Vers une sémiotique stratégique du projet urbain

Isabel Marcos

e-GEO, Centre d'Études de Géographie et Aménagement Régional
Université Nouvelle de Lisbonne

https://doi.org/10.25965/as.3053

Le processus stratégique de décision en urbanisme, tel que je le présenterai tout au long de cet article, s’organise en quatre étapes: Spécification, Préconception, Conception et Gestion du Projet, ces étapes sont des instruments indispensables dans la conception et dans la re-signification du projet urbain. Je démontrerai l’importance de la Spécification en tant qu’étape essentielle, où l’on définit les questions liées aux valeurs socio-urbaines convoquées par un projet donné et, dans ce cas précis, à travers l’exemple de Paris Rive Gauche. Le processus stratégique de décision en urbanisme permettra, encore, de démontrer que l’urbanisme et l’architecture ne peuvent pas échapper à leur dimension communicationnelle. Pour illustrer mes propos, je tiendrai compte de trois interventions urbanistiques sur des fronts d’eau, qui me semblent paradigmatiques: celle de Bilbao (le projet du Musée Guggenheim de Franck Gehry), celle de Paris (les grands projets du président Mitterrand) et celle de Lisbonne (le projet de l’exposition internationale – Expo 98).Ces troisexemples nous permettront de distinguer et de hiérarchiser les grandes questions qui se posent lorsque l’on doit intervenir sur des fronts d’eau, notamment en ce qui concerne le contexte ibérique2.

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Mots-clés : marketing, sémiotique et communication, stratégies de décision, structuration de lespace, urbanisme, valeurs symboliques de lurbanité

Plan

Texte intégral

La dimension communicationnelle de l’urbanisme et de l’architecture

Lors de la première segmentation de l’objet d’analyse, j’ai choisi trois interventions sur des fronts d’eau, non seulement pour leur caractère paradigmatique de l’urbanisme contemporain mais, surtout, comme je le montrerai tout au long de cette recherche, parce qu’elles révèlent trois formes de l’expression de la dimension communicationnelle. Autrement dit : Bilbao souligne la question de l’identité urbaine par une politique de communication architecturale ; Paris fait ressortir la question des projets monumentaux en tant qu’outils de communication politique ; et Lisbonne nous permet de poser la question de la réactualisation des grandes valeurs symboliques de l’urbanité.

Note de bas de page 3 :

 Je me suis inspirée de Fontanille, (1999 : 20).

La dimension communicationnelle doit être comprise de la façon suivante : l’architecture et l’urbanisme sont des formes intelligibles de l’activité humaine, dans la mesure où l’on peut les appréhender de façon organisée et rationnelle. Par conséquent, la signification peut être interprétée et cette interprétation obéit, à son tour, à des règles explicites et reproductibles3. Il ne s’agit pas ici de chercher ce qui est communiqué et, encore moins, ce que l’on veut communiquer, mais, plus généralement les effets de signification que certains espaces produisent dans un contexte socioculturel donné.

Telle est la dimension que je souhaite éclaircir tout au long de ce paragraphe. Observons les exemples de Bilbao, de Paris et de Lisbonne :

Bilbao

Bilbao est une ville post-industrielle qui a réussi à transformer son identité urbaine au moyen de la politique de communication architecturale du projet du Musée Guggenheim de Franck Gehry. Ce projet doit son succès, essentiellement, à l’articulation parfaite entre trois binômes: art & technologie – architecture & intégration urbaine – identité & communication.

Le Musée, de par son intégration dans le tissu urbain et la campagne de marketing générée autour de lui, est devenu un objet de communication, offrant ainsi à cette ville une nouvelle identité associée à des valeurs culturelles et artistiques.

Paris

Note de bas de page 4 :

 Pour approfondir les questions liées aux « grands projets » de Mitterrand, on peut consulter l’œuvre de Devillard, 2000.

En France, les « grands projets » de Mitterrand relèvent des outils de communication politique de ce président. Ces projets représentent, d’une part, le retour à une architecture monumentale à vocation « culturelle » et, d’autre part, ils recréent les bases d’une « civilisation urbaine », qui par excellence exprime le programme de Mitterrand. Les « grands projets » juxtaposent deux représentations4 :

1. La première correspond au pouvoir politique présidentiel, lequel se manifeste par le marquage topologique de la capitale, avec des bâtiments tels que : l’Arche de la Défense, la Pyramide du Louvre, l’Institut du Monde Arabe, la Bibliothèque Nationale de France (Cf. figure nº1). Ce mouvement de centralisation a été contrebalancé, partiellement, par un ensemble de projets en province.

Figure nº1 – Le pouvoir politique présidentiel se manifeste par le marquage topologique de la capitale avec des bâtiments à caractère monumental – photos : Isabel Marcos.

Figure nº1 – Le pouvoir politique présidentiel se manifeste par le marquage topologique de la capitale avec des bâtiments à caractère monumental – photos : Isabel Marcos.

2. La deuxième représentation correspond à un nouvel ordre culturel, exprimer par la constitution d’un patrimoine monumental contemporain.

Note de bas de page 5 :

 Il suffit de penser au grands projects du Roi Louis XIV ou aux aménagements urbanistiques du Baron Haussman.

Ainsi, les « grands projets de Mitterrand », à caractère monumental, peuvent être considéres comme des outils de communication politique qui permettent, simultanément, au moyen de la construction d’un patrimoine contemporain, de rétablir la tradition monumentale de l’architecture et de l’urbanisme français5.

Lisbonne

Note de bas de page 6 :

 La « structure morphologique abstraite » correspond à un niveau cartographique intermédiaire qui permet de représenter les motifs socioculturels distribués en zones. Elle permet aussi de rendre stables et intelligibles les différentes formes concrètes que l’on peut observer sur la surface apparente d’une ville. Par conséquent, les formes concrètes ne se développent pas de façon agrégative dans un espace géographique, réduit à un simple continuum  amorphe, mais elles sont contraintes, par le déploiement d'une structure morphologique abstraite qui organise le substrat spatial, en un ensemble de positions politiques. Cette structure est engendrée par la topologie dynamique interne à la morphogenèse urbaine. Elle n'est pas conçue et planifiée de l'extérieur par un acteur social, mais elle résulte d'un processus global de stratification spatio-temporel (Marcos, 1996 : 80).

Lisbonne, de par le projet de l’exposition universelle, l’Expo 98, a réussi à transformer sa structure morphologique abstraite6, stable depuis la Renaissance, en créant de nouveaux rapports topologiques dans la structure interne de la ville, et en rétablissant, bien que timidement, son lien mythique avec le Tage.

Note de bas de page 7 :

 Cf. (Marcos, 1996, 2007).

Note de bas de page 8 :

 C’est-à-dire, dynamiques internes d’appropriation territorial et d’organisation de l’établissement humain.

1. Structurellement, Lisbonne est une ville divisée en deux types de rapports: l’un avec l’Europe et l’autre avec les terres d’outre mer. Ce qui impose deux formes d’organisation urbaine : l’une à l’Orient de la colline de São Jorge et, l’autre, à l’Occident, comme je l’ai démontré dans mes différentes recherches sur la ville de Lisbonne7. Les fortes interactions8 de ce front d’eau, tout au long des siècles, ont engendré un axe autour duquel se sont organisées des activités relevant du pouvoir politique, religieux et commercial, axe que j’ai nommé axe de l’autorité.

Le projet de l’exposition internationale, l’ Expo 98, a réussi à dédoubler l’axe de l’autorité vers l’orient. Il faut savoir que cet axe situé à l’Orient ne s’était pas développé depuis le Moyen Âge car, depuis le temps des découvertes, le dédoublement de l’axe de l’autorité s’est construit progressivement à partir de la Baixa et en direction  de l’occident.

2. Le projet de l’exposition internationale, l’Expo 98, a réussi à rétablir, bien que timidement, le vieil rapport de Lisbonne avec le Tage. D’un côté, la ville a progressivement coupé le lien avec ce fleuve, au fur à mesure que les marchandises originaires des découvertes ont cessé d’arriver sur les quais de Lisbonne et, de l’autre, au fur à mesure que les différentes infrastructures industrielles ont été construites tout le long des marges du Tage, d’ouest en est, à partir du XIXème. Les nouveaux projets pour le front d’eau seraient alors, sans doute, le rétablissement de ce lien avec le Tage, perdu dans le temps.

Note de bas de page 9 :

 Programmes d’amménagement Municipal.

Le dédoublement vers l’Orient de l’axe de l’autorité et le rétablissement de ce vieux rapport de la ville avec le fleuve, bien que partiel, a crée une nouvelle Ère urbanistique de grands projets urbains : les programmes polis9, et la construction massive d’autres projets urbains, … Le projet de l’Expo 98 a permis de comprendre de quelle façon un projet urbain peut transformer la structure profonde d’une ville, par le rétablissement de certaines valeurs symboliques.

Les politiques de communication architecturales de Bilbao et de Paris on rendu plus évidente la notion de « vivre ensemble » associée à ses projets, tandis que, dans le cas de Lisbonne, cette politique de communication a « seulement » rappelé que la forme urbaine garde la mémoire collective d’une société.

Les trois interventions sur des fronts d’eau ont révélé trois formes d’expression de la dimension communicationnelle. Le succès de ces projets est lié aux significations qui en émergent. Dans une société où la communication est l’instance qui met en relief les valeurs, ces significations ont été minutieusement étudiées, et c’est ici que la sémiotique de l’espace assume toute sa pertinence, dans le contexte du processus stratégique de décision en urbanisme. Dans le paragraphe suivant, j’essayerai d’exploiter certains outils d’analyse sémiotique, à travers l’exemple de Paris Rive Gauche.

Note de bas de page 10 :

 Les articles de Jacques Fontanille (1999) et de Erik Bertin (1999) ont inspiré ce paragraphe.

Le processus stratégique sous la perspective sémiotique10

Note de bas de page 11 :

 Toute activité économique dépend d’une bonne stratégie communicationnelle, soit pour crédibiliser la valeur de son action, soit pour pénétrer dans d’autres marchés, notamment internationaux. Le marketing et la communication urbaine ont des conséquences importantes sur toute l’activité économique, car les villes sont leur lieu d’expression et le tourisme est, sans doute, un des secteurs où les bénéfices d’une telle stratégie sont les plus visibles.

Je viens de présenter trois projets monumentaux, en tant qu’instruments de communication de villes, la communication devenant ainsi un secteur stratégique dans le processus de re-signification urbaine11. J’ai, également, démontré que le succès de ces projets est lié aux significations qui en émergent. Étant donné que l’objet de la sémiotique est la signification, elle devient alors, naturellement, la méthode adéquate à notre recherche. La sémiotique appliquée au projet urbain nous permet de penser et d’agir :

  • dans la durée de nos historicités et pour le temps de l’histoire ;

  • en fonction des différents interlocuteurs de l’urbanité, ainsi qu’en fonction de leurs notions de « vivre ensemble »;

  • en fonction de l’identité d’une ville et de ses valeurs symboliques.

La sémiotique stratégique appliquée au processus de décision en urbanisme, nous permet de délimiter les étapes, ainsi que les parcours constitutifs, du processus d’émergence de la signification d’un projet.

Spécifier, Simuler, Recommander, Préconiser, Articuler et Gérer

Le processus stratégique selon la perspective sémiotique, nous permet d’agir dans :

Note de bas de page 12 :

 Un actant est l’acteur au quel on a attribué certains rôles à jouer tout au long du processus de l’action, l’action étant, dans ce cas, d’assurer la cohérence du processus stratégique de décision dans l’urbanisme.

1 – La spécification : définir les  valeurs qui doivent orienter tout projet urbain et établir les compétences de chacun des actants12 de la décision ;

2 – La Préconception : simuler les effets de sens attendus (concevoir certains scénarios urbains schématiques) ;

3 – La Conception : recommander et préconiser les solutions les plus adaptées ;

4 La gestion du projet : accompagner  et gérer l’ensemble du processus stratégique.

Note de bas de page 13 :

 Fontanille (1999: 15).

C’est dans ce sens que le sémioticien trouve sa place naturelle en tant que chef de projet, consultant ou adjoint de la direction de projets13. Globalement, nous pouvons affirmer qu’il s’agit de diriger un projet urbain sous une perspective stratégique.

Note de bas de page 14 :

 Notre analyse a, à la base, trois groupes de sources:

Note de bas de page 15 :

 En tant que valeur thématique.

Note de bas de page 16 :

 Dans la tradition sémiotique, la notion de corpus nous renvoie à un ensemble d’énoncés constitués sous la perspective de l’analyse, nous pouvons ainsi comprendre cette notion comme un univers de signification qui vise, en début d’analyse, à atteindre intuitivement un objectif.

Les quatre étapes du processus stratégique nous permettent de segmenter progressivement la « matière signifiante », qui contribuera à la définition des contours de l’intervention urbaine Paris Rive Gauche14. J’ai choisi, dans cet  object d’étude immense, une perspective d’analyse qui consiste à observer le parcours de la valeur15 de la continuité urbaine, au fur et à mesure que celle-ci se « propage » et s’exprime concrètement dans les divers systèmes de discours officiels – scénarios urbains schématiques, études – et dans les formes concrètes du projet. Je réduirai encore davantage la dite perspective à l’étude de la Spécification, car c’est au long de cette étape qui se définissent les grandes questions liées aux valeurs socio-urbaines convoquées par un projet donné. Dans ce contexte, je travaillerai uniquement sur la figurativité urbaine, en segmentant ce corpus16et en distinguant et hiérarchisant ses composants.Les principes de permanence et de cohérence de la continuité en tant que valeur de l’urbanité constituent les moteurs mêmes de l’action de planification stratégique de ce projet.

1er étape – Spécification (deux phases) : Spécifier des Valeurs de base et des Compétences

Note de bas de page 17 :

 Les modalités d'un projet urbain seront les actions qui changeront le sens de l'action stratégique.

Note de bas de page 18 :

 Ces compétences s'actualisent au fur et à mesure que le projet avance, ce qui présuppose son existence virtuelle. Autrement dit, les actants décideurs ont établi un certain nombre de compétences, qui seront actualisées sous la perspective d'une action donnée.

Tout au long de cette étape sont définis, dans une première phase, les actants décideurs et les modalités17 qui les caractérisent, et on entreprends parallèment les études préalables. Dans une la deuxième phase, on spécifie quelles sont les valeurs socio-urbaines pour le projet Paris Rive Gauche. Il s’agira ensuite, d’« habiller » ces valeurs de compétences18 qui interviendront au fur et à mesure que le projet se développera.

1ère Phase – Qui sont les actants décideurs et les modalités qui les caractérisent ?

Note de bas de page 19 :

 Propriétaires des terrains à urbaniser.

Actants décideurs: SNCF 19 et Mairie de Paris.

Note de bas de page 20 :

 « La SNCF acquiert et renforce deux cultures. La culture d’opérateur foncier (…) et un discours d’entreprise ferroviaire cherchant à développer le maximum d’emprise ferrée en dessous pour desservir ses voyageurs. Ces deux cultures représentant des positions parfois opposées mais pas contradictoires (SEMAPA, 1997: 37) ».

Note de bas de page 21 :

 « Après avoir vendu une partie de ses terrains au-dessus des voies ferrées à un aménageur, elle a vu comment ces terrains ont été aménagés et construits. Aussi sa décision est-elle prise d’être désormais partie prenante des opérations d’aménagement et de vendre ses terrains au fur et à mesure (SEMAPA, 1997: 37) ».

Ont peut nommer tout d’abord parmis les actants décideurs, selon certains livres et revues publiés par l’SEMAPA (Société d’économie mixte d’aménagement de Paris): la SNCF20 et la mairie de Paris. La SNCF a tiré quelques enseignements de son expérience précédente avec la Gare Montparnasse21, en devenant actant décideur. C’est dans ce contexte que la Mairie créée la SEMAPA, alors que la SNCF participe au capital de cette entreprise dans le but d’urbaniser l’ensemble des terrains entre la Gare de Austerlitz et les limites de Paris.

Modalités des actants :

Note de bas de page 22 :

 « « Le projet de Bibliothèque est arrivé à ce moment là des discussions entre la SNCF et la ville », rappelle l’urbaniste François Grether, et « comme il a fallu écrire le cahier des charges du concours », ajoute-t-il, la « Bibliothèque national de France a joué le rôle d’une grosse cale qui a figé les décisions »(SEMAPA, 1997: 39) ».

Les modalités des actants décideurs se multiplient, evidemment au fur à mesure que le projet avance. Nous avons sélectionné, à titre d’exemple, la décision concernant la construction de la Bibliothèque Nationale de France, sur le site de Tolbiac. Cette décision formera la modalité initiale d’une « conception » qui, par la suite, influencera notamment, le choix des valeurs associés au projet. Ainsi, cette modalité a nettement transformée le sens de l’action stratégique car, avant la décision BNF, les discussions s’orientaient vers d’autres directions. Cette décision a rapidement obligé l’entreprise à établir le cahier de charges en vue du concours public concernant cette Bibliothèque22.

2éme Phase – Quelles sont les valeurs de base et les compétences requises pour la réalisation de ce projet ?

Valeurs socio-urbaines: Rétablir la continuité avec la ville et la Seine, …

Note de bas de page 23 :

 La continuité en tant que valeur apparaît en tant que valeur dans les discours officiels de l’entreprise.

La Continuité23 dans les discours politiques

Note de bas de page 24 :

 (SEMAPA, 1997: 5).

Note de bas de page 25 :

 Cf. Premier paragraphe de cet article.

Le Maire du XIIIe arrondissement de Paris, Jacques Toubon, affirme24, en accord avec le discours officiel de la SMAPA, que cette ville est née d’une espèce de continuité constructive avec la Seine, celle-ci ayant inspiré de magnifiques œuvres d’architecture et les plus beaux quartiers de Paris. Le projet Paris Rive Gauche est naturellement né de cette continuité constructive. C’est comme si le fleuve se reflétait ou même suscitait la construction de l’axe monumental de cette ville. Les différents discours évoquent implicitement ou explicitement les « grands projets » de Mitterrand, qui se disposent autour de ce même axe monumental25: Le Cube de la Défense, la Pyramide du Louvre, l’Institut du Monde Arabe, la Bibliothèque Nationale de France.

Le facteur agglutinant dans les différents discours, entre un axe monumental, qui ne se situe pas toujours sur les quais de la Seine, la compréhension du fleuve comme axe monumental est dûe certainement au fait que les quais de la Seine, à l’ouest de la Cathédrale de Notre Dame de Paris ont été classés Patrimoine Mondial de l’Unesco. Les différents discours sur le projet font toujours référence à ce fait.

La continuité urbaine en tant que rupture monumentale

Note de bas de page 26 :

 « Dès 1977 la ville de Paris avait donc lancé une vaste réflexion sur l’ensemble de ce secteur qui s’est poursuivi en 1983 par le plan programme de l’Est parisien, dont un volet « Seine Sud-est » consistait à faire du lit de la seine et ses abords, un espace de développement et de rencontre entre le XIIIe et le XIIe arrondissement. Ces quartiers qui, auparavant, lui tournaient le dos devaient enfin s’ouvrir vers le fleuve, comme dans les quartiers centraux, où la Seine et ses berges constituent un lieu d’unité emblématique » (SEMAPA, 1997: 5).

Le territoire choisi pour la construction de Paris Rive Gauche s’étend tout au long de deux kilomètres et demi de longueur, et possède plusieurs caractéristiques physiques qui empêchent cette continuité urbaine: les lignes de chemin de fer, l’ensemble d’usines et entrepôts au long des quais de la Seine accentuent la séparation des deux arrondissements voisins : le XIIIème et le XIIème26.

L’idée du projet sera précisément de transformer les frontières – chemin de fer, ensemble d’usines, entrepôts et la Seine– en éléments d’expression de la continuité urbaine :

Note de bas de page 27 :

« Ce schéma illustre la distinction qui est faite entre la structure invariante de l’avenue de France et des voies reliant le XIIIe arrondissement de Paris à la Seine, et les îlots découpés qui seront aménagés au cours du temps de façon progressive ». La figure nº2 s’inspire, elle aussi, de l’ouvrage de la SEMAPA, (1997: 38).

La première frontière sera abolie une fois que la ville passera par-dessus des lignes de chemin de fer, le projet restant ainsi ancré dans la structure pré-existante, comme nous le montre la figure n°127.

Figure nº2
Cette figure correspond à la première étape de la Préconception, où l’on conçoit quelques scénarios urbains schématiques. Nous l’avons introduite à ce stade de l’analyse pour que le lecteur puisse visualiser l’amplitude des frontières évoquées et des problèmes qui doivent être réglés par le projet en question – Fusain : Isabel Marcos.

Figure nº2 Cette figure correspond à la première étape de la Préconception, où l’on conçoit quelques scénarios urbains schématiques. Nous l’avons introduite à ce stade de l’analyse pour que le lecteur puisse visualiser l’amplitude des frontières évoquées et des problèmes qui doivent être réglés par le projet en question – Fusain : Isabel Marcos.

La deuxième frontière : l’ensemble d’usines et entrepôts seront démolis et les bâtiments d’intérêt public intégrés dans le projet.

La troisième frontière sera résolueau moment le la construction monumentale le la Bibliothèque Nationale de France et de l’avenue parallèle à la Seine (Cf. figure nº2).

Note de bas de page 28 :

 Comme nous l’avons déjà signalé auparavant, la BNF s’insère dans l’ensemble des « grands projets » de Mitterrand, qui se disposent autour de cet axe monumental.

D’un côté, la BNF28 souligne son caractère monumental par un immense escalier en bois et, d’un autre, ses murs en verre reflètent le fleuve, à l’image de la plupart des immeubles du projet Paris Rive Gauche. La continuité avec le fleuve et avec l’axe monumental devient progressivement le principe générateur du projet. Cet axe s’accentue davantage par la construction de l’Avenue de France, qui deviendra progressivement l’élément structurant de ce projet, faisant ainsi référence, en termes structuraux, aux Champs Elysées ; car ce projet se situe, selon le système de discours, dans la continuité de l’axe monumental de Paris.

Note de bas de page 29 :

 René Thom a conçu la théorie des catastrophes. La fronce est une forme mathèmatique, un des concepts de cette théorie. Pour plus d’explications voir la description de cette forme ci-dessous.

Figure nº3 – Nous pourrons dire que l’espace interne de la fronce29 correspond aux scénarios possibles donnés par les actants décideurs, tandis que l’espace externe articule les paramètres, les positions et les déplacements de la valeur, c’est à dire, la catastrophe.

Figure nº3 – Nous pourrons dire que l’espace interne de la fronce29 correspond aux scénarios possibles donnés par les actants décideurs, tandis que l’espace externe articule les paramètres, les positions et les déplacements de la valeur, c’est à dire, la catastrophe.

Note de bas de page 30 :

 Cette zone est la plus instable de la fronce, elle oscille entre la valeur thématique et le C – Rupture monumental.

Note de bas de page 31 :

 Les deux attracteurs sont les positions de plus grande stabilité.

Note de bas de page 32 :

 Les actants décideurs se présentent comme un agencement de figures disposées en parcours (parcours modaux qui transforment nettement le sens de l’action stratégique) son articulation spécifique peut déterminer les valeurs thématiques.

Jean-Marie Floch, dans son long ouvrage sur la sémiotique en tant que praxis, a développée un ensemble de modèles figuratifs susceptibles de structurer l’univers de valeurs et de faire apparaître clairement la position différentielle des univers de signification étudiés. Dans le schéma de la figure n° 3, le principe est exactement le même, car on peut observer que la valeur thématique de la continuité urbaine se déploie tout au long de l’axe30 monumental, son point d’instabilité maximum étant C – Rupture Monumentale qui, à son tour, est la position intermédiaire entre deux attracteurs31: A – Formes, et B – Forces. Les acteurs décideurs, en tant que figures32 (états internes du système) organisent des scénarios projectuels possibles, qui sont contrôlés par l’espace externe de la fronce. La valeur thématique sélectionne un état interne comme état actuel et virtualise les autres. Ainsi, nous pouvons dire que l’espace interne correspond aux scénarios donnés par les actants décideurs, tandis que l’espace externe articule les paramètres, les positions et les déplacements de la valeur, c'est-à-dire, la catastrophe :

Note de bas de page 33 :

 Il a été décidé que les compétences seraient délimitées au fur et à mesure que le débat s’amplifierait (SEMAPA, 1997: 39).

  • L’axe horizontal de la figure nº3 articule les deux attracteurs : A – Formes, e B – Forces, le concept du projet Paris Rive Gauche émergeant ainsi progressivement de cette dynamique de positions. Le mouvement de conception du projet est déclenché par les forces discursives des actants décideurs et engendré par le biais de formes de manifestation, autrement dit, on articule les forces (discours décisifs) et les formes (scénarios urbains schématiques, études et formes concrètes du projet). La figure nº3 met en évidence encore les variations du concept de ce projet, permettant ainsi de comprendre les états internes et externes de cette forme projectuelle.

  • L’axe verticale de la figure nº3 – la valeur thématique de la continuité urbaine se déploie tout au long de l’axe monumental, s’exprimant virtuellement dans les discours et s’actualisant dans le projet par le biais de trois éléments urbanistiques: la construction de l’Avenue de France, l’aménagement des quais de Seine et la construction monumentale de la BNF. Les variations de chacun de ces éléments projectuels influencent la dynamique générale de la « signification » de ce projet. Par exemple, la BNF est une rupture monumentale dans le sens où celle-ci nous renvoie à l’axe monumentale, qui dépasse les limites du projet.

  • Compétences requises : urbanistes, architectes de renom et responsables politiques de Paris33.

Le processus de spécification de compétences s’est actualisé au fur et à mesure que le projet avançait. Autrement dit : les actants décideurs ont établi un certain nombre de compétences qui seront actualisées à l’occasion d’une action donnée.

Note de bas de page 34 :

 « Selon la même source, la décision d’implanter la  BNF sur le site de Tolbiac a été bénéfique pour plusieurs raisons : les terrains étaient vides, disponibles, ils sont à l’intérieur de Paris et sur les quais de la Seine. Cette situation confère à l’édifice monumental le prestige et la garantie d’une construction rapide, dû aux différentes études réalisées et aux projets imaginés pour cette région (SEMAPA, 1997: 39) ».

Voyons, concrètement, de quelle façon ce processus de spécification de compétences s’est réalisé : la définition des premières valeurs socio-urbaines a conduit à l’esquisse d’un schéma qui n’a pas satisfait les décideurs. En 1989, après la décision d’installer la Bibliothèque Nationale34 sur le site de Tolbiac et de l’attribution du projet de la BNF à Dominique Perrault, on a initié un processus de consultation « interactive » d’un ensemble de spécialistes et responsables politiques. Ce processus a été à l’origine de plusieurs concours publics, et l’on souligne ici la consultation Massena, où le travail innovateur de l’architecte Christian de Portzamparc s’est distingué, en proposant une nouvelle notion de parcelle, qui laissera son empreinte sur le futur projet de Paris Rive Gauche.

2e étape – Préconception (trois phases) : Simuler des effets de signification attendus

Note de bas de page 35 :

 Au long de cette phase, les urbanistes de la SEMAPA ont utilisé l’analyse sémiotique de Desmarais (1995) à propos de la morphogenèse de Paris.

Note de bas de page 36 :

 Quelques espaces urbains et architectoniques sont l’exemple de cette échelle globale : les structures portuaires, les aéroports internationaux, les chaînes de fast-food, les chaînes de prêt-à-porter, les installations itinérantes de la présidence européenne, les sièges des institutions internationales, etc. Ces espaces sont l’expression de la mondialisation dans l’échelle locale de nos villes, et c’est pour cette raison que je distingue les deux échelles, locale et globale.

Note de bas de page 37 :

 Le travail de concertation publique commence pendant cette période.

Ici, et dans la première phase, s’intègrent et se segmentent, sous une perspective historique, les trois niveaux de signification: physico-anthropologique, socioculturel et « les formes concrètes » de la ville de Paris35. Dans une deuxième phase, l’échelle locale et globale36 de ce projet s’articulent. Dans une troisième phase37, on conçoit les premiers scénarios schématiques du projet, on analyse sa cohérence, en mettant en relation les différents plans d’aménagement et les résultats de la 1ère et 2ème phases.

1ère Phase – Intégrer et Segmenter

Quels sont les niveaux de signification qui interviennent dans ce projet ?

2ème Phase – Articuler et Concevoir

Comment intégrer les espaces de la mondialisation dans l’échelle de notre projet ?

3ème Phase – Analyser et accompagner

Quelles sont les fonctions urbaines explicitées par les scénarios schématiques et de quelle façon elles revêtissent les valeurs socio-urbaines ?

Quel est le positionnement de ce projet dans l’urbanité ?

3e étape – Conception : Préconiser ou recommander les solutions adaptées

Les valeurs socio-urbaines pour le projet Paris Rive Gauche ont déjà été décidées, ainsi que les scénarios souhaités, et c’est à ce moment là que l’ensemble de résultats doit être présenté devant les différents intervenants du projet.

Quelles sont les stratégies de communication du projet?

4e étape – Gestion du Projet : Articuler et gérer l’ensemble du processus stratégique engagé

Après une première proposition, il s’agit de vérifier si les résultats sont cohérents et s’ils correspondent aux « valeurs socio-urbaines ». La constitution et la redéfinition des nouvelles solutions doivent être conçues en équipe par le sémioticien et par les urbanistes.

Les principes de permanence et de cohérence constituent les moteurs de l’action d’aménagement stratégique. Vérifier et articuler sous la perspective stratégique les divers moments de décision en urbanisme.

Note méthodologique : L’interdisciplinarité en tant que territoire naturel de la sémiotique

Note de bas de page 38 :

 Dans la figure nº4 le niveau le plus profond est le 1er – catégorisation physique et anthropologique – « formes symboliques ».

Tout projet urbain, comme nous l’ont démontré les différents exemples, fait appel à une diversité de phénomènes à différencier et hiérarchiser ; ce qui, dans une recherche incessante de cohérence, exige l’interdisciplinarité en tant que discipline. Cependant, et au fur et à mesure que le projet avance, ces phénomènes sont segmentés et travaillés par différentes disciplines. Chaque discipline inscrit ses concepts et modèles d’analyse dans une évolution spécifique à chaque domaine de connaissance. Étant donné que l’objet de la sémiotique est la signification, cette méthode ne s’applique pas uniquement à telle ou telle discipline. Il est nécessaire de segmenter la matière signifiante et d’intégrer les connaissances étudiées par les différentes disciplines convoquées par le corpus analysé. Pendant l’opération de délimitation du corpus, ont convertis les différents plans de signification par une sorte de va et vient entre les niveaux de surface et les niveaux les plus profonds38 (Cf. Figure nº3). Si, notre corpus fait appel à plusieurs disciplines, telles que l’anthropologie, l’histoire et la sociologie, nous délimitons et convertissons les concepts et composants de l’objet de chacune de ces disciplines pour proceder, ensuite, à ce que nous nommons l’intersémiotique, laquelle permet, finalement, de comparer des niveaux conceptuels comparables. C’est pour cette raison que l’interdisciplinarité est le territoire de la sémiotique. Les instruments interdisciplinaires de l’analyse sémiotique nous permettent de :

1. segmenter trois niveaux de signification ;

2. convertir les concepts de chacune des disciplines intervenant dans l’objet à analyser en niveaux de signification ;

3. procéder à l’articulation intersémiotique qui nous permettra de comparer les niveaux de signification.

Cette façon de penser et d’agir fait appel aux différentes dimensions sémiotiques, et exige un ensemble d’instruments qui permettent au sémioticien d’aborder ces dimensions sémiotiques en tant que niveaux structuraux (Cf. Figure nº4):

  • 1er Niveau – catégorisation physique-anthropologique – « formes symboliques »;

  • 2ème Niveau – distribution socioculturelle – « formes abstraites »;

  • 3ème Niveau – positionnement des configurations architectoniques dans la ville – « formes concrètes ».

Figure nº4 – La ville est une épaisseur de sens qui se déploie dans le temps.
Notre schéma organise cette épaisseur en trois niveaux de signification et en deux sens de lecture.

Figure nº4 – La ville est une épaisseur de sens qui se déploie dans le temps.Notre schéma organise cette épaisseur en trois niveaux de signification et en deux sens de lecture.

Note de bas de page 39 :

 En se présentant sous forme d’un processus d'engendrement par niveaux structurels allant du plus profond au plus superficiel, le parcours morphogénétique de l'établissement humain (Desmarais, 1995) se rapproche de ce que l'on appelle parcours génératif dans la théorie sémiotique de A.-J. Greimas. Notre approche partage cette façon de concevoir la forme de la ville (Marcos, 1996), mais elle se fonde aussi sur une sémiotique morphodynamique dont le concepteur est Per Aage Brandt (1992).

Si notre lecture de l’espace vise l’établissement d’une stratégie urbaine, l’analyse doit être effectuée en partant du 1er niveau structurel, le plus profond, jusqu’au 3ème niveau, les plus superficiel. L’articulation dynamique des trois niveaux peut, ainsi, être lue, dans le sens de la lecture stratégique (parcours morphogénétique)39 ou dans le sens de la lecture de l’usager (parcours semiogénétique). La figure nº4 nous permet d’appréhender schématiquement la logique sous-jacente à la sémiotique stratégique. La notion d’articulation intersémiotique, inscrite dans les deux sens de lecture, est incontournable si l’on désire construire une sémiotique stratégique du projet urbain.

Pour citer ce document

Marcos I., (2008). Vers une sémiotique stratégique du projet urbain. Actes Sémiotiques, (111). https://doi.org/10.25965/as.3053

Auteur

Isabel Marcos
Isabel Marcos est docteur en sémiotique de l’architecture et de la ville de l’Université d’Aarhus (Danemark) et docteur en sciences de la communication à l’Université Nouvelle de Lisbonne (Portugal), elle développe ses recherches dans le domaine des systèmes dynamiques urbains. Elle a dirigé deux ouvrages collectifs, un en France et l’autre au Portugal. Elle est l’auteur de nombreux articles publiés au Brésil, Danemark, France, Norvège, Portugal, Russie, Suisse et sur le Web. Elle est actuellement chercheur au e-GEO Centre d’Études de Géographie et Aménagement Régional à l’Université Nouvelle de Lisbonne (Portugal).

Bibliographie de l’Auteur :
Isabel Marcos dir. La Ville de l’Avenir. Construire de la Ville, conquérir de l’Espace: comment une société pense son avenir?, Lisbonne, 2007, Editions on-line http://e-geo.fcsh.unl.pt/working_papers.asp.
Isabel Marcos, « De la réalité virtuelle sur le web à la ville mutante : l’exemple du Harvard Project on the City de Rem Koolhaas » in Actes des Journées SCAN’07 2e Séminaire de conception Architectural Numérique, Liège, Université de Liège, 2007, pp.112-115
Isabel Marcos, « La Morphogenèse de Lisbonne. À propos des universaux urbains » in Dynamiques de la ville. Essais de sémiotique de l’espace. Sous la direction de Isabel Marcos, Paris, L’Harmattan, Collection Intersémiotique des Arts, 2007, pp. 69-93.
Isabel Marcos, « Macao Transocéanique. Quelques réflexions sur le découpage », Actes du Congrès de l’Association Française de Sémiotique : Sémio 2001 – Des théories aux problématiques, ( Jacques Fontanille éd.) Limoges, Pulim (livre et cd-rom), 2002, pp. 197-201
Isabel Marcos, « Épaisseur sémantique, Épaisseur topologique. L'exemple de Lisbonne du XVIe siècle », The man and the city: Spaces, forms, Meanings, in Architecton, Saint-Petersburg-Geneva-Thessaloniki-Ekaterinburg, 1998, pp. 171-184.
Isabel Marcos, « Le trajet de pèlerinage au couvent de S. José de Ribamar », ( Louis Panier , éd.) in Sémiotique & Bible, nº 90, 1998, pp. 43-62
Isabel Marcos, Le Sens Urbain. La Morphogenèse et la Sémiogenèse de Lisbonne. Une analyse catastrophiste urbaine, Doctorat Ph.D, Aarhus, Université Aarhus, 1996, 337 p.
e-GEO, Centre d'Études de Géographie et Aménagement Régional
Université Nouvelle de Lisbonne
isamar@magic.fr
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