À quelles conditions peut-on parler de négation dans l’image ?

Jean-Marie KLINKENBERG

Groupe µ, Université de Liège

https://doi.org/10.25965/as.5159

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Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : embrayeur de négation, linguistique, logique, négation, poly-isotopie, sémiotique visuelle

Auteurs cités : Groupe , Sémir BADIR, Jean-François BORDRON, Antoine Culioli, Francis ÉDELINE, Algirdas J. GREIMAS, Jean-Marie KLINKENBERG

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Texte intégral

En décembre 2011 s’est tenu à Liège un colloque dont le titre était « L’image peut-elle nier ? ». Il n’est pas outrecuidant de dire qu’aucune réponse nette et faisant l’unanimité à cette question n’a été apportée au cours de la rencontre. Cette dernière a plutôt été le théâtre où s’est exprimé un dilemme que l’on peut résumer de la manière suivante : ou bien la négation est partout dans l’image, ou elle n’est (presque) nulle part. Exprimé de manière moins brutale, le choix est le suivant : ou bien l’on fournit une définition stricte de la négation, permettant de poser la question de savoir si l’image peut manifester des phénomènes conformes à cette définition, et l’on risque alors d’être déçu ; ou, sans ces balises, la problématique se voit élargie à toutes les manifestations de négativité. Et dans l’hypothèse de cet élargissement, deux options se présentent encore. On peut simplement considérer que tout énoncé comporte une part de négativité, du fait même qu’il véhicule du sens (le sens se définissant par sa différencialité). On peut par ailleurs aussi ranger le concept de négation dans un paradigme dans lequel on trouverait aussi altérité, opposition, dissimilitude, différence, antinomie, dénégation, distinction, déceptivité, inversion, renversement, dédoublement, changement… L’un et l’autre de ces élargissements me paraissent inintéressants : ils aboutissent en effet à diluer complètement la problématique.

Note de bas de page 2 :

 Par convention, nous utilisons ici ce terme dans le sens de icône visuelle. Nous excluons donc les images que sont les signes plastiques, ou encore les diagrammes.

Il faut donc opter pour la première branche de l’alternative, et partir d’une définition rigoureuse et limitative de la négation. Mais cette définition doit être une élaboration. Car la décision d’appliquer à l’image2 la définition la plus restrictive existant sur le marché – celle qu’offre la logique – est quasiment implaidable, comme on va le voir, étant donné la grande pauvreté de résultat qu’elle implique. Il n’empêche que, méthodologiquement, c’est bien par le rappel de ces positions qu’il faudra commencer.

1. Comment et pourquoi acclimater de nouveaux concepts à la sémiotique visuelle?

1.1. La promenade des concepts

Note de bas de page 3 :

 Cf. Klinkenberg, « Métaphores de la métaphore : sur l'application du concept de figure à la communication visuelle », Verbum, N° 1-2-3 (N° spécial Rhétorique et sciences du langage), 1993, pp. 265-293.

En effet, la question de l’application du concept de négation à l’image n’est qu’un cas particulier de transposition terminologique, phénomène qui s’est sans cesse présenté tout au long de l’histoire de la sémiotique, et qui a donné lieu à maints débats. Que l’on songe par exemple à la question de la « métaphore visuelle », qui a fait couler bien de l’encre3.

Note de bas de page 4 :

 Le classique Lakoff et Johnson (Les métaphores dans la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1985) est fondé sur des phénomènes de ce genre. Mais ce que les auteurs décrivent ne sont pas des métaphores au sens de la rhétorique.

Note de bas de page 5 :

 Communication personnelle de M. Solomon Marcus.

Le fait même de la transposition n’est certes pas condamnable. Il s’agit même d'un processus général du savoir, tant populaire que spécialisé. Exemple emprunté au savoir populaire : il est devenu banal d’observer que les termes désignant la temporalité sont dans toutes les langues des « métaphores » de la spatialité4. Exemple emprunté aux savoirs spécialisés : au Congrès mondial des sciences mathématiques de 1989 a été présentée une thèse remarquée « Les mathématiques comme métaphore »5. Le fait que le phénomène de la « métaphore » soit devenu un problème transdisciplinaire, qui préoccupe non seulement les linguistes et les rhétoriciens mais aussi les logiciens, les anthropologues, les esthéticiens, les herméneuticiens, les psychologues et les chercheurs en intelligence artificielle, démontre qu'elle repose sur un mécanisme universel, et permet de poser valablement, comme l'ont d'ailleurs fait Black (1962) et Ricœur (1975), le principe de la fécondité de la démarche de déplacement conceptuel.

La question de la fécondation terminologique d’une discipline se présente de manière simple. Au moment de décrire des phénomènes insuffisamment étudiés, il s’agit soit de décider de conserver la terminologie de disciplines déjà constituées — dans notre cas, la logique et la linguistique —, parce que, par hypothèse, cette terminologie paraît apte à décrire ces phénomènes, soit d’élaborer une nouvelle terminologie plus pertinente que celle qu'offrent ces disciplines. Mais dans le premier cas de figure, il s'agit alors de faire de cette terminologie un emploi désormais rigoureux, et pour cela, il faut établir la validité de la transposition.

1.2. Comment transposer valablement des concepts ?

Il faut donc énoncer les conditions nécessaires pour que cette fécondité ne soit pas payée par des confusions et des inconsistances.

Ces conditions sont au nombre de quatre :

  1. L'intersection des deux concepts doit être (1a) suffisamment large et (1b) contenir les traits hiérarchiquement dominants de ces concepts.

  2. Le transfert ne doit pas être inutile. Le terme nouvellement introduit dans le champ conceptuel ne doit pas remplacer un terme qui serait amené à subsister sans redéfinition dans ce champ.

  3. Le terme nouvellement introduit doit gagner son indépendance vis-à-vis de son domaine d'origine, sous peine de créer la tension entre deux pôles isotopiques qui définit habituellement le métasémème. C'est sur ce point que la « métaphore scientifique » se distingue radicalement de la « métaphore expressive », la vraie : elle est catachrétique (cf. Marcus, 1990).

  4. Le transfert d'un concept entraîne l'obligation d'examiner le transfert des concepts auxquels il est corrélé. Par exemple, la négation semble liée à la prédication, au point que certains font même de la seconde une condition de la première. Dès lors, il faut aussi se demander si l’image peut prédiquer. À cette seconde question, il a parfois été répondu, mais ces réponses vont en sens divers. Nous aurons bien évidemment à réexaminer cette question de l’application du concept de prédication à l’image.

Note de bas de page 6 :

 FrancisEdeline, Syntaxe et poésie concrète, Bruxelles, Courrier du Centre International d'études poétiques, N° 89, 1972 & « La syntaxe visuelle », Visio, N° 9, 1-2, 2004, pp. 23-35.

On peut aisément fournir un exemple de l’application de ces quatre conditions à un cas exemplaire. Si l'on veut étendre le concept de syntaxe à la communication visuelle6 c'est à la quadruple condition,

  1. de considérer par hypothèse les traits « combinaison d'unités co-présentes » (1a) comme suffisamment larges pour fonder la recherche, et (1b) comme dominant dans l'une et l'autre définition ; corolaire de (1a), il faut alors considérer que le trait « relation linéaire », caractérisant les relations entre unités dans la syntaxe langagière, est moins important que « combinaison d'unités co-présentes », qui devient dès lors le noyau dur de la définition ;

  2. d’estimer que ce transfert terminologique représente un gain ; en d’autres termes, il ne serait pas intéressant d'utiliser le terme « syntaxe » en sémiotique visuelle si ces phénomènes y étaient déjà correctement décrits sous un autre nom ;

  3. d’établir suffisamment la spécificité d'une « syntaxe » visuelle : car utiliser le terme de « syntaxe » sans autre précaution laisserait entendre implicitement que les phénomènes qu'il désigne en sémiotique visuelle ont en tout point la même nature que ceux qu'il désigne en linguistique ;

  4. de fournir une définition satisfaisante des termes impliqués ou corrélés dans la définition : si le concept de « syntaxe » suppose l'existence d'unités, alors le statut de celles-ci dans le nouveau domaine doit être examiné au cours du processus de transfert.

Lorsque ces quatre conditions sont respectées, la démarche de transposition n'encourage pas la confusion. Au contraire : elle est stimulante dans la mesure où, définissant le genre proche et la différence spécifique, elle permet d'établir correctement ce qui est propre à chaque phénomène. Parler sans autre précaution de « syntaxe visuelle » ou de « négation visuelle » est vain. Mais poser cette syntaxe et cette négation comme hypothèses permet de mettre en lumière l'originalité des unités que les énoncés visuels combinent, comme celle de leurs modes de combinaison.

Ceci posé, plaçons les pièces qui nous permettront de discuter le programme esquissé ci-dessus.

2. La négation en logique

En logique — du moins en logique classique —, les choses sont assez simples : la négation est un opérateur unaire (autrement dit : ne portant que sur un argument) qui renverse la valeur de vérité de son opérande.

Les deux éléments importants de la définition sont ici « valeur de vérité », qui prendra toute son importance par la suite, et « opérateur » (ou connecteur), qui nous fournit un premier élément crucial pour la discussion : un opérateur est en effet par définition extérieur à l’opérande, et sa présence justifie qu’on traite la négation en termes de syntaxe. La syntaxe est encore nécessairement convoquée ici en ceci que l’opérateur logique met explicitement en relation deux propositions : il sert à créer une proposition a à partir d'une autre proposition b en en inversant la valeur de vérité (on bascule de vrai à faux ou vice-versa ou de indémontrable à démontrable et vice-versa). Les relations entre ces propositions se déploient le long d’un axe linéaire et sont d’équivalence ou d’implication : on dira par exemple « la proposition ¬P est vraie quand P est fausse et elle est fausse quand P est vraie » ou encore « les propositions P et ¬(¬P) sont logiquement équivalentes. »

Transposer cette conception logique à l’image n’est pas impossible. Mais ce ne peut se faire qu’à la condition de se trouver des conditions très particulières.

Note de bas de page 7 :

 J.-M. Klinkenberg, Précis de sémiotique générale, Paris, Seuil (« Points »), 2000 (éd. or. Louvain-la-Neuve, De Boeck, « Culture et Communication », 1996).

Note de bas de page 8 :

 Groupe µ, « L’effet de temporalité dans les images fixes », Texte, N° 21-22, (N° spécial Iconicité et narrativité), 1997, pp. 41-69.

Note de bas de page 9 :

 Groupe µ, Traité du signe visuel, Paris, Seuil (« La couleur des idées »), 1992.

  1. La première est de disposer d’opérateurs spécialisés. La chose n’est en effet pas impossible : on peut observer des énoncés iconiques barrés d’une croix ou d’un trait (dont la valeur logique peut être renforcée par certaines caractéristiques, comme une trace de mouvement ou une couleur rouge). Mais ces marqueurs sont évidemment d’un autre ordre que les dispositifs iconiques. Ils se trouvent avec ces énoncés dans une relation indexicale7 du même type de celle qu’on obtiendrait si l’énoncé iconique était accompagné d’un geste ou d’un énoncé verbal à valeurs négatives. De sorte que l’on n’a pas réellement ici une « négation dans l’image » mais plutôt un énoncé négatif non iconique prenant l’image pour opérande.

  2. La seconde condition est l’introduction de relations syntaxiques linéaires dans l’image. On sait que la juxtaposition d’images en séquence peut produire des relations syntaxiques, que produisent également la manifestation d’indices de séquentialité dans l’image isolée, toujours possibles8. Mais — outre que ces marques de séquentialité peuvent être des index (comme une flèche), ce qui nous ramène au cas précédent — l’existence de relations syntaxiques linéaires dans l’image est une exception, la norme étant la tabularité de la syntaxe iconique9.

Au total, la transposition du concept de négation à la sémiotique sur la base de la définition logique entraîne peut-être la possibilité de décrire certains phénomènes avec toute la rigueur nécessaire, mais le concept ne concerne qu’un groupe très restreint de types d’énoncés. Cette transposition n’a donc qu’une extrêmement faible rentabilité : elle ne sature pas la question de la négation dans l’image.

3. La négation en linguistique

La valeur linguistique du concept de négation semble à première vue assez proche de la précédente. Rapprochement qui n’a rien pour surprendre : aux yeux de beaucoup, le discours sur les systèmes langagiers est pétri de logique. Comme c’est le cas en logique, on trouve dans les langues des opérations qui consistent à appliquer une transformation à une phrase ou à un constituant d'énoncé. Plus précisément, les points de rapprochement entre négation logique et négation linguistique sont au nombre de deux.

3.1. Points de rapprochement

  1. Le premier est l’existence d’opérateurs spécialisés. Dans nombre de langues, on peut en effet renverser la valeur de vérité d’un élément de l’énoncé à l’aide d’un tel opérateur. Cet opérateur permet la transformation de « je mange » en « je ne mange pas » et vice-versa. Dans les « langues des signes », des particules, généralement placées en fin de phrase et souvent accompagnées d'une mimique ou d'un hochement de la tête, permettent d’inverser la valeur de l’énoncé.

  2. Le second est le rôle que la syntaxe joue ici : les opérateurs de négation agissent sur des opérandes, qui sont ici les constituants des énoncés.

3.2. Points de divergence

Toutefois, des différences entre négation logique et négation linguistique se manifestent déjà à ce dernier niveau. L’opérateur spécialisé permet certes de générer une proposition a à partir d'une autre proposition b en en inversant la valeur de vérité, mais il est rare que les deux propositions soient manifestées simultanément dans l’énoncé (on entendra rarement une phrase comme *» mourir, c’est ne pas ne pas mourir »). La relation se situe dans la structure générative et non à la surface de l’énoncé.

Mais cette différence n’est pas la seule, et « négation » renvoie décidément en linguistique à une gamme de phénomènes bien plus étendue, de sorte que la négation linguistique est au total un phénomène très différent de la négation logique.

En simplifiant beaucoup, les différences sont au moins au nombre de cinq :

Note de bas de page 10 :

 Au sens mathématique du terme : le complémentaire d'une partie X d'un ensemble E est constitué de tous les éléments de E n'appartenant pas à X

Note de bas de page 11 :

 Au sens de Oswald Ducrot, Les échelles argumentatives, Paris, Minuit, 1980.

  1. Diversité des énoncés affectés. La négation ne concerne pas les seuls énoncés assertifs : la transformation peut parfaitement affecter les énoncés interrogatifs (« As-tu pris le tournevis ? » > « N’as-tu pas pris le tournevis » ?) ou impératifs (« Prends ! » > « Ne prends pas ! »).

  2. Diversité des marques. La transformation négative ne s’opère pas nécessairement et exclusivement par des opérateurs spécialisés de nature syntaxique : elle peut advenir grâce à des marques lexicales (comme dans les oppositions vivant vs mort, présent vs absent), ou morphologiques (des préfixes comme dans la paire habituel vs inhabituel, ou des infixes, comme en japonais ou en turc) ou encore par d’autres moyens comme le ton dans les langues à tons ou des facteurs suprasegmentaux comme la mélodie ; ce qui nous ramène aux facteurs indexicaux envisagés ci-dessus au § 2.

  3. Scalarité et asymétrie. Dans le linguistique, on n’est pas dans le tout ou rien, c’est-à-dire dans la complémentarité10 : la négation produit des contraires aussi bien que des contradictoires (« il n’est pas mauvais » n’est pas nécessairement la négation de « il est bon »). En langue, les termes niés et positifs sont le plus souvent dans une relation de scalarité (c’est l’exemple canonique de tiède-chaud-froid). Elle peut porter sur des quantifications situées sur des échelles argumentatives11 (beaucoup, un peu, peu, aucun ; tous, quelques uns, aucun).

  4. Ciblage et focalisation. La négation linguistique ne concerne pas que les propositions. Les opérateurs de négation peuvent affecter les parties de la proposition (en termes linguistiques : les constituants d'énoncé), dont la nature et les dimensions varient selon les langues. Elle peut ainsi affecter un circonstant (« x fume, mais pas le cigare ») ou une modalité : (« x ne peut/veut/doit pas fumer »). Cette latitude dans le choix du constituant nié donne lieu à divers calculs interprétatifs qui n’ont pas leur équivalent en logique classique : dans « il n’a pas pris le tournevis jaune », on ne sait si la négation porte sur le fait de prendre, sur l’objet ou sur la couleur de ce dernier.

  5. Orientation : alors que dans la logique, le sens de la relation est indifférent, dans le cas de la langue, les termes en relation peuvent être affectés, dans l’absolu, d’un signe positif ou d’un signe négatif. Toutes les grammaires se servent d’ailleurs de la paire de concepts « marqué » vs « non marqué ». Ceci n’est pas sans avoir un impact sur les analyses que l’on peut faire des énoncés. Implicitement, ces analyses indiquent par exemple que la mort est volontiers conçue comme la négation de vie, mais, en dehors de cas contextuellement très particuliers, la vie ne sera pas conçue comme la négation de la mort. Du coup, la négation devient moins informative en langue qu’en logique : « Le Thalys n’est pas bleu » livre une information faible face à « le Thalys est amarante ».

  6. Non univocité de la négation. Du coup les contenus sémantiques de la négation linguistique ne peuvent être appréhendés de manière simple : elle ne se limite pas à renverser la valeur de vérité. Les cas d’ironie (« ne te bouge surtout pas » pour « bouge-toi ») ou de litote (« il n’est pas sot » pour « il est très intelligent ») sont là pour le prouver.

Note de bas de page 12 :

 Antoine Culioli, Pour une linguistique de l'énonciation. Opérations et représentations, Tome 1, Paris, Ophrys, 1990.

Note de bas de page 13 :

 Certains ajoutent parfois une troisième valeur : la non-existence (« il n’y a pas »). Mais on peut en faire une forme particulière et particulièrement radicale de l’absence.

Cette diversité des instruments et des structures de la négation explique qu’on définisse souvent les produits de celle-ci par leurs effets pragmatiques. Dans la littérature linguistique, ces effets se laissent aisément définir par deux valeurs. Je rejoins ainsi Culioli12, qui dégage deux aspects fondamentaux de la négation : celui du rejet, qualitatif et subjectif, et celui, quantitatif, de l’absence ou plus largement du hiatus (ou discontinuité)13 : 1) le rejet (modalité du vouloir, ou boulique) a été bien commenté par Quine (1977), pour qui la transformation négative a pour répercussion essentielle de transformer l’énoncé incitant à l'assentiment en un autre qui incite au dissentiment, et vice versa ; 2) la dénégation, ou absence, est un jugement de qualité : autrement dit l’attribution privative d’une qualité à un référent donné : « Ce n’est pas ».

4. Définir la négation iconique: vers un noyau dur

Arrivés à ce stade, on peut opérer une synthèse provisoire en cinq points, qui permettra d’évaluer la portée de ces considérations sur une application à l’image du concept de négation.

4.1. Pertinence d’un élargissement

En premier lieu, le spectaculaire élargissement que l’on observe lorsque l’on passe du logique au linguistique suggère que la conservation en sémiotique du caractère strict que le concept de négation absolu a en logique (tant sur le plan sémantique que sur le plan syntaxique), dont nous avons vu la caractère restrictif, n’est pas un impératif absolu. On est donc fondé à élargir la notion de négation et on peut par exemple l’appliquer non seulement aux relations de complémentarité, mais aussi à celles de contrariété. Toute la question est de savoir jusqu’où on peut élargir la relation de négation, sans la diluer dans une catégorie trop vaste, où elle se confondrait avec d’autres relations. Il s’agira donc à la fois de rechercher un noyau dur pertinent et de gérer l’élargissement, en lui donnant une limite (ce que je ferai au paragraphe 4.4.)

4.2. Dyade transformé-transformat

En second lieu nous pouvons noter — ce qui aura son importance pour la suite — que la négation est une opération nécessitant dans tous les cas deux éléments (mais c’est une dyade différente de celle de la logique, où l’on avait le binôme opérateur + opérande) : comme il s’agit d’une transformation, l’opération implique un transformat et un transformé. Contrairement à ce qui a parfois pu être avancé, on ne peut en effet concevoir une négation qui ne serait pas négation de quelque chose, cette chose fût-elle une classe vide. C’est le premier élément du noyau dur recherché.

Ce binôme transformat + transformé entraîne les conséquences pragmatiques envisagées plus haut. Mais on voit immédiatement que si l’image est susceptible de signifier le rejet, il lui sera plus difficile de signifier l’absence ou l’hiatus.

4.3. Impertinence de la prédication

Notre examen suggère aussi qu’une théorie de la prédication n’est pas indispensable pour résoudre la question de la négation iconique. On note d’ailleurs en effet deux choses à propos de la prédication :

Note de bas de page 14 :

 Algirdas Julien Greimas, Sémantique structurale. Recherche de méthode, Paris, Larousse (langue et langage), 1966.

Note de bas de page 15 :

 Théorie prédicative clairement exposée par Maurice Pradines, Traité de psychologie générale, Paris, PUF, 1948.

Note de bas de page 16 :

 Groupe µ, 2004, op. cit.

  1. La première est que la prédication n’a pas dans la doxa sémiotique la valeur stricte que le concept revêt en logique, mais présente un spectre d’application plus large. Je rappelle que selon Greimas14, les syntagmes font nécessairement apparaître un certain nombre de dichotomies classématiques, dont l'une est l'opposition discret/intégré. Pour lui, un sémème discret apparaît posé comme objet unitaire et substantiel : ce sera un actant. De même un sémème intégré est un ensemble de détermi­nations sémiques, qu'il appelle prédicat. Un message élémentaire sera donc constitué par un actant combiné à un prédicat. Le prédicat n’a pas ici le sens qu’il a dans la logique scholastique de qualité que l’on attribue à un sujet à l'aide d'une copule, mais se rapproche du syntagme verbal.

  2. D’autre part, on doit sans doute dépasser même cette conception de la prédication. La proposition déjà ancienne de Greimas formalisait en effet, en la dépassant, la conception prédicative du langage15, dont on sait aujourd’hui qu’elle était trop étroitement liée à la grammaire classique élaborée pour rendre compte des langues indoeuropéennes. Sans doute est-il plus prudent d’élargir la perspective, et d’utiliser soit la terminologie linguistique reçue thème-rhème, soit la dyade qualité + entité de la sémiotique cognitive16.

4.4. Négation et négativité, ou : jusqu’où ne pas élargir ?

Il convient, comme on l’a noté d’entrée de jeu, de ne pas élargir à l’infini le concept de négation au moment de l’appliquer à l’image. Même en langue, il importe de différencier négation et négativité : de l’existence du couple « mort » vs « vivant », on ne peut inférer que l’énoncé ou figure « mort » est un énoncé comportant une négation, pas plus que l’énoncé ou figure « vivant » ne comporte ladite négation.

Note de bas de page 17 :

 E. g. 1992, 2004 et 2011.

Quelques uns parmi les contributeurs au présent volume parlent de négation lorsque les éléments présents dans une image peuvent être décrits à l’aide de systèmes construits sur la base d’oppositions. A la suite de J.-P. Sartre, J.-F. Bordron nous dit ainsi que la négation est consubstantielle à l’image, qu’elle git dans sa structure même, parce qu’elle témoigne d’une absence. Superposer ainsi la négation et la différence me paraît problématique. En effet, on ne fait là que confirmer la doxa sémiotique, bien établie depuis Saussure et Hjelmslev. Cette doxa énonce que le sens se construit sur la base d’oppositions, et il est dès lors normal que chaque élément présent soit pris, dans l’absolu, dans ce jeu d’oppositions. Dire que ces oppositions ont un caractère négatif et que l’on a par conséquent une négation dans les énoncés où ils sont mobilisés relève presque du jeu de mots. En effet, il ne faut pas confondre cette négativité constitutive des systèmes — qui est une stricte complémentarité — et la négation comme acte d’énonciation ou comme trace dans un énoncé. De même, constater que les objets de notre perception se présentent dans leur individualité parce qu’un contraste les a isolés du continuum d’où nous les avons extraits en le discrétisant, c’est se référer aux bases des mécanismes de la perception qui, par les mécanismes de seuillage que le Groupe µ a décrit à plusieurs reprises17, joue de l’identique et du différent. Mais cette différence, qui indique le lieu exact où le sens se densifie, ne gagne pas à être qualifiée de négation. Car ce serait soutenir que le monde du sens, dans son intégralité, se résorbe dans la négation.

On s’interdira donc de superposer négation et négativité, fait de parole et fait de langue. La négativité nous dit beaucoup de choses sur l’organisation du système qui donne sens aux images comme au monde, mais ne nous dit rien sur le pouvoir qu’a l’image d’exprimer une négation. De ce que l’image n’affirme pas, on peut aisément déduire qu’elle ne l’infirme pas non plus. Et si l’on ne doit pas confondre positivité et affirmation, cela implique qu’on ne doit pas confondre négation et négativité.

4.5. Énoncé et énonciation

Le terrain ainsi déblayé, on peut compléter le noyau définitionnel.

Ici encore, l’observation du comportement de la négation linguistique nous viendra en aide. On y voit en effet se manifester deux points de vue, parfaitement mobilisables par l’image elle aussi. Il y a des cas ou la négation

(a) est partie intégrante de ce qui est asserté ; autrement dit, l’asserté l’est avec une valeur négative (principalement de rejet) ;

(b) est une modalité parmi d'autres, c’est-à-dire le reflet d’une attitude du locuteur vis-à-vis de son énoncé (un jugement, ou modus).

Il n’est pas malaisé de voir que ceci est transposable à l’image. D’une part, on observe des cas où c’est à l’intérieur même d’un énoncé visuel que la relation dyadique de rejet s’établit ; en termes plus simples, je vise les cas où un élément nie un autre dans l’énoncé. D’autre part, on observe des cas où cette relation de transformation s’établit depuis l’extérieur de l’énoncé : lorsqu’une voix venue de cet extérieur pose « cet énoncé visuel ment » ou affirme « je dis le contraire de ce que dit cet énoncé ».

C’est cette distinction, où l’on retrouve la paire classique énoncé vs énonciation, qui va me servir de guide dans les deux paragraphes qui suivent.

5. Négation et énoncé

5.1. Poly-isotopie et contradiction

Dans les premiers cas, il faut se montrer prudent dans la mobilisation du concept de négation. Comme on l’a déjà suggéré, toutes les stratégies fondées sur la présence dans l’énoncé de valeurs contradictoires ou complémentaires ne sont pas nécessairement des négations.

Note de bas de page 18 :

 Cf. la contribution de Gian Maria Tore au volume issu du colloque L’image peut-elle nier? Explorations dans les domaines artistique et scientifique, Liège, déc. 2011.

Prenons un exemple concret. Nombre d’énoncés de gags cinématographiques finement analysés par Gian Maria Tore18 n’ont pas pour objectif de nier, c’est-à-dire de rendre présente une opération de négation, mais de surmonter une opposition (dans Mon oncle, celle du fauteuil et du canapé, du solide et du fragile). Certes, cette opposition est le présupposé encyclopédique de l’opération, et elle est donc manifestée, mais elle n’est pas assertée, et n’est donc pas l’objet de l’énoncé.

Il n’en reste pas moins qu’un fort noyau de phénomènes textuels peuvent être décrits comme des négations. Ils se laissent tous ramener à un schéma général, qui répond aux conditions suivantes :

Note de bas de page 19 :

 Sur la poly-isotopie, cf. Groupe µ, 1977,op.cit..

  1. l’énoncé doit être poly-isotope19 (j’ai insisté plus haut sur la nécessaire dualité comme éléments du noyau dur du concept de négation) ;

  2. parmi les isotopies présentes, deux au moins doivent se présenter dans une relation de contradiction.

5.2. Techniques de production de la poly-isotopie

Les techniques permettant la production de cette poly-isotopie sont nombreuses. J’en énumère ici quelques unes.

1. Mobilisation de « sémiotiques à négation ».

Un premier procédé consiste à introduire dans l’énoncé des éléments provenant de sémiotiques possédant des opérateurs de négation dans leurs ressources.

Note de bas de page 20 :

 Sur la pluricodie cf. Klinkenberg 1966 et « La relation texte-image. Essai de grammaire générale », Bulletin de la Classe des Lettres,  Académie royale de Belgique, 6e série, t. XIX, 2008.

J’ai déjà pointé ces cas d’entrée de jeu, tout en soulignant d’une part qu’ils étaient les plus aisés à manipuler et peut-être les moins intéressants, et d’autre part que ce type de négation affecte, par définition, des énoncés pluricodes20.

Note de bas de page 21 :

 Cf. Klinkenberg, 2008, op.cit..

Note de bas de page 22 :

 Cf. la contribution de Jean Winand et Valérie Angenot à l’ouvrage issu du colloque L’image peut-elle nier? Explorations dans les domaines artistique et scientifique, Liège, déc. 2011.

Il n’en reste pas moins que ces techniques sont très présentes, et relativement variées. Elle vont de la mobilisation du langage verbal21 — dont l’exemple achevé est le fameux « Ceci n’est pas une pipe » magrittien, abondamment commenté — à celle de signes spécialisés, comme ces opérateurs de négation affectant des hiéroglyphes à fonction idéographique du type de ceux qu’analysent Jean Winand et Valérie Angenot (transpercements, brisures)22.

2. Mobilisation d’un récit.

Un récit peut produire la transformation qui définit la négation. Or, la temporalité — une caractéristique majeure du récit — peut être injectée même dans l’image fixe, comme l’a montré le Groupe µ (1997). Gian Maria Tore a montré, dans son analyse des gags cinématographiques, de beaux exemples de segments discursifs à fonction négative. Le récit permet de manifester des propriétés qui, sans lui, ne seraient que virtuelles (par exemple le trait « fragilité » d’une carafe ne s’actualise que s’il y a une transformation narrative : lorsque nous la laissons tomber et qu’elle se brise ; ou lorsqu’à l’inverse elle ne se brise pas lorsque nous la laissons tomber…).

3. Enchâssements

Note de bas de page 23 :

 Cf. Groupe µ, « L’appropriation de l’œuvre d’art comme acte sémiotique », Technê, N° 15 (N° spécial La vision des œuvres), 2002.

Les enchâssements, dont on raffolait naguère en les nommant « mise en abyme » ou « tableau dans le tableau », permettent que des contradictions s’établissent entre l’énoncé enchâssé et l’énoncé enchâssant. Or ces phénomènes sont fréquents. Ils peuvent aller jusqu’à comprendre des configurations spatiales complexes (comme le musée, qui joue un rôle indexical déterminant dans l’allocation de sens23).

4. Partitions

Très proche de la technique de l’enchâssement est celle des partitions, permettant la production d’énoncés clivés ou fragmentés. On peut facilement mobiliser une contradiction à l’intérieur d’une image au prix de ce clivage. La relation entre les sous-énoncés ainsi obtenus peut établir des relations de contradiction, qui sont des oppositions fondatrices actualisées : beauté vs laideur, juste vs injuste, soliloque vs dialogue, etc.

5. Contradiction interisotopique

Note de bas de page 24 :

 Dans une relation que le Groupe µ (1992) nomme icono-plastique, cf. Herman, Parret, « La rhétorique de l’image : quand Alberti rencontre le Groupe µ » in S. Badir et J.-M. Klinkenberg (dir.), Figures de la figure : sémiotique et rhétorique générale, 2008.

Il y a contradiction interisotopique lorsqu’un énoncé mobilise d’une part des isotopies du contenu et de l’autre des isotopies de l’expression24, dont les interprétations aboutissent à des résultats divergents. C’est l’exemple d’un paysage d’hiver qui serait peint en couleurs chaudes.

Toutes ces techniques doivent être considérées comme des embrayeurs de négation : l’enchâssement ou la partition ne produisent pas ipso facto la négation, mais produisent seulement une des conditions nécessaires pour l’apparition de celle-ci : la poly-isotopie.

6. La négation par l’énonciation

6.1. Modalité énonciative, énonciataire et métasémiotique

En 1978 déjà, dans un dossier sur l’ironie élaboré par la revue Poétique, le Groupe µ avait publié un travail intitulé Ironique et iconique. Or dans l'ironie, la négation — au sens élargi que j’ai prévu, incluant la contrariété — est bien impliquée. En effet, l’ironie est un cas particulier de double sens, se définissant par la formule : « en énonçant x, A veut faire entendre non pas non-x mais le contraire de ». Dans cet article, le Groupe µ pointait déjà les difficultés soulevées par la mobilisation de la contradiction dans l’image. Et les réponses qui étaient alors formulées allaient dans le sens d’une mobilisation du concept d’énonciation.

L’article montrait en effet que la structure antiphrastique constitutive de l’ironie ne s’établit que par la considération des modalités énonciatives :

« Alors qu'en régime linguistique l'ironie est en principe in absentia, il semble que l'image en fasse plutôt une figure in præsentia. (…) L'image ironique procède assez systématiquement sur le mode de la double énonciation (…), c'est-à-dire qu'elle fonctionne à partir de deux discours dont l'un ‘dit’ l'autre. L'image ironique constitue un énoncé rapportant, sinon contenant, explicitement ou implicitement, un autre énoncé. (…) La structure antiphrastique de la figure tend, dans l'image, à s'assumer dans le jeu contradictoire de deux positions de discours ». La littérature à propos de la négation dans l’image abonde en métaphores comme « duplicité modale », « double énonciation », « double regard »…

Et il faut souligner le rôle capital assumé par l’énonciataire dans ce processus de dédoublement : il n’y a de relation de transformation négative que lorsque cet énonciataire est susceptible de rétablir le transformat présupposé par le transformé. Nous soulignions en 1978 que :

Note de bas de page 25 :

 Groupe µ, « Ironique et iconique », op. cit., p. 433-434.

« toute l'efficace du procédé [ironique] vient de ce que l'une de ces positions, l'extradiégétique, a pouvoir sur l'autre, son objet » : « c'est seulement dans le procès de lecture de l'ensemble de l'image que se réalise la mise en rapport (ironique) des pôles antonymiques. Leur coprésence n'existe réellement que là. »25

D’où l’importance du métasémiotique : la négation réside dans le discours qui permet d’analyser l’image, et non dans cette dernière.

6.2. Énoncés et séries

Avec l’énonciation, nous sortons de l’énoncé. Et nous pouvons généraliser ce qui vient d’être dit à son propos et à propos de techniques comme l’enchâssement.

Une autre convergence apparaît en effet dans la description des mécanismes embrayeurs de négation : le fait que quand une image nie, elle nie toujours quelque chose qui lui est extérieur ou qui la dépasse. Si pour certains elle ne semble possible que moyennant l’insertion dans cet ensemble plus vaste, il faut voir là une conséquence plutôt qu’une cause : l’insertion dans l’ensemble est une des conditions de production de la négation.

Cet ensemble englobant peut être de deux types. Ce peut être :

Note de bas de page 26 :

 Lorsque Sémir Badir commente, dansl’ouvrage issu du colloque L’image peut-elle nier? Explorations dans les domaines artistique et scientifique, un « anti-portrait » de Magritte, on constate aisément que cet énoncé comporte un ensemble de traits effectivement déviants, mais aussi un autre ensemble qui pousse à évaluer l’énoncé par rapport au modèle du portrait. C’est à cet équilibre, fait de conformité et de refus de conformité, que Badir donne le nom de « concession ».

  1. la série dans laquelle l’image s’insère : série générique, série stylistique, série sociale, série historique… Certaines caractéristiques de l’image peuvent contredire le trait reconnu à la série, ce qui l’apparente à la négation. Notons qu’elle doit pour cela comporter deux sous-ensembles de marques : (a) d’une part des marques de conformité, autorisant l’inclusion dans la série ; (b) de l’autre et des marques de non-conformité, l’écartant de cette série, ou au moins interdisant d’en faire un membre prototypique de la série26.

  2. la sémiotique sur la base de laquelle elle est supposée être performée. Ici encore, l’image doit présenter deux sous-ensembles en équilibre : le premier doit permettre de reconnaître son appartenance au paradigme des énoncés performés sur ce critère, le second devant mettre cette appartenance en question.

Dans les deux cas, ce qui est qualifié de négation réside dans le rapport qui s’établit entre le type et l’occurrence.

Note de bas de page 27 :

 Sur ceci, cf. Robert King Merton, Éléments de théorie et de méthode sociologique, Paris, Plon, « Recherches en sciences humaines », 1966.

Note de bas de page 28 :

 Rappelons que le congrès de l’Association française de sémiotique, qui s’est tenu à Liège en juin 2013, s’est donné pour thème « Sémiotique et diachronie ».

Note de bas de page 29 :

 On reconnaît là le thème bien traité par Claude Abastado: « Le mythe du Poète, dans la crise que traverse l'institution littéraire au XIXe siècle, est une réponse aux questions que posent les écrivains […]. Quel rôle incombe aux écrivains en face d'un pouvoir sans grandeur et d'une foule sans visage […]. À ces questions le mythe répond de manière détournée par l'image du Poète […]. Le mythe rétablit entre les individus, une hiérarchie que l'idéologie humaniste et le droit révolutionnaire tendaient à nier […]; il fait de la littérature une pratique élitaire, une sortie de privilège […]. Le Poète se retrouve seul, coupé de toutes les classes sociales, piégé dans sa négation, condamné au refus et au mépris »,Mythes et rituels de l'écriture, Bruxelles, Complexe, 1979, p. 130-131.

Or ce rapport ne peut être utilement traité qu’en termes de normes et de déviations27. La préoccupation de la négation introduit ainsi dans le propos de la sémiotique visuelle une dimension diachronique et sociale qu’on n’a pas l’habitude d’y voir28. C’est que les normes sociales, très présentes dans le discours sémiotique, ne le sont qu’implicitement, car leur explicitation serait doublement suspecte. Suspecte tout d’abord aux yeux d’une discipline sur laquelle pèse lourdement une tradition de pensée essentialiste. Suspecte ensuite aux yeux de l’idéologie de la modernité, qui domine l’esprit des spécialistes des arts depuis le XIXe siècle : on sait que pour eux « le poète est semblable au prince des nuées », et que son destin est précisément d’échapper aux normes29. Mais la mobilisation de ces normes est bien nécessaire pour que l’on puisse concevoir l’écart qu’est la négation.

On peut évidemment envisager nombre de niveaux dans la constitution des séries : depuis l’ensemble potentiellement infini des énoncés performés dans une sémiotique donnée, jusqu’à des micro-séries comme la paire d’énoncés juxtaposés ou encore le couple recto-verso. L’important étant ici qu’existent des indices de leur sérialité. Si l’on admet cette conception minimaliste de la série, c’est ici aussi qu’auraient pu prendre place les partitions d’images envisagées au § 5.2.

7. Rhétoriques, médiations

Note de bas de page 30 :

 J.-M. Klinkenberg, Le Sens rhétorique. Essais de sémantique littéraire, Toronto, G.R.E.F. (« Theoria »), Bruxelles, Les Éperonniers (« Sciences pour l'homme »), 1990.

A travers des terminologies nouvelles et éclatées, on retrouve ici la problématique de l’écart, qui, tout au long du XXe siècle, a accompagné les développements de la stylistique et de la néo-rhétorique30: « déplacement », « bougé », « déviation », « renversement », « transgression », « reniement », « scandale » ou encore « sabotage » sont des termes métaphoriques qui abondent dès lors qu’il est question d’appliquer le concept de négation à l’image.

Note de bas de page 31 :

 Cf. Badir et Klinkenberg,2008, op. cit.

Ceci nous ramène donc à la rhétorique. Qu’elle soit figurale (au sens où cet adjectif dérive de « figure »31) ou argumentative, la rhétorique est bien la discipline s’occupant de la gestion des différences.

Note de bas de page 32 :

 Cf. Tiziana Migliore, (dir.), Retorica del visibile. Strategie dell’immagine tra significazione e comunicazione, Rome, Aracne editrice, 2 vol., 2011.

Note de bas de page 33 :

 Voir notamment Michel Meyer, Principia rhetorica. Une théorie générale de l'argumentation, Paris, Fayard, 2008.

Note de bas de page 34 :

 Cf. Chaïm Perelman et LucieOlbrechts-Tyteca, Le traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Paris, PUF, 1958 (5e éd. : Éditions de l’Université de Bruxelles, 1988).

Note de bas de page 35 :

 Il n’y a en effet échange que dans la mesure où il y a à la fois distance et proximité entre les partenaires. Une identité totale supprime tout besoin de communication, et celle-ci est impossible dans le cas d’une altérité totale.

Si nous considérons la rhétorique de l’argumentation – et soit dit en passant je rappelle que l’argumentation dans l’image a été le thème du dernier congrès de l’AISV, tenu à Venise en 201032 –, je rappellerai que Michel Meyer33 à la suite de Perelman34 (1958), la définit comme la discipline étudiant la gestion des différences, ou encore les distances entre les partenaires. L’argumentation consiste toujours en une renégociation d’une opposition, dans laquelle les termes sont à la fois conjoints et disjoints35. Argumenter, c’est réaménager cette opposition, donc recourir à une médiation.

On se rappellera la formule de Peirce, pour qui la figure permet de surmonter les contradictions. Je préfère, quant à moi, utiliser le concept de médiation emprunté à Lévi-Strauss. Pour ce dernier, une part importante de l’activité symbolique humaine consiste à jeter un pont entre les aspects contradictoires de l’univers du sens (l'inerte et le vivant, la vie et la mort, etc.). Car, bien que ces disjonctions constituent le fondement des échanges sémiotiques, elles n’ont pas un caractère définitif : une nouvelle conjonction peut s'élaborer entre les termes qu’elles opposent. Grâce à la médiation, les contraires admettent la possibilité que leur contrariété soit rachetée. Une phrase de Lévi-Strauss sur ce processus est restée célèbre :

Note de bas de page 36 :

 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 248.

« La pensée mythique procède de la prise de conscience de certaines oppositions et tend à leur médiation progressive »36.

Note de bas de page 37 :

 Cf. Georges Roque, « Rhétorique visuelle et argumentation visuelle », in S. Badir, M. G. Dondero, F. Provenzano (dir.), Epistémologie et éthique de la valeur : du sémiotique au rhétorique (et retour), N° de Semen, 32, 2011, pp. 93-108.

Or l’image est susceptible de présenter une certaine discursivité, qui la rend en principe propre à l’argumentation37, et donc aux médiations. Les médiations peuvent advenir non seulement dans des objets, mais aussi dans des procès auxquels l’icône peut référer, comme je l’ai rappelé.

Note de bas de page 38 :

 On peut distinguer les médiations symboliques ou archétypiques, impliquant des objets (le pain, le vin, l’arbre) ou des procès (le vol, le labour, le jeu, le sport, la création artistique, la domestication, la libation, le coït, l'ingestion…), que ces objets ou procès soient ou non repris par des énoncés verbaux ou iconiques, et des médiations discursives. Ces dernières peuvent être immédiates ou progressives. Les immédiates sont bien représentées par les figures, les progressives par le récit ou l’argumentation. Cf. Groupe µ, 1977, op. cit. & Klinkenberg, 1996, op.cit.

Un corollaire de la tabularité des sémiotiques visuelles est que dans les médiations connues, et décrite ailleurs38, ce sont les immédiates — donc les figurales — qui sont apparemment les plus aisément réalisables par l’icône. Et dans les médiations discursives progressives, on peut s’attendre à ce que ce soient les narratives qui soient le plus aisément privilégiées : en effet, l’icône est décidément dépourvue des marques logiques (subordination, coordinations, connecteurs logiques ou dialogiques), réputées les plus aptes à charpenter une argumentation. Mais c’est ici que la narrativité prend le relais, pour produire des médiations argumentatives, bien présentes dans les analyses de Tore. Le récit consistant en la production de relations chronologiques, souvent requalifiées en relations causales en vertu du principe post hoc, ergo porter hoc, le récit iconique est en effet potentiellement riche de schèmes rhétoriques. On sait par exemple que dans l’argumentation par les conséquences, le jugement de valeur porté sur une conséquence est transféré à sa cause. Un schème rhétorique qui est parfaitement réalisable par l’icône.

Note de bas de page 39 :

 Cf. la contribution de Jean-François Bordron à l’ouvrage issu du colloque L’image peut-elle nier? Explorations dans les domaines artistique et scientifique, Liège, déc. 2011.

Du côté de la rhétorique figurale, je rappellerai que son effet provient de la dialectique entre le degré perçu et le degré conçu provisoire (qui est l’attendu non réalisé, ce qui aurait pu — ou dû — être mais qui n’est pas), le perçu étant une négation de ce conçu (l’extrémité de cigare comme « non queue de poisson » dans l’exemple bien connu de Magritte, commenté par J.-F. Bordron39). Cette relation est le premier stade de la figure, avant l’établissement du sens dialectique. C’est sans aucun doute celui-ci qui importe dans la figure (comme compte principalement le dépassement de l’opposition entre le fini et l’infini, entre le fragile et le solide dans les exemples allégués plus haut). Mais ce stade oppositionnel — négationnel ? — est son soubassement indispensable.

8. Conclusions

8.1. Synthèse

En conclusion, une définition de la négation dans l’image ne saurait être de type essentialiste : elle doit simplement être un instrument apte à rendre des services dans l’analyse. Elle ne doit donc pas être simplement un nouveau nom venant baptiser des phénomènes déjà bien connus et décrits sous un nom institutionnalisé (par exemple les oppositions constitutives). Pour rendre les services qu’on attend d’elle, elle doit se situer quelque part entre la définition stricte de la négation en logique, dont l’application à l’image est une chimère, et la dilution totale qui consiste à fédérer sous son drapeau toutes les relations d’opposition, de contraste, de différence, de disproportion, d’antinomie, de contrariété et, à la limite, toutes les relations syntagmatiques paradigmatiques possibles.

Je propose dès lors tout simplement de la limiter à des manifestations sémiotiques, et non à des structures potentielles. A des manifestations ayant pour résultat de produire des faits de poly-isotopie, les isotopies produites par la récurrence ces unités devant être dans une relation de contradiction.

8.2. Plaidoyer pour une reprise du dialogue de la sémiotique avec la linguistique

Cet examen a été, on l’a vu, inséparable d’une réflexion de type épistémologique sur la fécondation terminologique et conceptuelle des disciplines. Celle-ci me donne l’occasion de plaider pour une reprise du dialogue de la sémiotique avec la linguistique.

On sait que cette dernière a été une des inspiratrices de la première, mais les liens se sont distendus, et non sans raisons. Une bonne part de la sémiotique naissante a en effet été subordonnée à une conception glossocentriste (en gros, c’est la thèse qui consistait à dire que le sens réside dans ce qu’on peut en dire verbalement, ce qui aboutit à subordonner tout le sémiotique au linguistique, voire à l’y résorber). D’autre part, il y a eu — corollaire de cette perspective — l’impérialisme des méthodes linguistiques. On comprend dès lors qu’arrivé à un moment historique où l’énoncé visuel ne peut plus être considéré comme un « message sans code », selon la formule de Barthes, et où la sémiotique a développé ses propres méthodes, on ait pu rejeter et le glossocentrisme et le placage artificiel du linguistique.

Mais on peut se demander si on n’a pas du coup jeté le bébé avec l’eau du bain. Car le contact de la sémiotique avec la linguistique ne s’opère apparemment plus aujourd’hui que par le haut : au niveau des conceptions épistémologiques les plus générales. Mais la confrontation avec les techniques servant à décrire ce qui est tout de même le système de signification et de communication le mieux connu ne se produit plus. Il ne s’agit plus de revenir au placage, mais bien plutôt de se livrer à des comparaisons fécondes, comparaisons augmentant l’acuité du regard et stimulant l’imagination.

Ce dialogue me paraît aujourd’hui très souhaitable pour deux raisons. La première est que la linguistique elle-même a bien évolué depuis l’époque du glossocentrisme, et qu’elle est aujourd’hui mûre pour cette confrontation. La seconde raison est que ces élargissements, la linguistique y a consenti en conservant les exigences méthodologiques qui ont été les siennes depuis le début du XXe siècle : sa visibilité institutionnelle fait que les controverses y ont lieu, qui font évoluer les consensus, et qu’elle se présente du coup comme une science cumulative, conforme au modèle poppérien, où l’on fait des acquis et où l’on élimine des hypothèses faibles. Or la sémiotique n’en est de toute évidence pas encore là… Le dialogue avec la linguistique aurait donc en quelque sorte pour elle une vertu formatrice.