Contrariété et contradiction
un parcours sémiotique

Sémir Badir

F.N.R.S. – Université de Liège

https://doi.org/10.25965/as.2592

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Texte intégral

Je vous propose aujourd’hui un parcours autour de la contrariété et de la contradiction. De façon assez imprévue, en tout cas pour moi, ce parcours ne croisera guère le thème de la négation. S’il est vrai que dans le carré sémiotique la contrariété et la contradiction sont présentes comme deux formes de négation, la possibilité de comprendre comment la contradiction et la contrariété peuvent coexister dans une structure élémentaire passe, à mon avis, par l’affranchissement de ces relations vis-à-vis de la négation.

C’est donc une page d’histoire des idées sémiotiques que je vous propose aujourd’hui. Elle consistera d’abord en une présentation contextualisée du carré sémiotique. Elle nous conduira ensuite vers les antécédents du carré que constituent certains textes de Jakobson et de Hjelmslev. Et nous terminerons ce parcours avec Zilberberg, dont le texte offert en pré-publication aux Nouveaux Actes Sémiotiques à l’occasion de ce séminaire dépasse en clairvoyance et en profondeur, je tiens à le souligner d’emblée, les conclusions auxquelles j’aboutis moi-même. Dans bien des cas, en effet je ne fais que reprendre, de manière pédestre, les fusées lancées par Zilberberg au sujet des auteurs précités.

Tout de même, une de ces conclusions n’appartient peut-être qu’à moi. Je vous la livre dès à présent parce qu’elle permet de donner, a posteriori, une orientation à mes recherches. La contrariété seule existe en langue ; la contradiction, elle, n’est que métalinguistique. Je vais tâcher, durant mon exposé, de vous montrer les raisons pour lesquelles il faut admettre une différence de statut entre les relations de contrariété et de contradiction. Ce que cette conclusion indique d’ores et déjà est que, même si des abstractions sont exploitées dans ce parcours, je voudrais garder en ligne de mire les réalités linguistiques. Manipuler des abstractions, d’accord ; mais pas en les coupant des réalités linguistiques !

Greimas

Vous savez tous que la première occurrence officielle, en matière de publication, du carré sémiotique est celle parue dans l’article « The Interaction of Semiotic Constraints » que Greimas a signé avec Rastier en 1968 dans Yale French Studies et dont l’original en français a paru deux ans plus tard avec la publication du recueil d’articles Du sens. Dans l’édition française est ajoutée une note qui ne figure pas dans la version de 1968. Cette note est relative à la relation d’implication et dit ceci :

« Si l’existence de ce type de relation paraît indiscutable, le problème de son orientation (s1 —>Image1 ou Image2 —> s1) n’est pas encore tranché. On s’abstiendra d’en parler, la solution n’étant pas exigée par la suite de la démonstration » (Du sens, p. 137).

On peut assez aisément, à la lecture de cette note, imaginer le motif de son addition dans la version de 70. Il a dû y avoir, entre les deux versions du texte, un lecteur assez féru de logique pour faire remarquer aux auteurs que parler de relation d’implication sans préciser quoi est impliqué et quoi impliquant n’a pas beaucoup de sens. À quoi les auteurs remédient, avec une certaine insolence, ce me semble, en tout cas de manière péremptoire, que la relation d’implication est indiscutable, quoique la raison de son existence même ne soit pas tranchée.

Neuf ans plus tard, Greimas a tranché, de manière tout aussi péremptoire. Dans le Dictionnaire, en effet, la relation d’implication, rebaptisée relation de complémentarité, est maintenue et va de Image3 vers s1 (ainsi que de Image4 vers s2) :

Fig. 1 : Carré sémiotique (Greimas & Courtés 1979 : 31)

Fig. 1 : Carré sémiotique (Greimas & Courtés 1979 : 31)

Ce qui a permis de trancher, et de choisir cette orientation plutôt que l’autre, n’est pas précisé. Certes, il y a bien une entrée dans le Dictionnaire explicitant et commentant la relation de complémentarité ; et j’imagine, par ailleurs, qu’entre 1970 et 1979 les débats ont pu faire rage au séminaire intersémiotique — s’appelait-il déjà ainsi ? — autour de cette question. Mais, comme souvent avec Greimas, les raisons, le parcours de la pensée ne sont pas exposés, de sorte que l’impression d’autorité persiste.

Bien sûr, sur la définition déployée du carré sémiotique dans le Dictionnaire, il y aurait mille questions à poser, notamment en suivant la suggestion faite par Greimas de comparer le carré sémiotique au carré logique des oppositions et à l’hexagone de Blanché, auquel le carré sémiotique emprunte au moins de la terminologie. L’article du Dictionnaire relatif au carré sémiotique fut du reste l’occasion d’un débat foisonnant dans le numéro 17 du Bulletin du Groupe de Recherches sémio-linguistiques, daté de mars 1981. Greimas, qui y rédige une sorte de postface, parle d’une « coalition anti-carré ». Certes les contributeurs de ce numéro, parmi lesquels Georges Kalinowski, Bernard Pottier ou Jean Petitot, semblent avoir eu des avis tranchés sur la validité et la pertinence du carré. Kalinowski, qui est l’auteur d’un ouvrage sur les rapports qu’entretient la sémiotique avec les logiciens, écrit tout de go que « le carré sémiotique n’est composé en fait que de deux termes, “A” et “non-A”, “Image6” étant simplement une autre manière d’écrire “non-A” et partant “Image7 ” équivalant à “A” » (p. 5). Greimas paraît répondre en faisant valoir que le carré sémiotique présente, non des « opérations logico-sémantiques », comme il avait eu l’imprudence de les désigner d’abord, mais bien une « instance méta-logique », dans laquelle se met en place une « “logique” de positions et de présuppositions […] rejoignant la démarche topologique préconisée par J. Petitot » (p. 43). Autrement dit, si la contrariété et la contradiction n’ont pas dans le carré sémiotique les mêmes propriétés que dans le carré logique de véridiction, c’est parce que la « logique » qui y est à l’œuvre n’est pas celle des logiciens ! Georges Combet, qui intervient dans ce débat pour avoir contribué à l’ouvrage collectif sur les Structures élémentaires de la signification, paru cinq ans plus tôt, réclame une explication : « ou bien les sémioticiens veulent des divergences entre les deux carrés, et alors il faut qu’ils les disent ; ou bien ils ne s’en rendent pas compte, et alors il faut qu’ils en prennent conscience, à l’école des logiciens » (p. 32).Pour ma part, je souscris au désir d’explication de Combet, mais je ne crois pas que ce soit en se mettant « à l’école des logiciens », du moins pas seulement, que les sémioticiens pourront l’obtenir de façon satisfaisante.

Il faut veiller au caractère programmatique du Dictionnaire. C’est en effet une de ses singularités qu’au lieu d’entériner l’usage technique d’une terminologie savante ce dictionnaire prospecte et spécule à tout va. Avec l’article sur le carré sémiotique, on se trouve devant des propositions nouvelles. D’une part, Greimas introduit pour chaque type de relations une définition dynamique. D’autre part, il fait état de degrés dans la génération des termes : une deuxième génération accueille deux métatermes contradictoires et deux métatermes contraires, tandis qu’une troisième génération envisage le complexe s1 + s2 et le neutre Image8 + Image9 (à vrai dire, je ne comprends pas en quoi ce serait une troisième génération, car le complexe et le neutre ressemblent fort aux métatermes contradictoires de la deuxième génération ; d’ailleurs, dans la version de 1968, S est appelé « axe du complexe » (p. 139), et même « sème complexe » (p. 136) — mais passons sur ces objections inactuelles). Ces additions insistent sur les questions d’ordre. En quoi elles prennent une toute autre orientation que celle de la présentation du carré dix ans plus tôt, Là même où l’ordre aurait dû intervenir, à savoir dans la relation d’implication, la réflexion était suspendue dans l’article de 1968, cette suspension étant explicitée, dans la version de 1970, dans la note déjà mentionnée. La réflexion au sujet de l’ordre prend au contraire toute la place dans l’article de 1979. Les modifications apportées à la représentation graphique en témoignent : si, au départ, le carré tend à exprimer une symétrie parfaite (la relation d’implication semble ajoutée aux relations de contrariété et de contradiction parce qu’elle comble la symétrie graphique), dans la version de 1979 cette symétrie est mise en brèche. De sorte que c’est une dissymétrie non moins généralisée qui se fait jour, avec un avant et un après (d’abord A, ensuite Image10), une constante et une variable (si Image11, alors non-A), des rangs hiérarchisés (entre termes et métatermes, par exemple entre le terme être et le métaterme vérité). Tous ces développements ne sauraient se comprendre à partir du seul rapport que le carré sémiotique entretient avec le carré logique des oppositions. Il faut essayer de voir selon quels intérêts la réflexion théorique émerge, et à partir de quel cadre de connaissances elle se développe.

En réalité, ce n’est pas la logique qui aura été dans cette affaire la principale pourvoyeuse d’idées pour la sémiotique mais bien la linguistique structurale. La théorie linguistique, celle qui émane, dans l’imaginaire des Noms, de Prague et de Copenhague, a en effet offert des formes proprement sémiotiques, c’est-à-dire à la fois des moyens d’expression (des symboles, des formats graphiques) et des visées de contenu, propices à l’édification du carré sémiotique. Nous poursuivons dès lors ce parcours en cherchant à voir ce que Greimas a pu trouver chez Jakobson et chez Hjelmslev pour mener une réflexion dont le carré n’est, en somme, qu’une étape.

Jakobson

Note de bas de page 1 :

 Jakobson, « Proposition au premier congrès international de linguistes », Selected Writings, I 1962, p. 4.

Chez Jakobson, d’abord. Greimas, si avare de renvoi, en fait un à Jakobson dans le deuxième paragraphe de l’article du Dictionnaire consacré au carré sémiotique. Pourtant, en cherchant dans les travaux de Jakobson ce qui a pu alimenter la réflexion sur la contrariété et la contradiction, mon sentiment a d’abord été d’un certain embrouillamini. L’étalement des travaux dans le temps, avec l’évolution conceptuelle que cette durée favorise, n’est pas seul en cause. Ce qui prête à confusion est que Jakobson emploie des concepts proches pour des réalités très différentes, rendant ardues les tentatives de synthèse. Par exemple, en 1928, Jakobson applique au système phonologique une distinction entre images disjointes et images corrélatives empruntée à la Logik de Wundt1. Or, chez ce logicien, la distinction concerne les concepts et non les images. Exemple de concepts corrélatifs : mari et femme qui se supposent mutuellement ; exemple de concepts disjoints : rouge et bleu, qui supposent tous deux le concept de couleur, mais qui ne se supposent pas mutuellement. Jakobson propose des exemples de transposition de concepts corrélatifs, sous l’appellation d’ « images corrélatives », au système phonologique. Dans le système russe, les consonnes sonores et les consonnes sourdes sont des images corrélatives ; de même les consonnes molles et les consonnes dures, ou les voyelles à accent dynamique et les voyelles sans accent. Notons que cette transposition n’est déjà pas sans ambiguïté. On ne sait en effet si la corrélation s’établit entre des catégories d’unités phonologiques, auquel cas la transposition excède très largement la portée de la distinction de Wundt, puisqu’elle s’applique à des catégories et non plus à des unités ; ou bien la corrélation s’établit entre propriétés définissant ces catégories, et dans ce cas, elle n’est pas phonologique à proprement parler, mais conceptuelle et métalinguistique. En outre, Jakobson ne donne dans cet article aucun exemple d’images disjointes, quoiqu’il en ait prévu explicitement l’existence et que le concept même d’image corrélative paraît devoir être soutenu par sa distinction avec celui d’image disjointe.

Note de bas de page 2 :

 « Observations sur le classement phonologique des consonnes » in Selcted Writings, I, 1962, pp. 272-279.

Dans un article plus tardif, datant de 19392, Jakobson reprend pour l’essentiel les distinctions désormais bien connues instaurées par Troubetzkoy entre opposition privative (t / d), opposition équipollente (p / t) et opposition graduelle (i, e, , a). Si on admet que l’opposition privative reprend à son compte les propriétés de l’image corrélative, on peut également supposer une correspondance entre image disjointe et opposition équipollente. Entre t et d, comme entre mari et femme, la présence et l’absence d’un seul trait (le voisement, la féminité) permet l’opposition, de sorte que les relatas sont mutuellement supposés. Entre p et t, comme entre rouge et bleu, il y a supposition d’un trait commun (le plosif non voisé, la couleur). Or Greimas, évoquant ces oppositions, rapproche l’opposition privative de la contradiction, alors que l’exemple hérité de Wundt, celui de l’opposition des concepts de mari et de femme, se laisserait bien plus sûrement analyser comme une relation entre contraires. L’opposition équipollente est quant à elle, écrit Greimas, fondatrice de l’isotopie, ce que l’on conçoit bien ; mais en outre cette opposition est interprétée par lui comme la relation existant entre A et non-A, c’est-à-dire comme relation de contrariété, ce qui reste très difficile à justifier. La lecture de Greimas aurait donc de quoi nous laisser perplexe si, en réalité, ces transpositions confuses ne venaient pas du fait, que chez Jakobson « les trois types d’opposition — qualitative, privative et logique — restent les unes à l’égard des autres indifférenciées » ; du moins est-ce la conclusion à laquelle aboutit Claude Zilberberg (in Raison et poétique du sens, p. 25), lui-même grand lecteur de Jakobson.

Note de bas de page 3 :

 Sur l’origine du concept de marque, voir Gadet 1994.

Jakobson a sans doute gardé lui-même une certaine insatisfaction vis-à-vis des types d’oppositions qu’il tentait de distinguer. On remarque en tout cas que son attention est vivement attirée par le concept de marque que Troubetzkoy avance dès 1930 et à partir duquel le système des oppositions phonologiques va être entièrement repensé3. En quoi la marque change-t-elle la donnée du problème ? L’apparence joue contre elle, car elle est prise dans une relation de négation (marqué vs non marqué). D’ailleurs Jacques Fontanille considère que le passage de la privation à la marque « ne nous fait pas avancer d’un pas » (Sémiotique du discours, p. 53). S’il s’agit d’interpréter, ainsi que celui-ci le propose, le terme non marqué comme un contradictoire, le gain paraît nul en effet. Mais il n’est peut-être pas nécessaire de faire entrer la marque dans une relation contradictoire. Elle entrerait avantageusement dans une relation plus dynamique que je n’ose qualifier, pour ne pas tomber dans un anachronisme, de « tensive ». Jakobson définit la marque comme le trait le moins fréquent dans une relation, et aussi comme le trait le plus complexe, le plus susceptible, le cas échéant, d’être neutralisé. Nous retrouvons ainsi une forme d’asymétrie entre le trait marqué et le trait non marqué. Dans ses oppositions binaires, Jakobson favorise toujours un trait sur l’autre, alors qu’en logique les contraires et contradictoires sont d’égale valeur l’un vis-à-vis de l’autre.

Je n’ai pas vu de reprise directe du concept de marque chez Greimas. Il n’empêche ce que ce concept apporte dans la réflexion théorique de Jakobson sur les oppositions, à savoir une asymétrie au sein de chaque couple d’opposés, on le retrouve également dans l’évolution des présentations théoriques du carré.

Hjelmslev

Passons à Hjelmslev. Autant vous dire d’emblée que je ne crois pas que les propositions théoriques de Hjelmslev au sujet de la contrariété et de la contradiction aient été connues de Greimas ; en tout cas il n’en est fait aucun cas dans la conception du carré sémiotique. Néanmoins, comme le Dictionnaire est tout empreint de velléités formalistes, il paraît constituer un moment épiphanique de la lecture de Hjelmslev effectuée par Greimas. C’est d’abord à ce titre que j’interrogerai les propositions hjelmsléviennes. Non pour prétendre qu’elles ont eu une influence directe sur la conception du carré sémiotique mais pour suggérer que les additions théoriques introduites par Greimas en 1979, au sujet de l’ordre formel (constante / variable) et de l’ordre hiérarchique (les trois générations du carré), ainsi qu’au sujet d’une « logique » non logicienne, cherchent à rencontrer les linéaments de la pensée de Hjelmslev, ainsi qu’en ont d’ailleurs attesté avant moi des commentateurs autorisés ; la « continuité incertaine », néanmoins hautement plausible, entre Hjelmslev et Greimas est d’ailleurs l’objet d’un article de Claude Zilberberg, et nous nous appuierons sur certains de ses commentaires, ainsi que sur des commentaires de Jacques Fontanille, pour rapprocher les deux auteurs. Il existe en outre une deuxième raison pour laquelle je souhaite m’attarder sur les propositions de Hjelmslev. C’est que ces propositions peuvent nous offrir un cadre général pour l’interprétation des divergences théoriques rencontrées chez les autres auteurs, y compris les divergences théoriques entre logiciens et sémioticiens.

Note de bas de page 4 :

 L’original danois demeure inédit ; une traduction française partielle est reprise dans Nouveaux Essais. Une autre traduction, intégrale celle-là, due à Alain Herreman, est disponible en ligne à l’adresse : http://resume.univ-rennes1.fr/.

Note de bas de page 5 :

 Dans La Catégorie des cas, Hjelmslev traite d’oppositions et fait référence à un « système logico-mathématique d’oppositions entre termes positifs et négatifs » (p. 102), sans toutefois distinguer ni mentionner la contradiction et la contrariété.

Les propositions qui nous intéressent sont contenues dans le Résumé d’une théorie du langage, paru en traduction anglaise en 19754. Elles y occupent une place essentielle, puisqu’elles inaugurent la description universelle de l’analyse d’un fonctif donné, c’est-à-dire, dans un langage ordinaire, l’exposition de la méthode d’analyse d’un élément quelconque. Les Prolégomènes à une théorie du langage n’y font pas allusion, ni, à ma connaissance, aucun texte publié du vivant de Hjelmslev5. Je précise que, pour ne pas entrer dans des détails superflus, je substituerai aux termes employés par Hjelmslev des termes moins techniques. Ces propositions visent donc à définir une contradiction et une contrariété. Elles les donnent pour des concepts opposés, ce qui signifie que contrariété et contradiction sont composées à la fois d’une base commune et d’un déterminant spécifique à chacune. La base commune consiste à dire que la contradiction et la contrariété relèvent d’analyses paradigmatiques. Jusque là, il me semble, il n’y a pas de surprise ; les analyses phonologiques de Jakobson, les analyses sémantiques de Greimas sont également des analyses paradigmatiques : elles visent à l’instauration d’un système, c’est-à-dire à l’articulation d’éléments sous des catégories. Leur différence spécifique consiste alors à dire que la contradiction s’observe dans tous les cas où l’on a affaire à une catégorie comprenant deux éléments ; la contrariété, dans tous ceux où l’on a affaire à une catégorie comprenant plus de deux éléments (Résumé, p. 23). Rien de moins, rien de plus. En particulier, la négation n’a aucune place à jouer ni dans la définition de la contradiction, ni dans celle de la contrariété. Si l’on a devant soi une catégorie, alors les éléments sont nécessairement ou bien des contradictoires ou bien des contraires ; et pour trancher entre les deux possibilités il n’y a qu’à compter les éléments. Certes, Hjelmslev conçoit qu’on soit amené, par exemple pour distinguer des contraires, à parler d’élément positif et d’élément négatif, mais il précise aussitôt que ces qualificatifs sont attribués soit de manière arbitraire soit pour des raisons spécifiques ; dans aucun cas la négation n’est inhérente à la corrélation elle-même.

Les propositions de Hjelmslev, toutefois, ne s’arrêtent pas là. Je veux dire que, même sans aller plus avant dans le développement théorique de la méthode d’analyse, on ne peut pas s’en tenir là. En effet, selon Hjelmslev, des corrélations ainsi définies soit comme contraires soit comme contradictoires ne sont pas encore suffisamment déterminées ; car il faut encore savoir si ces corrélations sont exclusives ou participatives. Dans une exclusion, les éléments ne sont jamais substituables entre eux (et parce qu’ils ne sont pas substituables ils sont commutables, c’est-à-dire qu’ils relèvent d’une analyse sémiotique). À l’inverse, dans une participation, les éléments sont substituables entre eux. Ces nouvelles déterminations afférentes aux corrélations croisent celles de la contrariété et de la contradiction. Nous nous trouvons ainsi devant un système théorique à double entrée, prévoyant quatre analyses possibles.

Fig. 2 : Système des analyses paradigmatiques d’un élément quelconque

Fig. 2 : Système des analyses paradigmatiques d’un élément quelconque

Remarquons tout de suite la différence principale que ces propositions théoriques marquent vis-à-vis du carré sémiotique. Avec le carré sémiotique, on est devant une seule analyse (soi-disant « la » structure élémentaire de la signification) qui apparie en son sein les contraires et les contradictoires. Dans un système d’analyses, telle que la conçoit Hjelmslev, les contraires et les contradictoires n’appartiennent jamais à une seule et même analyse concernant un élément quelconque. Si, dans une contrariété, vous admettez de distinguer un élément positif et un élément négatif, il est tout à fait abusif de désigner de la même manière les deux éléments contradictoires, parce que la contradiction ne prévoit pas de terme tiers. Vous commetteriez une faute logique équivalente à celle dont Umberto Eco s’est rendu coupable lorsqu’il a présenté un modèle triadique du signe en baptisant un de ses éléments du nom de signifiant,un autre de celui de signifié, alors que ces termes saussuriens n’ont de sens que dans un modèle binaire et que leurs concepts respectifs sont totalement anéantis si l’on conçoit une place à leurs côtés pour le concept tiers de référent. En ce qui concerne la contradiction, on pourrait à la rigueur désigner l’un des éléments comme élément marqué, et l’autre comme élément non marqué. Un élément non marqué n’est toutefois pas équivalent à l’élément neutre intervenant dans une contrariété.

Pourquoi alors, me direz-vous, avoir employé, dans les schémas qui représentent ces quatre types d’analyses paradigmatiques, des lettres identiques pour les corrélations contraires et pour les corrélations contradictoires ? Et pourquoi avoir désigné l’un des éléments apparaissant dans les schémas de la contradiction par deux lettres ? S’il n’y avait aucun rapport entre les analyses, cela ne se justifierait pas en effet. Mais le fait est que Hjelmslev prévoit toutes les transformations possibles entre ces corrélations : 1) des exclusions contraires en participations contraires, et vice versa ; 2) des exclusions contradictoires en participations contradictoires, et vice versa ; mais aussi 3) des exclusions contradictoires en participations contraires, et vice versa ; et donc enfin 4) des exclusions contraires en participations contradictoires, et vice versa. C’est en raison de ce principe de transformation que l’on se trouve devant un système d’analyses, et non pas devant une simple classification de définitions d’analyses.

D’un point de vue théorique, les transformations se laissent interpréter facilement. Je n’en présente pour l’exemple qu’une seule, dont le moyen ne vient peut-être pas immédiatement à l’esprit, à savoir la transformation d’une exclusion contradictoire en participation contraire :

Fig. 3 : Transformation d’une exclusion contradictoire en participation contraire (Résumé, p. 25)

Fig. 3 : Transformation d’une exclusion contradictoire en participation contraire (Résumé, p. 25)

Il faut envisager ici que l’élément ab soit, selon une analyse ultérieure, analysé en deux groupes de variantes (c’est-à-dire en deux variétés), dont l’un serait désigné comme variété a. Qu’en est-il alors de l’analyse de ? Si l’élément c entre dans une exclusion contradictoire avec ab, rien n’est dit de son rapport à la variété a de ab. Aussi est-il envisageable que cette corrélation soit participative, étant entendu que dans ce cas la présence d’un élément tiers (à savoir l’autre variété de ab) demande à être prise en compte ; il s’agirait donc d’une participation contraire.

Que signifient ces transformations au juste ? Elles assurent la compossibilité des analyses, c’est-à-dire la possibilité qu’un même élément soit objet d’analyses distinctes. Ces transformations ne sont pas des conversions instantanées. Elles n’ont rien de « logique ». Il importe au contraire qu’elles gardent intacte la possibilité que le donné soit hétérogène, irréductible à une analyse homogène globale.

Je voudrais à présent tâcher d’illustrer ces analyses et transformations par l’exemple. C’est une entreprise toujours risquée, car la simplification inhérente à l’usage de l’exemple tend à rendre homogène la présentation de celui-ci. Hjelmslev lui-même s’y risque rarement, et les exemples qu’il donne dans ses conférences sont souvent très décevants. Aussi, je vous prie d’être indulgent. Voici d’abord un exemple pris du côté de l’expression. Un son nasal entre en exclusion contradictoire avec tout son oral, car il n’existe pas de son qui ne soit ni nasal ni oral. Par voie de conséquence, un son quelconque peut entrer en participation contradictoire avec un son nasal, puisqu’il est clair qu’un son quelconque est tantôt nasal tantôt oral. Un son nasal vocalique peut entrer en exclusion contraire avec tout son nasal consonantique, dès lors que tous les sons vocaliques ne sont pas nasaux. Une voyelle quelconque entre en participation contraire avec un son nasal, puisque certaines de leurs variantes sont substituables, d’autres non. Soit, en guise de récapitulatif, le tableau suivant :

Fig. 4 : Exemples de corrélations sur le plan de l’expression

ab

son nasal

c

son oral

abc

son quelconque

a

son nasal vocalique

b

son nasal consonantique

ac

voyelle

Toutes les possibilités de transformation entre analyses se vérifient aisément. L’exclusion contradictoire entre son nasal et son oral peut être transformée en participation contradictoire entre son nasal et son quelconque, puisque tout son oral est un son quelconque. L’exclusion contraire entre son nasal vocalique et son nasal consonantique peut être transformée en participation contraire entre son nasal vocalique, son nasal consonantique et son quelconque, puisque tout son nasal vocalique est un son quelconque et que tout son nasal consonantique est également un son quelconque. L’exclusion contraire entre son nasal vocalique et son nasal consonantique peut être transformée en participation contradictoire entre voyelle et consonne, puisque tout son nasal vocalique est une voyelle, que tout son nasal consonantique est une consonne, et qu’il n’y a pas de son qui ne soit ou voyelle ou consonne (à condition d’admettre que les semi-voyelles sont encore des voyelles). Enfin l’exclusion contradictoire entre son nasal et son oral peut être transformée en participation contraire entre un son nasal vocalique et une voyelle, puisque un son nasal peut être un son nasal vocalique, qu’un son oral peut être une voyelle et que tout son nasal vocalique est une voyelle, la possibilité d’autres sons étant alors à prévoir. Les réciproques de chacune de ces transformations sont également recevables.

Ces transformations et leurs réciproques nous éclairent peu sur l’analyse phonologique, c’est entendu. En revanche elles ont une portée théorique considérable, puisqu’elles permettent de comprendre qu’à partir de la contradiction et de la contrariété, un élément quelconque soumis à l’analyse est mis en corrélation avec une catégorie et avec tous les autres membres possibles de cette catégorie, mais qu’en outre il lui est laissé la possibilité d’entrer en corrélation avec plus d’une catégorie ainsi qu’avec les membres de plus d’une catégorie. Autrement dit, la contradiction et la contrariété, en raison des possibilités de transformation des corrélations exclusives avec les corrélations participatives, sont les moyens d’une analyse en système, sans qu’on ait à assigner à ce système une quelconque homogénéité.

Un exemple puisé au plan contenu nous rapprochera du carré. En français, la singularité et la pluralité entrent en exclusion contraire.

a C’est un vrai poids sur sa conscience.

b Ce sont autant de poids supplémentaires que sa conscience devra supporter.

Dans ce paradigme, on doit en effet supposer qu’il y a autre chose que la singularité et la pluralité, à savoir la totalité et la nullité.

c Cette action infâme n’a eu aucun poids sur sa conscience.

c Sa conscience a dû en supporter tout le poids.

De fait, la totalité et la nullité peuvent être considérées comme des valeurs indénombrables, face aux valeurs dénombrables de la singularité et la pluralité, ces deux valeurs, dénombrable vs indénombrable, épuisant toutes les possibilités du point de vue du nombre.

ab Il a eu sa part de poids à supporter.

ab Il y a dû y avoir pour sa conscience quelque poids supplémentaire à commettre ce méfait.

abc Cela ne se fera pas sans poids sur sa conscience.

Enfin, la totalité et la singularité ont en commun la valeur unitaire.

ac Tout poids est insupportable à sa conscience.

Les transformations consistent simplement à admettre que des exclusions sont interprétables en participations et vice versa.

Par exemple

  • Cela ne se fera pas sans poids sur sa conscience.

  • En effet ! Ça pèsera des tonnes !

On voit par cet exemple qu’un moyen de vérifier la plausibilité d’une transformation consiste à la « narrativiser », dès lors que tout parcours narratif est justiciable d’une interprétation. De ce fait les transformations prévues par Hjelmslev semblent permettre le rapprochement de son système d’analyses avec le carré sémiotique. La présentation du carré sémiotique par Jacques Fontanille dans Sémiotique du discours facilite d’ailleurs grandement ce rapprochement. « Le carré sémiotique », écrit celui-ci, « est destiné à être parcouru : le système de valeurs qu’il propose peut dessiner les phases principales d’un récit minimal, et les relations entre les termes servent alors de support aux transformations narratives élémentaires » (p. 61 ; je souligne). On voit bien qu’on se trouve ici devant des préoccupations théoriques très proches de celles de Hjelmslev. Il y a d’une part une structure sémantique donnée pour statique, d’autre part une dynamique transformationnelle des termes de cette structure justifiée par l’application narrative. Seulement, le carré sémiotique écrase ces deux fonctions théoriques : la fonction d’analyse et la fonction interprétative d’un parcours narratif rendant compte de la compossibilité d’analyses en réalité distinctes ; et la relation d’implication est le lieu de ce court-circuitage. Aussi n’est-il pas étonnant que ce soit cette relation qui ait suscité le plus de réticences parmi les personnes invitées à commenter le carré dans le numéro du Bulletin qui lui a été consacré. Mais, bien sûr, il est toujours possible de considérer qu’on a affaire à un raccourci élégant là où, au regard de la théorie hjelmslévienne, on parlerait plutôt de maladresse théorique… c’est, pour ainsi dire, une affaire d’inclination !

L’autre point de rapprochement entre la théorie hjelmslévienne et le carré sémiotique sur lequel il faudrait insister, c’est que dans l’un et l’autre cas on cherche à intégrer le système logique dans un autre système. C’est une telle intégration que Greimas pointait, sans trop oser s’y appesantir, en évoquant une « formulation méta-logique [où] la logique logicienne trouve[rait] sa place à côté de “logiques concrètes”, de logiques divinatoires, etc. » (Bulletin, p. 43). C’est aussi ce qu’a pointé Claude Zilberberg dans l’entreprise théorique de Hjelmslev en la présentant comme une « dynamique de systèmes » (Raison et poétique du sens, p. 22) dans laquelle et « le système logico-mathématique, régi par le principe d'exclusion, [et] le système prélogique, lequel admet des “oppositions participatives” du type a vs a + b + c » (p. 23), sont réalisables. Une dynamique proprement théorique, qui se réalise par des analyses distinctes dont la théorie prévoit les correspondances, en les positionnant les unes par rapport aux autres. Toutefois, la présentation graphique que Zilberberg propose de cette dynamique, sous une forme arborescente, suscite en moi les mêmes réticences que le carré sémiotique.

Fig. 5 : La dynamique de systèmes selon Zilberberg (Raison et poétique du sens, p. 25)

Fig. 5 : La dynamique de systèmes selon Zilberberg (Raison et poétique du sens, p. 25)

Ce schéma conviendrait à la représentation du système de Brøndal : on retrouve à ses extrémités les termes de son système : positif, négatif, neutre et deux types de complexe. Mais, en faisant l’impasse sur les contradictoires et les contraires, ce schéma ne permet pas de représenter adéquatement, ce me semble, la dynamique de systèmes que Zilberberg a pourtant si justement soulignée.

Enfin, dernier point de rapprochement théorique entre le carré sémiotique et la théorie hjelmslévienne telle qu’elle a été lue par les sémioticiens, et point fondamental, l’asymétrie est inhérente aux deux pensées. Claude Zilberberg est, cette fois encore, l’ambassadeur chargé d’établir ce rapprochement, lui qui écrit dans « Connaissance de Hjelmslev » :

« Selon le point de vue glossématique, un système n’a pas pour vocation de symétriser les grandeurs qu’il saisit, mais bien au contraire d’établir la dissymétrie foncière qui est l’aboutissant, on aimerait dire figural, d’un principe de participation » (p. 22).

Si, comme il me semble qu’on peut l’observer, les développements du carré sémiotique tendent à faire de la dissymétrie un moteur plus fondamental que la structure du carré lui-même, la théorie de Hjelmslev a pu servir de garant théorique de cette évolution, au moins aux yeux de Zilberberg.

Cependant, ici encore, il me semble que Zilberberg s’avance un peu dangereusement. Certes, La Catégorie des cas ne cesse de donner la prévalence à l’opposition concentré vs étendu sur celle du positif et du négatif. Au point que Hjelmslev écrit, page 101, que « l’opposition réelle et universelle est entre un terme défini et un terme indéfini », proposition que Zilberberg n’a pas manqué de relever (elle est citée p. 21). Pourtant le Résumé ne présente aucune prévalence de la participation sur l’exclusion, que du contraire. La participation ayant affaire à des variantes est nécessairement subordonnée à l’exclusion. Il faut donc reconnaître que Zilberberg a lu Hjelmslev dans un certain sens, qu’il va promouvoir finalement à son propre compte.

Chez Zilberberg

Nous arrivons donc à la dernière étape de ce parcours, et vous me permettrez d’aller ici très vite, la sémiotique tensive de Claude Zilberberg étant présente dans tous les esprits. Je n’y pointe que les propositions qui prolongent les idées développées dans le carré sémiotique.

Dans la sémiotique tensive de Claude Zilberberg, on reconnaît l’ambition de résoudre tous les types d’opposition dans une seule opposition graduée, dite « tensive », jalonnée par quatre positions remarquables de s1 à s4. L’espace tensif accueille ainsi, d’une part, les contraires, qui sont déployés en sur-contraires et sous-contraires, ce qui n’est pas sans rappeler la distinction faite en 1979 dans le carré sémiotique entre les contraires et les subcontraires (cette distinction était absente de l’article de 1968).  L’espace tensif interprète d’autre part la contradiction comme un opérateur syntaxique : sous la forme du manque, la contradiction rabat les sur-contraires sur les sous-contraires, un peu comme si le carré sémiotique élargissait son côté supérieur pour devenir trapèze :

Fig. 6 : Contra(di)ctions

Fig. 6 : Contra(di)ctions

On voit bien que tout ceci s’inscrit dans un prolongement prévisible, en quelque sorte appelé par la théorisation du carré sémiotique. Par exemple, quand Greimas attire l’attention sur les « conséquences que l’on doit tirer de la conception relationnelle du langage, du fait que celui-ci est “un système de relations” et non “un système de signes” » (Bulletin, p. 44), Zilberberg parvient à nous convaincre de cette nature en renonçant précisément à avoir de la différence une conception relationnelle (x est différent de y), en privilégiant une conception extensive, où la différence s’évalue par des intervalles (x diffère de y). L’intervalle répond au désir de dynamisme que Greimas voulait garantir à la structure de la signification, sans parvenir toutefois à l’inscrire dans le carré.

Par ailleurs, cette sémiotique de l’intervalle s’inscrit dans un espace double, non homogène, fait à la fois d’intensité et d’extensité, là où le carré sémiotique supposait un espace homogène sous-tendu par la contrariété et la contradiction (cf. Eléments de grammaire tensive, p. 73). De la même manière qu’un espace à deux termes demande des règles de transformations pour être interprétable dans un espace à trois termes, comme l’est chez Hjelmslev la corrélation contradictoire vis-à-vis de la corrélation contraire, de même, dans un espace tensif, extensité et intensité co-existent sous des rapport tendus : atténuation, amenuisement, redoublement et relèvement. Le sens est ainsi considéré selon une dynamique où la recatégorisation est la règle et la catégorisation stabilisée l’exception. Si l’on nous permet d’être insistant, précisons que le système n’est en aucune façon « déconstruit » par cette recatégorisation incessante car le système est intrinsèquement hétérogène ; il est cela même qui permet la recatégorisation.

Enfin, pour ce qui est de l’asymétrie, elle est devenue patente, figurale, dans le schéma tensif, fait d’ « ascendance » et de « descendance » entre sur- et sous-contraires.

Conclusions

J’ai essayé dans mon exposé, non de présenter une synthèse de tout ce qui a pu se dire autour de la contradiction et de la contrariété en sémiotique, mais d’inscrire un parcours de la pensée qui s’y exerce. Ce parcours a sans doute subi plusieurs influences, mais il paraît avoir été bien plus marqué par un autre parcours, celui qui avait eu lieu en linguistique structurale, que par un système constitué, auquel il n’aurait eu qu’à faire des emprunts directs et inactuels, à savoir le système logique du carré des oppositions. S’instaure ainsi une tradition de pensée dont le carré sémiotique a été le premier point carrefour. En particulier, ce sont les difficultés et questions qui se rencontraient déjà en linguistique, par exemple chez Jakobson, qui se sont répercutées dans l’argumentation produite autour du carré sémiotique et que Greimas, ses commentateurs et ses successeurs ont cherché à dénouer au fur et à mesure qu’ils ont avancé dans leurs propres élaborations théoriques.

En cours de route, des accents théoriques ont pu se dégager. D’abord, une asymétrie prenant des formes de plus en plus affirmées. Ensuite, une ouverture vers des relations participatives plutôt qu’exclusives, dont la marque a été le premier jalon. Enfin, une préférence accordée aux contraires sur les contradictoires.

Note de bas de page 6 :

Negation in English and other languages (1917). Voir en particulier le chapitre « The meaning of Negation », pp. 80-96.

Cette préférence accordée aux contraires ne sort pas de nulle part. Elle est mue par une recherche d’adéquation avec les objets d’étude. Dans la langue ordinaire, en effet, il n’y a pas de contradictoires ; il n’y a que des contraires. Ceci, Otto Jespersen avait déjà eu l’occasion de l’observer dans l’ouvrage qu’il a consacré à la négation et qui demeure une référence pour les linguistes6, mais il y aurait là, bien sûr, une recherche à reprendre dans toute son ampleur. Ce qui est sûr, en tout cas, est que les catégories lexicales sont gouvernées par la contrariété, ainsi que le montrent toutes les analyses de Claude Zilberberg. La raison en est simple : c’est qu’une catégorie lexicale est supposée ouverte. Or, l’ouverture de la catégorie est précisément ce que permet de construire la contrariété. Il n’est que les catégories grammaticales pour être susceptibles d’être gouvernées par les contradictoires, tel en français les catégories du genre (masculin vs féminin) et du nombre (singulier vs pluriel). Encore les catégories sont-elles le plus souvent, dans ces cas là, participatives, et non pas exclusives.

La contradiction, en particulier la contradiction au moyen de la négation, est une fiction métalinguistique, un pur construct analytique. Cela devrait être évident pour tout un chacun : non-chaud, non-homme ne sont pas des lexies attestées en langue. Et, croyez-moi, ce n’est pas juste une question de choix de mots — la langue sait ce qu’elle fait !

Pour les linguistes, l’absence, en tout cas la rareté, des exclusions contradictoires, dans la langue pose un problème épistémologique. Car l’approche scientifique est bien, quant à elle, fondée sur un principe de non-contradiction. Comment rendre compte d’un objet essentiellement constitué de participations contraires au moyen d’une analyse légitimement fondée sur l’exclusion contradictoire ? Tel est le problème dans lequel s’est empêtré Jakobson et que Hjelmslev a résolu au moyen du système de transformations des analyses.

Pour les sémioticiens, il me semble que le problème s’est posé de façon quelque peu différente. Il s’est finalement moins posé en termes d’analyse, même si le départ théorique du carré sémiotique en fait largement état, qu’en termes d’interprétation. La contradiction y est considérée peu à peu comme un passage, un intermédiaire entre termes contraires, dont le recours, n’est finalement pas aussi nécessaire qu’il y paraît à première vue. De ce fait, la théorie sémiotique se dégage entièrement de la logique, non qu’elle réinventerait à son compte la contradiction et la contrariété, mais en ce qu’elle leur assigne des fonctions et des applications tout autres que celles visées par les logiciens. Ce qui est en somme le moins qu’on pouvait en attendre.