Sémiotique et éthique

Jacques Fontanille

CeReS – Université de Limoges

https://doi.org/10.25965/as.2445

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Mots-clés : acte, axiologie, esthétique, éthique, ethos, habitus, immanence, intentionnalité, morale, pratique, responsabilité, transcendance

Auteurs cités : ARISTOTE, Cesare Beccaria, Jeremy Bentham, Pierre BOURDIEU, Sigmund FREUD, Algirdas J. GREIMAS, Blanche-Noelle Grunig, Roland Grunig, Jürgen HABERMAS, Martin HEIDEGGER, Edmund HUSSERL, Emmanuel KANT, Lawrence Kohlberg, Emmanuel LEVINAS, Frédéric Nietzsche, Blaise PASCAL, Charles Sanders PEIRCE, Chaïm PERELMAN, Adam Smith, Baruk Spinoza

Plan
Texte intégral

A/ Introduction

L’Ethique est un des grands domaines de l’analyse et de la construction des valeurs, avec l’esthétique, l’hédonique et l’épistémique. Pourtant, la sémiotique, souvent présentée comme une « science de la valeur », a fait beaucoup plus de place à l’esthétique qu’à l’éthique. Et, d’un autre côté, quand on observe l’ensemble du champ des sciences humaines et sociales, c’est a contrario l’éthique qui est la mieux représentée ; elle y figure en effet comme une approche transversale, applicable à l’ensemble des sciences et des pratiques humaines (éthique anthropologique, économique, politique, sociologique, juridique, criminologique, psychologique ; éthique environnementale, du développement durable et du principe de précaution, etc…Cette disjonction entre les orientations dominantes en sémiotique et cette présence obsédante de l’éthique dans les autres sciences humaines doit être expliquée par les historiens des sciences, mais on peut imaginer qu’elle ne soit pas pour rien dans l’incapacité de la sémiotique à s’imposer à l’ensemble du champ comme une référence transdisciplinaire.

On peut pour commencer se poser la question de l’émergence de l’éthique : comment une problématique axiologique quelconque devient-elle « éthique » ? Si on se reporte d’abord aux conditions dans lesquelles la question peut émerger, trois d’entre elles sont décisives : (i) la question éthique est toujours d’ordre « pratique », en ce sens qu’elle ne se pose qu’à l’égard de l’action individuelle ou collective ; (ii) en conséquence, elle a affaire à un sens à construire dans l’action, elle concerne le sens de l’action ; (iii) ce sens de l’action dépasse l’objectif même de l’action.

La formule de Pierre Bourdieu résume ces pré-conditions :

Note de bas de page 1 :

 Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, précédé de Trois études d’ethnologie kabyle, Librairie Droz, Genève, Paris, 1972, p. 182.

« C’est parce que les sujets ne savent pas, à proprement parler, ce qu’ils font, que ce qu’ils font a plus de sens qu’ils ne le savent. »1

Et de toutes les manières d’aborder l’éthique, et plus précisément ce « supplément » de sens, ce « dépassement » d’objectif de l’action, deux principales se dégagent de toute l’histoire de la pensée : (i) l’Idéal, et (ii) l’Autre. Il faudrait en quelque sorte réviser la conception sémiotique de la pratique pour accéder à l’éthique : la pratique est certes en quête d’un manque de sens des situations et des actions qu’elles appellent, mais ce manque résulte non d’une absence, mais d’un débordement de sens, notamment vers l’idéalité et l’altérité.

Note de bas de page 2 :

 « Tout art et toute investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque bien, à ce qu’il semble. » (Aristote, Ethique à Nicomaque, traduit par J. Tricot, Paris, Vrin, 1977, LI, 1, 1094a, 1-5, p. 31.)

Pour l’Idéal, tout commence en somme avec le telos d’Aristote2 : il n’y a d’éthique de l’action que parce que l’action connaît des « causes finales » (des « fins »), qui dépassent les causes nécessaires et suffisantes (les déterminations) et efficientes (les conditions et objectifs de l’action elle-même). Toute perspective éthique, en relation avec l’action et la pratique, induit donc un effet téléologique : le dépassement de soi et le désintéressement (Lévinas, ou Bourdieu), la « persévérance dans son être » (Spinoza), la « volonté de puissance » (Nietzsche).

Pour l’Autre, tout commence avec l’élargissement de la sphère du moi : ce n’est pas alors son objectif que la pratique dépasse, mais son opérateur, sa structure actantielle de base. Toute problématique axiologique devient éthique dès lors qu’elle apprécie et définit les valeurs par rapport à l’Autre. La préoccupation éthique naît alors dans n’importe quelle pratique individuelle, inter-individuelle ou collective quand l’opérateur de cette pratique rencontre un Autre, qu’il soit irréductible à ses propres intérêts, buts et enjeux, ou qu’il les partage.

Note de bas de page 3 :

 Pour Aristote, la vertu est affaire individuelle, et concerne la disposition de l’agent, alors que la justice concerne les qualités morales de nos rapports avec les autres.

En effet, l’Autre peut être réductible, par un mouvement de généralisation, ou irréductible, sous contrainte d’individualisation. Mais dans les deux cas, son apparition dans le champ pratique du Moi induit un remaniement des systèmes de valeurs,  soit pour impliquer la disposition à la vertu dans la justice (Aristote3), soit pour accéder à une strate axiologique générique (cf. l’ « impératif catégorique » de Kant), soit pour reconstruire les systèmes de valeurs autour d’une altérité référente (cf. la « transcendance » de l’Autre chez Levinas).

Les deux pôles de l’éthique, l’Idéal et l’Autre, se conjuguent quand la question axiologique est posée en termes d’utilité : si on suppose notamment que l’Autre est, du point de vue de ses besoins et de ses attentes, un « semblable », alors la question centrale est celle du « bien pour l’Autre comme pour soi-même » : utilité dans la persévérance dans l’être (Spinoza), utilité existentielle (Heidegger et Levinas), utilité sociale (Bentham, et la philosophie analytique), et utilité sociale et symbolique (Bourdieu), etc.

Note de bas de page 4 :

 Pour reprendre le titre du livre de Blanche-Noelle Grunig & Roland Grunig, La fuite du sens, Paris, Hatier/CREDIF, 1985 .

En somme, et eu égard à la scène élémentaire prédicative de la pratique, la « fuite du sens »4 se produit vers l’instance que nous avons dénommée l’ « horizon référentiel », ou « horizon stratégique », qui comprend notamment les autres actants, les autres scènes et les conséquences indirectes et autres « causes finales ». Ce qui revient à assigner à l’éthique, par rapport à cette scène prédicative de la pratique, un statut stratégique.

La question éthique se pose donc à propos de l’homme engagé dans l’action pratique, dès lors que cette action a des effets qui dépassent son opérateur, son acte ou son objectif, et qui concernent l’Idéal, l’Autre et une utilité généralisable. Une autre question se pose alors, et qui a trait à sa localisation dans les structures de la pratique : l’éthique n’est ni dans l’acte, ni dans l’opérateur, ni dans l’Autre, ni dans l’Idéal, mais dans les différentes relations qui les unissent, et dans la manière dont ces relations s’expriment.

L’éthique touche donc d’abord à un fait sémiotique central et peu étudié à la fois : la nature et la force des liens entre les instances de la pratique, et notamment entre l’acte et l’actant. Pour ce dernier, examiné sous tous les points de vue possible dans l’histoire de la pensée, il apparaît multiforme : réflexivité, responsabilité, imputation, maîtrise, contrôle, etc. Il ne peut y avoir d’appréciation éthique (sans parler de jugement stricto sensu) si l’on ne peut établir le lien entre quelque événement et quelque actant ; et même, plus précisément, il faut pouvoir le lui « imputer », c’est-à-dire supposer qu’il a pu avoir quelque influence ou quelque rôle dans l’advenue de l’événement. D’où la vanité, pour les Stoïciens, de penser influer sur les événements qui échappent à notre maîtrise, et de se considérer responsable de tout ce qui arrive dans le monde.

En outre, tous les autres liens pertinents se résorbent dans le lien entre acte et actant, puisque la question pertinente, pour l’éthique, est de savoir comment l’intervention de l’Autre, ou de l’Idéal, modifie les rapports entre l’acte et l’actant (sinon, ce serait une éthique toute platonique et théorique), comment ces modifications affectent la valeur de l’action pratique, et comment elles s’expriment.

Note de bas de page 5 :

 Le terme d’ « inhérence » recouvre par ailleurs l’ensemble de la catégorie qui sera déclinée en contraires et contradictoires, tout en désignant l’un des quatre termes, faute de terme disponible pour l’ensemble.

Ce lien spécifique et nodal à la fois, entre l’acte et l’actant, nous le dénommerons inhérence, et l’« inhérence » recouvrira toute la problématique, ultérieurement abordée, de la responsabilité, de l’autonomie et de l’imputation, notamment5.

La sémiotique de l’éthique aura donc principalement pour contenu ce réseau de liens entre les instances pratiques, et notamment le lien d’inhérence. Quant à l’expression de cette inhérence, elle prend la forme de l’ethos : en effet, c’est par l’ethos que l’opérateur exprime son rapport à l’acte, à Autrui, et à son Idéal..

Par conséquent, une sémiotique de l’éthique sera composée de deux plans corrélés :

  • un plan du contenu qui est une axiologie spécifique à l’action, à son utilité, à la place de l’Autre, une axiologie projective, susceptible de capter le sens qui déborde l’action, une téléologie (cette téléologie se dédouble en « idéologie » et en « altérologie » de l’action »)

  • un plan de l’expression qui est une « éthologie »

Nous n’insisterons guère sur la distinction entre « morale » et « éthique », qui est tout aussi problématique et peu heuristique que la distinction entre « sémiotique » et « sémiologie » : le critère de différenciation change selon les époques, les auteurs, et le point de vue adopté. Les deux termes ont la même étymologie (les mœurs, l’un en latin, mos, moris, l’autre en grec, ethos.

Note de bas de page 6 :

Paul Ricœur, dans Le juste, (I, Paris, Esprit, 1995, p. 212) place la différence ailleurs : l’éthique est première, comme intention originaire de la liberté dans la conduite pratique, et la morale se forme en deux temps : (i) par sédimentation des valeurs éthiques, et (ii) par la promulgation de l’interdit. La distinction serait donc d’abord historique, syntagmatique (en tant que sédimentation), et modale (par la conversion du « ne pas pouvoir faire » en « devoir ne pas faire ». Mais cette même conversion, identifiée par d’autres auteurs sous la formule « faire de nécessité vertu » (cf. infra), peut être prise en charge au sein même de l’éthique en général.

Le moment principal de leur première différenciation coïncide avec l’invention du concept d’individu, au siècle des Lumières, et l’éthique concerne la collectivité, la société, la totalité, alors que la morale s’adresse à l’individu, au particulier. Mais cette distinction reste peu pertinente eu égard aux problématiques sémiotiques que nous rencontrerons.6

Le parcours que nous commençons est une sorte de propédeutique à une approche sémiotique de l’éthique, tout au long duquel nous nous demanderons quelles sont les incidences, pour la sémiotique, d’un questionnement d’ordre éthique. C’est un fait qu’on peut aisément constater, les recherches sémiotiques se sont plus facilement développées dans le domaine de l’esthétique et dans celui de l’épistémique, que dans celui de l’éthique. Parmi de trop nombreuses raisons, dont toutes ne sont pas scientifiquement également pertinentes, il en est peut-être une qui justifie que nous engagions ce parcours, ici-même : il n’est pas en effet totalement exclu que cette déshérence des questions éthiques, en sémiotique, tienne à l’étrangeté épistémologique, théorique et méthodologique du problème ; il ne faut donc pas éliminer d’emblée l’hypothèse selon laquelle la constitution acquise et actuelle de la sémiotique serait mal adaptée à la problématique de l’éthique.

Explorons cette hypothèse, et aidons-nous pour cela de quelques auteurs qui ont contribué de manière très diverse à l’histoire des idées éthiques : Aristote, Spinoza, Nietzsche, Levinas et Bourdieu.

B/ Incidences épistémologiques de l’éthique

1) Rationalité et intentionnalité

Dans une perspective sémiotique fortement influencée par la phénoménologie et fondée sur l’intentionnalité, l’éthique pose problème, en raison justement de son point de départ : le dépassement du sens. Pour faire bref, peut-on intégrer à la sémiotique, et à quel prix, une conception du sens qui ne serait ni intentionnelle, ni fondée sur la rationalité d’un Ego ?

Certes, l’éthique d’Aristote et de Spinoza est rationaliste et intentionnelle. Chez Spinoza, tout particulièrement, l’éthique a pour objet principal la Raison et la vie conduite par la Raison, et c’est ce qui conduit à la Béatitude. En somme, les fins dernières ne sont que l’accomplissement de la Raison, et elles sont accessibles à chacun, dans l’état de Béatitude ; il n’y a là aucun « dépassement », car il y a rien à dépasser, l’actant humain n’étant ni une personne ni un individu, mais seulement un véhicule plus ou moins efficace d’une Raison transcendante.

Les choses se compliquent si on prend en considération la  notion de « sens commun » chez Bourdieu, dans la mesure où ce « sens », qui débouche sur une éthique de la pratique, d’une part déborde l’intentionnalité impliquée dans la pratique elle-même (cf. supra), et d’autre part ne revendique aucune « rationalité ». Le sens commun a en effet pour Bourdieu le statut d’une « croyance originaire », qui elle-même résulte d’une complicité ontologique entre l’habitus (qui caractérise l’actant en tant qu’actant social) et le champ pratique (en tant que champ thématique du réel) :

Note de bas de page 7 :

 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Minuit, Le sens commun, 1980, p. 113.

« La croyance est constitutive de l’appartenance à un champ. (…) La foi pratique est le droit d’entrée qu’imposent tacitement tous les champs, non seulement en sanctionnant et en excluant ceux qui détruisent le jeu, mais en faisant en sorte, pratiquement, que les opérations de sélection et de formation des nouveaux entrants (rites de passage, examens, etc. ) soient de nature à obtenir qu’ils accordent aux présupposés fondamentaux du champ l’adhésion indiscutée, préréflexive, naïve, native, qui définit la doxa comme croyance originaire. »7

La croyance en question est, par nature, « incorporée », avant d’être réflexive et rationalisée :

Note de bas de page 8 :

 Op. cit., p. 115.

« La croyance pratique n’est pas un « état d’âme » (…) mais (…) un état de corps. La doxa originaire est cette relation d’adhésion immédiate qui s’établit dans la pratique entre un habitus et le champ auquel il est accordé… »8

Et par conséquent, toute réaction à la manipulation par le biais de cette croyance originaire prendra sa source dans les capacités de réponse du corps lui-même :

Note de bas de page 9 :

Op. cit., p. 116.

 « Tous les ordres sociaux tirent systématiquement parti de la disposition du corps et du langage à fonctionner comme dépôts de pensées différées, qui pourront être déclenchées à distance et à retardement… (…) L’efficacité symbolique pourrait trouver son principe dans le pouvoir que donne sur les autres, et spécialement sur leur corps et leur croyance, la capacité collectivement reconnue d’agir, par des moyens très divers, sur les montages verbo-moteurs les plus profondément enfouis, soit pour les neutraliser, soit pour les réactiver en les faisant fonctionner mimétiquement. »9

La dimension éthique ne se bâtit donc pas ici sur quelque intentionnalité que ce soit, ni même sur une rationalité, sauf à supposer que l’incorporation des habitus est une forme de rationalité. L’éthique pratique selon Bourdieu est donc non intentionnelle, sans dessein préalable, sans calcul rationnel : pur ajustement permanent entre des corps, des schèmes et des souvenirs collectifs, elle peut être donnée comme rationnelle, sans pour autant être rapportée à une instance identifiable qui en serait la source actantielle :

Note de bas de page 10 :

 Op. cit., p. 86.

« …comprendre la logique de toutes les actions qui sont raisonnables sans être le produit d’un dessein raisonné ou, à plus forte raison, d’un calcul rationnel ; habitées par une sorte de finalité objective sans être consciemment organisées par rapport à une fin explicitement constituée ; intelligibles et cohérentes sans être issues d’une intention de cohérence et d’une décision délibérée ; ajustées au futur sans être le produit d’un projet ou d’un plan. »10

L’intégration de l’éthique à une sémiotique intentionnelle est définitivement impossible avec Levinas, et son éthique est même entièrement conçue pour résister à toute tentative d’intégration. Car, pour Levinas, s’il y a un « sens » éthique, il repose entièrement sur l’implantation de l’Autre (cf. infra), et le lien avec l’Autre l’emporte sur la conscience réflexive. Plus encore, l’Autre est inintégrable, « irréductible », il s’oppose par nature et par définition à toute tentative de réduction à l’immanence, à la connaissance et à l’intentionnalité :

Note de bas de page 11 :

 Emmanuel LEVINAS, Liberté et commandement,Paris, Fata Morgana, 1994, p. 64

« L’absolument autre ne se reflète pas dans une conscience, il résiste à l’indiscrétion de l’intentionnalité. (…) La résistance de l’Autre à l’indiscrétion de l’intentionnalité consiste à bouleverser l’égoïsme même du Même : il faut que le visé désarçonne l’intentionnalité qui le vise. »11

De fait, Levinas construit sa position et son éthique en opposition systématique à une philosophie du Moi, de la connaissance rationnelle et du sens intentionnel, et ce en distinguant dans toute son œuvre deux conceptions de la place de l’autre dans l’action :

1) une conception ego-centrée, notamment chez Husserl et Heidegger : dans la perspective de la conscience intentionnelle, ou du souci heideggerien, le moi déploie autour de soi l’horizon des possibilités de sa propre vie auquel les choses et les autres doivent se conformer pour y trouver place et signification ;

2) une conception altéro-centrée, qui est la sienne : dans la perspective de la transcendance et de l’individualité irréductible de l’Autre, c’est l’activité du Moi qui doit s’organiser autour de cette responsabilité non résiliable ; dans cette perspective, ce sont les initiatives de l’Autre qui modifient l’horizon des possibilités, et qui, par exemple, grâce au pardon, ouvrent les possibilités de l’espérance.

Devant une telle résistance, on ne peut que se demander si, pour aborder l’éthique d’un point de vue sémiotique, il ne faut pas développer une « autre » sémiotique, qui serait une sémiotique de l’Autre. Pierre Bourdieu se pose lui-même la question pour la sociologie, et pour le « discours savant » en général, et fait une suggestion qui fait écho à une formulation bien connue de Greimas. Le discours savant étant lui-même une production ancrée dans une pratique, et cette pratique obéissant au même type de fonctionnement non-intentionnel, l’assomption savante ne peut être que modalisée :

Note de bas de page 12 :

 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., p. 49.

« L’inanalysé de toute analyse savante (…) est le rapport subjectif du savant au monde social et le rapport (social) objectif que suppose ce rapport subjectif. (…) en sorte que ce serait déjà un progrès considérable si l’on faisait précéder tout discours savant sur le monde social d’un signe qui se lirait « tout se passe comme si… » et qui, fonctionnant à la façon des quantificateurs de la logique, rappellerait continûment le statut épistémologique du discours savant. »12

Et, du même coup, le statut des « modèles » explicatifs en est changé :

Note de bas de page 13 :

 Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 174.

« La théorie de l’action comme simple exécution du modèle (au double sens de norme et de construction scientifique) n’est qu’un exemple parmi d’autres de l’anthropologie imaginaire qu’engendre l’objectivisme lorsque donnant, comme dit Marx, « les choses de la logique pour la logique des choses », il fait du sens objectif des pratiques ou des œuvres la fin subjective de l’action des agents »13

Le « tout se passe comme si… » de Greimas (et de Bourdieu, en l’occurrence) est donc très exactement le modalisateur épistémique qui laisse la place à un « débordement du sens », à un sens non intentionnel, et qui, à la fois, résume en une seule formule, toute l’éthique du discours savant sur le sens de l’action, et fait la place à l’éthique de cette action. « Tout se passe comme si… », c’est donc le modalisateur par lequel, dans l’éthique du discours analysant, on reconnaît la place de l’éthique des acteurs analysés.

2) Immanence et transcendance

L’approche sémiotique est par définition immanente, et la réflexion sur les niveaux de pertinence du plan de l’expression, dont les emboîtements hiérarchiques remettent en cause l’immanence textuelle, a pourtant conduit à redéfinir les conditions de l’immanence, relativement à la définition de chaque type de sémiotique-objet, du texte à la forme de vie. Il y a donc une immanence possible des pratiques, et Bourdieu est sur ce point très explicite : sa théorie du « sens commun » et de la « complicité originaire » entre l’habitus et le champ pratique est une théorie de l’immanence du sens aux pratiques.

L’habitus lui-même, « orchestration spontanée des dispositions », défini comme une « structure structurée » susceptible de donner lieu à des « structures structurantes », est déclaré immanent :

Note de bas de page 14 :

 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., p. 99.

« L’habitus n’est autre chose que cette loi immanente, lex insita inscrite dans les corps par des histoires identiques, qui est la condition non seulement de la concertation des pratiques mais aussi des pratiques de concertation. »14

A propos des pratiques de mariage en Kabylie, il explique même très précisément que, malgré l’existence de règles et d’un apparat social qui pourraient sembler transcendants, l’éthique et l’ethos du mariage est à chercher dans l’immanence même des modalités concrètes de l’action :

Note de bas de page 15 :

 Pierre Bourdieu,  Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 80.

« …ceux qui ont réellement « fait » le mariage doivent se contenter, dans la phase officielle, de la place qui leur est assignée non par leur utilité mais par leur position dans la généalogie, se trouvant ainsi voués, comme on dit au théâtre, à « jouer les utilités » au profit des « grands rôles ». Ainsi, pour schématiser, la parenté de représentation s’oppose à la parenté usuelle comme l’officiel et le non-officiel (qui englobe l’officieux et le scandaleux) ; le collectif et le particulier (entendu comme le moins collectif) ; le public, explicitement codifié dans un formalisme magique et quasi-juridique, et le privé, maintenu à l’état implicite, voire caché ; le rituel, pratique sans sujet, susceptible d’être accomplie par des agents interchangeables parce que collectivement mandatés, et la stratégie, orientés vers la satisfaction des intérêts pratiques d’un agent ou d’un groupe d’agents particuliers. »15

Deux paradigmes se dessinent alors :

1) d’un côté, celui de l’officiel, collectif, explicite, ritualisé, et sans sujet identifiable, qui se déroule en quelque sorte par imposition transcendante à chacun des participants, par une opération de « mandatement par la collectivité » ;

2) de l’autre, celui de l’officieux, particulier, implicite, pris en charge par des agents identifiés, qui conduisent une stratégie pour défendre et affirmer leur ethos, tous mobilisés par des intérêts divers.

Et cette immanence irréductible s’explique toujours par le fait que la pratique ne peut jamais se réduire à des modèles transcendants qui la surplomberaient, mais que son sens doit faire la part du « flou » et du « trop-plein » :

Note de bas de page 16 :

 Op. cit., p. 26.

« Si les pratiques avaient pour principe la formule génératrice que l’on doit construire pour en rendre raison, c’est-à-dire un ensemble d’axiomes à la fois indépendants et cohérents, les pratiques produites selon des règles d’engendrement parfaitement conscientes se trouveraient dépouillées de tout ce qui les définit en propre en tant que pratiques, c’est-à-dire l’incertitude et le flou résultant du fait qu’elles ont pour principe non des règles conscientes et constantes mais des schèmes pratiques, opaques à eux-mêmes, sujets à varier selon la logique de la situation, le point de vue, presque toujours partiel, qu’elle impose, etc. »16

Levinas, en revanche, pose radicalement la source de l’éthique en transcendance : l’Autre est cette transcendance, qui ne saurait être réduite à l’immanence du sens de l’action sans être dénaturée. L’éthique selon Levinas implique une transcendance, car l’Autre est inconnaissable et insaisissable, alors que la réduction de l’Autre au Même, dans la tradition philosophique, jusqu’à la phénoménologie, est la condition nécessaire de la saisie intellectuelle de l’être (la recherche de la vérité) en immanence. Littéralement, la question de l’Autre fait « éclater l’immanence » ; la présence de l’Autre, dénuée d’intention dans son exposition même, impose une transcendance et un « commandement ».

Les deux positions épistémologiques sont inconciliables, mais elles traitent pourtant chacune à leur manière le même problème : si le sens que l’éthique s’efforce de donner à la pratique est un sens « débordant », « excessif » et qui doit donc être régulé, la régulation ne peut être réduite à une procédure de contrôle mise en place par l’opérateur de la pratique. Par conséquent, la solution immanente consiste à attribuer cette régulation à un processus sui generis, qui actualise le rapport à l’Autre en même temps que l’acteur s’efforce d’ajuster sa stratégie à ses intérêts et à ceux d’autrui. Au contraire, la solution transcendante consiste à implanter l’Autre, avant même quelque pratique que ce soit, comme un référent de la subjectivité par rapport auquel l’acteur de la pratique devra se définir et se situer.

En somme, l’un et l’autre tentent de résoudre une impossible assignation du sens de l’éthique à une subjectivité préexistante, intentionnelle, et fondée par réflexivité, et définissent cette subjectivité éthique comme la résultante secondaire d’un processus primaire, processus immanent dans un cas, et transcendant dans l’autre. En d’autres termes, si l’idéologie de la pratique ne se réduit pas aux valeurs de l’Autre, alors il doit être considéré comme immanent au sens de Bourdieu. L’approche sémiotique n’a pas, sur ce point, à décider entre l’une et l’autre, mais vise en revanche une interdéfinition et un positionnement réciproque de ces solutions divergentes.

C/ Incidences théoriques : actance, modalisation & temporalisation

Si l’on poursuit l’examen des questions que pose l’éthique à la sémiotique, et maintenant au niveau des modèles théoriques, la nouveauté et la difficulté sont essentiellement de nature actantielle et modale : d’une part, l’Autre de l’éthique peine à trouver sa place dans le dispositif actantiel canonique ; et d’autre part, toute l’histoire de la pensée éthique achoppe sur la contradiction entre d’un côté le fait qu’une conduite éthique se donne à saisir comme résultant de l’imposition d’une règle ou d’une norme, et de l’autre la nécessaire liberté du sujet éthique.

1) Problématiques actantielles

1.1) Inhérence, Déshérence, Adhérence et Exhérence

La première question découle directement du principe d’inhérence de l’actant à son agir. L’éthique suppose en effet que quiconque, à commencer par l’opérateur lui-même, puisse demander des comptes à l’actant de son acte, et pour cela, il faut présupposer une relation d’interdéfinition et l’investissement entre les deux. Dans la conception greimassienne, l’actant sujet est considéré comme « investi sémantiquement » par son objet : cette conception n’est rien d’autre que l’extension à la théorie narrative du principe de compatibilité sémantique entre les arguments et le prédicat, développé par ailleurs par la grammaire générative.

Mais elle ne suffit pas à fonder l’ « inhérence », qui suppose un lien d’autre nature, qui est lui aussi présent à la fois chez Tesnières et chez Greimas : chez Tesnières, c’est le lien établi par la « valence » syntaxique ; chez Greimas, c’est la préséance du prédicat transformationnel sur les actants. Chez les deux réunis, l’inhérence tient au fait que l’acte est extrait d’un événement quelconque, et que c’est  partir de l’acte que sont définis les actants. Ce qui ne signifie pas pour autant que nous avons atteint ainsi le type d’inhérence que réclame l’éthique.

1.2) Adhérence nietzshéenne, déshérence modale, et exhérence morale

Examinons par exemple la conception de Nietzsche : pour lui, l’inhérence de l’homme d’action à son agir est entière, car il n’y a d’autre modalité qui s’insère entre eux que la « puissance » d’agir. Cette puissance elle-même ne préexiste pas à l’acte, et elle se confond avec lui :

Note de bas de page 17 :

 Frédéric Nietzsche, La généalogie de la morale, traduction de Henri Albert, Gallimard, coll. Idées, 1964, p. 58.

« …la morale populaire sépare aussi la force des effets de la force, comme si derrière l’homme fort, il y avait un substratum neutre qui serait libre de manifester la force ou non. Mais il n’y a point de substratum de ce genre, il n’y a point d’ « être » derrière l’acte, l’effet et le devenir ; l’ « acteur » n’a été qu’ajouté à l’acte – l’acte est tout. »17

L’acte et l’actant n’étant séparés par aucune condition modale autre que la puissance, cette dernière doit être considérée comme une pure déhiscence existentielle, entre le « potentiel » et le « réalisé », et non comme une condition préalable de l’acte. Il n’y a donc pas d’un côté le « sujet » et de l’autre son « acte », mais deux faces de la même force, nécessairement liées entre elles par la puissance d’agir. Le thème célèbre de la « volonté de puissance » doit donc être examiné avec circonspection : il ne s’agit pas d’une modalité (ni « pouvoir faire », ni « vouloir faire ») qui puisse fonctionner comme condition présupposée, mais d’une simple thématisation du « potentiel éthique » impliqué dans l’action.

Il est à noter que dans La volonté de puissance, Nietzsche avait déjà, pour récuser la culpabilité et la culpabilisation des « hommes d’action » par la morale et par les théologiens, déjà fortement mis en cause leur « responsabilité » morale. Mais, au lieu de traiter la difficulté en les « dégageant » de leur responsabilité par rapport à l’acte, et donc en dissociant l’acte et l’actant, il choisit de renforcer le lien d’inhérence, et à nier toute antériorité du sujet et d’éventuelles conditions modales par rapport à l’acte.

Cette position extrême est très instructive, car elle signale a contrario ce qui compromet l’inhérence entre l’acte et l’actant, à savoir les conditions modales ; et, de fait, alléguer des conditions modales (le pouvoir, le vouloir, le devoir, le savoir, le croire), cela revient, du point de vue argumentatif, à distendre la relation entre l’acte et l’actant, et en affaiblissant l’inhérence, à compromettre les possibilités d’imputation éthique de l’acte à l’actant.

En conséquence, l’inhérence est en quelque sorte l’inverse de la modalisation, et l’éthique exige le minimum de modalisation possible.

Une problématique sémiotique se dessine ici, autour de l’inhérence, la déshérence et l’exhérence, et de l’adhérence, sur laquelle nous reviendrons. Nous en connaissons une partie des déterminants, l’investissement sémantique de l’actant par l’acte, la prégnance de la valence sur les arguments du prédicat, et la réduction de la modalisation à ses variétés existentielles.

1.3) Hystérésis et constitution actantielle par inhérence

La théorie de l’habitus, chez Bourdieu, fournit une indication supplémentaire. En effet, l’actant social est pour lui constitué de la matrice subjective et collective dénommée « habitus », qui s’incarne dans des schèmes corporels, notamment sensori-moteurs. Le processus de constitution syntagmatique de cet actant, grâce au cycle hystérésis, éclaire l’inhérence sous un autre aspect.

En effet, selon Bourdieu,

Note de bas de page 18 :

 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., p. 104.

« Lorsque le sens de l’avenir probable se trouve démenti et que des dispositions mal ajustées aux chances objectives en raison d’un effet d’hystérésis (…), [les dispositions] reçoivent des sanctions négatives… »18

Note de bas de page 19 :

 Jacques Fontanille, Séma et soma. Les figures sémiotiques du corps, Paris, Maisonneuve et Larose, 2006, Première partie « Le corps de l’actant ».

Rappelons que dans Sema & soma,19 le cycle d’hystérésis est défini comme un processus qui, à partir d’un système matériel quelconque, d’un corps amorphe soumis à des pressions opposées, donne forme à un « corps-actant », grâce aux propriétés d’inertie du corps matériel : l’inertie comportant deux seuils, le seuil de rémanence et le seuil de saturation, l’hystérésis induit la démarcation de l’identité actantielle de ce corps.

Ainsi constitué, le corps-actant ne peut être qu’inhérent à son acte, puisque l’acte étant de ce point de vue un ajustement aux pressions concurrentes auxquelles le corps est soumis, l’actant n’est rien d’autre, avant toute modalisation factitive, que la résultante des pressions et de l’acte.

1.4) L’implantation de l’Autre

a) Le basculement vers l’Autre

La sémiotique fondamentale explique la distinction d’un plan de l'expression et d’un plan du contenu par la prise de position originaire d’un corps, à partir de laquelle se déclinent intéroception, extéroception et proprioception. La « prise de position » d’un Moi-corps est l’acte sémiotique par excellence, et prend sa source dans la réflexion phénoménologique classique.

Pourtant, à lire Levinas, on ne peut que mettre en cause cette « prise de position », car la position originaire n’est pas chez lui celle du Moi, mais celle de l’Autre, et c’est même à partir de cette position d’altérité que sera définie la position subjective. L’éthique commence donc, pour Levinas, avec l’implantation de l’Autre.

Levinas n’est pas le premier à poser l’Autre comme constitutif de la dimension éthique. Aristote en fait la clé de la distinction entre vertu (disposition réflexive) et justice (dans le rapport à autrui) ; mais ce rapport à l’autre est régi par une proportion parfaitement symétrique, qui fonde la justice distributive :

Note de bas de page 20 :

 Aristote, op. cit., V, 6, 1131 a, 15-20, p. 227.

Note de bas de page 21 :

 Aristote, op. cit., V, 6, 1131 a, 25-30, p. 228.

« Le juste implique nécessairement au moins quatre termes : les personnes pour lesquelles il se trouve en fait juste, et qui sont deux, et les choses dans lesquelles il se manifeste, au nombre de deux également. »20 « Le juste est par nature une sorte de proportion (…), la proportion étant une égalité de rapports et supposant quatre termes au moins. »21

C’est très exactement le principe de la proportion aristotélicienne, qui est utilisée aussi pour fonder le principe de la métaphore, et qui sera exploitée dans les systèmes semi-symboliques, qui est ici convoqué : la justice selon Aristote est donc un système semi-symbolique entre actants-sujets (les deux partenaires de l’interaction) et actants-objets (les « choses » pour lesquelles ils interagissent).

Levinas n’est pas le premier non plus à faire de l’Autre la clé de la subjectivité éthique : on trouve déjà chez Kant une définition très explicite en ce sens de la personne subjective :

Note de bas de page 22 :

 Emmanuel Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. J. Muglioni, Paris, Bordas, 1988.

« Une personne est ce sujet dont les actions sont susceptibles d’imputation [par autrui]» 22

En somme : un sujet placé sous le regard de l’Autre, lequel est en mesure de lui attribuer la responsabilité de ses actes, devient du même coup une « personne ». Mais pour Levinas, le rôle de l’Autre dans la constitution éthique du Moi est indépendante de l’imputation et de la responsabilité, et antérieure à toute action : il est au principe même de la définition de la subjectivité en tant que structure actantielle :

Note de bas de page 23 :

 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, Livre de Poche, Essais, 1990, p. 237 [Kluwer Académic, 1971]

« Ces différences entre Autrui et moi ne dépendent pas de « propriétés » qui seraient inhérentes au « moi » d’une part et à Autrui de l’autre (…). Elles tiennent à la conjoncture Moi-Autrui, à l’orientation inévitable de l’être « à partir de soi » vers « Autrui ». » 23

Entre Moi et l’Autre, la théorie bascule, et la prise de position de l’Autre inhibe le déploiement de la conscience et de la réflexivité qui fonde la conception classique du Moi :

Note de bas de page 24 :

 Emmanuel LEVINAS, Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972 (L. de Poche, Biblio Essais), p. 53.

« La présence du visage signifie ainsi un ordre irrécusable – un commandement – qui arrête la disponibilité de la conscience. La conscience est mise en question par le visage. (…) L’absolument autre ne se reflète pas dans la conscience. Il y résiste au point que même sa résistance ne se convertit pas en contenu de conscience. (…) Le Moi perd sa souveraine coïncidence avec soi, son identification où la conscience revient triomphalement à elle-même pour reposer sur elle-même.»24

Note de bas de page 25 :

 Ce basculement vaut aussi pour la « chair » : chez Husserl, la sphère de la chair propre rencontre une « autre chair » par transfert analogique, donc par identification d’un « semblable » en tant que chair ; chez Levinas, la chair d’Autrui ne se définit que par le fait qu’elle n’est pas la chair propre, et elle est donc irréductiblement autre ; c’est en tant que chair qu’elle est Autre.

On assiste donc à un « basculement » de la structure actantielle de base, qui fait porter tout le poids sur l’Autre. Ce n’est donc plus la subjectivité qui, par extension, fonde l’intersubjectivité, mais au contraire le déploiement de l’intersubjectivité qui fournit la condition originaire de la subjectivité.25 Cette position est anthropologique, car elle définit ce qu’est l’humanité de l’homme :

Note de bas de page 26 :

 Emmanuel LEVINAS, Liberté et commandement,op. cit., p. 59.

« Contester que l’être soit pour moi, ce n’est pas contester qu’il est en vue de l’homme (…) c’est seulement contester que l’humanité de l’homme réside dans sa position de Moi. L’homme, par excellence (…) est peut-être l’Autre. »26

b) L’Autre, le visage, la face, la structure actantielle de l’éthique

Il nous faut par conséquent tirer les conséquences de ce basculement, pour que la sémiotique que nous proposons soit en mesure de d’aborder même la question éthique. Aidons-nous encore de l’œuvre de Levinas. Pour lui, l’autre est d’abord un « visage », une « face », une individualité irréductible qui est exprimée par le visage. Rencontrer l’Autre, c’est donc littéralement lui « faire face » ; faire l’expérience de l’Autre, c’est avoir « quelqu’un en face de soi », un visage.

Une structure sémiotique élémentaire s’offre ici : l’Autre est à la fois « visage » et « face », expression (figurative et sensible) et contenu (actantiel) d’une même substance, l’altérité. Du côté de l’expression, en tant que « visage », l’Autre est une configuration iconique, qui « exprime » par sa singularité non substituable le caractère irréductiblement individuel de son altérité. Du côté du contenu, en tant que « face », l’Autre est l’actant requis pour constituer le duo dissymétrique propre à toute relation éthique.
L’éthique fondée sur l’Autre, dans son rapport au Moi, ne peut se satisfaire ni de la « visée » (l’Autre résiste à la visée intentionnelle), ni de la « saisie » (l’Autre échappe à la connaissance intellectuelle, et résiste en raison de son irréductible individualité). Le « faire face » de l’Autre vers le Moi, et du Moi vers l’Autre, réciproques et dissymétriques à la fois, occupent donc dans cette nouvelle configuration actantielle la même place fondamentale que la « visée » et la « saisie ». En somme, ce « lien orienté » est un autre type de relation, qui fonde un autre type d’acte ou de prédicat : « faire face », «assumer et gérer le lien ».

Car de ce lien, on ne peut rien faire d’autre, ni le connaître, ni le réfléchir, ni le contrôler : on peut seulement l’assumer (c’est la responsabilité, cf. infra), s’y adapter (c’est l’ajustement), le gérer en somme, dans l’inquiétude et la vulnérabilité (cf. infra). Mais, tout comme la visée et la saisie, ce lien peut varier en intensité et en étendue : nous y reviendrons, et ce sera le point de départ d’une cartographie sémiotique du champ de l’éthique.

En outre, il est d’ores et déjà doté d’un plan du contenu et d’un plan de l’expression. Et ce « visage » avec lequel nous faisons face, c’est très exactement un autre nom de l’ « ethos », cette « image de soi » qui se propose à l’Autre, et cette image de l’Autre qui se propose au Moi.

En outre, dans la perspective d’une théorie sémiotique générale de l’actance, la place de l’Autre dans la structure canonique doit être prévue, et elle correspond, à quelques aménagements près, à celle de l’ « horizon stratégique » dans la scène prédicative de la pratique. Quant aux valeurs éthiques, elles supposent des conditions d’actualisation spécifiques, notamment dans la gestion des liens entre les instances.

2) Problématiques modales

Immédiatement après avoir constaté l’inhérence de l’actant à l’acte éthique, et après avoir implanté l’Autre qui le fonde dans son statut de personne, nous rencontrons deux questions spécifiques de la réflexion sur l’éthique, qui en sont en quelque sorte les conditions opératoires, et plus particulièrement les conditions d’actualisation des valeurs éthiques. En effet, pour qu’on puisse considérer une conduite d’un point de vue éthique, et surtout pour qu’on puisse simplement envisager d’en juger, deux questions doivent être tranchées : (i) l’actant est-il, dans cette conduite, actif ou passif ? et (ii) dans quelle mesure est-il responsable de cette conduite, et, par conséquent, est-il libre ou pas libre de l’adopter ?

Ce sont des conditions modales, non pas au sens où elles médiatisent le rapport entre l’actant et l’acte, en tant que conditions de réalisation, mais au sens où elles décident de l’autonomie ou de l’hétéronomie de l’actant lorsqu’il s’engage dans son acte.

2.1) Activité et passivité

Cette distinction est décisive dans l’éthique de Spinoza, puisque de la distinction entre activité et passivité découle celle entre deux types de sentiments  le sentiment de l’action et le sentiment de la passion. La déduction spinoziste est suffisamment systématique pour qu’on soit tenté de la laisser se dérouler elle-même :

Note de bas de page 27 :

 Spinoza, L’éthique, trad. Roland Caillois, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1954, p. 147.

a) causes adéquates et inadéquates

« J’appelle cause adéquate celle dont on peut par elle-même percevoir clairement et distinctement l’effet. Je nomme, au contraire, cause inadéquate, ou partielle, celle dont ne peut pas par elle seule comprendre l’effet. »27

Note de bas de page 28 :

 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, op. cit.

Le présupposé de cette distinction entre causes adéquates et inadéquates est de type méréologique : on suppose une totalité, que seule la cause adéquate prendrait en compte en entier, et dont la cause inadéquate ne saisirait qu’une partie ; dans ce dernier cas, l’effet déborde la cause, il y a un « reste » à connaître.
Nous retrouvons ici le motif du « débordement », mais dans une conception purement cognitive et rationnelle, où la maîtrise de la totalité de connaissance reste envisageable ; c’est cette possibilité qui est contestée aussi bien par Bourdieu que par Levinas (cf. supra). Pour Spinoza, en effet, le « reste d’altérité » est réductible par un bon usage de l’entendement ; pour Levinas, il n’est pas réductible, car il outrepasse la totalité elle-même : c’est le motif philosophique central de Totalité et infini,28 où il explique pourquoi et comment, dans la mesure où l’Autre ne peut être intégré à la totalité du monde connaissable, il ouvre sur l’infini.

Note de bas de page 29 :

 Spinoza, L’éthique, op. cit., p. 147.

b) sentiments

« Par sentiments, j’entends les affections du corps, par lesquelles la puissance d’agir de ce corps est augmentée ou diminuée, aidée ou contenue, et en même temps les idées de ces affections. »29

Le « sentiment » est la forme que prend chez Spinoza le principe d’inhérence entre l’acte et l’actant : tout comme chez Nietzsche, ils ne sont séparés que par la puissance de réalisation, et ce sont les variations de cette puissance qui fondent la possibilité d’une valuation éthique de l’action ; tout comme chez Bourdieu, les modulations de l’inhérence passent par des modifications de l’état du corps, les « affections » qui en modifient la puissance d’action. A la différence des deux, le fondamentalisme rationaliste de Spinoza le conduit à admettre en outre que de ces affections peuvent naître des « idées ».

Note de bas de page 30 :

 Spinoza, L’éthique, op. cit., p. 147.

c) activité et passivité

« Je dis que nous sommes actifs lorsque, en nous ou hors de nous, il se produit quelque chose dont nous sommes la cause adéquate (…). Mais je dis au contraire que nous sommes passifs, lorsqu’il se produit en nous quelque chose dont nous ne sommes que la cause partielle. »30

Il y a donc deux types de « sentiments », deux manières d’affecter le corps de l’actant et de modifier sa « puissance d’agir » : (i) les « actions », si la cause de l’affection est « adéquate », et qui par conséquent correspond à une « inhérence » absolue, (ii) et les passions, si la cause est partielle et inadéquate, et qui, par suite, indiquent une inhérence affaiblie.

La passion est passivité, c’est-à-dire saisie inadéquate ou incomplète des choses, et inhérence affaiblie entre l’acte et l’actant, ou plus précisément entre l’actant, son corps et sa puissance d’agir : les conséquences éthiques seront décisives, notamment en ce que la passivité modifie la structure méréologique de la situation pratique (cf. infra), ainsi que le contrôle que l’actant peut exercer sur elle.

Avec un ton et des objectifs tout différents, Nietzsche fonde lui aussi sa conception de l’éthique et de la morale sur l’activité et la passivité : d’un côté, celui des « dominants », la régulation éthique de l’activité (de l’action stricto sensu), et de l’autre, celui des « dominés », la régulation morale de la passivité (de la réaction passive).

Note de bas de page 31 :

 Frédéric Nietzsche, La généalogie de la morale, op. cit., Première Dissertation, n°10, p. 45.

« La révolte des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment lui-même devient créateur et enfante des valeurs : le ressentiment de ces êtres, à qui la vraie réaction, celle de l’action, est interdite et qui ne trouvent de compensation que dans une vengeance imaginaire. Tandis que toute morale aristocratique naît d’une triomphale affirmation d’elle-même, la morale des esclaves oppose dès l’abord un « non » à ce qui ne fait pas partie d’elle-même, à ce qui est « différent » d’elle, à ce qui est son « non-moi » : et ce non est son acte créateur. »31

L’action assumée et affirmée en tant que telle engendre une « éthique » aristocratique ; la « morale » résulte d’une négation, et cette négation est déjà incluse dans la passivité des dominés. Par rapport à Spinoza, Nietzsche fait un pas de plus : face au débordement de sens qui les affecte, les « dominés » ne peuvent assumer ce qui leur arrive, et ils convertissent leur passivité de fait en négation de droit : c’est la conversion créatrice de la morale, en réaction contre l’éthique conquérante (et inhérente) de l’action. L’activité étant la modalité typique de l’inhérence, la passivité, tout comme chez Spinoza, serait ici la modalité typique de l’ exhérence.

Et tout comme Spinoza, encore, Nietzsche déduit de cette distinction de base deux types de sentiments, deux formes de l’euphorie éthique :

Note de bas de page 32 :

 Op. cit., p. 47.

« Les « hommes de haute naissance » avaient le sentiment d’être les « heureux » ; ils n’avaient pas besoin de construire artificiellement leur bonheur en se comparant à leurs ennemis, en s’en imposant à eux-mêmes (comme le font tous les hommes de ressentiment) ; et de même en leur qualité d’hommes complets, débordants de vigueur et, par conséquent, nécessairement actifs, ils ne savaient pas séparer leur bonheur de l’action, chez eux, l’activité était nécessairement mise au compte du bonheur (…). Tout cela est en contradiction profonde avec le « bonheur » tel que l’imaginent les impuissants, les opprimés (…) chez qui le bonheur apparaît surtout sous forme de (…) de repos, de paix, (…) bref sous sa forme passive. »32

Si le bonheur (chez Spinoza : la béatitude) est le sentiment que procure la réussite éthique, alors il est ici clairement formé dans l’inhérence de l’acte et de l’actant (cf. « ils ne savaient pas séparer leur bonheur de l’action, chez eux, l’activité était nécessairement mise au compte du bonheur »). Mais ce bonheur implique que l’Autre soit effacé de l’horizon des pratiques, que ce soit un autre extérieur (cf. les « ennemis »), ou intérieur (cf. « eux-mêmes »). En revanche le bonheur procuré par la morale négative, bonheur de la passivité, est une construction secondaire et comparative, reposant sur un sentiment de vulnérabilité, et sur le soulagement que procure la paix.

2.2) Inhérence, autonomie et responsabilité

Tous les arguments, toutes les problématiques mènent à l’inhérence. Mais, ainsi que nous le suggérions plus haut, la caractérisation de cette propriété syntagmatique est encore incomplète, et son efficience modale dans l’éthique dépend de deux autres propriétés avec lesquelles elle s’articule : l’autonomie et la responsabilité.

Pour le sens commun, l’inhérence fonde la possibilité de la responsabilité, mais celle-ci présuppose aussi l’autonomie. Pour qu’on puisse juger de l’éthique d’une conduite pratique, il faut que l’actant puisse en être déclaré « responsable », et pour cela, il faut à la fois qu’il soit inhérent à son acte, et pourtant, paradoxalement, autonome dans le choix qu’il fait de cette conduite. Paradoxalement, car si l’actant est inhérent à son acte, il semble difficile qu’il puisse en même temps prendre son autonomie par rapport aux déterminations diverses de cet acte.

Aristote a posé le premier la condition modale de « liberté de choix » :

« …pour les actions faites selon la vertu, ce n’est pas par la présence en elles de certains caractères intrinsèques qu’elles sont faites d’une façon juste ou modérée ; il faut encore que l’agent lui-même soit dans une certaine disposition quand il les accomplit : en premier lieu, il doit savoir ce qu’il fait ; ensuite, choisir librement l’acte en question et le choisir en vue de cet acte lui-même ; et en troisième lieu, l’accomplir dans une disposition ferme et inébranlable. » (LII, 3, 1105 a, 25-30, p. 99)

Note de bas de page 33 :

 Et c’est pourquoi il affirme que les vertus ne sont ni des affections, ni des facultés, mais des dispositions) (op. cit., II, 5, 1106 a, 10-15, p. 102)

L’action vertueuse requiert donc une compétence modale (savoir, vouloir, pouvoir faire) et surtout la liberté du choix. C’est cette compétence modale qu’Aristote appelle une « disposition »33 La conjugaison du savoir et du pouvoir faire et ne pas faire (savoir ce qu’on fait et le choisir librement) caractérise l’acte « volontaire », le seul qui puisse être vertueux. Mais cela ne résout pas pour autant la tension entre autonomie et inhérence.

Examinons ici quelques-unes uns des solutions susceptibles de traiter cette aporie.

a) Autonomie, exhérence  et déshérence modale

Les Stoïciens ont opposé notamment à la théorie de la « cause finale » d’Aristote la distinction entre les faits sur lesquels nous n’avons aucun pouvoir, et ceux sur lesquels nous avons quelque pouvoir d’action : seuls les derniers peuvent faire l’objet d’une approche éthique. Les premiers ne sont soumis qu’à des déterminations extérieures, sur lesquels le sujet n’a aucune prise, et seuls les seconds peuvent être soumis par le sujet à des « idéaux » éthiques.

En somme, pour être éthique, l’action doit être conduite par un sujet libre, et tout spécialement délivré des déterminations inévitables de l’action, celles même de la « situation » où elle opère : d’où, chez Sartre, une recherche du fondement existentiel de la liberté humaine, antérieure à toute situation concrète déterminée, et qui conduit à l’affirmation d’une responsabilité générale, au-delà même des limites opposées par les Stoïciens.

Le débat entre déterminisme et liberté dans l’action humaine, puisqu’en découlent la responsabilité et les possibilités d’imputation de l’acte à son opérateur, est donc la question éthique par excellence, la question préalable à toute construction d’une éthique légitime et cohérente.

a.1) le parti pris de l’hétéronomie cognitive
Note de bas de page 34 :

 Charles Sanders Pierce, Pragmatisme et sciences normatives, Œuvres Philosophiques II, Claudine Tiercelin et Pierre Thibault, trad. et dir., Paris, Cerf, 2003, chapitre « Ethique », Ms 1134, « Tentative de classification des fins », pp.  237-240.

Pierce a ébauché dans Pragmatisme et Sciences Normatives34, une typologie des visées et des fins de l’ « action contrôlée », dont le principe est une déclinaison des cas de figure de l’autonomie et de l’hétéronomie du sujet. En voici les principaux cas de figure :

  • L’action en « mode quasi hypnotique », en réponse à un ordre instantané.

  • L’action par obéissance à une instance normative personnelle (collective), sans ordre spécifique.
    - par crainte de la loi ou de l’opinion collective
    - par respect de la loi ou de l’instance qui la propose

  • action par conformité à une règle de conduite, à une norme coutumière
    - par imitation instinctive
    - par respect de la norme en soi, comme universellement désirable

  • action par dévotion à une personne, à une communauté et à leurs intérêts

De fait, sa typologie débouche sur une combinatoire plus complexe, où l’on identifie trois types de variables :

1- la variable du référent déclencheur : un ordre, un idéal ou une personne, individuelle ou collective : on retrouve la dichotomie entre les deux types de dépassements éthiques : l’Idéal et l’Autre ;

2- la variable de l’engagement du sujet : le référent peut être subi (passionnellement) ou recherché (cognitivement) ; en somme le sujet peut soit être saisi par son horizon éthique, soit le viser intentionnellement ;

3- la variable aspectuelle : la réaction peut être immédiate ou médiatisée.

On notera que l’Autre peut être selon les cas personnifié, intériorisé, et/ou universalisé : ce sont les différents motifs de l’ « exhérence » entre la conduite et l’actant. Si l’inhérence a si peu de place chez Pierce, c’est parce que son éthique est purement cognitive ; c’est une éthique de l’ « action contrôlée », qui n’est guère généralisable, et surtout parce qu’elle est destinée à une application directe à l’éthique du raisonnement logique. Il en résulte que les cas de figure qui s’approchent le plus de l’inhérence, comme l’action hypnotique ou l’imitation instinctive, sont éthiquement dévaluées.

Pourtant, cette proposition repose sur une forme syntagmatique généralisable : le traitement sémiotique de la question préalable de l’éthique reposerait en effet, selon Pierce :

  • sur une interaction élémentaire de type « demande / réponse »

  • et sur trois variables :
    - les variétés de l’actant référent et de sa demande,
    - les variétés modales de l’acte en réponse,
    - et l’aspectualisation de la réponse dans son articulation avec la demande.

Cette forme sémiotique peut alors être considérée par hypothèse comme la forme même de la « responsabilité », pour autant que la responsabilité soit définie comme « ce dont nous pouvons répondre ». Pour que nous puissions « répondre de quelque chose », une demande au moins implicite doit être formulée, et la déclinaison des formes de responsabilité sera déterminée par les variations de la demande et celles de la réponse.

Mais on peut immédiatement constater alors que ces variations portent toutes sur le degré d’autonomie du sujet, mais elles sont appréciées, dans la perspective de l’action contrôlée, à partir du point de vue de l’hétéronomie : les personnes collectives ou individuelles, les normes et les traditions, les diverses instances de référence de ce contrôle sont toutes des facteurs d’hétéronomie (d’où la dévaluation des cas d’inhérence, cf. supra).

a.2) la solution du méta-vouloir

Pierce n’apporte donc aucune solution généralisable à l’aporie en question, et la confrontation entre l’inhérence et l’autonomie n’est toujours pas résolue, puisqu’elle aboutit à deux parcours déductifs à la fois incompatibles entre eux et incohérents en chacun d’eux :

i) d’un côté, si l’actant se confond avec son acte, il doit pourtant librement le choisir et l’assumer pour pouvoir en répondre ;

i) de l’autre, s’il répond à des sollicitations hétéronomes, il se place dans une position de contrôle surplombante, et l’inhérence étant affaiblie, sa responsabilité en est d’autant compromise.

Il faut donc chercher ailleurs la solution attendue. On pourrait imaginer pour commencer de traiter chacun des deux parcours déductifs comme résultant de deux perspectives et aspectuelles différentes, et, partant, complémentaires d’un point de vue syntagmatique.

Cette distinction perspective, combinant un point de vue modal et un point de vue aspecto-temporel, serait la suivante :

i) [parcours a] du point de vue des modalités virtualisantes (vouloir / devoir faire), et antérieurement à l’accomplissement de l’acte, l’actant est « autonome » ;

ii) [parcours b] du point de vue des modalités actualisantes (pouvoir / savoir faire) et dès son engagement dans l’acte, l’actant est « inhérent » à son acte.

On peut alors imaginer des processus d’engagement (la descente de [a] vers [b]), et de dégagement (la remontée de [b] vers [a]) : on peut ainsi « descendre » de l’autonomie vers l’inhérence, et remonter de l’inhérence à l’autonomie : ce serait en somme la dialectique de l’imputation de responsabilité.

Mais encore faut-il que ces mouvements dialectiques soient opérés par une force régulatrice, qui en fasse des mouvements à la fois légitimes et sui generis (sans intervention d’une puissance extérieure). Cette force régulatrice est, dans toutes les solutions plausibles envisagées dans l’histoire de la pensée, une « méta-modalisation ».

Note de bas de page 35 :

 Jean-Claude Coquet, Le discours et son sujet, Paris, Méridiens-Klincksiek, 1985.

L’avatar le plus récent de cette méta-modalisation est le « méta-vouloir » de Jean-Claude Coquet35, qui, par l’assomption qu’il fonde, suscite le parcours complet des identités modales de l’actant. Mais encore faut-il que cette méta-modalisation ne compromette pas l’inhérence requise entre l’actant et l’acte ; chez Coquet, le méta-vouloir implique le jugement, et pourrait, de ce point de vue, faire difficulté.
En revanche d’autres formes de méta-vouloir, cette fois-ci compatibles avec le principe d’inhérence, ont été proposées par Spinoza : le Vouloir-appétit, par Nietzsche : la Volonté de puissance, ou par Bourdieu : l’investissement dans le jeu et l’intérêt.

Chez Spinoza, la puissance d’agir dont les modifications fondent l’éthique a un autre nom, générique et universel : l’effort de tout être pour persévérer dans son être. Cet « être persévérant », cette persévérance même a un autre nom, la Volonté :

Note de bas de page 36 :

 Spinoza, L’éthique, op. cit., p. 158.

Note de bas de page 37 :

 Spinoza, L’éthique, op. cit., p. 214.

« Cet effort, quand il se rapporte à l’esprit seul, est appelé Volonté ; mais quand il se rapporte à la fois à l’esprit et au corps, on le nomme Appétit. (…) Le Désir se rapporte aux hommes en tant qu’ils sont conscients de leur Appétit. »36
« Le désir est l’essence même de l’homme, en tant qu’elle est conçue comme déterminée, par une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose. »37

En deçà même des affections, adéquates ou inadéquates, qui renforcent ou affaiblissent la puissance d’agir, il en est une, hiérarchiquement supérieure et pourtant parfaitement inhérente à l’action elle-même, qui est la persévérance dans l’être : une sorte de « méta-affection », en somme, Volonté et Appétit, et qui, comme toutes les affections, peut donner lieu à une idée de cette affection : le Désir.

N’insistons pas plus sur la Volonté de puissance de Nietzsche : elle présente les mêmes caractéristiques, et il faudrait entendre ici le « de » comme inclusif, c’est-à-dire comme indiquant que la volonté en question est une expression et un aspect de la puissance d’agir. Il y a donc, chez l’un comme chez l’autre, une sorte de « méta-vouloir » inhérent à l’action même, qui peut se décliner soit virtuellement (version « vouloir faire », en remontant vers la position d’autonomie), soit actuellement (version « pouvoir-faire », en descendant vers la position d’inhérence).

Cette solution est provisoirement satisfaisante, mais elle comporte pourtant deux inconvénients, l’un mineur, l’autre majeur. Le premier tient à la possible dérive modale : certes, les Volontés spinoziste et nietzschéenne ne compromettent pas, en tant que telles, l’inhérence requise par l’éthique, mais leur déclinaison, inévitablement modalisante, (cf. Coquet) fait courir le risque de la déshérence modale (cf. supra). Le second inconvénient tient au fait que ces méta-modalisations font l’économie (et même permettent de faire l’économie) du rapport à l’Autre : la régulation par la Volonté de puissance est alors curieusement solipciste, et l’éthique qui en découle, furieusement égoïste !

a.3) le parti pris de l’Autre

L’autre solution réside dans l’intervention de l’Autre : sous le regard de l’Autre, face à qui il faut « répondre de » ses actes, une ouverture se produit, qui actualise tous les possibles et les choix (cf. l’ « infini » selon Levinas). Paradoxalement, cette solution, qui devrait rejoindre le parti pris de l’hétéronomie (cf. supra), et qui se réclame explicitement de l’hétéronomie du sujet et non de son autonomie, résout la contradiction entre liberté et déterminisme.

En effet, l’intervention de l’Autre, en ouvrant les possibles à l’infini (au moins virtuellement) actualise et suscite du « jeu » dans les déterminations, et du même coup reconstitue une forme de liberté de l’actant. Face à l’Autre, l’opérateur de l’action pratique échappe donc aux déterminations qui l’empêcheraient d’être responsable de ses actes. Pour commencer, l’ouverture irréversible :

Note de bas de page 38 :

 Emmanuel LEVINAS, Humanisme de l’autre homme, op. cit., pp. 108-109.

« Personne n’est chez soi. La différence qui bée entre moi et soi, la non-coïncidence de l’identique, est une foncière non-indifférence à l’égard des hommes. L’homme libre est voué au prochain, personne ne peut se sauver sans les autres. Le domaine réservé de l’âme ne se ferme pas de l’intérieur. »38

Et ensuite, l’indétermination résulte de l’ouverture sur l’infini :

Note de bas de page 39 :

 Emmanuel Levinas, Totalité et infini, op. cit., p. 215.

« Le rapport avec le visage avec l’autre absolument autre que je ne saurais contenir, avec l’autre, sans ce sens, infini (…) se maintient sans violence – dans la paix avec cette altérité absolue. » 39

La même question est posée à la psychanalyse, dont l’actant principal, de toute évidence, est soumis à des déterminations historiques et internes très puissantes : il s’agit alors de reconquérir une responsabilité perdue, et une capacité d’assumer ce qu’on est sans avoir eu le choix de l’être. Et cette reconquête ne peut pas être solitaire ; pour Freud, en effet :

Note de bas de page 40 :

 Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, traduction de Ch . et J. Odier, Paris, PUF, 1971.

« Là oùça était, je doit devenir, c’est un travail de civilisation »40

Il y a donc une dimension éthique dans le travail de la cure, et ce pour deux raisons : (i) parce que l’objectif est la conquête de la responsabilité, et (ii) parce que cette conquête se fait devant Autrui, et au nom des valeurs collectives.

On ne peut en somme résoudre l’aporie entre inhérence et autonomie qu’en renonçant à l’autonomie conçue comme liberté de choix, puisque la liberté du choix compromet d’une manière ou d’une autre l’inhérence à l’acte (cf. supra). La solution qui se dégage, notamment de l’œuvre de Levinas, consiste à assumer l’hétéronomie, par une ouverture à l’Autre et du même coup à l’ensemble des possibles qu’il porte avec lui : dès lors, ce n’est plus d’autonomie et de possibilité de choix qu’il s’agit, mais plus strictement, d’une hétéronomie ouverte qui rend possible l’assomption d’une série ou d’une gamme de possibles, que l’actant peut actualiser dans sa pratique sans compromettre son inhérence à l’acte.
En d’autres termes, la solution retenue doit concilier inhérence, dépendance et indétermination. Inhérence par rapport à l’acte, dépendance par rapport à autrui, et indétermination par rapport aux règles et lois physiques et mondaines. C’est bien celle adoptée par Levinas, mais c’est aussi, à sa manière celle que défend Bourdieu, puisque l’inhérence et la dépendance sont garanties l’une par le caractère incorporé de l’habitus, et l’autre par son caractère collectif ; quant à l’indétermination (partielle), elle réside dans les marges de manœuvres stratégiques offertes par la relation à l’Autre. C’est notamment ce qui lui permet de définir l’habitus comme un :

Note de bas de page 41 :

 Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 179.

« principe générateur durablement monté d’improvisations réglées. »41

b) Responsabilité

Les conditions de la responsabilité étant établies, on peut maintenant la considérer comme le concept clé, la thématisation éthique du « faire face » actantiel, en même temps que la condition de la subjectivité éthique.

Note de bas de page 42 :

 Emmanuel LEVINAS, Humanisme de l’autre homme, op. cit., p. 54.

« Le Moi devant Autrui est infiniment responsable. L’Autre qui provoque ce mouvement éthique dans la conscience, qui dérègle la bonne conscience de la coïncidence du Même avec lui-même, comporte un surcroît inadéquat à l’intentionnalité. »42

Le « faire face » dérègle le fonctionnement égoïste de la conscience, en inhibant la complaisance réflexive, et cette inhibition substitue à l’acte de conscience le sentiment de responsabilité : cette substitution est strictement parallèle à celle qui met le « faire face » à la place de la visée et de la saisie.
On distingue en général quatre acceptions de la « responsabilité » :

1) la « responsabilité de soi devant autrui » : au sens kantien (cf. supra) c’est la possibilité de l’imputation de l’acte par autrui et la demande de justification qui en découle ;

2) le fait de « répondre de quelque chose devant quelqu’un » : il s’agit alors d’assumer  un acte immédiatement et sans justification, en somme de « revendiquer » la responsabilité ;

3) le fait d’assumer un acte devant soi-même ;

4) la « responsabilité pour autrui » : il est question dans ce cas de « répondre » de quelqu’un, par substitution à autrui (prendre la place de, être garant d’autrui)

Notamment : on peut « répondre de qq chose » devant qq’un qui est déjà là (notamment les générations antérieures ou actuelles) mais seulement « répondre de qq chose pour qq’un qui n’est pas encore là (les générations ultérieures) ; et par généralisation et substitution, répondre pour tout Autre. Les différentes acceptions de la responsabilité résultent donc, à partir de la structure canonique de la demande et de la réponse, des syncopes actantielles et aspectuelles opérées sur les instances, tout comme dans l’esquisse de typologie proposée par Pierce :

i) avec ou sans demande ou imputation préalable,

ii) face à un Autre identifié ou face à soi-même,

iii) voire face à tout Autre quel qu’il soit.

Globalement, la série des acceptions, de 1 à 4, exprime principalement le retrait de l’autre comme évaluateur, et sa réapparition comme Autre transcendant.

Au cœur de ce parcours, la responsabilité ne concerne que l’opérateur face à lui-même, et c’est celle que Ricœur a définie comme capacité à répondre de soi, et possibilité même de l’œuvre :

Note de bas de page 43 :

 Paul Ricœur, « Le concept de responsabilité », Le juste, I, Paris, Esprit, 1995, p. 44.

« mes actes sont de mon fait et j’en suis l’auteur véritable. »43

Nietzsche, malgré son combat contre la culpabilité et la responsabilité, ne récuse par toutes les formes de responsabilité, puisque le « bonheur » des hommes d’action repose aussi sur la troisième acception, mais hors de toute structure de « réponse » :

Note de bas de page 44 :

 Frédéric Nietzsche, La généalogie de la morale, op. cit., p. 80.

« La fière connaissance du privilège extraordinaire de la responsabilité, la conscience de cette rare liberté, de cette puissance sur lui-même et sur le destin, pour passer à l’état d’instinct, d’instinct dominant : (…) sa conscience. »44

Note de bas de page 45 :

 Jurgen Habermas, De l’éthique de la discussion, traduction française, Paris, Cerf, 1992, p. 61. Droit et démocratie, Paris, Gallimard, 1997, p. 311.

A l’inverse, dans l’éthique prônée par Habermas,45 la structure « demande / réponse » se démultiplie en communication et discussion généralisées, où la responsabilité se dilue dans l’argumentation, la négociation et la recherche du consensus.

Poussant le raisonnement jusqu’à son terme, il envisage donc tout naturellement la loi comme un moyen de soulager l’acteur individuel de la charge cognitive de la mise en œuvre des règles de conduite, et, par conséquent – mais sans le dire explicitement – de la responsabilité tout court de ses actes. Les diverses modalités de la prise en charge extérieure, politique et juridique, des lois et normes du comportement,

Note de bas de page 46 :

 Jurgen Habermas, Droit et démocratie, op. cit., p. 132 (en italiques dans le texte)

« impliquent un soulagement, pour l’individu, du poids que représente, du point de vue cognitif, la formation d’un jugement moral propre. »46

C’est, dans ses termes mêmes, ce qu’il appelle le « délestage » : l’opérateur des actions pratiques peut donc être « délesté » du poids cognitif et de la charge que représente la responsabilité de ses actes.

2.3) La modalisation  existentielle de la scène prédicative

Nous rencontrons régulièrement dans ce parcours les questions d’actualisation et de réalisation, et l’éthique peut s’appliquer à chacun des modes d’existence de l’acte, mais n’est indiscutable que dans le mode réalisé. On se rappelle l’opposition des Jansénistes à la casuistique des Jésuites, rendue célèbre par les Provinciales de Pascal : apparemment, la casuistique ne s’occuperait que du mode réalisé, puisqu’elle prône une éthique du « cas par cas » ; mais, de fait, cette apparence cache une focalisation sur les intentions, c’est-à-dire sur le mode virtualisé des pratiques. Il n’y a alors aucun débordement de sens, au contraire, puisque l’intention fonctionne comme un filtre réducteur, eu égard aux effets de l’action, et dédouane l’opérateur de tout effet indésirable ou malvenu.

Note de bas de page 47 :

 Charles Sanders PiercePragmatisme et sciences normatives, op. cit., Ms vers 1903, , pp.  239-240.

Ch. S. Pierce, dans le chapitre consacré à l’éthique47, propose une véritable séquence de constitution de l’action contrôlée, une sorte de « régulation » en acte et progressive, qui décline tous les modes d’existence successivement :

  • la formation, individuelle ou collective, d’idéaux et de normes (stade référentialisé)

  • l’assomption cognitive et corporelle de ces idéaux (stade virtualisé)

  • l’actualisation pratique des idéaux assumés, sous forme de « règles de conduites » (stade actualisé)

  • la formation d’une résolution (une sorte de « plan », dit Pierce) : (stade potentialisé)

  • la détermination dans la mise en œuvre (agir tout en manifestant les normes et les règles selon lesquelles on agit) : (stade réalisé)

L’habitus selon Bourdieu, avec toutes les nuances et réserves nécessaires, correspondrait au stade « potentialisé », celui de la formation des règles de conduites, qui, du moins à travers l’ethos qui les exprime, se distinguent dans la pratique des normes sociales et de la morale :

Note de bas de page 48 :

 Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 42.

« L’ethos de l’honneur s’oppose, dans son principe même, à une morale universelle et formelle affirmant l’égalité en dignité de tous les hommes et par suite l’identité des droits et devoirs. (…) C’est le même code qui édicte des conduites opposées selon le champ social.(…) Cette dualité des attitudes découle logiquement du principe fondamental, établi précédemment, selon lequel les conduites d’honneur s’imposent seulement à l’égard de ceux qui en sont dignes. »48

Le stade potentialisé (et donc réalisé) diffère significativement du stade virtualisé et même actualisé, dans la mesure où il règle notamment les contradictions entre le possible et l’impossible, entre l’actualisable et le non actualisable :

Note de bas de page 49 :

 Op. cit., p. 178.

« …des habitus qui sont produits selon des modes de génération différents, c’est-à-dire par des conditions d’existence qui, en imposant des définitions différentes de l’impossible, du possible, du probable et du certain, donnent à éprouver aux uns comme naturelles ou raisonnables des pratiques ou des aspirations que les autres ressentent comme impensables ou scandaleuses et inversement. »49

Cette opération est une véritable « éthicisation » des modalités virtualisantes et actualisantes, puisque le possible et l’impossible deviennent le « raisonnable » et le « déraisonnable » :

Note de bas de page 50 :

 Op. cit., p. 177.

« …les principes inconscients de l’ethos, disposition générale et transposable, qui, étant le produit de tout un apprentissage dominé par un type déterminé de régularités objectives, détermine les conduites « raisonnables » et « déraisonnables ».50

A propos de cette conversion décisive, Bourdieu utilise l’expression populaire « faire de nécessité vertu » ; à proprement parler, l’habitus se contente à cet égard de « stocker » des informations modales, et d’en faire des « dispositions actualisables ». Ce n’est qu’au moment de la potentialisation, notamment sous forme d’attitudes corporelles (l’hexis), et de la réalisation (le passage à l’acte), que la conversion éthique se produit, et se donne à saisir non pas comme une détermination extérieure (les contraintes sociales ou morales), mais comme un ethos.

Du point de vue des modes d’existence, l’ethos manifeste donc ce potentiel éthique disponible pour des conduites concrètes. Si l’habitus consiste à « être disposé à », la conversion éthique produit un ethos qui consiste en un « toujours prêt à ».

Cette séquence existentielle renvoie, sur le plan des choix méthodologiques », à la contestation épistémologique du rôle des modèles :

Note de bas de page 51 :

 Op. cit., p. 169.

« …l’impuissance du structuralisme linguistique à intégrer tout ce qui ressortit à l’exécution,…l’incapacité de penser la parole, et plus généralement la pratique, autrement que comme exécution : l’objectivisme construit une théorie de la pratique (en tant qu’exécution) mais seulement comme un sous-produit négatif, ou, si l’on peut dire, comme un déchet, immédiatement mis au rebut, de la construction des systèmes de relations objectives. »51

Ou encore :

Note de bas de page 52 :

 Op. cit., p. 171.

« …la polysémie du mot règle : employé le plus souvent au sens de norme sociale expressément posée et explicitement reconnue, comme la loi morale ou juridique, parfois au sens de modèle théorique, construction élaborée par la science pour rendre raison des pratiques, ce mot s’emploie aussi, par exception, au sens de schème (ou de principe) immanent à la pratique, qu’il faut dire implicite plutôt qu’inconscient, pour signifier tout simplement qu’il  se trouve à l’état pratique dans la pratique des agents et non dans leur conscience. »52

Contrairement à la conception classique des modes d’existence, le passage du modèle (la « langue », ou la « structure sémio-narrative », ou la « norme sociale », peu importe) à la pratique en acte, n’est pas considéré comme une exécution, au sens d’une simple mise en œuvre avec adaptation aux circonstances. Le passage de l’actualisation à la réalisation, notamment, impose le passage par un mode intermédiaire, le mode potentialisé, qui pour Bourdieu est le lieu même de la conversion de l’habitus en ethos, des expériences sociales accumulées à l’éthique des conduites pratiques.

En somme, Il convient ici d’assigner à l’éthique un mode d’existence spécifique, au sein de la chaîne des modalités existentielles qui permettent de passer des déterminations surplombantes à l’inhérence et à l’investissement dans l’action. Les « schèmes » de l’habitus, potentialisés dans l’ethos, et réalisés sous forme d’ « improvisations réglées », forment donc exactement, au moment de la réalisation, les « règles de conduites » de Pierce, mais sous condition de la conversion éthique préalable.

Cette séquence de modalisations « existentielles » contient donc, en phase de potentialisation, une conversion remarquable, que résume l’expression « faire de nécessité vertu ». Elle est particulièrement mise en évidence par Bourdieu (il l’analyse comme une « double négation », cf. infra), mais elle ne lui appartient pas exclusivement. En effet, toutes les formes de l’« être homme » sont concernées : comme « étant », comme « être raisonnable », comme acteur social, etc. Car « faire de nécessité vertu » résulte très précisément de la solution à l’aporie « inhérence / autonomie », convertie en « dépendance / indétermination » ; elle en est même l’exacte expression pratique.

Pour Spinoza, c’est une affaire qui va de soi :

Note de bas de page 53 :

 Spinoza, L’éthique, op. cit., pp. 302-303.

« Agir par raison n’est rien d’autre (…) que de faire ce qui suit de la nécessité de notre nature considérée en soi seule. »53

Sans considérer en aucune manière le paradoxe qu’il y aurait à soutenir que les choix raisonnables sont ceux que dicte la nécessité, en mettant entre parenthèses toute prise en compte de l’autonomie, il affirme donc (en masquant la conversion éthique) une équivalence stricte entre les exigences de notre nature et l’ « agir » raisonnable. Mais le paradoxe n’est qu’apparent, car les exigences de notre nature suffisent à le réduire : il s’agit de la « persévérance dans l’être ». Or la « persévérance » est à la fois une « nécessité » de notre nature, et une règle de conduite raisonnable.

Bourdieu reprend ce même thème, à  sa manière :

Note de bas de page 54 :

 Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 177.

« Du fait que les dispositions durablement inculquées par les conditions objectives [= habitus] (…) engendrent des aspirations et des pratiques objectivement compatibles avec ces conditions objectives (…), les événements les plus improbables se trouvent exclus, soit avant tout examen, au titre d’impensable, soit au prix de la double négation qui incline à faire de nécessité vertu, c’est-à-dire à refuser le refusé et à aimer l’inévitable. Les conditions mêmes de production de l’ethos, nécessité faite vertu, font que les anticipations qu’il engendre tendent à ignorer [le fait que les conditions de l’expérience aient pu être modifiées]. »54

3) Le temps stratégique : le rapport à l’Autre et à l’Idéal

Le dépassement de sens et la perspective téléologique sur laquelle se constitue la dimension éthique impliquent de facto des figures et régimes temporels propres, qui manifestent les différents aspects du rapport à l’Autre et à l’Idéal. Nous ne prendrons en compte que deux grands régimes temporels : celui du temps court, des « intervalles » de l’action et de ses variations de tempo, et celui du temps long, le temps de la vie et de l’au-delà de la vie.

3.1) Intervalles temporels, délais et variations du tempo : les stratégies du rapport à l’Autre

C’est Bourdieu qui a tout particulièrement insisté sur le rôle des délais et des intervalles dans la gestion de l’ethos pratique. Reprenant une thématique typiquement maussienne, il met en évidence le rôle de l’intervalle temporel entre deux phases de l’échange, notamment dans un processus d’appropriation et de subjectivisation des rituels, au profit des stratégies d’honneur et de profit symbolique.
Le moment de la vengeance, nous dit la sagesse populaire, doit être choisi de manière optimale. Bourdieu ajoute en quelque sorte : tout dépend du délai qui sépare le don du contre-don, le défi de la riposte, l’attaque des représailles. Le temps des intervalles transforme les pratiques en stratégies, et permet de projeter des comportements éthiques sur le déroulement de la praxis.

Note de bas de page 55 :

 Op. cit., p. 31-32.

« Mais il n’est pas jusqu’aux échanges les plus ritualisés, où tous les moments de l’action et leur déroulement sont rigoureusement prévus, qui ne puissent autoriser un affrontement de stratégies, dans la mesure où les agents testent maîtres de l’intervalle entre les moments obligés et peuvent donc agir sur l’adversaire en jouant du tempo de l’échange. On sait que le fait de rendre un don sur-le-champ, c’est-à-dire d’abolir l’intervalle, revient à rompre l’échange. »55

Il s’en explique tout particulièrement à propos des pratiques de mariage :

Note de bas de page 56 :

 Op. cit., p. 32.

« Ainsi, on sait qu’à l’occasion du mariage, le chef de la famille à qui l’on demande une fille doit toujours répondre sur-le-champ s’il refuse, mais qu’il diffère à peu près toujours sa réponse lorsqu’il a l’intention d’accepter : ce faisant, il se donne le moyen de perpétuer aussi longtemps que possible l’avantage conjoncturel (lié  sa position de sollicité) qui peut coexister avec une infériorité structurale. »56

Et il justifie ainsi l’augmentation du capital symbolique qui peut résulter de ces stratégies :

Note de bas de page 57 :

 Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 32.

« De même, le fin stratège peut faire d’un capital de provocations reçues ou de conflits suspendus et de la virtualité de vengeance, de ripostes ou de conflits qu’il enferme, un instrument de pouvoir, en se réservant l’initiative de la reprise et même de la cessation des hostilités. »57

En somme, abolir l’intervalle, c’est abolir aussi la stratégie.

C’est aussi l’intervalle entre les phases de la communication sociale qui peut donner l’illusion (mais certaines illusions sont suffisamment opératoires pour susciter le fait lui-même !) de la générosité, de l’apparente gratuité d’un geste, en somme du « désintéressement ».

Note de bas de page 58 :

 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., p. 180.

 « Il faut introduire dans le modèle [de l’échange] la double différence [celle du don et du contre-don, et celle du moment], et tout particulièrement le délai, qu’abolit le modèle monothétique ; (…) l’intervalle de temps qui sépare le don et le contre-don est ce qui permet de percevoir comme irréversible une relation d’échange toujours menacée d’apparaître et de s’apparaître comme réversible, c’est-à-dire à la fois comme obligée et intéressée. »58

En somme, une vision strictement utilitariste de l’éthique, qui ne compte que les gains et les pertes, et qui se ramènerait en quelque sorte à une algèbre narrative de programmes et de contre-programmes, laisse échapper toute la dimension affective et symbolique des conduites, tout aussi chargée de valeurs que leur dimension pragmatique.

3.2) Le long temps

a) Le temps de la vie

Nous retrouvons ici un thème déjà évoqué : celui de la persévérance dans l’être de Spinoza, que nous pourrions tout simplement définir comme « principe vital » de l’éthique. Mais chez Spinoza, cette persévérance est un effort, au sens où une puissance d’agir doit s’exercer dans la durée et dans la répétition, et doit par conséquent affronter l’ « usure ». Et c’est en outre un effort collectif, voire universel ; autrement dit tous les efforts de persévérance individuels doivent se conjuguer harmonieusement.

Note de bas de page 59 :

 Spinoza, L’éthique, op. cit., p. 156.

« Chaque chose, selon sa puissance d’être, s’efforce de persévérer dans son être »59

Le même principe est repris par Bourdieu, dans la constitution des habitus, à hauteur des groupes sociaux :

Note de bas de page 60 :

 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., p. 105.

« La tendance à persévérer dans leur être que les groupes doivent (…) au fait que les agents qui les composent sont dotés de dispositions durables (…) peut être au principe de l’inadaptation aussi bien que de l’adaptation, de la révolte aussi bien que de la résignation. »60

Il y a donc deux régimes temporels de l’ethos, chez Bourdieu : celui de la stratification des schèmes pratiques de l’habitus, d’une part, à long terme (celui de la vie des groupes et classes), et de l’expression stratégique, d’autre part, à court et moyen terme,

Nietzsche met en évidence un autre régime temporel au sein même du cours de l’existence, prospectif cette fois, et qui est une compensation à l’oubli, salutaire et égoïste, qui permet à l’homme d’action de vivre pleinement, « en inhérence », son action présente : cette compensation est le temps de la mémoire et de la promesse, une mémoire entièrement dévouée à la « tenue » de la promesse, dans le même sens que le soi-ipse chez Ricœur.  Littéralement, cette « mémoire de la volonté » permet de « tenir bon », malgré la succession des choses et des situations « autres » qui s’intercalent entre le lancement de l’action et sa conclusion :

Note de bas de page 61 :

 Frédéric Nietzsche, La généalogie de la morale, op. cit., p. 76.

« Nul bonheur, nulle sérénité, nulle espérance, nulle fierté, nulle jouissance de l’instant présent ne pourraient exister sans faculté d’oubli. (…) cet animal nécessairement oublieux, pour qui l’oubli est une force et la manifestation d’une santé robuste s’est créé une faculté contraire, la mémoire, par quoi, dans certains cas, il tiendra l’oubli en échec, à savoir dans les cas où il s’agit de promettre. »61

Tenir cette promesse suppose être en mesure de résister aux aléas du temps, grâce à la mémoire et à la volonté. Mais comme cette mémoire est elle-aussi inhérente à la puissance du lien et de l’action, elle est en quelque sorte consubstantielle à la volonté. La résistance du lien sera donc assurée par la mémoire de la volonté :

Note de bas de page 62 :

 Frédéric Nietzsche, La généalogie de la morale, op. cit., p. 77.

« …la volonté active de garder une impression, d’une continuité dans le vouloir, d’une véritable mémoire de la volonté ; de sorte que, entre le primitif « je ferai » et la décharge de volonté proprement dite, l’accomplissement de l’acte, tout un monde de choses nouvelles et étrangères et même d’actes de volonté, peut se placer sans inconvénients et sans qu’on doive craindre de voir céder sous l’effort cette longue chaîne de volonté. »62

La résultante, dans l’action, le temps et la volonté, est la « conscience », conçue non pas comme un détachement à l’égard de l’expérience et de l’action, mais au contraire comme l’effet de consistance ultime de cette inhérence entre l’acte, l’actant, et la volonté de puissance dans le temps.

b) le temps de l’Autre et l’au-delà de la vie

Pour Levinas, la valeur éthique de l’action s’apprécie en fonction de sa portée, actantielle et temporelle : il oppose donc d’un côté l’action dont le résultat advient dans le « temps de l’agent », et pour l’agent, et de l’autre l’action dont le résultat advient dans le « temps de l’Autre », et pour l’Autre. D’un côté, la portée « présente », et de l’autre la portée « à venir » :

Note de bas de page 63 :

 Emmanuel LEVINAS, Humanisme de l’autre homme, op. cit., p. 45..

« Etre pour un temps qui serait sans moi, pour un temps après mon temps, par-delà le fameux « être-pour-la-mort » – ce  n’est pas une pensée banale qui extrapole ma propre durée, mais le passage au temps de l’Autre (…) la possibilité du sacrifice qui va jusqu’au bout de ce passage, (…) : être pour la mort afin d’être pour ce qui est après moi. »63

D’où la définition du « temps de l’œuvre », à distinguer du « temps de l’action » dans une conception globale de l’éthique des pratiques :

Note de bas de page 64 :

 Emmanuel LEVINAS, op. cit., p. 46.

« …œuvre sans rémunération, dont le résultat n’est pas escompté dans le temps de l’Agent et n’est assuré que pour la patience, œuvre qui s’exerce dans la domination complète et le dépassement de mon temps (…). Elle est l’éthique même. (…) Elle est action pour un monde qui vient, dépassement de son époque – dépassement de soi qui requiert l’épiphanie de l’Autre(…). »64

D/ La constitution sémiotique de l’éthique : expression et contenu

1) Le plan de l’expression de l’éthique : ethos, habitus et hexis

De tous les ensembles conceptuels qui articulent la pensée éthique, l’ethos est le meilleur candidat pour caractériser le plan de l’expression, car, en tant qu’ensemble de formes sensibles et observables dans le comportement de l’acteur, il est à la fois « isomorphe » et « hétérotope » par rapport au contenu éthique. En outre, il est associé, depuis même Aristote, à deux autres concepts qui en confirment le caractère d’expression : d’une part, le concept d’hexis, qui en assure l’ancrage corporel, et d’autre par le concept d’habitus, qui explicite le processus de motivation relative et spécifique entre contenu éthique et ses valeurs, d’une part, et le comportement éthique (l’éthos), d’autre part.

1.1) La « consistance » iconique de l’ethos

a) ethos et habitus

L’ethos se présente comme un ensemble de propriétés figuratives et sensibles formant un tout reconnaissable, signature d’un comportement éthique collectif ou individuel. Pour cela, il doit obéir au principe de « consistance » iconique qui permet une telle reconnaissance par l’observateur. Bourdieu explique cette « consistance » par le cycle d’hystérésis (cf. supra), qui procure, grâce à l’inertie des corps sociaux et individuels, une identité apparente à l’actant social, et constitue donc l’habitus qui motive l’ethos :

Note de bas de page 65 :

 Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 178.

« En raison de l’effet d’hystérésis qui est nécessairement impliqué dans la logique de la constitution des habitus, les pratiques s’exposent toujours à recevoir des sanctions négatives, donc un « renforcement secondaire négatif », lorsque l’environnement auquel elles s’affrontent réellement est trop éloigné de celui auquel elles sont objectivement ajustées. »65

Il précise alors :

Note de bas de page 66 :

 Op. cit., p. 177.

« Du fait que les dispositions durablement inculquées par les conditions objectives [= habitus] (…) engendrent des aspirations et des pratiques objectivement compatibles avec ces conditions objectives (…), les événements les plus improbables se trouvent exclus, soit avant tout examen, au titre d’impensable, soit au prix de la double négation qui incline à faire de nécessité vertu, c’est-à-dire à refuser le refusé et à aimer l’inévitable. Les conditions mêmes de production de l’ethos, nécessité faite vertu, font que les anticipations qu’il engendre tendent à ignorer [le fait que les conditions de l’expérience aient pu être modifiées]. »66

Bourdieu ne vise pas la construction sémiotique de l’éthique, et, par conséquent, la distinction entre l’« habitus », qui serait le principe de constitution motivante de l’ethos, et l’ « ethos » lui-même, est chez lui très fluctuante. Le concept d’habitus semble pour lui (sans qu’il le précise clairement) englober celui d’ethos, et c’est pourquoi sa définition de l’habitus implique des perceptions et des comportements observables, en même temps que des jugements, des appréciations, et des conflits modaux, c’est-à-dire des contenus éthiques.

Note de bas de page 67 :

 Op. cit., p. 178.

« …un habitus (…) fonctionne à chaque moment comme une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions, et rend possible l’accomplissement de tâches infiniment différenciées, grâce au transfert analogique de schèmes. »67

En somme, en tant que « matrice », l’habitus assure la médiation entre les contenus et les expressions, entre les formes modales, passionnelles et axiologiques, d’une part, et les formes perceptives, sensibles et observables du comportement, d’autre part. En outre, l’habitus est plus général que l’ethos, puisqu’il est aussi la matrice où se forme le goût (aesthesis).

b) ethos et hexis

L’hexis est la part figurative et mythique de l’ethos. Le principe de sa constitution, sur le fond de l’habitus comme « matrice », est une incorporation, par sélection et sensibilisation d’une partie des processus sensori-moteurs :

Note de bas de page 68 :

 Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 189.

« L’essentiel du modus operandi qui définit la maîtrise pratique se transmet dans la pratique, à l’état pratique (…). L’hexis corporelle parle immédiatement à la motricité, en tant que schéma postural. »68

Le principe de cette incorporation est un système d’équivalence opératoire (l’analogie efficiente), qui fait du corps une sorte de machine à produire des systèmes semi-symboliques et des métaphores (tout comme chez Lakoff) :

Note de bas de page 69 :

 Op. cit., p. 193.

« Toute émotion, à la manière de l’hystérie selon Freud, « prend à la lettre l’expression parlée, ressentant comme réel le déchirement de cœur ou la gifle dont un interlocuteur parle métaphoriquement ».69

Dans les termes mêmes de Bourdieu, de même que l’ethos et le goût (ou si l’on veut, l’aisthesis) sont l’éthique et l’esthétique réalisées, de même l’hexis est le mythe réalisé, incorporé, devenu disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher, et, par-là, de sentir et de penser. Il y a donc une part d’hexis dans l’éthique (et une autre dans l’esthétique ?) : c’est ainsi que l’honneur, la politesse, les relations sociales en entier, se trouvent à la fois symbolisée et réalisée dans l’hexis corporelle :

Note de bas de page 70 :

 Op. cit., p. 121.

« …l’opposition entre le droit et le courbe (…) est au principe de la plupart des marques de respect ou de mépris que la politesse utilise (…) pour symboliser les rapports de domination. »70

Note de bas de page 71 :

 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, op. cit., pp.  333-439.

Chez Bourdieu, le principe d’analogie (« Le démon de l’analogie »)71 a une vertu plus générale, qui d’assurer le transfert des schèmes de l’habitus d’un domaine à l’autre de la pratique :

Note de bas de page 72 :

 Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Minuit, op. cit., p. 411.

« …la mise en œuvre de schèmes pratiquement substituables est au principe des homologies que l’analyse découvre entre les différents domaines de la pratique. »72

C’est dire que l’espace axiologique de la pratique trouve dans l’ensemble de ces analogies figuratives un plan de l’expression transversal et entièrement médiatisé et pris en charge par l’hexis :

Note de bas de page 73 :

 Op. cit., p. 120.

 « Surcharger de significations et de valeurs sociales les actes élémentaires de la gymnastique corporelle (…) c’est inculquer le sens des équivalences entre l’espace physique et l’espace social et entre les déplacements (…) dans ces deux espaces et, par-là, enraciner les structures les plus fondamentales d’une groupe dans les expériences originaires du corps qui, comme on le voit bien dans l’émotion, prend au sérieux les métaphores. »73

1.2) L’ethos d’inquiétude chez Levinas

Note de bas de page 74 :

 Emmanuel LEVINAS, Positivité et transcendance, suivi de Levinas et la phénoménologie, J.-L. Marion, dir., Paris, PUF, 2000, p. 22.

Ancré dans le corps de l’agent, motivé par les schèmes sous-jacents qui établissent le lien de motivation avec les contenus éthiques, l’ethos est déjà rapproché de l’émotion par Bourdieu. Levinas n’utilise pas le concept d’ethos, et ce qui en tient lieu, pour caractériser le mode d’expression de la posture éthique du Moi face à l’Autre, est l’inquiétude, une inquiétude de pure agitation et fébrilité ontologique, en réponse à la vulnérabilité de l’autre en tant qu’Autre. Le Moi étant l’ « otage » de l’Autre, il subit la « fission du Même par l’intenable Autre. »74, il ne peut se reposer dans son intériorité et sa réflexion, et cet impossible repos est l’inquiétude même :

Note de bas de page 75 :

 Emmanuel LEVINAS, Humanisme de l’autre homme, op. cit., pp. 110-111.

« …il faut penser l’homme à partir de la responsabilité (…) qui, appelant toujours au-dehors, dérange précisément cette intériorité ; il faut penser l’homme à partir du soi se mettant malgré soi à la place de tous (…) ; il faut penser l’homme à partir de la condition ou de l’incondition d’otage – d’otage de tous les autres (…). »75

Ou encore :

« Questionnement (…) déchirant l’identité de moi avec moi (…) inquiétant ma position et mon repos de positivité. Mais par excès, par transcendance. In-quiétude comme éveil. Ce dérangement par l’autre met en question l’identité où se définit l’essence de l’être. »

L’inquiétude est donc l’expression, dans le comportement éthique, d’une forme de vie plus générale, dans une opposition radicale entre deux conceptions de l’être-au-monde : d’un côté, celle du « repos » et de la béatitude (le Moi-monade) et, et de l’autre, celle de l’ « inquiétude » (le Moi-otage) :

Note de bas de page 76 :

 Emmanuel LEVINAS, Positivité et transcendance, op. cit., p. 24.

« La philosophie qui nous est transmise s’est donc déjà décidée contre le psychisme de l’inquiétude et de l’éveil – où l’Autre ne trouve pas de place dans l’ordre du Même et le dérange –, pour le psychisme de la connaissance (…) et de la positivité. »76

D’autres conceptions font également appel à une expression passionnelle et émotionnelle : c’est le cas du « bonheur » chez Nietzsche, qui n’est pas un sentiment intérieur de satisfaction, mais un ethos exprimant sur le plan émotionnel l’expérience de la consistance globale de l’action, et de l’inhérence entre action, actant, mémoire et volonté. En revanche, dans une perspective strictement cognitive et intellectuelle, la béatitude, telle qu’envisagée par Spinoza (cf. supra), n’est pas un ethos, ou, si l’on veut, elle est l’ethos par absence d’expression identifiable : la neutralisation de toute « aspérité » dans un comportement entièrement contrôlé par la raison : la béatitude, pure régulation par l’entendement, ne comporte ni émotion ni expression figurative, ni surtout d’ancrage corporel.

Il oppose en effet (cf. infra) deux voies de l’efficacité pratique, deux manières de « persévérer dans son être » et de composer avec cette nécessité de notre nature d’ « existant » : une voie « passionnelle » et une voie de Raison. Cette opposition est déclinée à la fin de l’Ethique dans maints cas de figure, mais le principe est constant :

Note de bas de page 77 :

 Spinoza, L’éthique, op. cit., p. 302.

« Toutes les actions auxquelles nous sommes déterminés par un sentiment qui est une passion, nous pouvons être déterminés à les faire sans lui, par la Raison »77

2) Le plan du contenu de l’éthique : valeurs, enjeux et référents

2.1) L’emboîtement des fins et des moyens et la prudence

Le contenu de l’éthique est cela même qui dépasse le sens de l’action, notamment l’Idéal et l’Autre. Traditionnellement, ce débordement du sens nous renvoie au telos aristotélicien : le « Bien suprême » :

Note de bas de page 78 :

Aristote, op. cit., LI, 2, 1095 a, 15-20, p. 40.

« Sur son nom, en tout cas, la plupart des hommes sont pratiquement d’accord : c’est le bonheur (…) ; tous assimilent le fait de bien vivre et de réussir au fait d’être heureux. (…)  « Le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre [désirable pour elle-même, absolument], car nous le choisissons toujours pour lui-même, et jamais en vue d’une autre chose. »78

Note de bas de page 79 :

Aristote, op. cit., I, 5, 1097 b, 5-10, p. 56.

La « fin ultime » est celle qui ne peut en aucune manière être réinvestie comme valeur modale dans l’obtention d’un bien supérieur. Ou encore : « Le bien parfait semble en effet se suffire à lui-même. »79

Mais le bien vivre reposant sur une axiologie projective, le contenu de l’éthique sera toujours composé de deux dimensions : une dimension prospective et projective, une téléologie qui dira quelle est la finalité de ce bien, et une dimension actuelle et opératoire, qui dira quel est l’objectif immédiat de l’action qui permet d’atteindre la finalité.

C’est pourquoi, dans la réflexion sur l’éthique, on rencontre deux types de contenus, plus ou moins explicitement articulés entre eux ; pour certains, les deux se confondent, pour d’autres, seul l’un d’entre eux est pris en considération.

Par exemple, le concept d’ « intérêt » permet de confondre les deux : de l’intérêt individuel immédiat, on passe à l’intérêt collectif, puis on revient à l’intérêt individuel et collectif à long terme. Ou encore, pour Levinas, la perspective téléologique de l’intérêt de l’Autre est entièrement occultée, la plupart du temps, par sa présence actuelle transcendante et impérative, qui neutralise en quelque sorte la distinction entre valeurs projectives et valeurs actuelles.

Ricœur a tout particulièrement mis en évidence la dissociation et la tension entre les deux types de valeurs chez Aristote. Il y a d’un côté les fins dernières, qui sont en fin de compte les valeurs mêmes du Politique :

Note de bas de page 80 :

Aristote, op. cit., I, 1, 1094b, 4-6.

« Puisque le Politique se sert des autres sciences pratiques, et qu’en outre elle légifère sur ce qu’il faut faire et sur ce dont il faut s’abstenir, la fin de cette science englobera les fins des autres sciences ; d’où il résulte que la fin de la Politique sera le bien proprement humain. »80

Note de bas de page 81 :

Aristote, op. cit., VI, 13, 1144b, 23-30, cp. II, 2, 1103b 30-34.

Mais, dans l’actualité de l’action pratique, ces fins ne sont qu’en perspective, et il faut donc déployer des « moyens » (des fins intermédiaires) pour les actualiser. L’articulation entre les deux est le fait de la «droite règle de la prudence », et la prudence présuppose la « sagacité » des acteurs.81 La sagacité du prudent lui permet notamment de garder la maîtrise de l’articulation entre tous les biens possibles, de manière à ménager les fins dernières.

Aristote insiste sur le fait que l’articulation entre ces fins emboîtées, et tout particulièrement en raison de la recherche de la « médiété » à chaque niveau et en chaque domaine, exige cette disposition particulière qu’est la « prudence » :

Note de bas de page 82 :

Aristote, op. cit., VI, 5, 1140b, -5, p. 285.

« La prudence est une disposition, accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour un être humain. »82

En outre, il en propose une définition complémentaire comme « perception », qui mérite notre attention :

Note de bas de page 83 :

Aristote, op. cit., VI, 8, 1141 b, 10-20.

Note de bas de page 84 :

Aristote, op. cit., VI, 9, 1142 a, 25-30, p. 296-297.

« La prudence n’a pas seulement pour objet les universels, car elle est de l’ordre de l’action, et l’action a rapport aux choses singulières. »83
« La prudence est une connaissance de qu’il y a de plus individuel, lequel n’est pas objet de science, mais de perception : non pas la perception des sensibles propres, mais une perception de la nature de celle par laquelle nous percevons que telle figure mathématique particulière est un triangle »84

La prudence est donc une disposition qui nous rend capable de percevoir des singularités dans l’action, qui permet de descendre du général au particulier et du tout à l’individuel, et la perception dont il s’agit est celle de la reconnaissance iconique des formes sensibles et protypiques.

C’est dire qu’en chaque situation pratique, l’emboîtement des fins, et tout particulièrement la relation entre l’objectif et l’horizon stratégique, la prudence doit identifier la « consistance iconique » de cette relation pour pouvoir conduire l’action vers le bien. Or, cette consistance iconique est de même nature que l’ethos de l’agent, et cela nous encourage à considérer qu’il y a, dans la consistance éthique des scènes et situations pratiques, l’équivalent d’un « ethos » global de la scène et de la situation.

2.2) L’utilité et l’intérêt

Entre l’action particulière et les fins dernières, quelles qu’elles soient, il faut donc assurer le lien. Pour la plupart des moralistes et des philosophes de l’éthique, ce lien est assuré, objectivement, par l’utilité, et subjectivement, par le désir (Aristote), l’appétit (Spinoza), ou l’intérêt (Bourdieu, et les utilitaristes).

N’insistons pas sur la double composition de la motivation éthique chez Aristote, un mixte de raison pratique et de désir du bien. Evoquons aussi rapidement l’appétit chez Spinoza : c’est la conséquence intériorisée de la persévérance dans l’être :

Note de bas de page 85 :

 Op. cit., p. 260.

« 1° Le fondement de la vertu est l’effort même pour conserver son être propre, et le bonheur consiste pour l’homme à pouvoir conserver son être ;
2° La vertu doit être désirée pour elle-même, et il n’y a rien qui l’emporte sur elle ou qui nous soit plus utile, ce pourquoi on devrait la désirer. »85

D’où la solidarité substantielle entre vertu et utilité :

Note de bas de page 86 :

 Op. cit., p. 262.

« Plus on s’efforce et l’on a le pouvoir de chercher ce qui nous est utile, c’est-à-dire de conserver son être, plus on est doué de vertu ; et au contraire, plus on néglige ce qui nous est utile, c’est-à-dire de conserver son être, plus on est impuissant. »86

Une telle solidarité repose formellement sur une tension : l’enjeu est pour Spinoza l’entretien de la puissance d’agir, qui nous fait persévérer dans notre être, et ; l’utilité de l’action est ce qui contribue à cet entretien.

Même l’appétit, s’il est « conscient », obéit à ce principe de médiation et de solidarité entre les moyens actuels et particuliers de l’action et le Bien final, car il touche directement à la « valorisation » de l’action :

Note de bas de page 87 :

 Spinoza, L’éthique, op. cit., p. 159.

 « …nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons et tendons vers elle par appétit ou désir. »87

Par conséquent, la « valeur » finale de la chose est de nature syntagmatique (c’est son « utilité ») et elle est éprouvée (avant d’être connue) dans le mouvement qui nous dirige vers elle, en raison de notre persévérance dans l’être.

La position intermédiaire (de médiation) de l’utilité entre l’action et son objectif, d’une part, et les fins dernières et l’horizon stratégique et éthique, d’autre part) est confirmée même dans le rapport à l’Autre, et elle fonde le consensus sur le bien suprême :

Note de bas de page 88 :

 Op. cit., p. 261.

« A l’homme, rien de plus utile que l’homme ; les hommes ne peuvent rien souhaiter de supérieur pour conserver leur être que d’être tous d’accord en toutes choses, de façon (…) qu’ils s’efforcent tous en même temps de conserver leur être, et qu’ils cherchent tous en même temps ce qui est utile à tous. »88

C’est justement sur ce point que s’articule la contestation de l’utilitarisme. Dans sa version extrême, l’utilitarisme (anglais, bien sûr) se passe de la vertu. Pour Adam Smith, c’est une « main invisible » qui conjugue et aménage les intérêts particuliers pour les faire converger en intérêt collectif. D’autres versions accordent à la vertu individuelle quelque efficience. Pour Beccaria, par exemple, l’égoïsme individuel d’un côté et la parcimonie de la nature, de l’autre, imposent une régulation des intérêts individuels (la vertu), pour en brider les effets, au profit d’un intérêt collectif optimal. Bentham, quant à lui, fait appel, pour atteindre le même objectif, plutôt à la loi collective et politique qu’à la vertu individuelle.

Bourdieu conteste l’une et l’autre solution, car il refuse tout particulièrement la possibilité d’un calcul conscient :

Note de bas de page 89 :

 Op. cit., p. 154.

« A la réduction au calcul conscient [utilitarisme], j’oppose le rapport de complicité ontologique entre l’habitus et le champ pratique. »89

Sa conception n’est donc pas si éloignée qu’il le dit de la « main invisible » de Smith, à ceci près que la complicité ontologique dont il est question laisse justement la place à un ethos pratique, et à des règles de conduite qui, même en partie improvisées, et justement en raison de cette improvisation, permettent à tout moment de gérer la stratégie d’adaptation des conduites en fonction de la hiérarchie des intérêts et des valeurs en jeu.

Nietzsche conteste lui aussi, encore plus radicalement, le rôle de l’utilité consciente :

Note de bas de page 90 :

 Frédéric Nietzsche, La généalogie de la morale, op. cit., p. 108.

« Lorsque l’on a compris dans tous ses détails l’utilité de quelque (…) coutume sociale, d’un usage politique, d’une forme artistique (…), il ne s’en suit pas qu’on ait compris quelque chose à son origine (…). Mais le but, l’utilité ne sont que l’indice qu’une volonté de puissance a maîtrisé quelque chose (…) et lui a imprimé le sens d’une fonction. »90

Le « but », l’ « utilité » de l’action et de la pratique n’est ni son « origine » ni son « sens » : le sens est à chercher dans la « volonté de puissance » qui est inhérente à tout devenir pratique (le « lien de puissance », cf. supra). En somme, c’est la volonté de puissance qui fait le lien, et non l’utilité de l’action.

La consistance de l’emboîtement des moyens et des fins est donc un enjeu majeur de l’éthique, puisqu’on voit apparaître sur le point précisément les principaux clivages théoriques entre systèmes éthiques, et y compris au sein même de l’économie politique et de la philosophie de l’action. Car les oppositions reposent sur les différentes conceptions de cette « consistance » qui peut être :

  • assurée par une disposition modale et perceptive de l’agent (la prudence médiatisante et iconisante d’Aristote)

  • assurée par un mécanisme d’auto-régulation interne (la main invisible de Smith)

  • assurée par la « conscience », voire le « calcul » (le calcul rationnel des utilitaristes et de la philosophie analytique.

  • assurée par la volonté et l’appétit de l’agent (Spinoza et Nietzsche)

2.3) L’intérêt et l’investissement

Bourdieu traite aussi cette question, ayant lui-même récusé le rôle de la conscience et du calcul, et n’accordant aucune considération à la prudence aristotélicienne. Si les actants sociaux agissent dans une perspective qui satisfait au bon fonctionnement collectif de l’ensemble d’une société, ce n’est pas parce qu’ils connaissent l’utilité particulière de chaque action et de chaque situation, mais parce qu’ils trouvent un « intérêt », mais au sens où on trouve un « intérêt » à assister à un spectacle, à entrer dans un univers fictionnel, ou à participer à un jeu :

Note de bas de page 91 :

 Pierre Bourdieu, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Seuil, Points, Essais, 1994, p. 151.

« L’illusio, c’est le fait d’être pris au jeu, d’être pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou, pour dire les choses simplement, que ça vaut la peine de jouer. »91

Note de bas de page 92 :

 Op. cit., p. 151.

Et par conséquent, prêter intérêt à une pratique, c’est « accorder à un jeu social qu’il est important, que ce qui s’y passe importe à ceux qui y sont engagés. »92

Tout comme dans un spectacle et une fiction, l’intérêt se manifeste alors justement par l’absence de conscience du caractère fictif du jeu ; éprouver de l’intérêt, du côté du contenu, se traduit par conséquent, du côté de l’expression, par un oubli du caractère illusoire et fictif. L’ethos de cet oubli et de cette inconscience est alors très précisément l’ « investissement » de l’agent dans l’action. Où nous retrouvons, d’un autre point de vue, le lien d’inhérence. Les actants « investis » dans la pratique

Note de bas de page 93 :

 Op. cit., 155.

« sont présents à l’à venir, l’ à faire, l’affaire (pragma, en grec), corrélat immédiat de la pratique (praxis) qui n’est pas posé comme objet de pensée, comme possible visé dans un projet, mais qui est inscrit dans le présent du jeu. »93

Et c’est pourquoi les relations éthiques, que ce soit entre l’expression (l’ethos) et le contenu (axiologique), ou entre les fins dernières (le bien et la persévérance dans l’être) et les moyens et objectifs actuels de l’action, ne peuvent être assurées complètement par des modèles et des normes, mais exigent un ajustement permanent reposant sur des perceptions figuratives ; on retrouve alors indirectement la prudence aristotélicienne :

Note de bas de page 94 :

 Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., pp. 161-162.

« Le langage de la règle et du modèle (…) ne résiste pas à la seule évocation concrète de la maîtrise pratique de la symbolique des interactions sociales, tact, doigté, savoir-faire ou sens de l’honneur, qui supposent les jeux de sociabilité les plus quotidiens et qui peut se doubler de la mise en œuvre d’une sémiologie spontanée, c’est-à-dire d’un corpus de préceptes, de recettes et d’indices codifiés. Cette connaissance pratique qui se fonde sur le décryptage continu des indices « perçus » et non « aperçus » de l’accueil fait aux actions déjà accomplies, opère continûment les contrôles et les corrections destinés à assurer l’ajustement des pratiques et des expressions aux attentes et aux réactions des autres agents, et fonctionne à la façon d’un mécanisme d’auto-régulation chargé de redéfinir continûment les orientations de l’action en fonction de l’information reçue sur la réception de l’information émise et sur les effets produits par cette information. »94

3) La classification des valeurs éthiques

3.1) Quatre conceptions de l’orientation morale

Un survol cavalier de l’ensemble de la pensée éthique permet de regrouper la diversité des conceptions et des systèmes en quatre grandes classes de valeurs :

1) Les valeurs ontologiques et intuitives : l’être-au-monde et le sentiment d’existence, la persévérance dans l’être, voire la transcendance de l’Autre, en sont les formes principales.

2) Les valeurs des groupes sociaux et des communautés : les groupes et les communautés connaissent aussi la « persévérance dans l’être », sous un autre régime que le dasein, et leurs valeurs sont principalement des facteurs d’identité, de cohésion, de développement.

3) Les valeurs formelles et universelles, qui se présentent comme des impératifs de la raison pratique, y compris les principes de l’utilitarisme.

4) Les valeurs du « bien vivre » et de l’accomplissement individuel, qui s’efforcent de conjuguer le « bien vivre », l’intérêt, et le bonheur.

En somme, on distinguerait :

1) les valeurs ontologiques

2) les valeurs collectives

3) les valeurs universelles

4) les valeurs individuelles

Cette série peut être rapprochée de celle des valeurs de vérité que Jean-Claude Coquet et Alain Berendonner ont, chacun de son côté et par des voies différentes, classées en fonction de leur référent, notamment personnel : le « je-vrai », le « il-vrai », le « on-vrai », et le « ça-vrai ». Le pas peut être franchi, sous réserve de validation empirique, d’un transfert de ces référents au Bien :

1) le ça-bien : les valeurs ontologiques

2) le on-bien : les valeurs collectives

3) le il-bien : les valeurs universelles

4) le je-bien : les valeurs individuelles.

L’heuristique, sinon la pertinence, de cette homologation, est en partie confirmée par la manière dont Levinas décrit la structure personnelle de la relation entre Moi et l’Autre : l’« autre » de la relation inter-personnelle est un « tu », alors que l’Autre transcendant de l’éthique est un « Il » (d’où les développements étranges sur l’ « illéité » de l’Autre) : il pourrait tout aussi bien, dans notre classification, devenir un « ça-bien ».

De même, la « main invisible » de l’utilitarisme anglais peut hésiter, selon les versions, entre le « il-bien » (quand elle s’incarne dans la loi et la politique), et le « ça-bien » (quand elle reste immanente à l’auto-régulation de l’utilité pratique). Quant à l’inhérence absolue (chez Nietzsche) ou relative (chez Bourdieu), elles s’apparentent clairement au « ça-bien ».

3.2) Une tentative de hiérarchisation « ontogénétique » des valeurs éthiques

Note de bas de page 95 :

 Lawrence Kohlberg, The philosophy of Moral Development. Moral stages and the Idea of Justice, San Francisco, Harper & Row, 1981. La théorie proposée s’appuie sur un corpus de pratiques et d’observations très étendu, et largement multiculturel

Le psychologue américain Lawrence Kohlberg, dont les propositions ont été diffusées en Europe par les travaux d’Habermas, et largement influencé par la théorie des « stades » de l’ontogénèse (Piaget), distingue sept stades du « développement moral », et donc de l’acquisition des capacités éthiques chez l’enfant, sept stades regroupés en trois niveaux :95

1) Niveau préconventionnel :

  • Le stade 1, de l’obéissance et de la punition, a pour ressort la peur de la sanction.

  • Le stade 2, de la satisfaction des besoins et de la gratification, a pour ressort l’intérêt personnel.

2) Niveau conventionnel :

  • Le stade 3, de l’adhésion aux valeurs d’un groupe, a pour ressort le désir de conformité et d’identification aux proches.

  • Le stade 4, du respect de la loi, a pour ressort la conscience de normes collectives.

3) Niveau postconventionnel :

  • Le stade 5, de la recherche de l’utilité collective, a pour ressort la conscience de l’intérêt du plus grand nombre.

  • Le stade 6, de la recherche des principes universels, a pour ressort l’impératif catégorique.

  • Le stade 7, de la « surérogation », de l’acte moral en soi, au-delà de l’obligation et de l’impératif, a pour ressort la fusion mystique avec la nature ou avec l’être.

Du point de vue ontogénétique, la hiérarchie est validée par le fait que, pour atteindre les stades ultimes, l’enfant et l’adulte doivent passer par tous les stades antérieurs. Il n’est pas précisé si le développement moral optimal de l’enfant admet ou par des « syncopes ascendantes » dans cette hiérarchie. Le point de vue phylogénétique n’est pas abordé, dans la mesure où il implique des options politiques évidentes.

Enfin, l’ensemble repose sur un point de vue qui n’est que l’un des points de vue possibles, à savoir celui de la formation des conventions et de leur dépassement. Mais, cette intéressante tentative d’ordonner les systèmes de valeurs éthiques en fonction de leur mode de constitution cognitif met l’accent sur un problème fondamental de l’éthique, déjà identifié par Aristote dans ses développements sur la « prudence » éthique : l’éthique n’est pas le lieu de la formation des contenus axiologiques, mais celui de leur hiérarchisation et/ou de leur articulation opératoire, de leur congruence ou de leur incongruence, et par conséquent la situation éthique par excellence est celle, sinon du choix entre les valeurs, du moins de l’aménagement syntagmatique et paradigmatique de leurs relations.

4) Les formes et avatars du « lien » éthique :

4.1) Les variations de la « force du lien » dans la scène éthique

Tout au long de cette étude, la question du « lien », de sa force et de ses variations, est apparue comme déterminante : c’est un résultat peu prévisible, mais éminemment sémiotique, de l’enquête, depuis la réflexion sur les pratiques jusqu’à cette construction progressive d’une sémiotique de l’éthique. Cette question prend des formes diverses, comme celle de la consistance iconique des scènes et des situations, ou comme celle de l’inhérence entre acte et actant, entre objectif et horizon, entre actant et objectif, etc.

C’est par exemple le lien d’inhérence lui-même qui est directement exprimé par l’ethos de l’homme d’honneur, voire par son hexis :

Note de bas de page 96 :

 Pierre Bourdieu, Esquisse d’une théorie de la pratique, op. cit., p. 193.

« Le pas de l’homme d’honneur est décidé et résolu, par opposition à la démarche hésitante, la peur de s’engager et l’impuissance à tenir ses engagements. Il est en même temps mesuré : il s’oppose aussi bien à la précipitation (…) qu’à la lenteur excessive de celui qui « traîne »… »96

Ce qui reste à démontrer, et qui a déjà été suggéré à propos de la prudence aristotélicienne (cf. supra), c’est que l’ethos ne concerne pas que la personne de l’agent, mais la scène toute entière, et que la force du lien concerne l’ensemble des instances de la scène éthique. La conception spinoziste nous aidera sur ce point, car elle met en avant un lien de connexité générale.

La « solidarité » entre toutes les actions est, on l’a déjà vu, une propriété nécessaire à la bonne diffusion de la valeur entre les fins et les moyens. Elle devient chez Spinoza un principe méréologique de l’éthique tout entière. Elle repose sur deux types de liens.

Le premier lien est celui de la « ressemblance » (comme chez Bourdieu) : ressemblance entre deux choses, entre nous et une autre chose, entre un sentiment que nous avons pour une chose et celui que quelqu’un d’autre a pour une autre chose, etc. La ressemblance est ici le principe d’une contagion affective généralisée. Le second lien est celui du « contact » (concomitance, contact des parties, appartenance à un même ensemble, etc.) : la connexion est le principe d’un autre type de contagion, mais dont les effets sont les mêmes : reproduction, répétition, etc. :

Note de bas de page 97 :

 Spinoza, L’éthique, op. cit., p. 163.

« Si l’esprit a été une fois affecté par deux sentiments en même temps, lorsque dans la suite, il sera affecté par l’un d’eux, il sera aussi affecté par l’autre. »97

Ce principe de « connexion » par ressemblance et contact, qui implique un ajustement permanent des choses, est au cœur de l’éthique et de la vertu comme « puissance d’agir » :

Note de bas de page 98 :

 Op. cit., p. 268.

« Une chose singulière quelconque, dont la nature est entièrement différente de la nôtre, ne peut ni aider ni contrarier notre puissance d’agir, et, absolument parlant, aucune chose ne peut être bonne ou mauvaise pour nous, à moins qu’elle n’ait quelque chose de commun avec nous. »98

La « connexion » est la condition pour qu’une chose puisse nous affecter, et par conséquent modifier notre puissance d’agir (et affecter notre persévérance dans l’être) : il n’y a donc de valeur (bonne ou mauvaise) que par « connexion », dans la mesure où seule cette connexion rend possible une affection, et donc une utilité, et par suite un désir, un appétit, etc.). La connexion généralisée prend donc chez Spinoza la place de l’intérêt et de l’investissement chez Bourdieu, à moins qu’elle de la fonde en raison et en exprime une condition.

Ayant posé ainsi la multiplicité de l’existence, la solidarité de fait et de principe entre les étants, Spinoza leur oppose ensuite la sélectivité réductrice des comportements passionnels, qui diminue la capacité d’ajustement et d’adaptation. En effet, le corps et l’esprit qui l’englobe sont composés d’un grand nombre de « choses » diverses, et l’existence est donc par définition plurielle, voire multiple. Persévérer dans son être, c’est donc aussi d’une certaine manière rester « divers » à tout moment, ou, en d’autres termes, maintenir disponibles l’ensemble des parties et des choses qui composent l’existence. Par conséquent, tout ce qui réduit cette disponibilité existentielle est à proscrire, puisque par cette réduction, l’être ne persévère plus, ou du moins la puissance d’agir est diminuée.

Note de bas de page 99 :

 Op. cit., pp. 282-283.

« Ce qui dispose le corps humain à pouvoir être affecté de plusieurs façons, on le rend apte à affecter les corps extérieurs de plusieurs façons, est utile à l’homme [utile = pour persévérer dans son être], et d’autant plus utile que le corps est rendu par-là plus apte à être affecté et à affecter d’autres corps de plusieurs façons ; au contraire, est nuisible ce qui diminue cette aptitude du corps. »99

L’aptitude en question, reposant sur la disponibilité à l’égard de sa propre diversité et de la diversité du monde environnant, est en fait une aptitude « adaptative », une capacité à s’ajuster dans l’action à tout moment et à toute situation ; au contraire, la réduction de cette disponibilité diminue l’aptitude « adaptative » et les possibilités d’ajustement. Cette aptitude est aussi décrite par Spinoza en termes de « mouvement », ce qui revient à penser l’adaptation à la diversité comme « mobilisation ».

D’où l’ « excès » passionnel :

Note de bas de page 100 :

 Spinoza, L’éthique, op. cit., pp. 286-287.

« La sensation de plaisir peut être excessive. (…) L’amour et le désir peuvent être excessifs (…) ; la puissance de ce sentiment peut être si grande qu’il l’emporte sur toutes les autres actions du corps, (…) qu’il empêche que le corps ne soit apte à être affecté d’un très grand nombre d’autres façons… »100

Le raisonnement portant sur le corps est transposable à l’esprit, et pour les mêmes raisons exactement :

Note de bas de page 101 :

 Op. cit., p. 344.

« Un sentiment qui se rapporte à plusieurs causes différentes que l’esprit considère en même temps que le sentiment lui-même, est moins nuisible, et nous sommes par lui-même moins passifs. Nous sommes aussi moins affectés envers chacune des choses, que s’il s’agit d’un autre sentiment également grand, qui se rapporte à une seule cause, ou à des causes moins nombreuses. »101

Ou encore :

Note de bas de page 102 :

 Op. cit., p. 304.

Note de bas de page 103 :

 Op. cit., p. 305.

 « Le désir qui naît de la joie ou de la tristesse [les deux passions de base] qui se rapporte à une, ou à quelques-unes unes des parties du corps, mais non à toutes, ne concerne pas l’utilité de l’homme tout entier. »102

« Le désir qui naît de la Raison ne peut être excessif. »103

La multiplicité nécessaire est assurée par la connectivité généralisée, et le maintien de la multiplicité mobilise l’esprit, « protège » en quelque sorte de l’excès d’affection, et préserve la capacité à persévérer dans son être multiple ; inversement, la rupture de connectivité et la sélectivité passionnelle induit une « focalisation » sur une cause, et l’excès d’affection « immobilise ». Mobilisation et immobilisation sont donc les deux mouvements qui affectent les liens de la connectivité généralisée.

L’éthique gère en somme cette connectivité généralisée des divers éléments et des instances de la pratique. Il est donc légitime d’envisager la construction de la dimension éthique des sémiotiques-objet à partir de la variation de la force des liens en question, et de considérer que ces variations sont cela même qui s’exprime dans l’ethos de la scène. La construction sémiotique en question sera donc une éthologie.

4.2) La théorie sémiotique du lien et des tensions éthiques

a) L’éthique et le lien dans la persuasion

La rhétorique générale a elle aussi développé une éthique de la persuasion, reposant sur le concept d’ethos. Elle propose notamment de nombreuses règles pour la construction de l’ethos de l’orateur. Si l’on s’en tient à l’acception courante, telle que la définit l’étymologie, l’ethos recouvre l’ensemble des usages, des coutumes et des mœurs : l’ethos serait donc la forme régulière, reconnaissable et évaluable des pratiques ; nous avons ici avancé qu’il serait même plus précisément le plan de l’expression des contenus éthiques de ces pratiques.

Certes, le sens commun rechercherait volontiers l’éthique dans les contenus axiologiques qu’elles véhiculent, notamment dans les textes et les discours qu’elles manipulent ou produisent, mais laisserait du coup dans l’ombre leur « forme » propre, et notamment ce qui fait qu’on peut y reconnaître et y distinguer des « usages », des « mœurs », des « coutumes » ou des « traditions ».

Note de bas de page 104 :

 Chaïm Perelman, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Editions de l’Université Libre de Bruxelles, 1988. Toutes les mentions et propositions qui renvoient dans cette étude aux travaux de Perelman font référence à cet ouvrage. Nous ne préciserons pas les pages à chaque évocation de la théorie de Perelman, puisque chacune suppose la connaissance entière de l’ouvrage mentionné.

Note de bas de page 105 :

 Les « procédures » sont une des formes syntagmatiques de la « praxis », à côté, notamment des conduites, des protocoles et des rituels. Elles se caractérisent, spécifiquement, par la modalité dominante du « savoir-faire ».

La rhétorique générale a proposé, sous la plume de Perelman104, une des plus remarquables théories stratégiques qui soit, qui permet de définir et de spécifier l’ethos argumentatif, et qui relève des procédures de la pratique persuasive.105 C’est ce qu’on pourrait appeler la théorie du lien. Perelman, en effet propose de rendre compte de l’ensemble des stratégies rhétoriques à partir de deux grandsschèmes argumentatifs : la liaison et la dissociation. Ces deux schèmes s’appliquent à de nombreuses substances argumentatives, au niveau du texte-énoncé, dont par exemple les notions (liaisons et dissociations, internes ou externes, dans ou entre les notions). Mais ils s’appliquent avec une puissance heuristique considérable à la praxis énonciative en acte, et notamment aux relations, dans les termes mêmes de Perelman, entre la personne, l’acte et le discours.

Note de bas de page 106 :

 Nous préfèrerons désormais ce dernier terme à celui de « dissociation », utilisé par Perelman.

Et c’est cette même problématique qui permet de poser dans les termes les plus efficaces la question de l’éthique, puisque ce sont les liaisons et déliaisons 106 entre l’acte, la personne et l’argument qui permettent de décrire les transformations de l’ethos, les aléas de la responsabilité et de l’imputation de responsabilité, et les variations de la force d’engagement énonciatif. Les usages de la persuasion et les manières d’argumenter, selon Perelman, sont donc des figures et des séquences de la liaison et de la déliaison.
Quelles que soient les instances de la pratique qu’ils mettent en rapport, ces liens entretiennent toujours un certain rapport aux valeurs, et ce rapport aux valeurs est notamment systématiquement actualisé lors des renforcements et affaiblissements des liens. En somme, la valeur de chaque tactique argumentative est exprimée grâce à ces modulations des liaisons et déliaisons. Les liens argumentatifs, selon Perelman, sont donc des liens porteurs d’axiologie.

On propose donc ici de définir l’éthique, dans un premier mouvement de généralisation, et du point de vue du fonctionnement syntagmatique des pratiques sémiotiques, comme l’ensemble des opérations portant sur ces « liens axiologiques».

Il faut donc distinguer deux dimensions différentes de l’éthique :

i) la première est sémantique et paradigmatique, et elle propose des contenus articulés dans des textes en « systèmes de valeurs », sur lesquels les choix éthiques projettent des polarités positives et négatives ;
ii) la seconde est syntagmatique, et elle traite de la « force axiologique » des pratiques, qui est modulée par les procédures et les stratégies de liaison et de déliaison entre les instances de la prédication narrative ou de l’énonciation.

Note de bas de page 107 :

 « Les valeurs sémiotiques, entre éthique et esthétique », Imatra 2006, à paraître.

C’est donc maintenant, et pour finir, la dimension syntagmatique de l’éthique pratique qui nous arrêtera, et plus particulièrement les opérations de liaisons et déliaisons au sein de la scène prédicative élémentaire de la pratique, pourtant sur les relations constitutives qui assurent la consistance de cette scène : des actes, des actants et des propriétés des actes et des actants. Nous avons déjà défini ailleurs107 la composition de cette scène, que nous rappelons ici succintement.

Les propositions de Perelman, à propos de l’argumentation, concernent essentiellement l’ethos de l’orateur, dont le ressort principal est le lien entre l’acte et la personne. Dans une perspective plus générale, la scène des pratiques comportent deux autres instances.

La troisième correspond à l’actant objet, un objet produit par l’acte et l’opérateur. Comme cet actant ne correspond pas nécessairement à une figure-objet, mieux vaut parler d’ « objectif » plutôt que d’objet.

La quatrième instance est une « autre scène » qui comprend des actants partenaires, et qui correspond à l’ensemble des autres pratiques avec lesquelles la pratique en cours entre en interaction. C’est l’horizon référentiel de la pratique, son horizon stratégique.

L’ethos de la scène praxique se construit dans les relations entre l’opérateur, l’acte, l’objectif et l’autre scène. Le modèle d’ensemble a la forme suivante :

image

b) Les modulations du lien : ruptures et freinages

Perelman propose deux types d’opérations qui modifient la force axiologique des liaisons : d’une part, la « rupture », qui inverse le mode de raisonnement, et fait passer de la liaison à la déliaison, et réciproquement ; et d’autre part, le « freinage », qui affaiblit la liaison ou la déliaison. Par conséquent, toute la valeur opératoire du lien éthique reposera sur les opérations de freinage et de rupture.
La « force de liaison » ne se manifeste qu’en raison de la solidarité nécessaire entre les éléments constitutifs d’une scène : en ce sens, elle n’est qu’un autre nom pour la consistance iconique de la scène prédicative. Toute modification d’un lien entraîne par compensation la modification d’un ou plusieurs autres liens, et si ce n’est pas le cas, la stabilité iconique de la scène est compromise, ainsi que le succès éventuel de la pratique en cours ; il y aurait donc à cet égard une « homéostasie » des liens.

Note de bas de page 108 :

On pourrait faire la même analyse de la plupart des tropes : de même que les déplacements métonymiques ne remettent pas en cause les relations structurelles propres à une scène ou une situation donnée, mais la consistance des liens qui lui donnent forme, on pourrait dire tout autant que les « substitutions » métaphoriques ne provoquent pas de véritables « ruptures d’isotopie », mais se contentent d’éprouver l’élasticité du lien qui constitue l’isotopie.

Les « ruptures » et les « freinages » éprouvent la consistance de cette totalité solidaire, en affectant chacun des liens qui la constituent. Ils ne remettent pas en cause l’existence même des liens, et de la scène en tant que telle ; ils jouent de leur « élasticité » pour y faire apparaître des variations éthiques.108

c) Quelques articulations majeures de l’éthique praxique

Le principe selon lequel chaque modification d’un lien entraîne une modification d’un ou plusieurs autres invite à considérer ces phénomènes de consistance homéostatique comme un ensemble de tensions entre liens associés.

L’ETHIQUE PRATIQUE DU POINT DE VUE DE L’OPERATEUR

Le principe général peut alors être décliné en tensions locales provisoirement isolées, centrées sur le point de vue de l’opérateur :

i) entre le lien « opérateur/objectif » et le lien « opérateur/acte » : [intérêt / inhérence]

ii) entre le lien « opérateur/objectif » et le lien « opérateur/horizon » : [intérêt / utilité]

iii) entre le lien « opérateur/acte » et le lien « opérateur/horizon » : [inhérence / utilité].

1- Tensions éthiques entre « opérateur/objectif » et « opérateur/acte »

L’évaluation de la « mobilisation pratique » de l’opérateur

L’évaluation de la « mobilisation pratique » de l’opérateur

L’opérateur « impliqué » est dans un rapport plus fort avec son objectif qu’avec son acte ; il est désimpliqué en proportion de son détachement à l’égard de l’objectif, et de son investissement dans l’acte lui-même. L’opérateur « engagé » est également investi à la fois dans son acte et son objectif, et par conséquent, le « désengagement » résulte de l’affaiblissement des deux liens également.

2- Tensions éthiques entre « opérateur/objectif » et « opérateur/horizon »

L’évaluation de la « projection » pratique de l’opérateur

L’évaluation de la « projection » pratique de l’opérateur

L’opérateur « buté » est entièrement investi dans son objectif au détriment de l’horizon stratégique ; à l’inverse, il est considéré comme « machiavélique » s’il se détache de l’objectif assigné à son acte pour ne prendre en considération que les conséquences stratégiques. Il est « compromis » si, dans ce dernier cas, il maintient néanmoins un lien fort avec son objectif, en ce sens que, dans ce cas, l’investissement dans l’objectif est considéré comme pré-déterminé par l’intérêt qui le lie à l’horizon stratégique.

3- Tensions éthiques entre « opérateur/acte » et « opérateur/horizon »

L’évaluation de la « morale pratique  » de l’opérateur

L’évaluation de la « morale pratique  » de l’opérateur

La morale stratégique est évaluée à partir de la manière dont l’opérateur assume tel ou tel lien dans la scène pratique : il est « responsable » quand il assume plutôt l’acte, « cynique » que il privilégie l’horizon stratégique au détriment de la valeur de l’acte, et « calculateur » quand il conjugue les deux, dans la mesure où l’investissement apparent dans l’acte est mis au service de l’horizon stratégique. L’irresponsabilité globale de l’opérateur résulte donc de l’affaiblissement des deux liens.

L’ETHIQUE PRATIQUE DU POINT DE VUE DE L’ACTE

1- Tensions éthiques entre « acte/objectif » et « acte/opérateur »

Evaluation des mobiles de l’acte

Evaluation des mobiles de l’acte

L’acte est un moyen d’expression, et on peut l’évaluer en fonction des instances de la scène pratique qu’il exprime : ici, soit l’objectif (qui finalise l’acte), soit l’opérateur (qui s’exprime grâce à la « rémanence » de l’acte). Les deux liens étant réunis et également renforcés, ils forment la motivation de l’acte, notamment dans la perspective d’une appréciation des « mobiles » de l’acte (rappelons ici, que la recherche des mobiles, qui aboutit à une « imputation » de l’acte à un opérateur, part de l’acte et remonte vers l’opérateur le plus plausible). Si le « mobile » ne réside que dans la congruence entre l’acte et son objectif, on ne peut conclure qu’à la finalisation de l’acte ; de même si l’acte ne fait que conforter l’identité de l’opérateur, il ne témoigne que de son repli que lui-même. La « motivation » de l’acte comme mobile de l’action requiert bien, en effet, un renforcement conjoint des deux liens.

2- Tensions éthiques entre « acte/objectif » et « acte/horizon »

Evaluation de la portée de l’acte

Evaluation de la portée de l’acte

Un des phénomènes les mieux étudiés par la pragmatique tient à la co-existence possible, pour un même acte, entre deux modalités de sa direction : soit immédiate (acte direct), soit médiate (acte indirect). Dans le premier cas, l’acte porte directement sur son objectif, et dans le second cas, indirectement sur son horizon stratégique. Cette distinction, établie naguère pour les actes de langage, n’est pas une propriété exclusive des énonciations linguistiques ; en tant que telle, elle décrit deux manières différentes de faire usage des énoncés à l’intérieur d’une scène pratique, et la différence entre les usages directs (centrés sur l’objectif) et les usages indirects (centrés sur l’horizon stratégique) vaut pour tout type d’usage, et pour toute scène pratique. La réunion des deux liens caractérise globalement le « contrôle » de la portée des actes pratiques ; le renforcement mutuel et égal des deux liens rend compte d’un contrôle par « redirection », alors que leur affaiblissement signale un acte purement réflexif, un acte non dirigé et qui, par conséquent, ne porte que sur lui-même.

3- Tensions éthiques entre « acte/opérateur » et «acte/horizon »

Evaluation de la visée de l’acte

Evaluation de la visée de l’acte

Entre l’opérateur et les conséquences sur l’horizon stratégique, l’acte est le centre organisateur d’une tension spécifique : d’un côté, si l’acte paraît indifférent aux conséquences, il sera considéré comme pleinement « assumé » par son opérateur ; inversement, s’il semble entièrement dédié à la modification de l’horizon, au détriment de l’opérateur, il apparaîtra comme un acte désintéressé (en l’occurrence, il s’agit d’un jugement sur l’effet de l’acte, et non sur les « qualités » de l’opérateur.
Si les deux liens sont renforcés, alors l’acte exprime la relation entre l’opérateur et l’horizon, et suscite un effet de « projet » (cf. la « culture de projet ») : l’opérateur s’affiche « en projet » dans l’horizon stratégique. L’acte gratuit trouve ici sa place, dès lors qu’il ne satisfait ni aux besoins et désirs de l’opérateur, ni aux exigences et aux projets stratégiques.

L’ETHIQUE PRATIQUE DU POINT DE VUE DE L’OBJECTIF

1- Tensions éthiques entre «objectif/opérateur » et « objectif/acte »

Evaluation de l’objectif de réalisation

Evaluation de l’objectif de réalisation

L’objectif peut être défini comme un « résultat » potentiel et projeté, et par conséquent, à travers ce résultat, on peut évaluer ce qu’il vise à réaliser : ou bien le « soi » de l’opérateur (self-made), ou bien l’acte lui-même, dans la seule perspective de la réussite de la pratique. Si les deux modes de réalisation sont congruents et également visés, alors la réussite de la pratique devient un « but » de l’opérateur, le but conciliant en l’occurrence la réalisation de soi et la réalisation de l’objectif. La « vanité » de l’acte, à la différence de la « gratuité » (f. supra), se caractérise par l’affaiblissement de toutes les perspectives de « réalisation ».

2- Tensions éthiques entre «objectif/opérateur » et « opérateur/horizon »

Evaluation de l’adéquation de l’objectif

Evaluation de l’adéquation de l’objectif

L’évaluation de l’objectif peut aussi porter sur l’équilibre qu’il propose entre l’expression des préférences et des tendances de l’opérateur, d’une part, et l’adéquation avec l’horizon stratégique, d’autre part : c’est dans cette perspective qu’on peut apprécier notamment le « sens des réalités » tel qu’il se manifeste dans la définition de l’objectif. L’objectif n’est déclaré « adéquat » que s’il concilie les tendances de l’opérateur et les exigences stratégiques ; il est « irréaliste » s’il ne prend en compte que les premières, et, par concession, « réaliste », s’il ne prend en considération que les secondes. Le « compromis » est ici entendu dans son acception faible, en ce sens que l’objectif de compromis, ne visant qu’à concilier les préférences ou les idéaux de l’opérateur et les exigences stratégiques, ne satisfait finalement ni l’un ni l’autre.

3- Tensions éthiques entre « objectif/acte » et « objectif/horizon »

Evaluation de l’objectif par les fins et les moyens

Evaluation de l’objectif par les fins et les moyens

Dans la tension entre l’horizon stratégique et l’acte lui-même, l’objectif peut manifester soit une perspective restreinte, soit une perspective élargie. Dans le premier cas, il est seulement défini pour que l’acte pratique aboutisse, et il est donc conçu pour être accessible, et se réaliser en résultat. Dans le second cas, il tend à se confondre avec l’horizon stratégique, et l’acte lui-même n’est plus alors qu’un moyen indifférent, dont l’aboutissement n’est parfois pas même nécessaire, voire pas même recherché (la fin justifie les moyens). L’objectif dit « de performance » concilie les deux, en ce sens que le résultat est nécessaire à la réalisation stratégique ; et enfin la version minimale, qui ne préserve qu’une possibilité d’action pratique, sans exigence ni résultat ni de perspective stratégique, se contente d’ « assurer les moyens ». On retrouve ici le vocabulaire ordinaire du « management ».

ETHIQUE PRATIQUE DU POINT DE VUE DE L’HORIZON

1- Tensions éthiques entre « horizon /opérateur » et «horizon /objectif »

Evaluation de l’adaptation de l’horizon

Evaluation de l’adaptation de l’horizon

Le point de vue de l’horizon stratégique étant celui de l’ « autre scène », voire des acteurs de cette autre scène avec lesquels l’opérateur entre en interaction au cours de sa pratique, son rapport avec l’opérateur implique des intérêts partagés, et son rapport avec l’objectif propre à la pratique en cours, des ajustements réciproques. Le renforcement convergent des deux liens produit un effet de cohérence, dont on peut dire qu’il exprime l’investissement de l’objectif, par l’opérateur, dans l’horizon stratégique.

2- Tensions éthiques entre « horizon /opérateur » et « horizon /acte »

Evaluation de la fortune stratégique

Evaluation de la fortune stratégique

Il est ici question de la rencontre, dans la relation avec l’horizon stratégique, entre l’acte et son opérateur : quand c’est le lien avec l’acte qui l’emporte, une occasion se présente, évaluée comme une opportunité ; quand c’est le lien avec l’opérateur qui domine, ce dernier rencontre lui aussi une « occasion », celle de se projeter par identification intéressée avec tout ou partie de son horizon stratégique. Le renforcement des deux liens est une « chance ».

3- Tensions éthiques entre « horizon /objectif » et «horizon /acte »

Evaluation de l’action stratégique

Evaluation de l’action stratégique

Dans la perspective de la modification de l’horizon, l’objectif et l’acte se disputent ici en quelque sorte la prééminence : si le premier l’emporte, le jugement d’efficacité s’impose ; si c’est le second, il y a incidence de l’acte sur l’horizon ; la convergence des deux définit l’efficience, au sens où l’objectif se trouve en congruence avec l’acte et ses moyens en vue de la modification de l’horizon.