Caprettini (sous la direction de), Semiotiche  Semiotica-Cultura-Conoscenza, a cura di Manuel Cáceres Sánchez (trad.it) Mirko Lampis, n° 5/07, Ananke, Torino, 2007

Nanta Novello Paglianti

CeReS, université de Limoges

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Texte intégral

Le numéro 7 de la revue, dirigée par G.P. Caprettini, est dédie au sémiologue Jurij Mikhailovitch Lotman, fondateur de l’École de Tartu-Moscou. L’idée centrale des différentes contributions est de rendre hommage à l’auteur pour les treize ans de sa mort (1993) et de faire un bilan sur l’état de la sémiotique et plus précisément sur l’École de Tartu-Moscou.

Note de bas de page 1 :

 Traduction italienne faite par Caterina Valentino, Feltrinelli 1993. Je rappelle la traduction française du texte de Lotman faite par I. Merkulova, révisée par J.Fontanille, NAS, Pulim, 2004.

Le livre parcourt, dans son ensemble, les diverses évolutions et modifications de la pensée de Lotman à partir de « Lezioni di poetica strutturale » jusqu’à la plus récente « l’Explosion et la culture »1.

En s’inspirant de la pensée éclectique, mais très rigoureuse de Lotman, ce numéro s’enrichit de contributions variées, réunies par la volonté d’analyser les aspects et les développements qui peuvent être encore nourris de la pensée lotmanienne. Un regard dirigé, comme disait Lotman, vers les présupposés du passé mais en même temps ouvert à l’avenir, aux changements et aux évolutions de la pensée scientifique qui est en évolution continue, en faisant part, elle aussi, de la sémiosphère.

La comparaison de différents regards et points de vue sur l’École de Tartu-Moscou me semble intéressante. D’une part, on retrouve celui de ses fondateurs et en particulier de Lotman, de l’autre celui de la deuxième génération (P. Torop, I. Cernov et autres) et enfin la contribution de la troisième « vague », la nouvelle École de Tartu, plus ouverte aux interactions avec l’Occident.

Ces réflexions nous touchent tous en tant que sémioticiens. Il ne s’agit pas seulement d’un souvenir nostalgique du bon temps passé, même si un sentiment de tristesse entoure l’interview de Lotman dans les dernières pages du volume, mais aussi d’un questionnement sur la sémiotique à venir, sur ses fondements et sur son enseignement. La comparaison inévitable avec la disparition de ses fondateurs et la dispersion de ses chercheurs, met l’École de Tartu face à des décisions importantes pour son avenir. Rester dans la tradition ou changer de forme pour continuer à exister ? Comment faire survivre une discipline qui doit s’actualiser face à des phénomènes culturels toujours plus complexes ?

Il faudrait rappeler à ce propos l’importance de la frontière, citée par Lotman dans le dialogue avec P. Torop, concept qui a toujours marqué la réalité russe d’une façon réelle et en même temps symbolique. En restant aux bornes de la périphérie lotmanienne, sans pouvoir faire de prévisions précises, l’École pourra se réintégrer vers le centre même de la sémiosphère, justement à cause de sa diversité et de son originalité. Pour parler d’une nouvelle renaissance de l’École, il faudrait d’abord passer, comme l’explique le sémioticien, à travers un déclin, une mort, vue comme possibilité de transformation du système et non comme une fin absolue.

Si on peut brièvement reprendre le parcours théorique de Lotman, on pourra utiliser la division suggérée, dans le volume, par Sánchez qui parle justement des trois phases de la pensée lotmanienne.

La première comprend les écrits de 1949 jusqu’aux années 60, période dans laquelle Lotman s’inspire des sciences naturelles et en particulier de la méthode rigoureuse des mathématiques. Il établit un pont entre la connaissance « objective » des sciences « dures » et la sémiotique. Cette dernière devrait avoir, selon l’auteur, une exactitude et une précision qui lui est inspirée par les concepts de l’époque sur les théories de l’information (cf. Shannon et Weaver, 1949) et par la linguistique structurale de Saussure. L’acte de communication est conçu comme acte de transformation, de traduction pendant lequel le texte transforme la langue du destinateur et du destinataire en cherchant en même temps à rester identique à soi-même.

La deuxième étape qui caractérise les années 70 et 80, voit Lotman s’intéresser au système de la culture et à ses fonctionnements : la diversité et le changement d’une part, la stabilité et la structure de l’autre. On y reviendra plus tard.

Note de bas de page 2 :

 Je fais référence à A. J. Greimas « Du sens » (1970) et à la sémiotique des années 80 et 90 et en particulier aux travaux de J. Fontanille, A. Beyaert, Cl. Zilberberg, D. Bertand, J-F. Bordron, E. Landowski, etc.

La troisième et dernière, concerne le « testament » de l’auteur, qui au contraire de ce que soutiennent certains auteurs, ne s’éloigne pas de la sémiotique mais au contraire élargit ses fondements. Il s’agit d’une sémiotique qui ne trahit pas ce propos mais les actualise en se questionnant et en s’enrichissant de « nouveaux objets sociaux ». Une nouvelle sémiotique qui n’a pas peur d’englober le social et d’agrandir donc la notion même du texte, sollicitation déjà due à A. J. Greimas2. Le texte devient non seulement le connecteur entre un destinateur et un destinataire mais porteur d’autres textes et donc d’autres réalités extra-textuelles. Le texte engendre une textualité ou un réseau textuel qui dépasse la simple relation entre deux instances de discours. L’insistance de l’auteur sur l’énergheia, sur la puissance génératrice de texte est d’extrême actualité. En outre, la seule garantie de stabilité pour les systèmes culturels est de promouvoir leur propre diversité interne, qui sans les différentes opérations de « contamination textuelle », ne serait pas envisageable.

Un autre concept de Lotman, développé par M. Lampis, concerne la dichotomie nature /culture. Ce binôme a été longuement débattu par l’École de Tartu-Moscou qui comprenait différentes positions épistémologiques. Lotman gardait plutôt une idée anti-naturaliste au contraire d’autres auteurs qui voient aujourd’hui dans le naturalisme, un pont vers les neurosciences. M. Lampis montre clairement comment le cerveau, facteur biologique de l’individu, baigne et s’imprègne du monde culturel qui l’entoure. L’être humain se retrouve  être le sujet carrefour des neurosciences et de la sémiotique. Il est un sujet actif d’un point de vue sémiotique.

La possibilité de lier, de connecter l’être humain, la culture dont il est immergé, et la production de textes (en particulier le texte artistique), est possible grâce à certaines propriétés qui caractérisent ces trois systèmes  comme :

1. l’irrégularité sémiotique due à la coexistence de différents mécanismes de modélisation

2. l’existence d’un processus de transcodage entre langages différents

3. la présence des diverses frontières entre l’intérieur et l’extérieur

4. l’existence d’un mécanisme d’intégration qui garantit l’équilibre du système.

Ces quatre caractéristiques permettent de montrer des analogies présentes entre le fonctionnement du cerveau, de la culture et du texte. Une possible collaboration entre disciplines est souhaitable dans ce sens. La culture aurait le rôle, selon Lampis, de favoriser d’une manière plus efficace les relations non seulement entre systèmes mais aussi entre organismes et environnements qui les englobent.

Mikhail Lotman nous explique une des particularités de l’École de Tartu-Moscou. Pourtant intéressée par le débat sur le signe qui divisait Peirce et Saussure, l’École russe concevait la langue comme un système dont on devait comprendre la signification complète. Les aspects séparés isolés de la langue étaient déclinés pour favoriser son étude dans le contexte général de la culture.

La conception de la langue de Saussure comme appartenant à un réseau de signes non isolés et qui rentrent dans un système complexe, laisse ses traces dans l’École de Tartu-Moscou qui, par contre se différencie de la conception du sémioticien suisse, par une étude plus globale et holistique des formations des signes appartenant à différentes cultures. La culture même, principale objet de recherche de l’École, et la sémiotique, sa méthode d’analyse, deviennent pour Lotman inséparables. La base de la culture est constituée par Lotman de systèmes sémiotiques (au pluriel) relatifs à la conservation, à la communication et à la production des textes et des signes. Ces trois mécanismes servent respectivement à l’auto-identification du système avec soi- même (la fonction de la mémoire, les rapports avec la tradition), à la transformation et à la circulation des textes, qui sont la base nécessaire pour engendrer des possibilités d’innovation et au dynamisme nécessaire pour la vie de la culture. Ils n’existent donc pas de signes extérieurs à la culture. Chaque interprétation d’un phénomène culturel doit commencer par son analyse sémiotique.

Le texte et non le signe devient l’unité de travail de l’École de Tartu-Moscou. La supériorité du texte par rapport à la langue (au contraire de Saussure) dérive des trois considérations fondamentales :

1. le texte possède des éléments qui ne peuvent pas dériver de la langue

2. le texte possède un sens inséparable de sa structure

3. le texte ne se limite pas à une seule langue.

Ces trois points révèlent encore aujourd’hui toute leur actualité. Considérer le contexte comme partie intégrant du texte (con-texte dans son sens étymologique « avec le texte ») et concevoir son impossibilité à exister avant le texte même, plonge Lotman au centre de la définition du texte.

Note de bas de page 3 :

 « Semiotiche », 2007, p. 59.

Pour Lotman le texte n’est jamais identique à soi-même parce qu’il participe continûment à de nouvelles relations intertextuelles. Le texte est défini comme « chaque objet pourvu de sens, chaque activité spontanée et involontaire 3». Il s’agit d’une fonction culturelle qui a besoin, pour son existence d’une réalité extra-textuelle. L’extra-texte peut comprendre aussi la non – culture et/ou l’univers qui ne reste pas passif mais au contraire porteur d’informations. D’ailleurs, les zones d’entre-textes, et de frontières sont les plus riches d’échanges et d’intérêts pour Lotman. Les échanges continus entre centre et périphérie permettent, entre autres, la formation d’une conscience collective et globale du texte qui permet une interprétation permanente du code culturel d’une culture donnée. Le texte donc réfléchit sur soi-même, sur son statut, s’auto-interprète en continuation. La notion même de genre littéraire est remise en cause par les idées de Lotman. Il n’est pas possible de fixer un genre immuable dans une sémiosphère qui est en transformation continue. Le genre « non-légitimé » qui se trouve à la périphérie des genres littéraires sert comme base de ressource pour les créations des époques postérieures. En conséquence la temporalité semble jouer un rôle important. La longévité des textes permet de créer une hiérarchie qui s’identifie à celle des valeurs dominantes d’une société. Toutefois les textes se transforment et participent à leurs processus de mémorisation et d’oubli. Le genre se révèle être la simple expression d’un point de vue fixé, conçu comme représentatif d’une époque. Il se forme quand la théorie, qui se construit en tant que telle face aux autres textes, s’impose. Le genre « légitime » donc tous les autres textes dans l’axe temporel présent/passé. Tous les autres textes de la périphérie seront « codés » comme innovateurs, incompréhensibles, selon l’axe présent/ futur jusqu’à ce que eux–mêmes soient intégrés comme « nouveaux genres dominants ». Un processus cyclique donc est toujours opératoire dans la culture.

L’insistance de Lotman pour une conception dynamique de la culture, est souligné par A. Méndez Rubio qui met en évidence comment les systèmes de communication sont des formes de modélisation qui construisent, en collectivité, des modèles du monde et d’eux-mêmes. Le langage aurait donc le rôle par excellence, en tant que système sémiotique, de lier le présent au passé et de donner continuité et unité aux systèmes. On comprend donc que cette vitalité est liée à la vie humaine et à ses transformations. Lotman ne conçoit donc pas « La Culture », comme une seule dominante mais s’ouvre à une pluralité de « cultures ». Par exemple, il distingue entre la culture écrite et orale. La première, caractérisée par un rationalisme abstrait qui l’institutionnalise dans différentes structures, recouvre un rôle d’archivage des documents de la société. La seconde, plus concrète, est forgée sur la pratique du rythme et l’organisation du quotidien. Le sémioticien nous met en garde contre des théories « oppressives » qui soulignent la supériorité d’une culture écrite et universelle sur l’orale, vue comme une phase de préparation et de transition pour la graphique. Les cultures orales possèdent des capacités de production discursive et des connaissances, diverses mais pas inférieures aux « officielles ». En effet les pratiques institutionnelles, les idéologies sociales et les conditionnements contingents et historiques influencent la construction et la modélisation d’une culture.

Note de bas de page 4 :

 J. Fontanille, préface à « L’explosion de la culture », p.14, 2004.

Pour conclure, on peut rappeler les dernières considérations de Lotman sur la culture, thème sur lequel il revient à nouveau dans un de ses derniers livres « La cultura e l’esplosione ». L’explosion est vue comme un surplus de sens qui entre en contradiction avec les valeurs constituées et qui permet l’interruption de la chaîne cause/effet, typique des systèmes binaires. Elle ramène à la surface des évènements qui sont tous passibles d’explosion ou mieux de réalisation à l’intérieur de la sémiosphère. Il s’agit de phénomènes d’innovation comme, les productions artistiques par exemple, qui « éclatent » à cause d’une différence de potentiel, une dissymétrie, une augmentation « d’informativité du système »4. L’explosion devient donc une manifestation évidente d’un travail de production que la culture accomplit continûment.