Diagramme et parcours visuels de la démonstration

Maria Giulia Dondero

Fonds National de la Recherche Scientifique/Université de Liège

https://doi.org/10.25965/as.2775

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : démonstration, diagramme, iconicité

Auteurs cités : Jean-François BORDRON, Christiane CHAUVIRÉ, Maria Giulia DONDERO, Jean Fisette, Nelson GOODMAN, Emmanuel KANT, Charles Sanders PEIRCE

Plan
Texte intégral

Introduction

Dans le présent travail je me limiterai à offrir quelques pistes de réflexion sur la façon dont l’image peut non seulement servir comme dispositif déclencheur d’une recherche ou intervenir comme instrument de validation au bout d’un parcours d’argumentation, mais surtout fonctionner comme terrain d’expérimentation au cœur d’une démonstration scientifique. L’image serait ainsi à concevoir comme le dispositif central de l’émergence de nouvelles hypothèses sur un objet de recherche car elle sera entendue en tant que pivot d’irradiation d’un parcours d’expérimentation qui devient un parcours de démonstration. Autrement dit, je vais m’attacher à analyser le processus du faire-image en tant que dispositif crucial de la démonstration. Pour atteindre cet objectif, je commencerai par quelques considérations sur les langages visuel et formel.

1. Du diagramme entre mathématiques et visualisation

Explorer la relation entre les langages analogues et denses, comme l’image proprement dite, et les langages digitaux et formels, comme les mathématiques, s’est révélé vite d’une certaine importance dès les premières réflexions sur l’image scientifique faites dans le cadre du programme de recherches « Images et dispositifs de visualisation scientifique » (IDiViS) financé par l’Agence Nationale de la Recherche (A.N.R.) (2008-2010).

Note de bas de page 1 :

 Voir à propos de l’écriture linéaire de Bertrand Russel l’article de Bruno Leclercq « Rhétorique de l’idéographie II. Dispositifs producteurs de l’évidence géométrique d’une preuve formelle », ici-même.

Le langage formel de la logique est le langage de la démonstration par excellence, car il permet de concevoir la démonstration comme une écriture droite et rectiligne et par conséquent rationnelle1. Nous avons dû nous demander si l’image, dotée d’une topologie tabulaire, devait renoncer à toute ambition démonstrative en raison de la difficulté de repérer en elle une organisation linéaire, ainsi qu’une grammaire de traits disjoints, des éléments minimaux, des règles syntaxiques qui puissent permettre la combinatoire, la manipulation et l’expérimentation. Au premier abord, ce qui manquerait à l’image, avec son organisation topologique tabulaire, serait donc un alphabet de signes qui puisse lui donner un statut d’écriture en déploiement linéaire comme dans la démonstration logique classique. En outre, l’image devrait pouvoir être constituée de traits disjoints possédant une certaine valeur fixée lui permettant de s’autonomiser des limites strictes de son contexte de production : c’est la densité particularisante des configurations, par exemple dans une photographie, qui l’empêche d’être considérée comme un langage ouvrant un accès vers la généralité. La question au centre de cette étude est donc d’une certaine manière une question « classique » car elle revient sur une interrogation ancienne : est-ce qu’on peut percevoir et surtout représenter visuellement une généralité, voire une virtualité ? Plus précisément : pourrait-on envisager une notation de signes visuels disjoints possédant chacun une valeur figée et étant syntaxiquement recombinables à travers des règles sous contrôle ? Est-ce que les traits visuels peuvent assurer un accès à la généralité, et des configurations visuelles devenir ainsi des instruments modélisant une classe d’objets ?

Note de bas de page 2 :

 Voir à ce propos Maria Giulia Dondero« La stratification temporelle dans l’image scientifique », Protée vol 37, n° 3, « Regards croisés sur les images scientifiques » (Allamel-Raffin dir.), 2009a, pp. 33-44 ; Maria Giulia Dondero« Image scientifique et énonciation du temps », Visible n° 5, Images et dispositifs de visualisation scientifique (Dondero et Miraglia dirs), Pulim, Limoges, 2009b, pp. 123-147 ; Maria Giulia Dondero« L’image scientifique : de la visualisation à la mathématisation et retour », Nouveaux Actes Sémiotiques en ligne, Recherches sémiotiques. Disponible sur : https://www.unilim.fr/actes-semiotiques/1653, 2009c, (consulté le 08/04/2009) ; Maria Giulia Dondero« The Semiotics of Scientific Image : from production to manipulation », The American Journal of Semiotics, vol. 25, ns° 3-4, 2009d, pp. 1-19 ; Maria Giulia Dondero« L’indicialité de l’image scientifique : de la constitution de l’objet à sa manipulation », Visible n° 6, (Dondero & Moutat dirs), Limoges, Pulim, 2010, pp. 91-108.

Note de bas de page 3 :

 Nelson Goodman, Languages of Art. An Approach to a Theory of Symbols, Indianapolis, Hackett, 1968 ; tr. fr. Langages de l’art. Une approche de la théorie des symboles, Paris, Hachette, 1990. À ce sujet voir aussi Caroline Jullien, Esthétique et mathématiques. Une exploration goodmanienne, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.

Note de bas de page 4 :

 La constitution d’une notation de traits visuels disjoints pourrait permettre le passage de la reproduction photographique d’un phénomène à la généralisation des propriétés de ce phénomène jusqu’à la théorisation d’un fonctionnement-type d’une classe de phénomènes.

Dans des travaux précédents2, je me suis attachée à démontrer que dans certaines disciplines comme l’astrophysique et la biologie, l’image peut fonctionner comme une visualisation appartenant au régime allographique et non pas au régime autographique (selon les termes de Nelson Goodman)3, à savoir comme une visualisation manipulable car dotée d’un système notationnel d’éléments disjoints identifiés selon des opérations de sélection et de dé-densification4. À cette occasion je voudrais plutôt voir comment une certaine forme de tabularité et d’organisation spatiale peut être utile pour que la visualisation mathématique puisse être définie comme terrain d’expérimentation et de démonstration au terme desquelles émerge quelque chose qui n’était pas prévu au début du parcours. Pour atteindre cet objectif, il me faudra esquisser la notion de diagramme selon Ch. S. Peirce qui est à la base de sa philosophie mathématique : le diagramme est conçu comme l’instrument majeur de toute pensée nécessaire et créatrice. Il nous faudra comprendre comment Peirce a pu généraliser le fonctionnement du diagramme mathématique en un dispositif stratégique essentiel du déploiement de la pensée qui, comme nous le verrons, est caractérisé par un paradigme visuel.

J’aimerais tout de suite préciser qu’il ne faut pas entendre le terme diagramme – comme le font d’ailleurs certains sémioticiens ‑ comme un synonyme de schéma ou de graphique, à savoir comme un dispositif identifiable par des flèches, des symboles, des chiffres, des axes cartésiens, etc. Cette perspective engloberait toutes les visualisations caractérisées par une certaine organisation topologique, sans rendre compte des raisons profondes qui rendent nécessaire l’utilisation de ce dispositif. De plus, cette conception s’appuyant sur un point de vue portant sur une certaine organisation du plan de l’expression, exclurait par exemple les images proprement dites, et se placerait ainsi non seulement à l’opposé de la notion peircienne d’iconicité mais aussi d’une perspective sémiotique tout court ‑ si l’on conçoit le niveau sémiotique comme une médiation entre plan de l’expression et plan du contenu.

Concevoir le diagramme comme des formes schématiques ou graphiques identifiées a priori à partir d’une certaine organisation topologique ne prendrait pas en compte le fait que par exemple des photographies peuvent, dans certains cas, fonctionner diagrammatiquement : comme l’affirme Peirce ‑ et c’est cette proposition que je voudrais développer ‑, la catégorie des icônes abstraites, les diagrammes justement, comprend aussi bien les formules algébriques que les photographies composites. Je reviendrai tout à l’heure sur la photographie composite.

Note de bas de page 5 :

 On rappelle que la catégorie des icônes comprend les images, les diagrammes et la métaphore : « On peut en gros diviser les hypoîcones suivant le mode de la priméité à laquelle elle participent. Celles qui font partie des simples qualités ou premières priméités sont des images ; celles qui représentent les relations, principalement dyadiques ou considérées comme telles, des parties d’une chose par des relations analogues dans leurs propres parties, sont des diagrammes ; celles qui représentent le caractère représentatif d’un representamen en représentant un parallélisme dans quelque chose d’autre sont des métaphores » (Peirce, Collected Papers, idem, 2.276-7).

Note de bas de page 6 :

 « Il ne suffit pas d’énoncer les relations, il est nécessaire de les exhiber effectivement ou de les représenter par des signes dont les parties ont des relations analogues à celles-ci », Ch. S. Peirce, cité dans Christiane Chauviré, L’œil mathématique, Essai sur la philosophie mathématique de Peirce, Paris, Éditions Kimé, p. 48.

Plutôt qu’identifier a priori le diagramme avec une certaine organisation topologique, j’essaierai d’éclaircir la notion d’icône abstraite5qui, chez Peirce, recouvre des phénomènes très divers en ce qui concerne la topologie du plan de l’expression mais qui sont liés par des fonctionnements et des visées apparentés. Nous pouvons identifier ces fonctionnements diagrammatiques avec la monstration, exhibition, exposition des relations structurant un objet par des signes dont les parties ont des relations analogues à celles de l’objet6.

Note de bas de page 7 :

 Pour une discussion approfondie sur la relation de Peirce avec le schématisme kantien voir Christiane Chauviré, L’œil mathématique, idem.

La pensée diagrammatique vise d’une certaine manière à poursuivre la question posée par le schématisme et le synthétique a priori kantiens. Si, chez Kant7, le schématisme visait résoudre la dualité entre intuition (représentations singulières) et concept (représentations générales), chez Peirce l’utilisation du diagramme, à partir donc d’un point de vue sémiotique ‑ sémiotique au sens où l’on pense par des signes ‑, vise à résoudre la dualité singularité-généralité et la dualité observabilité-imagination en les pensant non pas comme opposées mais comme une bipolarité tensive qui fait la caractéristique principale du diagramme. En ce qui concerne la première polarité, Peirce affirme :

Note de bas de page 8 :

 Voir à ce propos Frederik Stjernfelt Diagrammatology. An Investigation on the Borderlines of Phenomenology, Ontology, and Semiotics, series Synthesis Library vol. 336, Springer Netherlands, 2007, où l’auteur explique qu’il faut distinguer entre les diagrammes proprement dits, à savoir les diagrammes construits avec l’intention explicite de l’expérimentation et programmés pour suivre une précise syntaxe de transformation, et la classe des diagrammes généralement informatifs. Le fonctionnement principal du diagramme proprement dit, qui le rend susceptible de transformations réglées afin de révéler des nouvelles informations, le positionne à la base du Gedankenexperimente et lui donne une extension heuristique qui s’étend de la vie quotidienne à l’invention scientifique.

Note de bas de page 9 :

 Ch. S. Peirce, cité dans Christiane Chauviré, L’œil mathématique, idem, p. 51.

Un diagramme, en mon sens, est en premier lieu un Token ou un objet singulier utilisé comme signe ; car il est essentiel qu’il puisse être perçu et observé. Il est néanmoins ce qu’on appelle un signe général, c’est-à-dire qu’il dénote un Objet général. Il est en fait construit dans cette intention8 et il représente ainsi un Objet dans cette intention. Or l’Objet d’une intention, d’un but, d’un désir, est toujours général9.

D’une certaine manière le diagramme serait scindé en deux : un diagramme en tant que Token singulier, et un diagramme qui donne les règles de lecture pour comprendre ce Token comme un Type.

En ce qui concerne la deuxième polarité observabilité-imagination, comme l’affirme Christiane Chauviré, selon Peirce :

Note de bas de page 10 :

 Christian Chauviré, L’œil mathématique, idem, p. 36, nous soulignons.

toute déduction procède par construction de diagrammes, c’est-à-dire de signes appartenant à la classe des icônes, qui exhibent des relations existant entre les parties d’un état de chose (state of thing) idéal et hypothétique, imaginé par le mathématicien et susceptible d’être observé10.

Note de bas de page 11 :

 Il a été remarqué, en ce qui concerne la géométrie fondamentale, que le diagramme fonctionne de manière très différente du plan urbain par exemple ; comme lui, il indexe quelque chose : là il y a une bibliothèque, là il y a un angle obtus. Mais le plan n’ambitionne pas de promouvoir des inférences spatiales sur d’autres villes dont il n’est pas la carte. Par contre, un diagramme qui représente un triangle rectangle dans une démonstration du théorème de Pythagore ambitionne de concerner tous les autres rectangles parce qu’il représente un triangle « générique », c’est-à-dire une règle de construction. Voir à ce propos Valeria Giardino et Mario Piazza Senza parole. Ragionare con le immagini, Milan, Bompiani, 2008. Ici il a été observé que la somme des angles internes d’un rectangle est de 180°, où « l’article indéterminatif ne concerne pas une lecture de re (triangle spécifique), mais il reçoit automatiquement une lecture de dicto (triangle générique), lecture fondée formellement par un quantificateur universel » (idem, p. 92). Il s’agit du résultat de la rencontre entre « les propriétés nécessairement particulières d’un diagramme et la validité générale du théorème qui résulte de la démonstration qui utilise ce diagramme » (idem, p. 90). Giardino et Piazza expliquent ce caractère général du théorème par une « invariance pratique » et par une répétition que le diagramme permet d’effectuer : « La démonstration concerne en fait une classe générale d’objets, dans la mesure où elle peut être facilement répétée pour des objets géométriques qui en satisfont les mêmes conditions. Bref, la généralité géométrique consiste en la certitude que des constructions particulières peuvent être répétées : la généralité consiste en une invariance pratique » (idem, p. 93, nous traduisons).

Le diagramme aurait justement une double détermination : il serait enraciné dans l’évidence perceptive et en même temps il serait généralisable. Cela revient à dire que le processus diagrammatique permettrait de rendre reconnaissables des relations entre les parties d’un objet, qui peuvent être observées et manipulées avec l’objectif d’étudier d’autres objets également. Le diagramme est ainsi définissable comme un monde clos et contrôlé mais permettant l’extensibilité de la preuve11.

2. Le processus perceptif de découverte

Pour expliquer de manière plus précise le fonctionnement diagrammatique qui peut concerner tant des formules algébriques, des diagrammes proprement géométriques, que des photographies, il nous faut continuer l’exploration de l’origine mathématique du diagramme.

L’expérimentation mise en œuvre par le diagramme est, selon Peirce, ce qui distingue la procédure déductive théorématique du raisonnement corollariel, ce dernier ne concernant que des inférences purement analytiques, donc appartenant à la logique et non pas à l’épistémique. Comme l’affirme Chauviré en expliquant la différence entre théorématique et corollariel :

Note de bas de page 12 :

 Christiane Chauviré, L’œil mathématique, idem, p. 36, nous soulignons.

deux cas peuvent se présenter : soit la conclusion est directement lue dans le diagramme initial par simple inspection, c’est-à-dire que les relations qui rendent possibles la conclusion sont immédiatement perçues sans qu’on doive retoucher le diagramme [c’est le cas du corollariel] ; soit il est nécessaire de le modifier par des constructions supplémentaires [c’est le cas du théorématique] […]. L’adjonction de telles constructions est dépeinte comme une expérimentation effectuée sur le diagramme, analogue à celle pratiquée en physique et en chimie sur un échantillon. Dans ce dernier cas c’est la perception de relations (entre les parties du diagramme) autres que celles qui apparaissent dans le diagramme initial qui permet la lecture de la conclusion12.

Ce qui différencie le corollariel du théorematique est que ce dernier permet la manipulation, voire l’expérimentation tandis que le corollariel manque de cette étape et reste une démarche purement logique. Ce type d’expérimentation mathématique passe par la spatialisation des grandeurs spatiales et non spatiales (par exemple, les relations logiques, etc.) et par l’adjonction de « lignes subsidiaires » ‑ appelées ici « constructions supplémentaires » ‑ aux lignes du dessin qui suivent fidèlement les prémisses. Dans ce dernier cas, quelque chose est construit, quelque chose se fait.

Le traçage de lignes subsidiaires devrait provoquer une véritable expérimentation sur la visualisation mathématique elle-même, analogue à celle pratiquée en physique et en chimie sur un échantillon. Cela reviendrait à dire qu’on attend des réponses de la part de la visualisation comme on les attend d’un échantillon soumis à des opérations desquelles quelque chose d’inconnu auparavant est censé ressortir… La visualisation doit répondre à des opérations du mathématicien que dans les laboratoires sont considérées comme des provocations, des explorations-stimulations auxquelles l’objet étudié est censé réagir.

Peirce explique que cette adjonction de lignes subsidiaires est conduite en suivant des règles et permet de voir des formes ressortirde ces manipulations expérimentales : chaque forme constitue évidemment une totalité. La constitution de formes fournit des contours, voire des configurations enveloppantes et totalisantes, aux réseaux de lignes. Peirce affirme à ce propos que :

Note de bas de page 13 :

Charles Sanders Peirce, Collected Papers of Charles Sanders Peirce, 8 vol., Hartshore, Weiss et Burks dirs., Cambridge, Harvard University Press,1931-35, 2.55, nous soulignons.

…Le Grundsatz de la Rhétorique formelle est qu’une idée doit se présenter sous une forme unitaire, totalisante et systématique. C’est pourquoi maints diagrammes qu’une multitude de lignes rend compliqués et inintelligibles deviennent instantanément clairs et simples si on leur ajoute des lignes ; ces lignes supplémentaires étant de nature à montrer que les premières qui étaient présentes n’étaient que les parties d’un système unitaire13.

On s’aperçoit que selon ces affirmations peirciennes, les formes émergent, à la suite de l’adjonction de lignes subsidiaires, instantanément : cette instantanéité perceptive est ce qui caractérise chez Peirce l’évidence de la démonstration, le moment conclusif de l’expérimentation. Ce ne sont pas les déductions de la logique ni les seuls concepts qui ont le pouvoir de fonctionner comme des démonstrations voire comme des parcours nécessaires vers un nouveau savoir : selon cette perspective, pour qu’il y ait démonstration, il faut que des formes et donc des totalités émergent.

Note de bas de page 14 :

Voir à ce propos Ch. S. Peirce, Collected Papers, idem, 4.532.

Chez Peirce, seules les icônes ont le pouvoir d’exhiber une nécessité, un devoir être14 parce qu’elles seules peuvent montrer l’émergence de formes et de totalités à partir des manipulations de lignes qui pourraient apparaître au premier abord comme désordonnées, incomplètes et insignifiantes. Les icônes sont les seuls signes capables d’exhiber une nécessité car ils rendent sensibles les relations entre des lignes par des formes, à savoir par des relations de traits qui se composent en unités et apparaissent comme des totalités accomplies.

Pour mieux caractériser la notion de totalité nécessaire, la définition d’iconicité donnée par Jean-François Bordron contenue dans un article sur la rhétorique intersémiotique, peut nous être utile. L’auteur explique que :

Note de bas de page 15 :

 Jean-François Bordron « Rhétorique et économie des images », Protée n°38, vol. 1, « Le Groupe µ entre rhétorique et sémiotique. Archéologie et perspectives » (Badir et Dondero dirs), 2010, pp. 27-39.

La caractéristique de l’iconicité tient moins dans la présence de morphologies, de parties et de totalités, de texture et de plasticité que dans le fait que tous ces éléments prennent ensemble comme on le dit par exemple d’éléments matériels réunis dans un moule et qui de ce fait stabilisent peu à peu leurs rapports15.

Note de bas de page 16 :

 Christiane Chauviré, L’œil mathématique, idem, p. 185.

Ces totalités résultent d’opérations de liaison et de déliaison conduisant des éléments divers à « prendre ensemble » et rendant perceptivement évidente la nécessité des conclusions ; c’est pourquoi Peirce a toujours rapproché la contrainte exercée sur nous par une perception ordinaire et les conclusions mathématiques : les deux s’imposent à nous comme nécessaires. La perception et les conclusions mathématiques sont, selon le sémioticien américain, toutes deux caractérisées par l’émergence de configurations qui ne peuvent être que comme elles sont : « leur vérité consiste dans le fait qu’il est impossible de les corriger »16. Pour Peirce la vérité perceptive est aussi irrésistible que la vérité mathématique :

Note de bas de page 17 :

 Ch. S. Peirce, Collected Papers, idem, 7.659.

Cette contrainte irrésistible du jugement de perception est précisément ce qui constitue la force contraignante de la démonstration mathématique. On peut s’étonner que je range la démonstration mathématique parmi les choses qui relèvent d’une contrainte non rationnelle. Mais la vérité est que le nœud de toute preuve mathématique consiste précisément dans un jugement à tout égard semblable au jugement de perception, à ceci près qu’au lieu de se référer au percept que nous impose la perception, il se réfère à une création de notre imagination17.

Note de bas de page 18 :

 Cette constitution de formes qui font apparaitre une « solution » et une conclusion nécessaire ont été développées par la théorie de l’iconicité en tant que méréologie chez Jean-François Bordron (« L’iconicité », Ateliers de sémiotique visuelle, Hénault et Beyaert-Geslin dirs, Paris, P.U.F, 2004, pp. 121-154 et « Rhétorique et économie des images », idem).

Les formules algébriques, toujours selon Peirce, bien qu’elles soient constituées de symboles, c’est-à-dire de signes généraux qui ne se rapportent à leur objet qu’en vertu de conventions arbitraires, fonctionnent comme des icônes car c’est la constitution de formes qui leur offre une structure unitaire et perceptivement saisissable de la totalité des relations entre ces signes généraux eux-mêmes18. Même si le diagramme est constitué de symboles, à savoir de signes généraux, le fait qu’ils « prennent ensemble » le constitue en un dispositif hybride entre l’énonciation logique des concepts et l’exhibition de leur composition en tant que forme unitaire qui s’impose d’emblée et sans corrections possible. D’ailleurs la caractéristique de l’icône abstraite est de mettre en scène, en les rendant susceptibles de manipulations, voire d’expérimentations, des relations logiquement possibles en les constituant en unités : ce qui est central dans les raisonnements de ce type est la manipulation des relations qui prennent forme en des totalités. Il s’agit d’ailleurs de totalités qui s’imposent avec la force de percussion des percepts. On s’aperçoit que la démonstration peut être décrite comme le produit d’un « faire image » des relations entre les parties d’un objet soumis à l’expérimentation.

Note de bas de page 19 :

 « Quant à l’algèbre, l’idée même de cet art est qu’elle présente des formules que l’on peut manipuler et que par observation des effets de cette manipulation on découvre des propriétés qu’on n’aurait pas discerné autrement », Ch. S. Peirce, cité dans Christiane Chauviré, L’œil mathématique, idem, p. 46.

Comme précédemment affirmé, les formules algébriques chez Peirce, bien qu’elles soient constituées de symboles, sont iconiques parce que c’est la constitution de formes que prédomine chez les formules algébriques, à savoir une structure unitaire qui rend perceptivement saisissable la totalité des relations entre ces signes généraux et permet ainsi la découverte de conclusions imprévues et informatives19. Mais pourquoi ce serait l’icône et non pas les symboles, c’est-à-dire les signes généraux, à rendre immédiatement reconnaissable et irrésistible la nécessité ? Comment Peirce explique la différence entre symbole et icône abstraite ?

Note de bas de page 20 :

 Ch. S. Peirce cité dans Christiane Chauviré, L’œil mathématique, idem, p. 187.

Quand nous contemplons la prémisse, nous percevons mentalement que, si celle-ci est vraie, la conclusion est vraie. Je dis : nous percevons, parce qu’une connaissance claire suit la contemplation sans aucun processus intermédiaire. Puisque la conclusion devient certaine, il y a une étape à laquelle elle devient directement certaine. Or cela, aucun symbole ne peut le montrer, car un symbole est un signe indirect dépendant de l’association des idées. Un signe exhibant directement le mode de relation est donc requis20.

Note de bas de page 21 :

 Voir à ce propos l’analyse de la traduction spatiale des équations mathématiques dans des « photographies calculées » représentant le modèle de fonctionnement des trous noirs dans Maria Giulia Dondero « Sémiotique de l’image scientifique », Signata. Annales des sémiotiques/Annals of Semiotics n° 1, pp. 111-176.

C’est le « directement » qui explique le « must-be » de l’icône. Mais cet adverbe « directement » ne concerne pas une icône considérée comme une totalité sans médiation ; il s’agit au contraire d’une totalité produite par un travail de manipulation qui a mis en évidence des possibilités diverses d’agencement et d’organisation des symboles. On pourrait dire que la démonstration est le résultat d’une expérience sur laquelle le jugement de perception met le mot fin. On a démonstration lorsque la forme enveloppe et fige les manipulations qui étaient jusqu’à là encore multiples et virtuelles21.

3. Des relations diagrammatiques entre photographies

Après cet excursus dans la théorie du diagramme, je voudrais avancer l’hypothèse que tout support visuel servant comme support de travail et d’expérimentation de ce type (c’est-à-dire le support d’un travail de manipulation des relations entre parties d’un objet permettant l’émergence de formes inconnues auparavant), peut être considéré comme une forme de diagramme. Je voudrais par conséquent poursuivre mon exploration par cette interrogation : si la logique des symboles généraux et des concepts peut être dépassée par le paradigme visuel de la démonstration ‑ voire par un paradigme enraciné dans la perception ‑, qu’en est-il des images proprement dites, à savoir des images que j’ai appelées figurativement « denses » au début de cette étude ? Qu’en est-il des photographies, images denses par excellence, à savoir déterminées par le contexte spécifique et non répétable de la prise, où les notions de « logiquement possible », virtualité et généralité ne semblent pouvoir avoir de citoyenneté ? Est-ce que les images denses peuvent acquérir la même force de percussion que le diagramme mathématique caractérisé par un « faire image » des relations possibles ? Est-ce que la force démonstrative du percept fonctionne pour les photographies, signes de la singularité par excellence, de la même manière qu’avec les relations abstraites, arbitraires, des signes généraux, qui assument un pouvoir démonstratif à travers des processus de « faire-image » ? Essayons de voir si le passage par les photographies peut nous éclairer sur d’autres caractéristiques concernant le fonctionnement du diagramme.

Comme nous l’avons déjà esquissé, Ch. S. Peirce identifie des fonctionnements semblables dans des objets visuellement très différents comme une formule algébrique et une photographie (ou plus précisément, deux photographies). Peirce englobe ainsi dans la même catégorie d’icône abstraite aussi bien les formules algébriques que les photographies. Nous disons bien photographies au pluriel et pas photographie au singulier, la photo isolée n’ayant pas beaucoup d’intérêt pour Peirce ni d’un point de vue scientifique ni du point de vue de l’exemplification de la catégorie d’icône. C’est en fait au moins deux photographies « servant à tracer une carte », ou bien une image moyenne (la soi-disant composite photograph, produite par une composition méthodiquement organisée de plusieurs images desquelles ressort une nouvelle totalité), qui peuvent être entendues comme des icônes, à savoir comme des représentations qui mettent en scène l’organisation parmi les parties d’un objet.

Note de bas de page 22 :

 Christiane Chauviré, L’œil mathématique, idem, p. 44.

Note de bas de page 23 :

 Ch. S. Peirce cité dans François Brunet, La naissance de l’idée de photographie, Paris, PUF, 2000, p. 314.

Comme l’affirme Chauviré, « Beaucoup de diagrammes ne ressemblent pas du tout à leurs objets, à s’en tenir aux apparences : leur ressemblance consiste seulement dans les relations de leurs parties »22. Ce qui lie intimement les formules algébriques et la composition de plusieurs photographies – aussi bien les deux photos qui « permettent de tracer une carte » que la photographie composite, composée de plusieurs photographies superposées, desquelles ressort une nouvelle organisation visuelle ‑ est que l’absence de « ressemblance sensible », « externe » pour ainsi dire, n’empêche pas d’exhiber des analogies entre les méréologies des objets à expérimenter, d’un côté, et les formules algébriques et les compositions photographiques elles-mêmes, de l’autre. Autrement dit, les formules algébriques et les compositions de photos peuvent incarner les relations entre les parties dont sont construits les objets sans que la ressemblance de leurs apparences sensibles intervienne. De plus, autant dans les cas de l’observation des compositions photographiques que des formules algébriques, « peuvent être découvertes concernant [leur] objet d’autres vérités que celles qui suffisent à déterminer [leur] construction »23. Je veux dire par là que la photographie composite ne doit pas être entendue comme représentant un objet mais comme intermédiaire entre deux ou plusieurs phénomènes visant faire ressortir des analogies nouvelles qui ne seraient pas prévisibles avant le montage photographique et avant son déploiement. Nous sommes ici face à un fonctionnement théorematique, si l’on peut dire, des photographies, car de chaque mise en relation entre photos on peut extraire des mesures pour des calculs, ainsi que s’apercevoir de nouvelles configurations spatiales du territoire exploré par les photos. Peirce parle en fait dans ce cas non seulement de deux photographies mais « de deux photographies servant à tracer une carte » : la carte pourrait avoir la fonction de rendre saisissables des nouvelles formes du territoire qui n’étaient que latentes avant le montage photographique et avant la triangulation avec le nouveau dispositif d’organisation de formes, la carte justement : de la triangulation de différentes organisations de traits visuels peuvent ressortir des nouvelles formes. Cela revient à dire que la mise en relation de « deux photographies visant tracer une carte » ‑ par projection, translation, miroitement etc. ‑ non seulement permet de voir des relations entre parties du territoire à l’intérieur de la carte en question, mais d’en révéler d’imprévues par rapport à ce qui était observé dans le territoire lui-même et dans chaque prise photographique isolée. Dans ce sens, les photographies peuvent être comprises comme des intermédiaires entre le territoire et la carte à tracer ainsi que comme des outils pour révéler des relations entre parties du territoire à investiguer. Mais qu’est-ce qu’on entend précisément avec cette expression « deux photographie servant à tracer une carte » ? François Brunet l’explique de la manière suivante :

Note de bas de page 24 :

 François Brunet, La naissance de l’idée de photographie, idem, pp. 314-315, nous soulignons.

Peirce rejette du même mouvement le critère de la “ressemblance sensible” et celui du degré de conventionalité pour définir l’icône ; celle-ci est plutôt caractérisée en termes logiques, par sa “capacité à révéler une vérité inattendue” concernant son objet. L’exemple des deux photographies servant à tracer une carte renvoie à la méthode photogrammetrique certainement familière à Peirce par le biais de la géodésie. Dans cette méthode, on peut construire une carte, sous certaines conditions techniques, à partir de deux ou plusieurs photographies d’un site donné prises de points de vue opposés, moyennant des opérations de réduction analogue à celles du levé direct. La photographie couplée a reçu beaucoup d’autres usages, notamment dans divers types d’analyse du changement. Comme dans le cas de l’enregistrement photographique des éclipses, ce qu’exploite la méthode n’est pas la ressemblance de chaque photographie à des objets particuliers, mais l’analogue idéal de la topographie que constitue la collation géométriquement déterminée des deux photographies24.

Ce n’est donc pas une ressemblance sensible (sensous resemblance), mais bien une similitude idéale (likeness), qui est manifestée par le dispositif du diagramme photographique. Mais si la similitude idéale dans le cas d’un diagramme mathématique se construit par un processus allant de l’adjonction de lignes subsidiaires jusqu’à la composition de ces lignes en une totalité (à travers le « prendre ensemble »), dans le cas des deux photographies exhibant des densités de traits, on pourra obtenir un fonctionnement diagrammatique seulement avec la soustraction paramétrée de la densité visuelle qui caractérise chaque représentation photographique ‑ qu’on peut obtenir à travers des stratégies de composition telle que la collation géométriquement déterminée dont parle Brunet. La densité photographique pourrait empêcher l’expérimentation qui est par ailleurs constitutive de la démonstration par diagrammes : c’est pour cette raison que Peirce ne prend pas en considération une photographie, mais au moins deux photographies construisant une triangulation avec quelque chose d’autre : la superposition ou la mise en relation à travers des projections géométriques des photographies garantie une perte de densité, une valorisation des différences et des similitudes ainsi que de nouvelles configurations « moyennes » dans le cas de la photographie composite. La mise en relation de différentes photographies permet une perte de densité et une valorisation des réseaux entre relations de parties, voire un gain de nouveau savoir. Comme l’a affirmé Jean Fisette lors d’une conférence donnée à l’Université de Liège le 5 octobre 2010 :

Note de bas de page 25 :

 Jean Fisette, « L’incertitude de la représentation, vecteur de la sémiotique de Peirce », conférence donnée à l’Université de Liège, Faculté de Philosophie et Lettres, le 5 octobre 2010.

entre le signe et son objet, il y a non pas une simple correspondance, non pas une densité de matière, mais des vides, des trous, des espaces que l’esprit doit occuper, donc créer quelque chose en regardant le signe et en l’interprétant. C’est dans la pratique du comblement de ces vides que l’acquisition de nouveaux savoirs est rendue possible25.

Pour conclure

Les représentations denses empêchent le transport, elles sont engageant, elles arrêtent le parcours de l’expérimentation, le figent et l’alourdissent. Trouer la densité permet par contre le passage rapide entre une configuration et l’autre : la démonstration par images se révèle possible seulement si leur densité est allégée par des opérations de mise en relation, projection géométrique, translations, voire si elles ne sont pas pleinement réalisées au niveau temporel ni particularisantes au niveau spatial ; car si elles l’étaient, elles représenteraient un encombrement qui entraverait le travail de l'esprit. Le processus du raisonnement selon Peirce quitte le terrain de la figuration accomplie ou complétée pour aller dans le sens d'une image fragmentée ou d'une figure ouverte à l’expérimentation.

Il me semble qu’on pourrait conclure que le diagramme, à savoir l’icône opérationnelle, a toujours affaire avec un interstice entre particularités et généralisation et que, selon cette perspective, la démonstration n’est pas envisageable comme une ligne droite mais comme quelque chose qui irradie des multiples centres d’une totalité qui se stabilise peu à peu.