Juan ALONSO ALDAMA, Le Discours de l’ETA.  Un terrorisme à l’épreuve de la sémiotique, Limoges, Lambert-Lucas, 2005

Nicolas Couégnas

Index

Articles du même auteur parus dans les Actes Sémiotiques

Plan

Texte intégral

Les bases d’une  socio-sémiotique tensive 

On peut se réjouir à plusieurs titres de la publication du travail de Juan Alonso par  Lambert-Lucas. C’est en premier lieu l’occasion de redécouvrir, dans un ouvrage à la fois synthétique et  homogène  une recherche  menée par l’auteur pendant plusieurs années, sur un sujet pour le moins original dans le champ des recherches sémiotiques : les discours de l’ETA et, plus largement, la dimension stratégique et socio-politique des discours.

Dans ce texte la très grande précision sémiotique de l’auteur. Cette qualité évidente de l’ouvrage pourrait permettre de faire figurer Un terrorisme à l’épreuve de la sémiotique à côté de Analyse sémiotique du discours de J. Courtés ou encore du Précis de sémiotique littéraire de D. Bertrand, autrement dit parmi les publications qui sont devenus de véritables manuels d’initiation et de formation à la sémiotique greimassienne. La sémiotique développée ici par J. Alonso est de facture relativement classique,  tout en accueillant très largement, au sein de ces catégories fortement structurées, des éléments tensifs déterminants pour la pertinence de l’analyse.  Ajoutons la clarté et l’agrément du style, qui ne sont pas toujours de mise dans les publications inspirées de thèse.

Mais ce que l’on retiendra de plus caractéristique, de plus significatif et de plus  novateur dans ce texte, ce sont les mariages étonnants, et réussis, de plusieurs entités. Premier hybride, qui n’est pas une création de l’auteur mais que celui-ci reprend à son compte, la rencontre entre la sociologie et la sémiotique, à l’origine de la socio-sémiotique. Cette première hybridation, qui fait dialoguer une discipline plutôt ancrée dans l’explication causale, le déterminisme et un type d’investigation résolument  structuraliste, synchronique,  est loin d’être évidente. Sur ce point, Juan Alonso n’apporte pas de précisons particulières, il se situe dans le droit fil d’Eric Landowski, initiateur et défenseur de cette socio-sémiotique que l’on peut définir comme sémiotique des situations  et des  interactions sociales. « La sémiotique telle que nous la concevons, écrit l’auteur, doit être capable de rendre compte de la manière dont ces acteurs sociaux construisent ensemble un univers – discursif – signifiant et interagissent en modifiant leur propre état et l’état de leurs relations » (p. 15). Si l’on sent bien que cette perspective  est tout à fait conforme à l’objectif de description des interactions entre le gouvernement espagnol et l’ETA, on peut néanmoins regretter que  l’auteur n’apporte pas plus d’éclaircissements épistémologiques. On retrouve de manière non problématisée l’argument de l’unicité de la signification : dans « ce sens, la sémiotique, à partir d’une textualisation du social, est un modèle d’explication de tous les types d’interaction sociale possibles, indépendamment de leur champ sémantique – politique, économique, communicationnel… – et la substance de leur expression, principalement verbale, gestuelle ou iconique » (p. 15).

Le deuxième hybride associe socio-sémiotique et sémiotique tensive ou, pour le dire autrement, Eric Landowski et Claude Zilberberg. Eric Landowski lui-même travaille depuis plusieurs années  à l’élaboration d’une saisie esthésique, sensible, du sens social – on peut lire le fruit de ces recherches dans Passions sans nom –  mais la dimension tensive  explorée par l’auteur et exploitée dans le monde social puise très explicitement dans les premières propositions tensives de Greimas, puis de Greimas et Fontanille et plus largement encore dans l’appareil conceptuel tensif développé à l’origine par Zilberberg. Quelles que soient les sources d’inspiration, reste que la coloration tensive de la sémiotique de Alonso, qui suit logiquement l’évolution de la discipline, est particulièrement bienvenue – en tant que sémiotique du continu –  pour analyser les phénomènes sociaux. Les interactions polémico-contractuelles se prêtent en effet tout particulièrement à ce type d’analyse, en terme de tension, de détente, de variations ténues dans le tempo des échanges, etc. On peut d’ailleurs se demander pourquoi la sémiotique tensive trouve dans le social un sol aussi naturel. Une réponse est envisageable : la logique des situations relève principalement du discours en acte. Les tensions, les pressions, les accélérations, les suspensions qui se manifestent par exemple dans la figure de l’ultimatum, particulièrement bien analysée dans l’ouvrage de Juan  Alonso, n’ont de sens qu’au moment où elles s’exercent, elles ne peuvent être saisies en projetant une cohérence narrative rétrospective.

Le discours de l’ETA à l’épreuve de la socio-sémiotique

Sur ces bases, l’ouvrage s’interroge sur la manière  dont le discours du terrorisme parvient à construire et à transformer un état de choses et à agir sur les autres sujets avec lesquels il entre en interaction. L’approche sémiotique présente le grand avantage d'envisager le discours du terrorisme comme un ensemble signifiant constitué à la fois par l'activité strictement linguistique et par les actions terroristes proprement dites. L’auteur peut ainsi rendre compte du discours du terrorisme en tant que système de signification –  linguistique ou autre –  ayant pour but de modifier le statut des relations existantes entre les sujets impliqués par et dans ce discours. De ce point de vue, la communication du terrorisme ne se distingue guère des autres discours politiques, puisque dans les deux cas il est question de relations de pouvoir et de leur transformation à travers une série de stratégies narratives et discursives. L'intérêt et la spécificité du discours terroriste réside, bien évidemment, dans son caractère violent qui en fait un cas extrême de discours politique et de communication conflictuelle. Le terrorisme ne serait alors qu'une forme exacerbée de stratégie de manipulation : il pousse jusqu'à leur limite les stratégies employées dans les autres discours politiques conflictuels et c’est justement cette nature « pathologique » qui fait du discours du terrorisme un cas particulièrement intéressant pour l'exploration de la problématique de la communication en conflit.

Pour réaliser une véritable analyse des discours conflictuels, Juan Alonso Aldama a choisi comme corpus des textes appartenant à l'ensemble discursif produit durant les négociations qui ont eu lieu à Alger entre des représentants de l’ETA et des hauts fonctionnaires du Gouvernement espagnol entre janvier et avril 1989. Il faut préciser que l'organisation terroriste n'avait jamais rendu public un nombre aussi grand de communiqués. Ce corpus comprend également les communiqués du Gouvernement espagnol ainsi qu'une série de communiqués et d'articles de l'actant relevant de ce que l’auteur identifie comme « tiers sujet ». Les stratégies discursives de l’ETA sont ainsi intégrées dans un ensemble stratégique plus large qui inclut le discours de ceux auxquels ces stratégies s’adressent.

A partir de ce large corpus, composé par les communiqués de l’ETA et du Gouvernement espagnol, Juan Alonso Aldama tente de donner une explication du fonctionnement du discours conflictuel et de la communication en général, en cherchant à repérer et à décrire les éléments discursifs qui distinguent une communication conflictuelle d'une communication contractuelle. Alonso se demande ainsi dans quelle mesure le conflictuel, ou le contractuel, se manifeste et conforme le discours au-delà même de sa manifestation lexicale superficielle. Autrement dit, comment trouver d'autres marques que celles de la sémantique discursive pour conclure à la « conflictualité » ou à la « contractualité » de la communication, et de quelle manière et à quels niveaux du discours apparaissent ces marques.

L’auteur passe d'une conception « spatiale » de la communication, qui fait de celle‑ci le lieu d'un simple échange d’informations, à une « temporalisation », ou mieux à une « rythmisation », de l'interaction, qui ouvre la voie à une explication des structures polémico‑contractuelles immanentes aux discours mêmes. Cette temporalisation de l'interaction rend possible une caractérisation de l’agir de chacun des partenaires à partir du rythme et du tempo de leur activité discursive. Le tempo est ici la notion essentielle, qui donne tout son rendement sémiotique. L'interaction communicative cesse d'être uniquement l'espace d'entrecroisement d'actions, pour devenir un ensemble caractérisé par la compatibilité ou l’incompatibilité de styles stratégiques de communiqués, par l'accord ou le désaccord de deux régimes du tempo. L'interaction communicative « heureuse » serait définie par une adéquation rythmique qui ferait surgir une « empathie » entre les interactants, alors que l'interaction « manquée » serait caractérisée par une sorte d'incommensurabilité des tempos des sujets. La synchronisation des tempos respectifs des deux partenaires ferait apparaître une structure intersubjective contractuelle. Par contre, le manque d'harmonie et de synchronisation entre ces mêmes tempos donnerait lieu à une structure polémique.

C’est dans ce sens que Alonso peut affirmer au fil de son analyse que les négociations entre l ‘ETA et le Gouvernement ne pouvaient pas déboucher sur un accord parce qu'elles mettaient face à face deux styles stratégiques radicalement différents et opposés. L’auteur montre très précisément que ces deux formes d'agir différentes se manifestent par deux tempos également opposés. Du côté de l’ETA, un tempo vif donnant lieu à des effets d'intensité et de limites ; du côté du Gouvernement, un tempo lent, créant des effets d'extension et de durée. En suivant le principe que le tempo configure le contenu, le socio-sémioticien s’emploie à montrer que ce désaccord devait nécessairement se manifester à plusieurs niveaux du parcours de la signification des discours respectifs des partenaires. Suit une analyse détaillée de la dimension aspectuelle, où deux régimes opposés s’affrontent. Du côté de l’ETA, il observe une aspectualisation des échanges dont l’auteur nous dit qu’elle est généralement saillante, discontinue, et du côté du Gouvernement, une prédominance de l’aspectualisation continue. Ces deux « tons rythmiques » se manifestent également au niveau de la sémantique fondamentale où l’ETA choisit les positions fortes et déterminées des catégories sémantiques tandis que le Gouvernement place son discours du côté des positions « souples  », « indéterminées ». D'une part, un univers sémantique catégorique et de l'autre, un univers graduel.

L’auteur montre de la sorte qu’au moment où les pourparlers se trouvent apparemment sous le signe de la contractualité, les données du tempo laissent entrevoir un désaccord au niveau profond, une incommensurabilité des tempos. Chacun des partenaires essaie d'imposer à l'autre et à la communication un rythme particulier, ce qui conduit l’auteur à affirmer que toute stratégie de manipulation ne cherche en réalité qu'à imposer un tempo à la communication.

Deuxième dimension stratégique associée : la gestion des passions, qui donne notamment lieu dans l’ouvrage à une imposante analyse théorique de la figure temporelle de l’ultimatum et à une étude du double ultimatum exploitée par l’ETA. On ne peut rendre compte ici de la richesse de cette analyse. En quelques mots, on peut simplement dire que l’ultimatum offre une belle illustration du fonctionnement des composantes tensives. L’auteur montre par exemple que l’ultimatum ne peut se comprendre qu’en distinguant deux types d’intensité soumis à deux devenir différents : l’intensité liée à l’irruption de l’ultimatum dans le rythme des échanges, qui tend vers sa fin et sa  disparition, et l’intensité associée à la présence du dénouement, qui croît au fil du temps. Le soubassement théorique reste discret mais on voit bien à l’œuvre dans ce dispositif les deux sous-dimensions de l’intensité selon C. Zilberberg, à savoir la tonicité et le tempo. L’intensité liée au coup d’éclat, à l’irruption  de l’ultimatum est de l’ordre de la tonicité et tend vers l’atonisation, alors que l’intensité liée à la présentification constante de la fin de l’ultimatum est clairement  déterminée par les variations du tempo, qui s’accélère logiquement en même temps que le délai se raccourcit et provoque de la sorte une augmentation de l’intensité. Quant au cas particulier du double ultimatum, dont les deux phases sont successivement décrétées par l’ETA, il donne lieu à une structure relativement complexe où les deux positions se mêlent inextricablement, mais où la maîtrise quasiment sémiotique du déroulement reste constamment du côté de l’ETA.

Juan Alonso examine enfin dans cet ouvrage le rôle de la figure du « tiers ». Cette figure très générique englobe tous ces acteurs qui, d'une manière ou d'une autre, sont intervenus dans le processus de négociations mais de façon externe, en tant qu'observateurs. Le rôle du « tiers », dont l’auteur rappelle que  l’importance dans le conflit a été déjà démontré par la polémologie, est double dans le cas étudié. D'abord, il remplit un rôle de juge du processus, en réalisant une évaluation éthique du procès, évaluation généralement fondée sur les données aspectuelles. Ce « tiers » est constitué principalement par des journalistes et par des hommes politiques. Alonso distingue un second  type de « tiers », celui qui est construit par les discours mêmes de l’ETA et du Gouvernement. Dans ce cas, le « tiers » joue un rôle dans la construction des stratégies de manipulation indirecte. Par ailleurs, le « tiers » apparaît pour l’auteur comme un espace actantiel vide qui permet le passage entre les positions actantielles opposées. Le « tiers » distingué par le socio-sémioticien  sert donc à briser l'unité et la stabilité actantielle du champ de l’adversaire, une grande partie des stratégies dans la communication conflictuelle n'ayant d'ailleurs d’autre but que de provoquer cette cassure.

Au total, on retiendra, comme le fait l’auteur lui-même en conclusion, le rôle tout à fait déterminant du tempo dans la gestion des interactions sociales. Ceci n’est évidemment pas une nouveauté, et l’importance des synchronisations est bien connue en linguistique conversationnelle. Mais le rythme, ou plutôt le tempo prend ici un pouvoir bien supérieur, puisqu’il ne se limite pas au plan de l’expression mais peut s’appliquer également aux différentes strates sémiotiques du plan du contenu et ouvrir sur l’analyse des styles stratégiques, l’une des voies actuelles de la recherche de la socio-sémiotique.