque doute sur ce point, de se retourner vers le passé et de constater ce qui est advenu en dix mille ou vingt mille ans.

3. Le défi « Sociétés innovantes, intégrantes et adaptatives »

Le type de société dont relèvent les sociétés européennes est principalement caractérisé par leur capacité à attirer les investissements et les talents, et à rechercher la meilleure position possible dans la compétition économique mondiale. Leur régime d’identification traditionnel commun repose sur une ferme distinction entre ce qui relève de la culture et de la société, dont la diversité et la multiplicité sont constitutives, d’une part, et ce qui relève de la nature, dont l’unicité et l’universalité est postulée et procure un référentiel stable aux précédentes, d’autre part. Mais les deux principes qui les animent, l’attractivité et la compétitivité, conduisent ces sociétés d’une part à uniformiser leurs modes d’existence, et d’autre part à faire du changement volontariste le ressort principal de leur persistance. Dans ce mouvement, elles entraînent la nature elle-même, dont l’unicité et la permanence sont, de ce fait, de moins en moins assurées.

Les sociétés de ce type sont donc sommées d’accroître leur aptitude à innover, en un sens qui n’est pas seulement technologique, mais qui concerne toutes les composantes des modes d’existence : les normes, les services, les productions culturelles, les institutions, les modes d’organisation et de gouvernance. Ces sociétés doivent donc s’organiser pour pouvoir s’adapter efficacement aux changements rapides et globaux qu’elles impulsent elles-mêmes.

Pour persister néanmoins, en tant que sociétés, elles doivent s’assurer que le rythme du changement est globalement le même pour toutes leurs composantes : elles sont également appelées à veiller à l’intégration de ces diverses composantes sociales. L’Europe se donne par exemple comme objectif prioritaire une cohésion sociale et culturelle transcendant la diversité des générations, des croyances et des styles de vie, aussi bien que l’approfondissement du sentiment d’appartenance à une communauté continentale.

Persistance, innovation, adaptation, intégration : la chaîne causale (ou de présupposition, prise à rebours) est en elle-même un problème à traiter. Il faudrait innover pour persister, il faudrait adapter pour innover, et il faudrait intégrer pour adapter. Faut-il ?

Personne ne se hasarderait, sauf sous l’inspiration de quelque désespoir nihiliste, à remettre en question dans cette chaîne le tenant (la persistance existentielle) et l’aboutissant (le lien social). En revanche, le chemin qui conduit de l’un à l’autre (innovation, adaptation) mérite examen ! Cette chaîne causale est en effet celle de la doxa socio-politique. Elle doit au moins être située parmi toutes les autres possibles : parmi d’autres formes de persistance sociale, parmi d’autres formes d’innovation, etc. La première tâche de la sémiotique serait celle-ci : reconstruire les positions disponibles en chacune des étapes de cette chaîne proposée comme prescription, les déployer comme formes et styles de vie, expliciter leurs fondements axiologiques et leurs effets passionnels. Éclairer en somme le choix qui nous est proposé.

Ce défi sociétal touche directement les formes de vie contemporaines et les modes d’existence sociaux en Europe et dans le monde. Il touche à leur typologie, aux régimes de croyances et d’identification qui les soutiennent. Mais c’est une chose que de reconnaître et décrire une forme de vie ou un régime de croyance existant, et c’en est une autre que de proposer de nouvelles formes de vie et d’inventer un autre régime de croyance. C’est une chose que de comprendre un mode d’identification sociale constaté dans chaque pays européen, c’en est une autre que de construire un mode d’identification à l’échelle de l’Europe toute entière. Examinons trois thématiques qui concentrent actuellement les préoccupations des sociétés européennes : l’éducation, le patrimoine culturel et la sécurité.

3.1. Éducation

Un accroissement du potentiel d’intégration de nos sociétés dites d’« innovation », mais aussi le souci de l’accomplissement de tous, supposent un effort particulier dans le domaine de l’éducation, en commençant par une mobilisation globale des acquis scientifiques : les connaissances produites depuis un quart de siècle par la psychologie cognitive (identité des fenêtres d’apprentissage, modes d’acquisition, de rétention et d’activation de l’information, développement normal et pathologique des aptitudes à la généralisation et des capacités linguistiques, mise en place des automatismes, etc.) sont encore insuffisamment prises en compte dans les pratiques de formation, que ce soit dans la formation initiale, ou dans l’apprentissage tout au long de la vie.

Note de bas de page 23 :

 Dans un numéro des Actes Sémiotiques (Bulletin), Sémiotique didactique, Manar Hammad (dir.), n°7, 1979.

Tout se passe comme si, dans la chaîne du transfert entre la recherche académique et les institutions éducatives, le moment crucial de la recherche sur les pratiques manquait, ou était seulement occupé par des actions innovantes qu’aucune réflexion systématique sur les pratiques ne viendrait soutenir. Ce serait très précisément la place d’une sémiotique des pratiques dédiée aux situations de formation et d’éducation. La psycho-sémiotique développée par Ivan Darrault est déjà, de fait, nourrie par une approche de ce type. La sémiotique didactique, ébauchée il y a une trentaine d’années sous l’impulsion de Greimas, en revanche, n’a pas dépassé le stade d’une première analyse modale des interactions éducatives23. Le projet est donc à reprendre.

Toutefois, l’enjeu de l’intégration sociale déborde le domaine des seules pratiques éducatives innovantes. L’éducation est en effet faite à la fois de situations de formation institutionnalisées et ritualisées, et de processus de transmission beaucoup plus divers et diffus, mais qui jouent un rôle essentiel dans une intégration à long terme et, comme nous l’avons déjà indiqué, dans la continuité des formes de vie à travers les générations successives. Les politiques publiques croient pouvoir maîtriser les premières, et il faut souhaiter qu’elles y réussissent, mais elles ont peu de prise directe sur les seconds, ne serait-ce que parce qu’ils sont mal connus. En outre, de nouvelles formes de résistance à la transmission apparaissent, qui organisent dans plusieurs pays un refus massif d’appropriation des modes d’existence sociaux proposés à la jeunesse.

L’importance prise récemment par le « décrochage scolaire », notamment en France, révèle une perte de confiance profonde des intéressés : une perte de confiance dans l’utilité de la formation proposée, une perte de confiance dans sa capacité à modifier positivement les perspectives d’avenir des individus et des groupes sociaux. Il apparaît même, notamment dans les mouvements dits des « indignés », que le refus porte plus généralement sur le type de société, et sur le « mode d’identification » générique qu’il implique. L’efficacité de la part institutionnalisée de l’éducation suppose d’abord que les processus et les valeurs de la transmission soient compris et acceptés, ou du moins que les raisons de leur rejet ou de leur désaffection soient éclairées, et ce serait donc le premier problème à traiter.

Par ailleurs, les méthodes d'enseignement vont avoir recours de façon croissante à des outils numériques et à des technologies que nous ne connaissons pour la plupart pas encore. On suppose en général que, soutenues par une recherche adaptée, ces nouveaux instruments induiront une approche radicalement nouvelle de la transmission et du partage du savoir. Rien n’est moins sûr, et c’est justement ce qu’il faudrait observer et démontrer à grande échelle. Les approches sémiotiques du numérique ont aujourd’hui l’opportunité de dépasser le stade de l’exercice pratique de description des « objets » virtuels du numérique, ou de la spéculation intuitive sur les vertus épistémologiques de ces technologies : elles peuvent en effet contribuer à la compréhension et à l’évaluation des pratiques et des innovations dans les usages, et à les situer dans des familles de formes de vie à identifier ou à prévoir. Dans le même sens, la possible contribution de la sémiotique à l’ergonomie et à l’analyse des situations de travail et des tâches d’apprentissage est largement sous-exploitée.

La recherche sur l'éducation demande une collaboration étroite entre les sciences humaines, les sciences sociales, les sciences de la vie, et les sciences et technologies de l’information et de la communication. Dans ce concert disciplinaire et sur ces thématiques, la sémiotique n’est pas la plus avancée : elle ne pourra donc contribuer efficacement, et d’une manière qui soit recevable par les autres disciplines en collaboration, que si elle s’approprie leurs acquis pour comprendre quelles sont les questions sémiotiques qu’ils portent en germe. C’est exactement de cette manière que la sémiotique narrative a émergé dans les années soixante du siècle précédent : en s’appropriant les acquis de la folkloristique formelle (notamment Propp) et de l’anthropologie structurale (Lévi-Strauss). Mais, pour fondateur qu’il soit, ce geste épistémologique et stratégique ne vaut que pour la sémiotique narrative. Le même type de geste doit être prévu et accompli pour la sémiotique des pratiques, pour la didactique, et pour les processus de transmission.

3.2. Patrimoine culturel

La dissémination, l’appropriation et l’étude du patrimoine culturel européen (héritage textuel, mais également iconographique, musical, cinématographique, spectacle vivant, etc.) est de nature à accroître l’intégration du continent. Mais que ce soit pour intégrer ou pour tout autre motif, ce patrimoine est un bien commun dont nos formes de vie ne peuvent se nourrir que s’il est actualisé, activé, et mis en devenir au sein de la vie collective.

Le développement des humanités numériques (étude des textes, des langues et des arts) modifie profondément les conditions de préservation, d’exploitation, de diffusion et de valorisation du patrimoine culturel. Il va bien au-delà d’un simple dispositif de digitalisation de ce patrimoine. Les œuvres ainsi préservées, accompagnées des métadonnées qui leur associent le contexte historique et social de leur production, donnent une nouvelle dimension aux activités intellectuelles et aux états émotionnels dont le patrimoine culturel peut être le support. La digitalisation débouche notamment sur la reconstitution des environnements et des pratiques, par simulation et mise en œuvre de ce qu’il est convenu d’appeler la « réalité augmentée ».

Ces nouveaux moyens technologiques constituent un vrai défi scientifique pour la sémiotique, qui s’est jusqu’alors peu impliquée dans le traitement de grandes masses de données multimodales. Par ailleurs, à l’époque du structuralisme dominant, les analyses sémiotiques ont contribué à valoriser des productions artistiques jusque-là marginales, comme la bande dessinée, où même, à certains égards, le cinéma et la télévision, qui ont ainsi gagné quelque légitimité culturelle. Depuis, la contribution de la sémiotique à la valorisation des patrimoines culturels a peu progressé, au profit de démarches purement descriptives, qui visent principalement à valoriser l’outil sémiotique, et pas l’objet analysé. L’occasion est offerte d’une contribution renouvelée, incluant désormais la reconstitution des pratiques et des formes de vie associée à ce patrimoine.

Le patrimoine culturel (monumental, paysager, etc.) est par ailleurs une source importante d'activités socio-économiques sur site, qui donc, par nature, ne sont pas délocalisables. Plusieurs études récentes établissent que le tourisme culturel représente la moitié environ du tourisme international, et tout particulièrement en Europe. Le tourisme dans son ensemble représente 7% du PIB en France (sa contribution au BIB n’est pas encore étudiée !), un million d’emplois directs et 1,5 million d’emplois induits. L’avenir de ce secteur d’activités repose principalement sur la capacité de ses acteurs à concevoir et proposer une offre globale, incluant des formes de patrimoine comme la gastronomie et la compréhension des paysages, et prenant en compte l’évolution de la demande des publics voyageurs, notamment en matière d’immersion socio-culturelle et de partage de « styles de vie » avec les populations d’accueil.

Les sciences humaines et sociales sont fortement sollicitées en ce sens, et la sémiotique peut également répondre à une telle demande, dès lors qu’elle se préoccupe, comme aujourd’hui, de caractériser les ensembles signifiants cohérents et congruents que sont les pratiques sociales, les paysages, et les formes de vie. Peu de sémioticiens se sont intéressés aux pratiques touristiques ; Jean-Didier Urbain est l’un des rares qui ait choisi ce domaine d’investigation, en partenariat avec d’autres disciplines et avec des agences de développement territorial. L’ampleur de la tâche et la diversité des compétences à réunir impose désormais que des équipes entières s’y consacrent.

3.3. Sécurité

Le renouvellement du lien social, l’intégration des diverses composantes des sociétés, ainsi que leur capacité à prendre position par rapport au changement et à y participer selon des rythmes synchrones ou compatibles, sont fortement liés à la sécurité des citoyens, ou plus exactement à l’appréciation et au sentiment qu’ils en ont. La recherche en ce domaine se cantonne encore aujourd’hui, sous la pression des firmes et des institutions dont la sécurité est le métier, à une approche étroitement logistique et technologique, sans doute parce qu’elle est focalisée sur un type de cas qui a de grands retentissements psychologiques et politiques, comme l’atteinte volontaire à l’intégrité physique des personnes ou de leurs biens.

Le sentiment de sécurité est d’abord relatif à des systèmes de valeurs : la définition de ce qui est jugé digne d’être protégé relève d’appréciations sociales, qui participent de paradigmes socialement localisés, comme les styles de vie, ou plus vastes et transversaux, comme les formes de vie. En outre, bien d’autres dispositifs que logistiques ou répressifs participent du sentiment de sécurité : les modalités de mise en application des lois, l’établissement et la mise en œuvre de contrats, de garanties et d’assurances.

La sécurité des citoyens et de la société dans son ensemble est prise en charge par toute une ingénierie institutionnelle, qui participe directement d’un ou plusieurs des modes d’existence sociaux qui ont en charge la persistance d’un modèle social et d’un état de droit. Tout ceci concourt à assurer la protection de ce qui est jugé le mériter et à établir la confiance des citoyens : mais justement, le sentiment d’insécurité, tout comme les failles objectives de la sécurité publique, révèlent à la fois (i) un dépérissement des modes d’existence qui portent ces dispositifs, (ii) un affaiblissement de la confiance individuelle et collective en leur efficacité, et surtout (iii) un désaccord ou un malentendu sur les systèmes de valeurs sous-jacents, sur ce qui vaut la peine d’être protégé.

L’approche sémiotique rencontre sur ce thème une vaste configuration sociale qui peut lui permettre d’exercer son savoir-faire en matière de stratégies fiduciaires. La confiance se gagne et se perd dans la reconnaissance des dispositifs mis en place, dans la cohérence des enchaînements narratifs, dans la congruence entre les causes d’insécurité supposées et les solutions mises en place, entre les valeurs à protéger et les situations figuratives concrètes de la protection. Elle se gagne et se perd également en fonction de la consistance ou de l’inconsistance des modes d’existence sociaux qui sont les référentiels à la fois de l’identification et de la compréhension des situations d’insécurité et de l’ingénierie sociale et institutionnelle qui doit les prévenir et les traiter.

Par ailleurs, la confiance sécuritaire se dégrade souvent brutalement sous l’effet d’événements ponctuels, fortement médiatisés. Des événements exceptionnels mais spectaculaires comme les attentats ont une influence immédiate et disproportionnée sur la formation de l’opinion en matière de sécurité, au détriment d’événements fréquents mais anodins comme les accidents de la route. Après les attentats du 11 septembre, un sondage montrait que les citoyens des États-Unis estimaient à 20% la probabilité d’être eux-mêmes victimes d’un attentat terroriste dans l’année à venir, ce qui, rapporté à l’échelle du pays, se serait traduit par un total de victimes potentielles du terrorisme estimé à 55 millions. La confiance repose aussi sur de telles appréciations de probabilité : dans le domaine de la sécurité, le « plausible » et le « vraisemblable » ne font pas toujours bon ménage avec le « probable » et le « possible ». On peut faire état de l’hyper-aversion au risque (cf. supra), mais cela ne suffit pas à expliquer la différence de traitement qui est réservée à certains types de risques. On pourrait en revanche s’interroger sur le niveau auquel ces risques spécifiques affectent la confiance des citoyens : probablement celui de la persistance même du type de société auquel ils s’identifient et des formes de vie dans lesquelles ils se reconnaissent.

Cette errance apparente des jugements individuels met les démocraties devant un dilemme : ou bien on tient compte de l’aversion pour toutes les catastrophes possibles et on consacre alors à la prévention des risques des moyens qui ne seront plus disponibles pour des besoins mieux avérés ; ou bien on remplace un processus de choix démocratique reposant sur l’opinion par un processus de décision autoritaire fondé sur l’évaluation du risque par des experts. La réponse à ce dilemme, et la restauration de la confiance des citoyens par des dispositions appropriées (éducation et élévation du niveau de formation, diffusion de la culture scientifique et politique, transparence des décisions et des institutions, etc.) est un enjeu crucial auquel l’ensemble des sciences humaines et sociales ont vocation à se confronter.

Les sciences sociales peuvent également contribuer à renforcer l’aptitude de la société à faire face aux risques réels. Il est notoire, par exemple, que l’impact d’un séisme est très largement dépendant de la manière dont les populations concernées sont réparties, organisées et préparées, et que les conséquences d’un épisode critique peuvent être atténuées par une anticipation adaptée. Cette anticipation se fonde bien entendu sur une définition préliminaire des situations à risque, mais aussi sur la mise en œuvre de comportements adaptés à ces situations, et on retrouve alors toutes les questions relatives à la mobilisation et à l’utilisation effective des informations utiles, et à leur compatibilité ou leur incompatibilité avec les pratiques et les croyances des populations.

Ces quelques thématiques n’épuisent pas le projet qui motive cette contribution. Ce ne sont que quelques exemples saillants, qui occupent aujourd’hui le devant la scène, et qui font l’objet d’une demande sociale et politique pressante. Ils sont eux-mêmes portés et mis en avant par l’opinion, par des croyances et des attentes liées aux formes de vie actuellement dominantes. On peut espérer néanmoins que ces quelques exemples suffisent à convaincre que la réponse aux défis sociétaux du XXIe ne relève pas des « applications » de la sémiotique, mais qu’il s’agit de véritables défis scientifiques, pour la plupart inédits, et qui interrogent la sémiotique sur la pertinence même des méthodes et des préoccupations qui sont les siennes aujourd’hui.

Il est au moins une distinction que ces problématiques devrait faire vaciller, du moins pour ceux qui y croient encore, à savoir la distinction entre sémiotique théorique et fondamentale et sémiotique « appliquée », entre sémiotique générale et sémiotiques particulières. Ces distinctions sont caractéristiques d’une discipline cantonnée dans son propre champ, et focalisée sur ses problématiques internes, en quelque sorte « en circuit fermé » : concevoir pour progresser, et appliquer pour se convaincre de continuer à concevoir. Les grands défis sociétaux posent des problèmes scientifiques qui n’étaient pour la plupart pas prévus dans le corps de concepts et de méthodes de la discipline. Ils posent ces problèmes à un niveau et avec une portée que la sémiotique ne sait pas affronter sans se remettre en question. Ils ont des retentissements théoriques et méthodologiques sans commune mesure avec ce qu’on appelle traditionnellement une « application » sémiotique. En l’occurrence, y a ici peu de choses à appliquer, et beaucoup à inventer !

Conclusion

Le jour où la sémiotique s’intéressera au monde tel qu’il est, au monde tel qu’il va, aux hommes tels qu’ils sont et tels qu’ils deviennent, la sémiotique sera une des grandes sciences humaines et sociales. Depuis quelques décennies, et encore aujourd’hui (à la différence des années où Barthes et Greimas fondaient la sémiotique structurale), la sémiotique s’est intéressée davantage au monde tel qu’elle se le représente, à l’homme tel qu’elle l’imagine et le conceptualise… et, sauf exception (dont témoigne le courant « socio-sémiotique » promu par Eric Landowski), à elle-même. Les grands débats épistémologiques de la sémiotique (pour ou contre l’immanence, pour ou contre la générativité, pour ou contre le carré sémiotique, etc.) sont légitimes, et leur issue ne sera pas sans conséquences sur la capacité de la discipline à s’occuper d’autre chose que d’elle-même. Mais ils ne convainquent personne de la portée sociale et culturelle des résultats qu’elle obtient. Ils convainquent encore moins les autres disciplines qui s’apprêtent à relever les défis du XXIe siècle à faire une place, dans les grands programmes pluridisciplinaires qui sont actuellement proposés, aux méthodes et aux résultats de la sémiotique.

La focalisation exclusive sur des objets d’étude directement accessibles aux méthodes existantes, et en particulier la norme textualiste, n’est pas étrangère à cette situation. L’invention de la textualité est un moment décisif de la constitution de la sémiotique comme discipline à part entière. Mais la focalisation exclusive et durable sur ce type de sémiose devient un obstacle épistémologique, méthodologique et stratégique. La plupart des autres sciences humaines et sociales dialoguent aujourd’hui sur des plans d’immanence d’un niveau de complexité qui dépasse largement celui de la textualité : l’anthropologie, l’histoire et la sociologie, notamment, visent des niveaux d’organisation et des phénomènes multidimensionnels et multi-échelles, et embrassent des problématiques qui concernent des populations entières. En se cantonnant à ses objets préférés, les textes, les images et les médias qui les combinent, la sémiotique prend le risque soit de n’être jamais entendue des autres sciences humaines, soit d’être maintenue dans des activités ancillaires quand elles participent ensemble aux mêmes programmes de recherche.

C’est pourquoi les sémiotiques de l’expérience, des pratiques, des formes de vie et des modes d’existence, parmi d’autres, dont la cohérence théorique et méthodologique est encore à construire, offrent une opportunité pour relever les défis à la hauteur où ils sont posés. La diversité des sémioses est aujourd’hui reconnue, celle des plans d’immanence également : restent à choisir et développer celles et ceux qui sont appropriés pour relever les défis sociétaux de demain. Socio-sémiotique, sémio-anthropologie, anthropologie sémiotique, anthropo-sémiotique : peu importe le nom, et sans doute même vaut-il mieux ne pas donner un nom à ces perspectives de recherche, puisqu’il s’agit bien de mobiliser maintenant la sémiotique toute entière.