Trace et transcription : hétérogénéité et construction d’un champ de pratiques de l’écriture en berbère

Noureddine Bakrim

Notre thèse de doctorat traite du rapport particulier et complexe d’un univers linguistique et culturel qui est l’univers de la langue et de la culture berbères, à l’écriture. Longtemps considéré comme domaine mineur de la recherche linguistique et sémiotique portant sur cet univers, cette situation épistémologique connaît quelques remises en question, dues à la fois à la reconsidération permanente et actuelle de l’objet écriture et de son insertion dans les nouveaux processus communicatifs et interactionnels de notre époque et également aux processus de reconstruction identitaires que connaît le monde berbère et dont la question de l’écriture occupe une place centrale.
Dans ce contexte, l’on note un double constat que nous analysons : d’un côté, l’appartenance afro-asiatique de la langue berbère et l’ancrage africain de sa culture font que son apport scripturaire est moins visible dans les typologies d’écriture et souvent l’existence d’une riche tradition orale est synonyme d’une oralité totale, d’un autre côté le regard analytique phonocentrique ne prend en compte que le corpus textuel existant relié à la langue sans considérer l’écriture dans son environnement sémiotique producteur plus large, l’écriture est donc également comprise pour nous comme autant de moyens non-verbaux permettant de produire le sens, de noter une pensée-contenu et d’échapper à la normativité sociale de la langue, nous intégrons dans ce contexte une écriture non-verbale dans le décoratif et le visuel et son investissement historique et actuel (usages symboliques, banderoles…).
Cette hétérogénéité entre moyens verbaux, non-verbaux et supports diversifiés est caractérisée par une pluralité des graphies et leur distribution sur des choix axiologiques et idéologiques différents et des pratiques spécifiques : les graphies issues de la tradition historique propre du monde berbère et  leurs versions actuelles donc les écritures dites libyques, les Tifinagh touarègues et les néo-tifinagh actuelles dont une version officielle est la graphie d’enseignement du berbère au Maroc, la graphie arabe comme corpus historique datant d’après le contact avec l’Islam et comme choix actuel et sa spécificité générique dans le domaine religieux et littéraire et la graphie latine issue du contact avec le savant occidental et se présentant actuellement comme graphie scientifique pour l’étude de la langue et comme graphie de l’interaction et des échanges communicatifs sur Internet.
Pour cette situation, nous proposons une schématisation en profondeur du donné scripturaire actuel en champ de pratiques de l’écriture au lieu d’une schématisation planaire qui consiste à couper les graphies existantes de la conception générale de l’écriture dans le domaine berbère. Nous soutenons que cette conception s’intègre dans une sphère générale de la pratique de la trace chez les Berbères depuis l’antiquité que nous appelons ikhnosphère ancrée dans le langage par l’existence d’un lexique endogène et partagé sémantiquement autour de l’activité d’écrire (le verbe ara) et de la trace non seulement comme activité d’articulation du verbal mais également tout ce qui permet de créer un texte et de créer la communication. Par cette sphère nous tentons de démontrer que cet état hétérogéne est une constante qui a permis de résister au vide sémiotique et d’assurer la continuité de la trace.
Sur un plan historiolinguistique, nous relativisons la thèse de l’emprunt total du principe de l’écriture aux Puniques par l’emprunt partiel du principe alphabétique et sur un plan sémiotique, l’examen des plans de l’expression à la base des écritures endogènes et des motifs décoratifs nous révèle l’existence d’un schéma formel continu producteur de la trace caractérisé par une rigidité géométrique et par une grammaire visuelle partagée, les formes et les stratégies énonciatives du corpus libyque et touarègue nous indiquent un investissement des catégories du Je et du Nous.
Cette ikhnosphère fournit à la fois les éléments stratégiques et argumerntatifs permettant l’existence d’un état hétérogène et pragmatique que nous analysons chez les producteurs des discours actuels en présence dans le champ et les éléments permettant des solutions et des résolutions dans la transcription de la langue berbère et dans sa visibilité sociale. Nous proposons donc une conceptualisation sémiotique de cet état socio-linguistique actuel de l’écriture du berbère par l’adoption de la sémiotique tensive qui aborde la signification comme phénomène de valeurs analysées dans leur plan de l’expression comme phénomène d’extension, d’espace et de mouvement et dans leur plan du contenu comme intensité, force.
Par le biais des schémas tensifs et des structures tensives, notre analyse de la dynamique des discours concernant l’écriture a pu aboutir à l’articulation de la volonté identitaire (comme plan du contenu) et de la visibilité sociale (comme plan de l’expression) dans les valeurs des trois discours : La restitution (les graphies endogènes), la refondation (la graphie latine) et l’unification (la graphie arabe), nous avons également pu vérifié, grâce à la praxis énonciative reconstruite par cet outil, l’idée d’un cycle trans-historique et d’une continuité de la pratique d’écriture dans le domaine berbère et le rapport des producteurs des trois discours aux modes d’existences de l’écriture durant ce cycle comme pratique potentialisée, virtualisée ou comme pratique actualisée et réalisée.